Corps de l’article

Introduction

La théorisation ancrée (TA), aussi parfois appelée théorisation enracinée[1] (Luckerhoff & Guillemette, 2012), est une approche méthodologique qualitative pour laquelle la rigueur scientifique est critiquée par plusieurs auteurs (Cooney, 2011; Denk et al., 2012; Lomborg & Kirkevold, 2003). De ces critiques, il ressort que les critères de rigueur sont souvent élaborés pour la recherche qualitative en général et non pas spécifiquement pour la TA. Considérant les caractéristiques uniques de cette méthode, Charmaz et Thornberg (2020) sont d’avis que la TA doit avoir ses propres critères de scientificité pour permettre l’évaluation de la qualité des études qui utilisent cette méthode. Ces chercheurs rappellent aussi l’importance de prendre en considération la version de la TA dont il est question, c’est-à-dire les auteurs et les années de publication, car les critères de rigueur peuvent changer selon le choix de celle-ci.

Un autre constat mis de l’avant par les critiques de la rigueur en TA est le manque de cohérence épistémologique et méthodologique dans certaines études. À cet effet, Weed (2009) suggère deux niveaux d’évaluation de la qualité pour la TA : macro et micro. Le niveau macro correspond à la signification du domaine de recherche, la pertinence de la méthodologie utilisée dans ce domaine ainsi que la contribution de la recherche dans le corps de connaissances déjà existant. Le niveau micro correspond plutôt au processus méthodologique de l’étude elle-même (Weed, 2009). Comme mentionné par Hutchison et al. (2011), afin de bien évaluer une recherche par TA, il est suggéré de définir des critères spécifiques au plan méthodologique (micro) tout en reconnaissant que ceux-ci peuvent varier selon la position philosophique du chercheur (macro). C’est au chercheur de tenter d’assurer une cohérence philosophique et méthodologique puisque ces deux niveaux sont indissociables et s’influencent mutuellement (Weed, 2009).

Afin de guider la réflexion à avoir en vue d’appuyer la rigueur scientifique d’une recherche en TA, cet article propose d’examiner huit dimensions inspirées de la taxonomie de Weed (2009) : 1) la position philosophique, 2) le processus itératif et l’échantillonnage théorique, 3) la sensibilité théorique, 4) le processus amenant l’émergence d’une théorie, 5) la saturation théorique, 6) les critères de qualité propres à l’auteur ou aux auteurs de la TA choisie, 7) le niveau de théorie atteint et 8) la distinction entre une étude par TA et une étude descriptive utilisant des stratégies de TA. La discussion se fera plus particulièrement selon le point de vue des principaux chercheurs de TA, soit Barney Glaser, Anselm Strauss, Juliet Corbin et Kathy Charmaz. Pour assurer une meilleure compréhension du processus réflexif entourant les décisions quant à la rigueur, des exemples concrets seront tirés de l’expérience d’une chercheure d’un projet doctoral (Maltais, 2020). Le but de cette étude doctorale était de décrire, comprendre et schématiser le processus d’évaluation du risque suicidaire (PERS) selon une perspective infirmière en santé mentale auprès des enfants de moins de 12 ans. La méthode de la TA selon Corbin et Strauss (2015) a été utilisée pour répondre à cet objectif et modéliser le processus d’évaluation selon une perspective infirmière auprès des enfants ayant un risque suicidaire. La collecte de données a été effectuée à partir d’entrevues individuelles semi-structurées, d’un questionnaire sociodémographique et du journal du chercheur. Un n de 11 participants, 2 infirmiers et 9 infirmières travaillant auprès des enfants à risque suicidaire, a été atteint en visant une saturation théorique. Cette étude permettra d’illustrer les huit principes mentionnés précédemment.

