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Introduction

Après l’implantation de l’actuel programme de formation au début des années 2000, des chercheurs se sont intéressés à l’intégration de la dimension culturelle à l’école, mais il existe peu d’écrits récents sur la question. Il s’est avéré que le discours officiel présente une définition plutôt confuse de la culture et un manque de précision quant à la mise en oeuvre concrète de l’approche culturelle de l’enseignement en classe. Nous ne connaissons pas les conceptions que les enseignants ont de leur rôle de passeur culturel ni l’importance qu’ils y accordent. La thèse menée auprès d’enseignants titulaires du primaire visait à apporter des éléments de réponses à une première question : quelles sont les conceptions que se font les enseignants du primaire de leur rôle de passeur culturel?

Cette recherche a impliqué des enseignantes[1] du primaire ayant pris part à un dispositif d’intégration de la dimension culturelle à l’école avec leurs élèves. Leur engagement dans ce dispositif et dans le processus de recherche a permis de produire des données pour tenter de répondre à une deuxième question : de quelle(s) façon(s) des dispositifs d’intégration de la dimension culturelle à l’école contribuent-ils à modifier les conceptions que se font les enseignants de leur rôle de passeur culturel auprès de leurs élèves?

Cet article propose une synthèse de la recherche doctorale en présentant d’abord la problématique de la recherche puis les assises conceptuelles centrales, soit celles de culture et de changement conceptuel. Ensuite, la méthodologie de recherche qualitative est abordée, en s’attardant au terrain d’étude puis aux méthodes de production des données et d’analyse thématique. Les résultats de la thèse sont dévoilés dans la section suivante et, finalement, une discussion met en relation les résultats obtenus, les études consultées, les textes officiels et des propositions de dispositifs à mettre de l’avant pour favoriser le développement du rôle de passeur culturel chez l’enseignant.

Problématique

La problématique de recherche tient d’abord compte de l’importance de la dimension culturelle à l’école dans le contexte de la réforme de l’éducation qui a eu lieu au Québec au début des années 2000, puis de la difficulté de générer un changement de conceptions chez les enseignants, considérant que les conceptions personnelles agissent comme un guide dans le choix des pratiques professionnelles.

Contexte historique : dimension culturelle à l’école et réforme scolaire au Québec

En 1992, le Gouvernement du Québec présente sa première politique culturelle. Dans le document officiel intitulé Notre culture, notre avenir, il s’engage à « relancer l’éducation artistique et culturelle en milieu scolaire et assurer la sensibilisation des jeunes aux arts, à la littérature et à l’histoire » (Gouvernement du Québec, 1992, p. 101). On y affirme, entre autres, que la culture doit prendre une place accrue à l’école pour favoriser la démocratisation culturelle.

En 1997, le rapport Inchauspé, intitulé Réaffirmer l’école (Gouvernement du Québec, 1997b), et l’énoncé politique L’école, tout un programme (Gouvernement du Québec, 1997a) recommandent le rehaussement du niveau culturel des programmes d’études. La formation des futurs enseignants est ensuite revue pour la rendre cohérente avec la réforme du curriculum. Le Conseil supérieur de l’éducation élabore ce qui deviendra le cadre de référence pour la formation initiale : La formation à l’enseignement. Les orientations, les compétences professionnelles (Gouvernement du Québec, 2001a). Dans ce document, l’approche culturelle de l’enseignement « est présentée comme l’une des deux orientations fondamentales de la formation […], l’autre étant la formation d’un enseignant professionnel » (Simard, 2010, p. 83), et la première des douze compétences à maîtriser est liée au rôle de passeur culturel de l’enseignant.

Pendant l’année scolaire 2000-2001, l’implantation dans les salles de classe des changements issus de la nouvelle réforme pédagogique, parallèlement avec la publication du Programme de formation de l’école québécoise (PFEQ) pour le préscolaire et le primaire, provoque des inquiétudes et des critiques. Les défenseurs de la culture sont déçus du contenu culturel du PFEQ : « Quant à la finalité culturelle de l’école, à l’approche culturelle de l’enseignement et au rôle de l’enseignant comme passeur culturel définis dans les textes officiels précédents, on n’en trouve aucune trace » (l’italique est de l’auteur) (Simard, 2010, p. 86). La culture n’y est pas définie, on la mentionne brièvement dans les orientations du programme et quand il est question des repères culturels disciplinaires (Gouvernement du Québec, 2001b). C’est dans ce contexte qu’est produit le document intitulé L’intégration de la dimension culturelle à l’école (Gouvernement du Québec, 2003a) qui viendra appuyer la volonté des deux ministères, Culture et Éducation, d’ancrer l’éducation dans un contexte culturel signifiant ainsi que de clarifier la visée culturelle du PFEQ. Ce texte de référence non prescriptif s’adresse directement aux enseignants dans le but de leur donner des moyens concrets pour enrichir le contenu culturel des programmes. Cette publication, complémentaire à celle du PFEQ pour les deux cycles du secondaire (Gouvernement du Québec, 2003b, 2007a), confirme que l’approche culturelle de l’enseignement « est encouragée auprès des enseignants, toutes disciplines confondues » (Raymond & Turcotte, 2012, p. 123).

L’enseignant porte la responsabilité d’intégrer la dimension culturelle à l’école par sa façon de transmettre, par sa propre curiosité pour l’apprentissage et par les choix de référents qu’il fait. Avant tout, il doit s’approprier l’approche culturelle de l’enseignement pour pouvoir la mettre en oeuvre en classe puisque l’inscription d’éléments culturels dans les programmes d’études « ne peut à elle seule garantir l’enrichissement de ce programme. Il faut, de plus, intérioriser la vision que cela suppose » (Inchauspé, 2007, p. 45).

