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Ce texte [1] porte sur les initiatives de développement lancées par des acteurs locaux qui mobilisent les ressources que procure l’économie sociale et solidaire (ESS). Confrontés à des processus de dévitalisation, ils lancent des projets visant à reconvertir et à revitaliser leur collectivité (Fontan et al., 2003 ; Klein, Harrisson, 2007 ; Drewe et al., 2008). Les résultats d’une recherche sur les initiatives d’économie sociale et solidaire dans le domaine de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion (Klein, Champagne, 2011) constituent la base empirique du présent article. Notre perspective met moins l’accent sur la situation des personnes pauvres ou exclues que sur les processus qui provoquent cette situation dans divers types de territoire. Ces processus complexes se traduisent par la combinaison de plusieurs mécanismes, opérant à différents niveaux et à des échelles globales, nationales et locales. Ils provoquent d’importantes fractures sociales et territoriales (Moulaert et al., 2007). Certains groupes sociaux n’ont ainsi pas accès aux ressources indispensables pour exercer pleinement leurs droits de citoyens (Castel, 2008, p. 135).

Différents travaux s’accordent sur le fait que, dans les milieux défavorisés, urbains ou ruraux, la lutte contre la pauvreté trouve dans l’ESS les appuis pour amorcer des démarches de revitalisation territoriale et de développement local. Les projets locaux ancrés dans l’ESS agiraient positivement sur la création d’emplois, sur la réinsertion des exclus et sur la distribution de services aux citoyens les plus démunis (Develtère, 1998 ; Demoustier, 2004 ; Moulaert, Ailenei, 2005 ; Ninacs, 2008 ; Bouchard, 2011).

Les auteurs soulignent généralement l’effet ponctuel et local de l’économie sociale pour ce qui est de l’insertion des exclus, des services aux démunis et pour répondre à l’urgence des collectivités confrontées à la dévitalisation économique. En revanche, les avis divergent sur une économie sociale qui serait conçue comme le socle d’une politique plus globale de lutte contre la pauvreté (Amin et al., 2002). Selon certains auteurs, les effets positifs sont légers et de courte durée. D’autres considèrent que des politiques publiques axées uniquement sur le capital social ou sur la capacité des acteurs locaux à mettre en oeuvre des projets de développement exigeraient trop des communautés locales, déjà fortement pénalisées par la dévitalisation (Markey, 2005 ; Amin, 2007 ; De Mattos, 1999) – voire que ces politiques constitueraient des formes de privatisation de l’action publique et de déresponsabilisation de l’Etat (Fine, 2003).

La question de la contribution des ressources de l’ESS au développement des collectivités locales est donc posée. Dans quelle mesure les ressources de l’ESS peuvent-elles permettre aux acteurs locaux d’agir sur les processus qui mènent à l’appauvrissement et à l’exclusion ? A quelles conditions peuvent-elles assurer aux collectivités dévitalisées une meilleure accessibilité aux réseaux de production ou de distribution de richesses, qui permettent d’améliorer les conditions et la qualité de vie de leurs citoyens ? La lutte contre la pauvreté, enfin, relève-t-elle désormais de la responsabilité de la société civile ou relève-t-elle encore de la responsabilité de l’Etat ?

Pour répondre à ces questions, nous mobilisons une approche qui met en scène les acteurs territoriaux (Gumuchian et al., 2003). Les collectivités, dans des municipalités ou des quartiers affectés par le cercle vicieux de la dévitalisation économique, peuvent amorcer des processus collectifs de revitalisation lorsque leurs acteurs socio-économiques se mobilisent pour défendre leurs acquis (MacCallum et al., 2008 ; Drewe et al., 2008). La mobilisation sociale se produit lorsque les effets des processus d’appauvrissement se font ressentir. Dans une perspective opérationnelle, l’analyse des dynamiques locales par l’approche de l’action collective et de la mobilisation des ressources permet d’identifier les actifs sur lesquels peut compter une collectivité locale.