Dimensions 1 : la position philosophique

Comme étudiant ou chercheur, un des premiers éléments de réflexion importants dans la réalisation d’une étude par TA est sa position philosophique dans le présent projet. Plusieurs se questionnent toutefois sur la pertinence de cette prise de position et sa valeur ajoutée dans le projet de recherche. Pour ceux qui sont en faveur de ce questionnement, l’idée est que le positionnement philosophique peut aider à procurer une cohérence méthodologique au sein du projet. Debout (2008) mentionnait que

tenter une analyse épistémologique de la science des soins infirmiers impose l’identification des savoirs mobilisés dans la pratique infirmière, des méthodologies de recherche permettant d’y accéder, mais aussi de l’influence jouée par les différentes écoles de pensée philosophiques sur les processus de production de connaissances scientifiques

Debout, 2008, p. 77

La position philosophique du chercheur influence aussi comment celui-ci va mener sa recherche. Denzin et Lincoln mentionnent que

toute recherche est interprétative; elle est guidée par les croyances et sentiments du chercheur envers le monde et comment celui-ci devrait être compris et étudié. Certaines croyances sont tenues pour acquises, invisibles ou assumées, alors que d’autres sont problématiques et controversées[2] [traduction libre]

2011, p. 13

Afin de bien comprendre les différentes décisions méthodologiques prises lors d’un processus de recherche par TA, il peut être pertinent de comprendre la façon dont le chercheur interprète le monde qui l’entoure. Ceci dit, ancrer son projet de recherche épistémologiquement et ontologiquement peut aider le chercheur novice à comprendre les assises des connaissances qui en émergent. Dans le contexte de la TA, ce positionnement philosophique peut s’avérer fort pertinent puisque les assises de cette approche ont évolué à travers le temps. D’un point de vue historique, les premiers écrits sur la TA sont ceux de Glaser et Strauss en 1967. Le positionnement philosophique de ces derniers était directement ancré dans le courant positiviste. En effet, l’approche positiviste de la TA prescrit un processus inductif pur, où la théorie émerge librement et naturellement des données recueillies. Glaser et Strauss, dans leurs écrits originaux, soutiennent l’objectivité et la distanciation du chercheur. La théorie émergente d’un courant positiviste se veut en quête de pattern et de généralité. Une autre caractéristique qui différencie la TA positiviste originale de Glaser et Strauss est l’utilisation des données quantitatives. Selon ces derniers, le type de données est peu important tant que le processus est purement inductif (Allard et al., 2020).

Par la suite, Strauss et Corbin (1998) ont développé une vision dite pragmatique de la TA. Ils soutiennent que le résultat de l’analyse vient du travail déductif et interprétatif du chercheur. C’est donc l’introduction de la subjectivité dans le processus de recherche (Allard et al., 2020). C’est à partir de ce moment que la vision de la théorisation ancrée a pris une tournure davantage postpositiviste, allant même jusqu’à un début d’influence constructiviste dans la dernière version de Corbin et Strauss (2015).

Quant à elle, dès son arrivée, Charmaz (2000, 2006) explique clairement l’influence constructiviste sur ses décisions méthodologiques. Cette dernière vision s’appuie sur le fait que la construction des résultats est issue des interprétations. Elle suggère que le chercheur et le participant ont des rôles uniques et construisent ensemble une expérience sociale partagée (Allard et al., 2020).

Dans la présente étude de Maltais (2020), en accord avec Annells (1997), la vision retenue est que la TA de Corbin et Strauss (2015) se base sur certaines traces de postpositivisme et d’interactionnisme symbolique, mais se dirige de plus en plus vers une approche constructiviste. Selon Blumer (1969), l’interactionnisme symbolique se base sur trois fondements théoriques : 1) les êtres humains agissent envers les « choses » (objets, êtres humains, institutions, etc.) à partir de la signification que ces « choses » ont pour eux; 2) la signification que les êtres humains ont de ces « choses » provient des interactions sociales avec les autres; 3) les significations sont gérées et modifiées à travers un processus interprétatif utilisé par la personne en fonction des événements rencontrés. L’interaction est symbolique puisqu’elle peut prendre différentes formes, dont des mots, des symboles, des significations ou autres (Kaufmann & Denk, 2011). Selon l’interactionnisme symbolique, les actions des individus dépendent donc de leur perception de la réalité qui est bâtie à travers les relations sociales, d’où la pertinence de mener, entre autres, des entrevues pour mieux comprendre la signification que donnent les personnes à un événement spécifique. Les choix méthodologiques de l’étudiante dans le cadre de son projet doctoral relèvent, quant à eux, d’une vision constructiviste de la TA. Entre autres, tel que mentionné par Corbin et Strauss (2015), le point de vue constructiviste se traduit par le fait que