Rappelons finalement que la dernière politique culturelle du Québec parue en 2018, Partout la culture, identifie comme l’une de ses principales orientations la nécessité d’accroître les relations entre culture et éducation. Une nouvelle mesure, effective depuis la rentrée scolaire 2019-2020, permet d’ailleurs à tous les élèves du Québec de faire des sorties culturelles grâce à des sommes d’argent dédiées à cette fin. Maintenant, cela suffit-il pour influencer les pratiques quotidiennes des enseignants? L’intégration de la dimension culturelle demeure encouragée, mais la décision de la mettre en place ou non revient à l’enseignant qui, en plus de sa motivation et de ses valeurs, sera influencé par d’autres facteurs, comme sa conception du rôle culturel de l’école et sa vision des besoins de l’élève.

Dispositifs d’intégration de la dimension culturelle à l’école

Après la diffusion de la politique culturelle de 1992, le ministère de l’Éducation et celui de la Culture et des Communications développent un partenariat qui a pour objectif le rehaussement de la formation culturelle des élèves (Raymond & Turcotte, 2012). En effet, dès 1997, le Protocole d’entente interministériel Culture-Éducation est conclu dans le but de « susciter, stimuler et valoriser des interventions concertées, adaptées et novatrices en matière d’éducation et de culture » (Gouvernement du Québec, 2003a, p. 40). De ce protocole naîtront des mesures et des projets favorisant l’intégration culturelle à l’école. Le plus important, le programme La culture à l’école, est mis en place en 2004-2005 avec pour objectif « d’encourager la mise sur pied d’activités à caractère culturel par le personnel enseignant, les artistes, les écrivains et les organismes culturels professionnels » (Gouvernement du Québec, 2007b, p. 19). Le programme La culture à l’école se veut cohérent avec le PFEQ et souhaite la réalisation d’apprentissages culturellement ancrés.

D’autres dispositifs et projets favorisant l’intégration de la dimension culturelle à l’école sont aussi proposés par la suite. Le ministère de l’Éducation, par des programmes soutenant la réussite des élèves issus des milieux défavorisés, encourage les initiatives culturelles. Par ailleurs, bien que le discours officiel n’accorde pas de rôle clair à l’artiste ou au travailleur culturel dans l’intégration de la dimension culturelle à l’école (Côté, 2008), des organismes interviennent pour développer chez les élèves le goût des arts et de la culture. On trouve donc, par région, une offre de projets de médiation culturelle proposés par des organismes culturels et artistiques et destinés aux écoles.

Bien que des dispositifs soient offerts aux enseignants et que l’approche culturelle de l’enseignement représente l’une des pierres d’assise du renouveau pédagogique associé à la réforme de l’éducation, l’intégration de la dimension culturelle à l’école dépend toujours de la volonté et de l’engagement des enseignants. En effet, il a été démontré que le rapport individuel à la culture des enseignants influence directement leur conception de leur rôle dans le développement culturel de leurs élèves (Falardeau & Simard, 2007). Il devient donc essentiel de se demander comment amener les enseignants à intégrer la culture à leurs pratiques pédagogiques.

Difficulté de générer un changement de conceptions chez les enseignants

Tout processus de changement dépend d’abord de l’intentionnalité des acteurs impliqués (Mahy & Carle, 2012), ceux-ci devant nécessairement désirer collaborer et s’investir pour pouvoir évoluer et transformer leurs conceptions et leurs actions. Selon Richardson (1996), c’est dans leur pratique pédagogique que les enseignants mettent à l’épreuve, évaluent et confrontent leurs conceptions pour éventuellement choisir, ou non, de les modifier. Il y a donc plus de possibilités de générer un changement chez des enseignants en fonction que chez des étudiants en formation bien que, dans les deux cas, cela reste difficile (Crahay et al., 2010). Ces auteurs arrivent à la conclusion que pour qu’un changement de pratique puisse se produire, il faut d’abord faire évoluer les conceptions, ce qui justifie la nécessité de connaitre les conceptions initiales.

Assises conceptuelles

Les deux concepts centraux de la recherche seront présentés, soit celui de culture, dont découlent les concepts de passeur culturel et de médiation culturelle, puis celui de changement conceptuel.

Le concept de culture

La culture est entendue comme un concept polysémique. Forquin (1989), qui a beaucoup réfléchi à la définition de la culture en s’appuyant sur un cadre sociologique, relève que le terme est difficile à définir dans le contexte de l’éducation. Sans faire l’inventaire des définitions de Dewey, en passant par Arendt et Legendre, nous nous intéressons à la conception de la culture comme objet et comme rapport, qui s’inspire directement des travaux du sociologue Fernand Dumont. Nourri par ces écrits, Simard (2002) propose cette définition de la culture :

Comme objet, je définirais la culture comme un ensemble de savoirs, d’oeuvres, de symboles et d’outils perfectibles que les hommes ont élaborés au fil du temps afin de répondre à des questions sur le monde, à des problèmes, à des intérêts et à des besoins, bref, afin de comprendre le monde et de se comprendre eux-mêmes. En ce sens, les disciplines scientifiques, littéraires et artistiques sont autant de réponses à des questions que les hommes se posent sur le monde. D’autre part, en ce qui concerne la culture comme rapport, on peut la définir comme l’interaction de la culture et de l’individu. C’est dans cette action réciproque que réside l’élaboration d’un rapport personnel à la culture

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Reprise dans le document L’intégration de la dimension culturelle à l’école (Gouvernement du Québec, 2003a), cette définition inclut d’autres dimensions de l’apprentissage – puisqu’elle prend en compte le savoir, l’ancrage contextuel, les valeurs, le ressenti, etc. – dans cette dynamique de la culture comme objet et rapport, en tenant compte de la culture immédiate de l’individu pour lui permettre de développer sa culture générale. Pour concevoir la culture comme objet et comme rapport, il faut envisager que c’est grâce au dialogue entre ces deux dimensions de la culture (immédiate et générale) que l’élève donne sens aux apprentissages et développe son rapport au monde, aux autres et à lui-même.