L’approche de l’action collective utilisée dans cet article s’inscrit dans le contexte institutionnel du Québec, où la concertation et le partenariat ont renouvelé, à partir des années 80, le répertoire d’actions des acteurs locaux, parmi lesquels les entreprises et les organisations rattachées à l’ESS jouent un rôle crucial (Fontan et al., 2005 ; Klein et al., 2009 ; Bouchard, 2011). De la dénonciation des inégalités et de la pression pour une amélioration de l’exercice de la démocratie, les mouvements sociaux du Québec sont passés à la mise en place de structures de gouvernance, qui appuient l’action entrepreneuriale pour la défense des acquis des collectivités en termes de production de services et de création d’emplois. C’est ainsi que nous posons l’hypothèse selon laquelle les ressources de l’ESS sont importantes, dans la mesure où elles permettent aux acteurs de mobiliser d’autres types de ressources, rattachées à l’entreprise privée comme aux programmes publics, et de poser les bases d’une « économie plurielle », susceptible d’améliorer la qualité de vie dans les milieux concernés.

L’initiative locale et l’action collective

Les expériences visant à la mise en oeuvre des processus de développement sont susceptibles d’inverser le cercle vicieux de l’appauvrissement. Elles peuvent amorcer, en mettant en jeu divers éléments, un cycle qui favorise le dynamisme local, dans une perspective de long terme. Nous proposons ici un modèle théorique, en insistant sur les étapes vitales pour la réussite d’un processus amorcé par des initiatives locales, appuyées sur l’ESS (figure 1).

La première étape de ce cycle est le lancement d’une initiative, c’est-à-dire un projet pensé par un leader ou un citoyen, ou par un groupe de leaders ou de citoyens. Nous nous référons ici à divers types de projets et pas uniquement à ceux de nature productive (valorisation d’une ressource culturelle ou humaine, protection d’un aspect du patrimoine collectif, naturel ou construit, création d’emplois dans la collectivité locale, service à un type précis de population, etc.). Le projet ainsi conçu est confronté à d’autres possibles. Les porteurs se mobilisent pour convaincre de la pertinence de leur projet. Initialement individuel, celui-ci devient ainsi un projet collectif, impulsé par les acteurs et les groupes sociaux qui constituent la collectivité locale.

Figure 1

Cycle et effet structurant de l’initiative locale

Cycle et effet structurant de l’initiative locale

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A ce stade, les porteurs du projet se doivent de construire la légitimité de leur initiative et leur propre légitimité en tant que leaders reconnus par la collectivité locale et par les interlocuteurs externes. Ceci est d’autant plus important que, souvent, ces acteurs ne participent pas aux instances de gouvernement local (municipalités), lesquelles sont vues comme des obstacles plutôt que comme des alliées. A cette étape, l’ESS joue un rôle fondamental, dans la mesure où elle met à la disposition des acteurs locaux une série de ressources (humaines, organisationnelles, financières), qui aident à la viabilité des projets. Les acteurs de l’ESS peuvent accompagner les promoteurs dans l’élaboration de leur projet, les aider dans la gestion, dans la préparation d’un plan d’affaires. L’ESS apporte donc sa contribution à l’incubation du projet.

La deuxième étape est celle où les acteurs mobilisent des ressources endogènes et exogènes afin de faire avancer le projet. Par « ressources », nous entendons les moyens humains, organisationnels et financiers. A cette étape, les organisations de l’ESS fournissent aux porteurs du projet le capital social qui leur fait défaut. Elles leur donnent la légitimé nécessaire pour mobiliser d’autres ressources et leur ouvrent la porte à des réseaux locaux de plus grande envergure. Cette mobilisation s’effectue dans un contexte où il faut faire pression sur les détenteurs du pouvoir politique ou économique.

La troisième étape est celle où l’action collective renforce le sentiment d’appartenance des acteurs au territoire local. L’émergence de cette conscience territoriale laisse des traces durables dans leurs organisations et institue des pratiques collectives et des mécanismes de régulation locale des conflits. La conscience territoriale amène les acteurs à nuancer leurs différences au profit de la collectivité ; elle constitue une base essentielle pour l’action conjointe des acteurs locaux sociaux et économiques, pour l’entrepreneuriat partenarial. Elle amène les acteurs à agir ensemble, à se concerter, ce qui augmente leur capacité de réussite. C’est ce que l’on appelle la capacité « sociale » ou « institutionnelle » des acteurs (Tardif, 2007).