les concepts et les théories sont construits par des chercheurs à partir des histoires qui sont construites par les participants de l’étude qui essayent d’expliquer et de trouver un sens à leur expérience et/ou leur vie, tant pour le chercheur que pour eux-mêmes[3] [traduction libre]

p. 10

Épistémologiquement, les significations ne sont donc pas observées objectivement par le chercheur, mais plutôt coconstruites par le chercheur et le participant (Mills et al., 2006). De plus, selon les constructivistes, les vérités sont multiples, modifiables et sont construites tant individuellement que collectivement (Lomborg & Kirkevold, 2003). Les décisions méthodologiques du présent projet doctoral ont donc découlé de ce courant paradigmatique afin d’assurer une cohérence philosophique et méthodologique. Concrètement, ces décisions comprennent le choix de l’entrevue semi-structurée, le recueil des observations dans le journal de bord du chercheur ainsi que le retour auprès des participants en santé mentale pédiatrique pour valider les résultats de l’étude. L’entrevue semi-structurée permet de coconstruire une compréhension d’un processus de façon inductive, ce qui relève des paradigmes constructivistes (Imbert, 2010). Le retour aux participants pour validation a quant à lui permis de s’assurer de la coconstruction du savoir et de la compréhension du phénomène. Il s’agit d’une opportunité supplémentaire de partager le sens de l’expérience, tant pour le participant que pour le chercheur.

Dimension 2 : le processus itératif de la recherche

Un autre élément essentiel de la théorisation ancrée est l’aspect itératif du processus et l’échantillonnage théorique. Le processus itératif fait référence aux allers-retours entre l’échantillonnage, la collecte et l’analyse des données qui permettent de bien couvrir et approfondir le sujet étudié (Laperrière, 1997; Weed, 2009). Dans le même sens, Charmaz (2006, 2014) et Corbin (2009) abordent l’importance du processus de comparaison constante des données pour l’identification des concepts, l’échantillonnage théorique et l’atteinte de la saturation des données. Selon ces auteurs et l’expérience de la chercheure novice, ce processus itératif permet d’analyser les données en profondeur et de recueillir toute information supplémentaire jugée pertinente, ce qui influence la qualité des résultats obtenus. Toutefois, certaines contraintes universitaires, telles que le temps alloué, la distance à parcourir pour faire les entretiens et la disponibilité des participants, peuvent rendre la faisabilité du processus itératif difficile pour les étudiants et les chercheurs novices, et peuvent justifier certaines décisions. C’est d’ailleurs possiblement pour cette raison que le recueil et l’analyse des données sont faits de façon linéaire, donc un à la suite de l’autre. Il existe toutefois certaines astuces inspirées de l’expérience de recherche de la doctorante qui pourraient faciliter la réflexion entourant cette étape. Il est à ce propos aidant de prévoir les contraintes possibles dans un échéancier. Cela peut par exemple se faire en espaçant bien les entrevues les unes des autres pour que le chercheur ait le temps d’analyser les données puis d’adapter le recrutement et la collecte des données. Il est cependant à noter que cela n’est pas toujours possible. Dans la thèse doctorale présentée en exemple, les entrevues ont été réalisées dans des régions très éloignées les unes des autres. La chercheure a donc regroupé les entrevues selon les régions. Toutefois, grâce au journal du chercheur, elle a pu entamer un processus d’analyse immédiatement après chaque entrevue et s’en inspirer pour adapter les questions pour l’entretien suivant. Par ailleurs, puisque le recrutement et l’analyse des données se sont effectués de manière simultanée, cela a facilité le processus itératif et la possibilité d’orienter le recrutement des participantes en fonction des concepts émergents. Ainsi, il a été possible de comprendre toutes les dimensions et les propriétés des dits concepts. Cette étape a permis à la chercheure d’atteindre un échantillonnage théorique visant la richesse du contenu pour une meilleure compréhension du processus selon la vision des participants (Gray et al., 2016; Grove et al., 2013).