La compréhension de cette conception de la culture est essentielle pour interpréter celle des repères culturels, proposée dans le document L’intégration de la dimension culturelle à l’école (Gouvernement du Québec, 2003a) : « Les repères culturels sont des objets d’apprentissage signifiants sur le plan culturel, dont l’exploitation en classe permet à l’élève d’enrichir son rapport à lui-même, aux autres ou au monde » (p. 9). On y précise aussi que les repères ne sont pas tous d’égale valeur et qu’ils doivent provenir parfois de la culture immédiate de l’élève et parfois d’une culture générale à acquérir.

Dans ce contexte, ce qui détermine la valeur du repère, c’est l’usage qu’on en fait : « tout fait partie de la culture et peut prendre valeur de réfèrent culturel à la condition que cela ajoute du sens à ce que l’on apprend » (Chené & Saint-Jacques, 2005, p. 87). L’enseignant se doit d’exploiter des repères culturels significatifs pour ses élèves et ainsi mettre en oeuvre une approche culturelle de l’enseignement, ce qui implique que « l’enseignant met en place des situations qui favorisent la relation des élèves à la culture » (p. 86). On peut alors dire qu’il agit comme passeur culturel pour ses élèves.

L’enseignant passeur culturel

Concept développé par le pédagogue français Jean-Michel Zakhartchouk (1999, 2006), l’enseignant passeur culturel est un construit théorique prescrit dans le PFEQ (Gouvernement du Québec, 2001a, 2003b, 2007a) et dans le référentiel des compétences des futurs enseignants (Gouvernement du Québec, 2001b).

Simard (2002) affirme que c’est par la pédagogie que l’enseignant arrive à jouer le rôle de passeur, « par cet effort pour adapter la culture aux besoins et aux capacités des élèves et cet effort pour amener les élèves à faire face aux exigences de la culture » (p. 6). Cette réflexion est cohérente avec celle de Zakhartchouk (2006) : « Être un passeur culturel ne s’improvise pas. Il ne suffit pas d’être soi-même cultivé, amoureux de culture, ni de compter sur son charisme ou sa bonne volonté » (p. 201). Il faut donc user de pédagogie, en plus d’adopter les bonnes attitudes : ouverture, respect, écoute, accueil, curiosité. L’enseignant passeur culturel transmet que ce qui est appris à l’école est rattaché à des repères significatifs, ici et ailleurs, passés ou à venir. Il doit savoir saisir l’occasion, offrir des « échappées de lumière » (Inchauspé, 2007, p. 75).

Nous résumerons donc en définissant l’enseignant passeur culturel comme un enseignant qui favorise le dialogue dans sa classe et entretient un lien dynamique avec la culture dans toutes ses dimensions, permettant ainsi aux élèves de faire des découvertes, de développer un regard critique et de faire des apprentissages significatifs, puisque culturellement ancrés.

La médiation culturelle

Dans le travail quotidien de l’enseignant, des ressources lui sont proposées pour intégrer la dimension culturelle à l’école. En plus des documents produits par le gouvernement du Québec, des projets, des mesures, des interventions, bref des initiatives multiples que nous rassemblons sous le nom de dispositifs, sont élaborés par diverses organisations. Ces dispositifs intègrent généralement des actions provenant du champ de la médiation culturelle. De façon large, la médiation culturelle désigne :

[…] les actions d’accompagnement qui se déploient dans les espaces de production d’objets culturels et de langage produisant du sens et des liens. Elle s’incarne dans la construction de dispositifs d’interprétation des oeuvres pour les publics, même néophytes, et de participation active à la vie socioculturelle pour les populations même marginalisées

Lafortune, 2012, p. 211

Dans le cadre de cette recherche, nous retenons la définition de la médiation culturelle reliée à l’action culturelle, qui renvoie au « développement de la relation aux oeuvres d’art ou à l’art, et à la culture » (Montoya, 2008, p. 34). Dans certaines institutions culturelles, on parle aussi de développement qualitatif des publics. La médiation culturelle peut contribuer à la fréquentation d’un lieu, mais son objectif principal n’est pas quantitatif.

Précisons que les termes médiateurculturel et passeurculturel ne sont pas synonymes. Le médiateur culturel est plus proche du journaliste que de l’enseignant. Il produit du sens par la médiation elle-même, ce qui nécessite à la fois une connaissance approfondie de l’objet, mais aussi une distance critique par rapport à celui-ci (Mathieu, 2011). Le rôle de passeur culturel de l’enseignant peut particulièrement s’exercer dans le cadre de dispositifs d’intégration de la dimension culturelle à l’école qui impliquent des actions de médiation culturelle et des rencontres avec des professionnels de la culture ou des objets culturels, bref des repères culturels au potentiel riche.

Le concept de changement conceptuel

Charlier (1998) définit les conceptions comme étant des constructions mentales qui se développent chez l’individu lors de ses interactions avec son environnement. Le terme conceptions est privilégié dans cette recherche parce qu’il renvoie à celui de changement conceptuel : « une modification des représentations mentales d’une personne » (Deaudelin et al., 2005, p. 171).