Dimension 3 : la sensibilité théorique

La sensibilité théorique est, pour le chercheur,

La sensibilité signifie avoir de l’introspection, être à l’écoute, être capable d’identifier les questions, les événements et les manifestations pertinents dans les données. Cela signifie être capable de présenter le point de vue des participants et de se mettre à la place de l’autre en s’immergeant dans les données[4] [traduction libre]

Corbin & Strauss, 2008, p. 19

L’habileté du chercheur à reconstruire une signification à partir des données émergentes dépend, entre autres, de ses connaissances et de son expérience, mais il lui faut toujours garder une ouverture pour l’inattendu. Cela implique donc qu’il est préférable d’être sensibilisé au sujet sans avoir d’idées préconçues de ce que l’on peut découvrir. D’ailleurs, selon Weed (2009), la revue de littérature en TA est un point de départ pour assurer la sensibilité théorique et non une finalité. Le chercheur doit tenter de prendre la place du participant et de donner un sens aux mots et aux actions de celui-ci (Corbin & Strauss, 2015). Les techniques utilisées pour atteindre cette sensibilité théorique varient d’un auteur à l’autre. Selon Corbin et Strauss (2015), il y a quatre aspects à considérer pour assurer la sensibilité théorique.

Premièrement, comparer continuellement les données avec ses connaissances et son expérience est nécessaire, mais toujours en priorisant les données recueillies. Dans la présente étude menée auprès d’infirmières oeuvrant en pédopsychiatrie, les connaissances antérieures et l’expérience de la chercheure étaient notées dans le journal du chercheur, ce qui permettait de bien distinguer ce qui venait de l’interprétation du chercheur de ce qui venait des verbatim de l’entrevue avec les infirmières.

Deuxièmement, le fait de se concentrer sur les propriétés et les dimensions des concepts de l’étude permet d’éviter de se perdre dans les descriptions. La chercheure principale novice elle avait toutefois mis cet aspect de côté et s’est vite sentie submergée et perdue dans les descriptions. Vers la septième entrevue, les dimensions et les propriétés ont commencé à prendre leur sens. Par conséquent, il est fortement conseillé de déterminer les propriétés et les dimensions des concepts dès l’analyse des premiers concepts, tout en gardant en tête que celles-ci risquent de changer et vont se concrétiser au fur et à mesure de la recherche.

Troisièmement, s’assurer que les paroles et les actions des participants guident l’analyse plutôt que la perception du chercheur. Le journal du chercheur demeure à cet effet un outil réflexif indispensable pour faciliter cet aspect de l’analyse. Dans le cadre de l’étude sur le PERS, il s’est avéré fort utile de pouvoir noter les comportements (verbaux et non verbaux) des participants en lien avec leur discours, car cela a permis de bien contextualiser les concepts (dimensions et propriétés) selon la vision des participants, assurant ainsi l’ancrage de la future théorie. Les mémos et les diagrammes sont également des outils analytiques qui aident à relier les concepts les uns avec les autres (Corbin & Strauss, 2015). En fait, les mémos représentent des bouts d’analyse qui servent tout au long de la recherche à définir les dimensions et les propriétés des concepts tandis que les diagrammes nous informent sur les relations entre les concepts pour en arriver à des catégories.

Dans le mémo présenté à l’Encadré 1, écrit lors de l’analyse de la deuxième entrevue, la chercheure principale note que comprendre la nature des propos, le sens et comprendre les intentions derrières les propos sont regroupés pour le moment sous « comprendre la nature des propos afin de bien évaluer ». Dans cet extrait, on peut constater que le concept de l’évaluation inclut différentes dimensions, c’est-à-dire qu’il s’agit de comprendre différents éléments comme le contexte, la nature et le sens des idées suicidaires.

Quatrièmement, le recours à une variété de matériel ou de documents pour comparer continuellement les données recueillies peut favoriser la sensibilité théorique du chercheur. Dans la présente étude, le matériel utilisé pour l’analyse des données comprenait la transcription des verbatim, le résumé de chaque entrevue construit à partir du modèle paradigmatique proposé Strauss et Corbin (1998), le journal de la chercheure, les mémos théoriques ainsi que des outils de collecte de données utilisés par les infirmières ayant participé à l’étude. Il a été possible alors de constater qu’au fur et à mesure que la chercheure progressait dans le processus de recherche elle gagnait en sensibilité relativement aux concepts théoriques. Ces constats ont été possibles notamment grâce aux traces laissées régulièrement. Ainsi, le journal de la chercheure et les mémos sont des moyens concrets de laisser des traces écrites de cette sensibilité théorique. Ces dernières sont d’ailleurs très précieuses dans un contexte de recherche comme un projet doctoral qui peut s’échelonner sur plusieurs années : les traces permettent de garder en mémoire toutes les décisions prises aux différentes étapes du processus.

Dimension 4 : le processus amenant l’émergence d’une théorie

Une critique fréquente en TA concerne l’analyse de données, plus précisément les étapes qui mènent à l’élaboration d’une théorie. Peu d’études décrivent clairement le processus de conceptualisation qui mène à l’émergence de la théorie finale. Afin de mieux représenter ce processus, bien décrire les codes, les mémos et les concepts qui ont émergé sont d’une grande aide. Comme le souligne Weed (2009), la codification permet, dans un premier temps, de décrire le phénomène à l’étude pour, dans un deuxième temps, permettre sa conceptualisation. Dans le même sens, Charmaz (2012) décrit le processus de codification comme une interaction entre le chercheur et les données qu’il a recueillies. Cette auteure affirme que le chercheur est actif physiquement et mentalement durant ce processus. Le processus d’analyse élaboré par Corbin et Strauss (2015) consiste à dégager des codes, les transformer en concepts, ensuite en catégories pour enfin identifier la catégorie centrale qui sera à l’origine de la théorie. La codification est d’abord ouverte, c’est-à-dire qu’elle permet de faire émerger le plus grand nombre de concepts possible à partir des verbatim. Une codification axiale s’ensuit, qui consiste à relier les concepts et les catégories en fonction de leurs propriétés et dimensions. Puis, la codification est sélective, ce qui permet d’intégrer les concepts et les catégories afin de proposer une théorie. Dans certains articles ou écrits scientifiques, une théorie est partagée sans que le chercheur en explique l’origine ni les étapes associées à son émergence, ce qui peut être confondant pour le lecteur. Des exemples démontrant comment le chercheur est passé de simples verbatim à l’élaboration de la théorie pourraient éviter cette confusion et faciliter la compréhension. Une description du niveau d’abstraction de la théorie peut aussi être aidante. Les différents niveaux de théorie seront adressés dans la section portant sur la dimension 7.

Exemple de codification

Concernant l’étude de Maltais (2020), la chercheure a procédé à la codification ouverte en regroupant les concepts similaires se dégageant de son analyse des verbatim retranscrits. Par exemple, une infirmière mentionne : « […] je suis insécure, moi j’ai toujours une espèce de chose qui me reste derrière la tête… » (Inf. 1, p. 8). La chercheure a retenu l’insécurité comme code initial.

Pour ce qui est de la codification axiale, la chercheure a regroupé les codes et les concepts de façon à identifier ce qui compose le phénomène ainsi que les conditions et les interactions qui l’entourent. Les conditions peuvent être causales, intermédiaires ou contextuelles. Ainsi, le code insécurité a été regroupé avec d’autres pour former la catégorie « caractéristiques de l’infirmière » qui influence la perception de l’infirmière face à l’évaluation.

Finalement, la codification sélective dans la recherche actuelle est l’intégration des concepts afin de comprendre et schématiser le PERS. La chercheure a obtenu plusieurs codes en évolution constante qu’elle a comparés avec de nouvelles données (Corbin & Strauss, 2015). Elle a ensuite identifié une catégorie centrale : l’« intensité émotionnelle teintant le PERS chez les moins de 12 ans ». En d’autres mots, lors de l’évaluation du risque suicidaire chez les moins de 12 ans, les infirmières ressentent une intensité émotionnelle qui influence les actions qu’elles vont entreprendre. Et cette évaluation se déroule en deux phases, soit prendre le temps de comprendre le sens de la détresse puis assurer la sécurité de l’enfant et de sa famille.

Afin de permettre une meilleure visualisation du processus de codification, Maltais (2020) a utilisé le schéma de la Figure 1, inspiré du modèle paradigmatique de Corbin et Strauss (2008).

Dimension 5 : la saturation théorique

La comparaison constante entre les données, les codes, les concepts et la littérature permet d’assurer continuellement le processus itératif de l’analyse et d’atteindre une saturation théorique. Il est d’ailleurs recommandé de faire cette comparaison après chaque itération (Weed, 2009). Concrètement, il s’agit de comparer l’expérience des participants avec les analyses effectuées, et ce, de façon constante. Cette comparaison va au-delà de l’approche itérative puisqu’elle peut s’effectuer à tous les niveaux et non seulement entre l’échantillonnage, la collecte de données et l’analyse. Charmaz et Thornberg (2020) rapportent que dans la comparaison constante, les chercheurs comparent les données entre elles, les données avec les codes et les codes avec les codes. Les chercheurs doivent rester ouverts à l’interprétation continue des résultats émergents jusqu’à l’atteinte de la saturation théorique.