Selon Langevin (2007), « les conceptions de l’enseignement influencent directement les pratiques, et toute formation doit en tenir compte pour qu’un changement dans ce domaine puisse se produire » (p. 7). Pour provoquer un changement conceptuel, il faut susciter une forme de conflit cognitif, donc privilégier des situations qui amènent le sujet à être actif dans « la structuration du sens qu’il donne à ses apprentissages et dans la remise en question de ses conceptions » (Lafortune et al., 2002, p. 51). Pour générer un changement chez un enseignant, il faut mettre en oeuvre de façon complémentaire l’accompagnement, la pratique réflexive et la formation. En effet, l’accompagnement pédagogique renvoie systématiquement à la métacognition et à la réflexion sur l’action; la pratique réflexive est favorisée par un accompagnement personnalisé et la formation continue devrait impliquer des occasions de pratiques réflexives.

Approche méthodologique

Rappelons que notre thèse de doctorat poursuivait deux objectifs : 1) décrire les conceptions que se font les enseignants titulaires du primaire de leur rôle de passeur culturel; 2) comprendre les effets de la participation de ces enseignants à un dispositif d’intégration de la dimension culturelle à l’école sur l’évolution de leurs conceptions quant à leur rôle de passeur culturel.

La recherche empirique a compris une collecte de données en milieu scolaire pour décrire et comprendre des phénomènes à partir du point de vue des personnes impliquées (Gaudreau, 2011). Comme le décrit Van der Maren (2004), la recherche qualitative tente de se rapprocher « du monde intérieur, des représentations et de l’intentionnalité des acteurs humains engagés dans des échanges symboliques comme ils le sont en éducation » (p. 103).

La posture épistémologique de l’étudiante-chercheuse est interprétative, puisqu’elle a pour finalité de comprendre le phénomène étudié grâce à la rencontre de la chercheuse avec l’expérience d’une autre personne (Karsenti & Savoie-Zajc, 2018; Paillé & Mucchielli, 2016). La recherche qualitative interprétative vise à comprendre les phénomènes à l’étude « à partir du sens que communiquent les participants à la recherche » (Karsenti & Savoie-Zajc, 2018, p. 421). Elle n’est jugée valide que si ceux-ci s’y reconnaissent.

La posture épistémologique est également influencée par le paradigme socioconstructiviste. Dans une démarche d’apprentissage constructiviste « le sujet construit ses connaissances à travers sa propre activité et l’objet manipulé est sa propre connaissance » (Lafortune & Deaudelin, 2001, p. 23). La médiation culturelle, qui est au coeur des dispositifs vécus par les participantes exploite une démarche de coconstruction des savoirs et des visions autour d’une oeuvre, donc une démarche en phase avec le socioconstructivisme. Par ailleurs, en plus de la structure et de la dynamique des groupes de discussion, les interactions entre les participantes d’une même école ou entre elles et l’étudiante-chercheuse ont mené à la documentation des résultats en tenant compte des échanges et de l’évolution des conceptions, basée sur une coconstruction des concepts étudiés (Anadón, 2006; Morrissette, 2011a, 2011b). Pour cette recherche, le paradigme socioconstructiviste en éducation et le paradigme interprétatif en recherche deviennent complémentaires pour décrire et comprendre les conceptions des participantes et les effets des dispositifs expérimentés par celles-ci.

Un processus de recherche qualitative interprétative débute par la formulation d’une question de recherche. Pour cette thèse, la question se formulait ainsi : quelles conceptions se font les enseignants du primaire de leur rôle de passeur culturel? Une sous-question s’ajoutait : de quelle(s) façon(s) des dispositifs d’intégration de la dimension culturelle à l’école contribuent-ils à modifier les conceptions que se font les enseignants de leur rôle de passeur culturel auprès de leurs élèves? Trois étapes ont suivi pour la présente recherche : faire un échantillonnage théorique, réaliser la collecte des données et analyser les données de façon inductive (Karsenti & Savoie-Zajc, 2018).

Présentation sommaire du terrain

La thèse nécessitait d’étudier des dispositifs qui favorisent particulièrement le développement du rôle de passeur culturel chez l’enseignant en offrant de la formation professionnelle, de l’accompagnement, des sorties pour les groupes scolaires et la visite d’artistes en classe. Les deux dispositifs choisis présentent toutes ces caractéristiques.

Présentation des dispositifs

En 1997, le Programme de soutien à l’école montréalaise, maintenant appelé Une école montréalaise pour tous (UEMPT), a été créé par le ministère de l’Éducation du Québec en réponse aux constats du Conseil supérieur de l’éducation et de la Commission des États généraux sur l’éducation, qui ont démontré le caractère singulier de l’école montréalaise, plus particulièrement en milieu socio-économique faible (Gouvernement du Québec, 2009). Le programme cible près de 150 écoles publiques sur l’île de Montréal et leur offre les services d’une équipe de professionnels spécialisés en intervention en milieu défavorisé. Les projets artistiques et culturels proposés à ses écoles représentent une offre de projets de médiation culturelle permettant aux enseignants et aux élèves de vivre des rencontres avec des artistes ou des médiateurs autour d’une sortie culturelle, et ce, pour à la fois contribuer à la formation continue des enseignants et nourrir le potentiel créatif des enfants. Les Allumeurs d’étoiles est l’un de ces projets et a été vécu par une vingtaine de classes pendant l’année scolaire 2017-2018. S’adressant aux classes du 2e cycle, ce dispositif incluait une journée de préparation et de formation dans un lieu culturel pour expérimenter en accéléré les étapes que les enfants auraient à vivre, des ateliers de création et d’interprétation en classe (marionnettes et arts numériques), des ateliers de préparation au spectacle et de retour après spectacle, une sortie au théâtre pour voir un spectacle professionnel et admirer leurs propres oeuvres numériques et marionnettes exposées.

Le deuxième dispositif se nomme Hémisphères et a été développé par l’organisme Culture pour tous, grâce au financement du ministère de la Culture et des Communications. Hémisphères constitue le premier réseau d’écoles cultuelles au Québec. Mis en place en 2016-2017 à partir des réflexions d’un comité d’enseignants et de directeurs d’écoles primaire et secondaire, il a été implanté dans dix écoles volontaires à partir de 2017-2018. Dans le cadre de ce réseau, de la formation et de l’accompagnement sont offerts aux enseignants-ressources de chaque école, mais aussi à l’ensemble de l’équipe-école, sur demande. L’accompagnement sur mesure sert à outiller le comité de chaque école à développer la couleur culturelle propre à son milieu, puis à concevoir et présenter des projets culturels. Finalement, chaque école reçoit un financement spécial devant servir à organiser des sorties culturelles et à inviter des artistes ou des écrivains en classe en suivant les balises du programme La culture à l’école et en sélectionnant des individus, des collectifs ou des lieux qui figurent au Répertoire culture-éducation. Les écoles membres du réseau Hémisphères conduisent les élèves à donner sens à leurs apprentissages en plaçant la culture au coeur de l’enseignement. Chaque école du réseau met donc en place une programmation culturelle unique, adaptée à ses élèves.

Présentation des participantes

Pour ce qui concerne le recrutement des participantes, un message de sollicitation accompagnait la fiche d’inscription des Allumeurs d’étoiles pour les écoles de la commission scolaire montréalaise avec laquelle UEMPT avait déjà un accord pour mener des recherches. Comme cela est coutume pour eux, du temps a été reconnu aux enseignantes participantes à UEMPT (un jour de congé pour compenser le temps alloué aux entretiens et à la rédaction d’un journal de bord). Les cinq enseignantes inscrites au projet, issues de deux écoles différentes, ont signifié leur désir de prendre part à l’étude et de réfléchir à leur rôle de passeur culturel. Pour Hémisphères, la chercheuse a informé les directions des écoles primaires participantes et une seule a répondu positivement. L’invitation a été relayée aux enseignants et trois ont accepté de s’engager bénévolement et volontairement dans le processus. Un total de huit enseignantes titulaires du primaire ont donc fait partie de l’étude, cinq prenant part au projet Allumeurs d’étoiles et trois provenant du dispositif Hémisphères.

Méthode de production des résultats

Pour construire un corpus dense et détaillé, les données qualitatives ont été produites au moyen de trois méthodes. Deux entretiens individuels ont été menés auprès de chacune des participantes, une avant le démarrage des activités prévues au dispositif et une à la fin de celui-ci. Ensuite, au fil de l’année scolaire, les enseignantes ont été invitées à partager leurs réflexions sur leur rôle de passeuse culturelle dans le contexte du dispositif à l’aide d’un journal de bord. Finalement, un groupe de discussion a été organisé pour chacun des dispositifs et constituait la conclusion de la collecte de données.

Entretiens individuels semi-dirigés

L’entretien individuel a été favorisé pour développer un lien de confiance avec chaque participante. Prévus en début et en fin de parcours, les deux entretiens ont permis d’identifier la conception que chaque enseignante participante se faisait de son rôle comme passeuse culturelle et sa compréhension des enjeux liés à l’approche culturelle de l’enseignement. Certaines questions ont été les mêmes lors des deux rencontres pour prendre en compte l’évolution des conceptions au terme de l’expérimentation du dispositif. L’entretien individuel semi-dirigé est reconnu pour favoriser la description et l’induction de la réalité d’un phénomène (Gaudreau, 2011; Savoie-Zajc, 2018).

Journal de bord

La pratique réflexive est un élément clé de l’accompagnement socioconstructiviste, autant pour les participants que pour l’accompagnateur. La description de la compréhension de leurs tâches peut permettre aux enseignants de les restructurer. Le journal de bord devient donc un outil servant à nommer, à décrire et à réfléchir (Savoie‑Zajc, 2018), mais il peut aussi contribuer à faire évoluer les conceptions. Il s’est tenu par échange de courriels, à la demande des participantes. L’étudiante-chercheuse leur envoyait donc une question précise à la suite de chaque étape vécue dans le dispositif en s’inspirant de la méthode de la réflexion sur l’action développée par Schön (1994), mais dans une formule abrégée.

Groupe de discussion

L’entretien en groupe est utilisé en éducation et en formation « lorsque l’on souhaite construire une culture commune ou un projet commun par la confrontation des membres d’une organisation à un problème complexe » (Van der Maren, 2010, p. 130). Dans cette recherche, qui se situe dans un paradigme socioconstructiviste, le groupe de discussion se présentait comme le moyen à privilégier pour faire évoluer les conceptions des enseignantes grâce à un moment de réflexion collective. Un groupe par dispositif a été organisé. Les thèmes abordés ont été annoncés aux participantes à l’avance.

Le groupe de discussion comportait trois étapes. La première, très courte, a permis de découvrir les thèmes liés aux conceptions du rôle de passeur culturel qui avaient émergé des entretiens individuels. À partir de la liste imprimée, chaque personne a pu choisir deux mots significatifs pour elle pour se présenter comme passeuse culturelle. L’exercice a permis à toutes les participantes de se positionner par rapport à la question principale de la recherche et leur a servi de présentation. Pour la deuxième étape, les enseignantes ont dû concevoir collectivement une carte conceptuelle pour illustrer ce que signifie être un enseignant passeur culturel[2]. Pour mener cet exercice collaboratif, l’étudiante-chercheuse s’est inspirée de la démarche expérientielle développée par Kolb (1984). Cette démarche en quatre étapes[3] amène les participantes à vivre une expérience sensible (créer un schéma pour illustrer un concept), à réfléchir et à réagir en observant leur processus (Comment avez-vous procédé? Qu’est-ce qui a été facile? Difficile?), à établir une théorie à partir de l’expérience vécue (expliquer la carte et les raisons qui ont motivé leurs choix) et à terminer avec un retour sur l’expérience en se demandant ce qui pourrait être fait autrement (modifier la carte une dernière fois). Pour terminer, une mise en situation a été lue à chacun des groupes. Cette introduction leur permettait d’imaginer que les responsables du dispositif qu’elles avaient expérimenté leur demandaient leur aide pour concevoir un nouveau projet visant à développer le rôle de passeur culturel chez les enseignants titulaires du primaire. Elles devaient réfléchir à différents éléments pour articuler leur proposition : la place du contexte dans ce projet (portrait des élèves, engagement de l’équipe-école, budget, etc.), l’espace alloué à la réflexion, l’accompagnement et la formation, le type d’activités culturelles, le nombre de sorties ou de visites de médiateurs ou d’artistes en classe à prévoir, etc. Elles ont aussi pris une trentaine de minutes pour élaborer leur modèle de projet, en se basant surtout sur l’expérience vécue avec le dispositif expérimenté pendant l’année. Finalement, elles ont échangé sur l’expérience du groupe de discussion et leur participation à la recherche en général.