Figure 1

Processus de codification durant la recherche sur le PERS (Maltais, 2020)

Processus de codification durant la recherche sur le PERS (Maltais, 2020)

-> Voir la liste des figures

Charmaz et Thornberg ajoutent que le processus « d’aller-retour » dans toutes les étapes de la recherche permet d’éviter certains écueils comme le regroupement des données de façon superficielle ou par hasard, l’accumulation des données et la sensation de dépassement du chercheur, le manque de concentration sur une longue période et l’adoption sans discernement du point de vue des participants.

Dans la pratique, il peut être ardu de procéder à la comparaison constante à chaque itération. En effet, comme mentionné précédemment, plusieurs recherches ne respectent pas le processus itératif associé à la TA pour différentes raisons. Malgré tout, les chercheurs doivent tenter de procéder le plus régulièrement possible à cette comparaison constante afin d’atteindre la saturation théorique des données, c’est-à-dire d’arriver à un point où les nouvelles données recueillies ne viennent pas modifier la théorie ou les concepts préalablement identifiés (Laperrière, 1997; Weed, 2009). L’utilisation de comparaisons constantes permet aussi de mieux comprendre et de justifier l’atteinte de cette saturation théorique. Laisser des traces écrites de cette comparaison constante peut être très facilitant pour le lecteur et pour la compréhension du processus de recherche. En ce qui concerne l’étude de Maltais (2020), en accord avec les points précédents, le processus itératif a été intégré dans toutes les étapes de la conception et du déroulement de l’étude. En effet, il y a eu des allers-retours entre le recrutement des participants, la collecte et l’analyse des données. Les résultats préliminaires de chaque entrevue ont servi pour améliorer et enrichir les canevas d’entrevue afin d’obtenir le plus d’informations possible et d’arriver à une saturation théorique.

Dimension 6 : les critères de qualité propres à l’auteur ou aux auteurs de la TA choisie

Une autre dimension à laquelle doivent réfléchir les chercheurs en TA fait référence aux critères de qualité à choisir pour assurer la scientificité de la recherche. En raison de l’évolution de la TA à travers le temps, ces critères ont aussi évolué. Les premiers critères de qualité propres à la TA ont été défini par Glaser et Strauss (1967) lors du développement de la TA. Ils ont d’abord été élaborés pour offrir une alternative au concept de validité que l’on retrouve en recherche quantitative. Depuis, les critères ont été adaptés par plusieurs auteurs, tels que Corbin et Strauss (2015) et Charmaz (2014), afin de mieux guider la qualité de l’étude par TA. Pour des fins de cohérence méthodologique, les étudiants et les chercheurs novices sont encouragés à utiliser les critères de qualité spécifiques à l’auteur ou aux auteurs de la TA qu’ils ont choisie et son année de publication (voir le Tableau 1 qui en propose un résumé). Si d’autres critères de rigueur sont retenus, une réflexion sur la justification de ce choix et leur intégration à la méthode pourraient être des éléments à consigner dans son journal de bord.

Dans la recherche sur le PERS, les critères de qualité de Guba et Lincoln (1989) ont été utilisés. Leurs critères propres aux études qualitatives sont les suivants : la crédibilité, l’authenticité, l’intégrité, la transférabilité et la fiabilité. Même si ces critères sont justifiés aussi pour une étude en TA, qui est une étude qualitative, il aurait pu être pertinent d’opter pour des critères de rigueur propres à la TA afin d’être encore plus cohérent.