Méthode d’analyse qualitative

Le choix de recourir à la méthode d’analyse thématique a impliqué un travail d’analyse et d’interprétation des données de terrain. Pour l’analyse des données issues des groupes de discussion, différentes méthodes d’analyse qualitative ont été associées pour répondre aux objectifs de recherche.

Idéale quand une recherche engage peu de participants – huit dans la présente étude –, l’analyse thématique est définie comme la « transformation d’un corpus donné en un certain nombre de thèmes représentatifs du contenu analysé, et ce, en rapport avec l’orientation de recherche » (Paillé & Mucchielli, 2016, p. 236). Elle permet de poser un diagnostic rapide pour décrire des données de recherches. Les thèmes constituent le cadre stable de l’analyse de tous les entretiens (Blanchet & Gotman, 1992). L’étudiante-chercheuse a fait le choix d’adopter une démarche de thématisation en continu qui consiste en un processus ininterrompu « d’attribution de thèmes et, simultanément, de construction de l’arbre thématique » (Paillé & Mucchielli, 2016, p. 241). Une fois le texte subdivisé et la réduction des données d’entretien et des journaux de bord complétée, des thèmes ont été identifiés dans le corpus et répertoriés grâce à un relevé de thèmes. Un thème est validé s’il est considéré comme signifiant dans la recherche, c’est-à-dire s’il est développé par au moins une participante et s’il est en lien avec les concepts étudiés : culture, repères culturels, passeur culturel. Tous les thèmes ont ensuite été regroupés dans des rubriques liées au contexte de la recherche et aux questions posées lors des entretiens. Dans une démarche de thématisation en continu, les arbres thématiques se développent au fil de l’analyse et ne sont complets que lorsque toutes les données ont été traitées. Cette approche nécessite beaucoup de temps, mais elle a l’avantage de permettre une analyse fine du corpus (voir Figure 1 pour un exemple).

La maquette de la conduite du groupe de discussion comportait trois sections : 1) se présenter au groupe à partir de deux caractéristiques associées à un enseignant passeur culturel; 2) travailler en collaboration pour créer une carte conceptuelle sur le passeur culturel; 3) élaborer un projet de formation visant à développer le rôle de passeur culturel chez les enseignants. Pour la première, la thématisation a été utilisée. Pour analyser les données des deux dernières sections, la méthode proposée par Baribeau (2005) a été suivie, dont la phase de préparation à l’analyse comporte quatre étapes :

  1. s’approprier le contenu;

  2. transcrire;

  3. choisir l’unité d’analyse;

  4. préparer les outils pour le codage.

Figure 1

Arborescence de la rubrique Conceptions de la culture

Arborescence de la rubrique Conceptions de la culture

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Les deux premières étapes se sont concrétisées par l’écoute répétée des discussions et la transcription de moments ciblés. Pour choisir l’unité d’analyse, donc l’étape 3, le résultat final de chaque étape, soit la carte conceptuelle et la description du modèle de formation, et les notes sur la dynamique des échanges ont été utilisées. Finalement, pour faciliter le repérage des données, la thématisation a été exploitée en plus du classement par zones d’échanges (Morrissette & Guignon, 2016) pour organiser les notes sur la dynamique de discussion. Ce modèle d’analyse, inspiré des travaux de Morrissette (2011b), permet de recenser et de classer trois zones de coconstruction des savoirs lors de groupes de discussion :

  • une zone partagée, dégagée des manières de faire ayant suscité dans les échanges des processus de reconnaissance mutuelle;

  • une zone admise, dégagée des manières de faire ayant fait l’objet d’une explicitation par une enseignante, et reconnues comme légitimes, mais sans être partagées par les pairs;

  • une zone contestée, dégagée des manières de faire ayant soulevé des désaccords entre les enseignantes (Morrissette & Guignon, 2016, p. 123).

Le respect de l’étape 4, soit la préparation des outils de codage, ne nécessite pas un codage rigide, mais peut simplement inclure la description d’un phénomène observé et une analyse descriptive des échanges.

Interprétation des résultats

L’analyse thématique a mené à la création de quatre rubriques sur les conceptions des enseignantes : conceptions de l’enseignement, de la culture, des repères culturels et du passeur culturel. Notons qu’il n’était pas prévu de considérer les conceptions générales sur l’enseignement, mais cette rubrique s’est imposée puisque la conception du rôle de passeur culturel s’est révélée très influencée par la conception de l’enseignement pour chaque individu.

Conception du rôle de passeur culturel

Sur les conceptions du rôle de passeur culturel, l’objet principal de cette recherche, nous apprenons que l’enseignant passeur culturel représente un enseignant bonifié, en ce sens qu’il incarne une version idéale de l’enseignant qui adopte certaines attitudes, prend des actions pédagogiques choisies et se fixe des buts précis (voir Tableau 1).

Toutes les enseignantes ont fait référence au milieu dans lequel elles enseignent quand elles ont eu à expliciter leur conception de leur rôle comme passeuse culturelle. Il s’agit d’un des deux facteurs principaux qui semblent influencer comment l’enseignant joue son rôle de passeur culturel, l’autre étant son rapport (individuel et pédagogique) avec la culture. D’autres éléments entrent ensuite en considération, comme l’expérience de l’enseignant, la présence de mesures facilitantes (p. ex. les dispositifs expérimentés), des facteurs personnels (personnalité, goûts, temps disponible) et le fonctionnement de l’école (collaboration avec des collègues, stratégie d’enseignement favorisée, etc.).

Tableau 1

Conceptions du rôle de passeur culturel

Conceptions du rôle de passeur culturel

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Effets des dispositifs expérimentés sur les conceptions du rôle de passeur culturel

Le simple fait de prendre part avec ses élèves à un dispositif d’intégration de la dimension culturelle à l’école n’a pas suffi pour faire évoluer les conceptions des participantes à cette étude. Chez les enseignantes qui ont vécu le projet Les Allumeurs d’étoiles avec UEMPT, on note la notion de découverte comme étant majeure, autant pour les élèves que pour elles. La découverte d’un lieu, d’un spectacle, d’une technique artistique est l’effet majeur du projet vécu en 2017-2018. Les enseignantes disent maintenant avoir un intérêt nouveau pour les disciplines artistiques incluses au projet. Le réinvestissement possible semble être uniquement lié à l’enseignement des arts. Celles qui en parlent le voient comme une bonne idée, mais personne ne l’a encore expérimenté.

Les enseignantes attachées au projet pilote Hémisphères ont elles aussi fait des découvertes grâce aux sorties et aux artistes, mais s’ajoute à cela un processus qui s’apparente à celui du praticien réflexif (Perrenoud 1996, 2001; Schön, 1994). On dénote une forme d’autonomisation chez ces trois enseignantes. Le dispositif les a amenées à se questionner : « J’ai fait beaucoup de prises de conscience, ne serait-ce qu’en montant mes leçons » (MichelleH_E2_19.06.17_11); elles ont également modifié leurs pratiques en cours d’année. Elles ont intégré de nouveaux repères culturels ou, de façon générale, une approche culturelle de l’enseignement de manière plus systématique. Spécifions que les trois participantes à la recherche sont plus engagées dans le projet pilote que l’ensemble des collègues de leur école.

En bref, trois éléments principaux issus des dispositifs d’intégration de la dimension culturelle ont un effet sur les conceptions du rôle de passeur culturel de l’ensemble des enseignantes : 1) Pouvoir observer des médiateurs culturels dans leur classe; 2) Recevoir de la formation ou de l’accompagnement; 3) Être réellement engagée dans le dispositif. Ces changements conceptuels sont toutefois minimes. Nous avons pu les identifier par l’analyse des réponses au deuxième entretien, mais surtout grâce au journal de bord. Effectivement, en s’inspirant de la méthode de la réflexion sur l’action développée par Schön (1994), les participantes ont décrit, puis posé un regard réflexif sur leur engagement lors des différentes étapes incluses au dispositif expérimenté, ce qui a fait émerger de nouvelles données.

Le dispositif vécu n’a donc eu que quelques effets sur l’évolution des conceptions des huit enseignantes participantes concernant les concepts de culture, de repères culturels et de passeur culturel. On dénote que les effets sont plus grands chez les enseignantes ayant pris part à Hémisphères. Ceux-ci sont liés à la formation et à l’accompagnement offerts, mais surtout au fait que ce sont les enseignantes elles-mêmes qui décident des activités culturelles à planifier.

Effets de la recherche sur les participantes

Chez toutes les enseignantes, peu importe le dispositif, le processus de recherche a permis une réflexion sur leur rôle de passeur culturel qui n’était pas inhérente au dispositif expérimenté. Bien que les formations incluses dans chacun des dispositifs intègrent des moments de réflexion, les enseignantes ne reviennent pas sur cet élément. Elles identifient que l’introspection est venue par le processus de recherche.

J’ai répondu à tes questions […] puis je pense que ça va m’amener à me questionner aussi parce qu’en tant qu’enseignante, on se questionne beaucoup, beaucoup, mais on se questionne beaucoup sur les apprentissages des élèves. On se questionne moins sur nous

JulieU_E1_ 27.11.17_185

Certaines mentionnent que la réflexion amorcée lors des entretiens ou dans leur journal de bord pourrait mener à des changements dans leurs pratiques et a déclenché une prise de conscience sur leur rôle de passeur culturel.

Je me rends compte que je suis pas mal plus une passeuse culturelle que je ne le croyais. En fait, je le fais quotidiennement à travers mes enseignements : expliquer un mot, parler de lieux historiques près de nous, parler d’un nom donné à une rue ou un parc de quartier […]

MichelleH_JdeB_09.17

Ces résultats démontrent l’importance de la pratique réflexive sur le processus de changement.

Discussion

À partir des résultats recueillis, il est pertinent de se demander comment développer le rôle de passeur culturel chez l’enseignant. Le Tableau 2 relève les facteurs pour optimiser les apports de la médiation culturelle à cette fin. Il en ressort que deux avenues complémentaires sont proposées.

Favoriser la médiation culturelle en classe

Les enseignantes rencontrées ont été unanimes sur ce point. La médiation culturelle en classe a été vécue positivement et leur a permis de réfléchir sur leurs conceptions et pratiques enseignantes. Les médiateurs culturels leur ont donné confiance, les ont amenées à faire des découvertes et leur ont inspiré des changements dans leurs pratiques.