Dimension 7 : le niveau de théorie atteint

Il existe plusieurs types de théorie qui peuvent émerger de la TA : la théorie substantive, la théorie intermédiaire et la théorie formelle. La différence entre ces théories se situe sur le plan de la généralisation possible (Tan, 2009). Plus particulièrement, la théorie substantive fait référence à l’étude d’un phénomène dans un contexte spécifique, la théorie intermédiaire s’éloigne de plus en plus de ce contexte alors que la théorie formelle fait référence à un contexte encore plus général, donc à un niveau d’abstraction plus élevé (Corbin & Strauss, 2015; Tan, 2009; Weed, 2009). Bien que ces différents niveaux de théorie existent, très peu d’auteurs indiquent le niveau de la théorique qui émerge de leur recherche (Weed, 2009) et certaines études omettent même de partager la théorie elle-même. De leur côté, Corbin et Strauss (2015) avancent que des histoires sans théorie ne permettent pas le développement des connaissances. Plus précisément, en plus d’améliorer la compréhension d’un phénomène, partager les concepts et les hypothèses de la théorie permet de mieux orienter les recherches futures sur ce même phénomène. Il est possible, selon Corbin et Strauss (2015), de passer d’une théorie substantive à intermédiaire et d’une théorie intermédiaire à formelle. Pour ce faire, il s’agit d’étudier le phénomène dans un autre contexte afin d’amener la conceptualisation à un niveau d’abstraction plus élevé, et ce, en développant davantage les concepts. Il s’avère alors pertinent de bien réfléchir à la théorie qui émerge d’une recherche par TA.

Tableau 1

Critères de rigueur des différents auteurs en théorisation ancrée

Critères de rigueur des différents auteurs en théorisation ancrée

-> Voir la liste des tableaux

Concernant l’étude décrite dans le présent article, la théorie ayant émergé en est une substantive. En effet, cette recherche s’intéresse à un processus particulier qui est le PERS chez les moins de 12 ans, auprès de professionnels spécifiques (le personnel infirmier en santé mentale). Le contexte très circonscrit et la clientèle spécifique rendent la théorie difficilement transférable à d’autres contextes. Toutefois, il aurait été intéressant pour la chercheure de mentionner le type de théorie obtenue et de discuter de stratégies permettant d’élever le niveau de celle-ci.

Dimension 8 : la distinction entre une étude par TA et une étude descriptive utilisant des stratégies de TA

Enfin, la TA est une approche de recherche qui peut être utilisée dans sa globalité ou en partie. En effet, certains chercheurs vont utiliser uniquement quelques éléments propres à la TA, ce qui fait en sorte qu’il s’agit alors davantage d’une étude descriptive inspirée par la TA. Les deux options sont possibles, mais une réflexion sur la cohérence philosophique et méthodologique de ce choix peut faciliter la justification de cette décision. Sans cette réflexion et cette justification, la qualité générale de l’étude peut être remise en question. En somme, la transparence quant aux choix méthodologiques contribue grandement à assurer la qualité d’une étude par TA. Cette transparence est assurée entre autres par la présence de traces écrites des différentes réflexions du ou des chercheurs.

Dans l’étude de Maltais (2020), il est clair qu’il s’agit d’une étude en TA; les exemples présentés à travers cet article le démontrent bien. En outre, la chercheure principale informe le lecteur que la méthode utilisée est une TA issue d’un devis qualitatif. Une description détaillée de la méthode et de l’application de cette dernière est exposée dès le début de l’écrit. Toutefois, l’application de critères de rigueur spécifiques à la TA, comme ceux de Corbin et Strauss (2015), auraient pu optimiser la qualité méthodologique de la recherche doctorale.

Conclusion

À travers l’expérience d’une chercheure utilisant la TA et la recension des écrits de différents auteurs, cet article a permis de soulever des pistes de réflexion intéressantes concernant les critères de rigueur spécifiques à la TA. En recherche qualitative, il en existe une multitude et il devient parfois facile de s’y perdre. Certaines décisions méthodologiques sont prises sans réfléchir à la cohérence avec le courant philosophique dans lequel s’inscrit l’étude à la base. Voilà pourquoi une bonne réflexion s’impose sur ses choix épistémologiques et méthodologiques afin de s’assurer de mener une étude de qualité. Il demeure que certaines contraintes peuvent avoir une influence sur l’application de quelques étapes du processus de recherche en TA, dont les contraintes académiques. Ceci dit, une justification de ces contraintes dans les limites de l’étude peut augmenter la rigueur de celle-ci. En somme, la TA a beaucoup évolué depuis ses débuts en 1967 et a aussi permis de nombreuses avancées en recherche, particulièrement en sciences infirmières. Il s’avère alors essentiel de poursuivre les efforts d’amélioration continue d’utilisation de la TA en démontrant davantage la rigueur de sa démarche.