Ces propos et l’analyse du groupe de discussion, dont la dernière question portait directement sur le type de projet à proposer aux enseignants pour les aider à développer leur rôle de passeur culturel, permettent d’identifier des facteurs pour optimiser l’apport de la médiation culturelle auprès de l’enseignant.

Tableau 2

Facteurs pour optimiser l’apport de la médiation culturelle auprès de l’enseignant passeur culturel

Facteurs pour optimiser l’apport de la médiation culturelle auprès de l’enseignant passeur culturel

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La médiation culturelle contribue à nourrir l’enseignant, à lui offrir un ressourcement, une inspiration. Certaines l’ont aussi identifiée comme étant une forme d’accompagnement, autant pour les enseignants que pour les élèves, dans la rencontre avec les arts et les lettres.

Concevoir une nouvelle formule de formation continue impliquant de l’accompagnement et de la pratique réflexive

L’analyse des réponses des participantes permet de dégager des caractéristiques à inclure à un dispositif qui viserait à développer le rôle de passeur culturel chez l’enseignant du primaire :

  1. Inclure une sortie ou un atelier de médiation culturelle pour les enseignants.

  2. Intégrer de la formation et un accompagnement qui engage l’enseignant comme praticien réflexif dans ses pratiques didactico-pédagogiques sur une période prolongée.

  3. Maximiser l’engagement des enseignants dans le projet en leur donnant des choix et en valorisant leur responsabilité pour faire d’eux davantage que des accompagnateurs d’élèves.

  4. Favoriser le réinvestissement pédagogique des expériences culturelles vécues.

Pour y arriver, il serait avantageux d’accompagner les organismes culturels dans la conception des dispositifs et la formation des médiateurs culturels. Effectivement, ce n’est pas la responsabilité du milieu culturel de former des enseignants. Il doit être épaulé par des conseillers pédagogiques.

L’importance de vivre des émotions en formation a aussi été mentionnée comme un élément essentiel pour développer son rôle de passeur culturel. En tant qu’être authentique et passionné, il doit être nourri émotivement.

Dans le projet, la réflexion sur le rôle de passeur culturel a surtout été amenée chez les enseignantes par les questions posées en vue de remplir le journal de bord et lors des entretiens. Les réflexions soulevées les ont amenées à réfléchir sur leur posture d’enseignante passeuse culturelle. Cette réflexion a nécessité du temps pour permettre à chacune de faire une réelle introspection et d’intégrer la culture à sa planification pédagogique. La recherche démontre clairement que quand l’enseignant entreprend le projet, quand il fait des choix qui conviennent à ses goûts, au rythme des élèves, à la dynamique de l’école, etc., il est plus susceptible de réinvestir les expériences culturelles vécues. Il faut qu’il puisse y trouver, lui aussi, un sens.

Même si elles nomment l’importance de projets clé en main, les participantes reconnaissent que ceux-ci n’arrivent jamais à répondre aux objectifs de tous les enseignants et ne peuvent être adaptés à toutes les réalités des classes. Elles valorisent le clé en main pour sa simplicité et sa façon de permettre à tous les enseignants de goûter à la formation ou aux projets, mais la recherche révèle clairement que les enseignantes qui ont le plus développé leur rôle de passeuse culturelle étaient engagées dans les dispositifs et créaient elles-mêmes les activités de préparation et de réinvestissement. En effet, aucune des cinq enseignantes qui ont suivi un projet de type clé en main (Les Allumeurs d’étoiles) n’a réinvesti l’expérience dans les apprentissages. Elles se sont limitées au retour sur l’expérience. Les dispositifs clé en main pourraient alors représenter une étape préliminaire, pour démocratiser l’accès aux projets et formations sur l’approche culturelle de l’enseignement, avant de mettre en place ses propres projets.

Conclusion

L’école constitue un lieu de démocratie culturelle et de développement d’une culture commune. C’est justement dans cet effort pour passer d’une rive à l’autre, comme le dit Zakhartchouk (1999), pour créer des ponts entre l’élève et de nouvelles découvertes, que l’enseignant favorise le rehaussement culturel des apprentissages et une forme d’équité sociale. Toutefois, la capacité des enseignants à intégrer des repères culturels, surtout ceux issus d’une culture patrimoniale, semble limitée. Le temps demeure un élément clé pour remédier à ce problème : temps de formation, mais surtout de sensibilisation et de planification pédagogique pour cibler et intégrer les repères proposés de façon significative pour les élèves. Cette étude, comme celle de Richard (2018), souligne à quel point la surcharge des enseignants nuit à l’évolution des conceptions et des pratiques pédagogiques qui peuvent en découler.

Le simple fait de participer à un projet culturel ou de faire une sortie ne suffit pas pour changer les conceptions des enseignants. Relevons tout de même que ce projet de recherche a joué un rôle dans le processus de changement des enseignantes. Il les a amenées à échanger entre elles, de façon informelle autour des étapes des dispositifs expérimentés et de manière plus encadrée lors des groupes de discussion, ainsi qu’à partager leurs réflexions avec l’étudiante-chercheuse par le biais du journal de bord et des entretiens individuels. Ces méthodes privilégiées pour leur pertinence ont influencé les participantes par leur aspect réflexif sans que cela soit prémédité et il est essentiel d’en rendre compte. Le groupe de discussion a présenté en ce sens un moment clé de la recherche et une réelle démonstration d’une démarche socioconstructiviste : les participantes ont échangé, discuté, réfléchi, puis organisé leurs idées pour représenter collectivement les concepts identifiés. Finalement, bien que l’analyse thématique soit un processus exigeant du temps, il a permis de donner des réponses claires et détaillées aux questions de recherche posées. Des thèmes qui pourraient s’avérer utiles pour d’autres recherches, par exemple pour bâtir et analyser un questionnaire sur les conceptions des enseignants dans les quatre rubriques identifiées.