Ce cycle ne fait que résumer le parcours des projets qui réussissent, mais la base de la construction d’un dynamisme local durable relève de la capacité des acteurs à reproduire ce parcours, en y ajoutant à chaque fois de nouveaux objectifs et en générant de nouveaux projets. En mettant à profit l’apprentissage qui découle de chaque expérience et en le codifiant de façon à construire une densité institutionnelle assurant une gouvernance au bénéfice de la collectivité locale, un milieu devient socialement innovateur et capable d’agir sur les conditions qui provoquent sa vulnérabilité. Les nouvelles pratiques se diffusent à travers diverses organisations, ce qui change le contexte institutionnel dans lequel s’insère la collectivité locale et permet aux acteurs socioéconomiques et politiques d’exploiter les capacités qu’ils ont acquises.

Un exemple : le cas de NA Rive à Montréal

Nous illustrerons le modèle décrit ci-dessus avec l’exemple d’un des cas étudiés par C. Champagne, J.-L. Klein et D.-G. Tremblay (2011). Il s’agit du Centre NA Rive, un organisme d’économie sociale et solidaire qui opère dans l’arrondissement Rosemont-La-Petite-Patrie à Montréal. Le Centre NA Rive s’insère dans un réseau à la fois ethnique et territorial. L’analyse de ce cas permettra de voir comment, à travers des étapes amorcées par des initiatives qui diversifient le répertoire d’actions de l’organisation, il se construit une capacité d’action renforcée par un ancrage territorial progressif.

Les phases de l’initiative : de groupe de services à entreprise d’économie sociale

En 1973, un groupe de bénévoles haïtiens fonde le Centre de francisation, qui deviendra le Centre NA Rive. Les premiers formateurs sont des militants politiques haïtiens qui souhaitent outiller leurs concitoyens – en l’occurrence par des cours de français en vue d’un éventuel retour révolutionnaire à leur pays d’origine. Cette quête du retour s’effritera peu à peu, face à un contexte politique défavorable à Haïti. La philosophie du centre passe alors d’un militantisme révolutionnaire à un militantisme communautaire, de l’engagement politique à l’engagement social. Les activités de l’établissement s’élargissent et s’adaptent rapidement, face à une transformation des besoins de la population immigrée qu’il dessert.

Au milieu des années 80, tout en continuant ses activités d’alphabétisation en français et en créole, l’organisme ajoute à son répertoire d’actions la formation à l’employabilité. Dans un contexte de récession économique, on s’aperçoit que la francisation n’est pas suffisante pour assurer l’intégration des Haïtiens au marché du travail québécois. L’organisation étend alors progressivement ses activités vers la formation et la requalification professionnelles à partir d’ateliers de couture, de cuisine et de bureautique. En même temps, le Centre NA Rive commence à s’ouvrir vers les autres communautés, qui ont aussi des besoins en termes d’employabilité.

En 1997, les activités du centre s’enrichissent une fois de plus suite à l’expression d’un nouveau besoin. Certaines participantes (car il s’agit surtout de femmes) du plateau de formation en cuisine expriment leur volonté de démarrer une entreprise de restauration pour accéder à l’autonomie financière. La structure décide alors de se lancer dans l’aventure de l’entrepreneuriat social en démarrant un service traiteur. Aujourd’hui, le projet s’est diversifié, non sans difficultés. Il inclut un bistrot ayant pignon sur la rue Saint-Denis.

Les ancrages sectoriels et territoriaux

Le Centre NA Rive constitue initialement un projet développé par et pour la communauté haïtienne de Montréal. L’action collective est dynamisée par la présence de leaders charismatiques et de militants, qui facilitent la mobilisation du bénévolat. La solidarité exprimée est alors principalement ethnoculturelle. A ce stade, les apprentissages proposés sont nombreux. Les acteurs de la communauté ont appris à identifier les besoins de leurs pairs, à agir collectivement, à se mobiliser et à former des alliances avec des acteurs institutionnels et sectoriels. Ce processus aura permis une structuration et une formalisation progressives de l’organisme, qui conduiront à son autonomisation et à son incorporation en 1986.

Le centre, cette année-là, amorce la deuxième phase de son développement, celle de l’élargissement de son champ d’action par la mise en place d’ateliers de formation socioprofessionnelle. Il s’agit de sa réponse aux effets de la crise économique et aux besoins de (re)qualification qui s’imposent pour intégrer le marché du travail. Lancée par de nouveaux leaders, cette initiative sortira le Centre NA Rive du giron strictement haïtien, en répondant à un besoin local partagé par différentes communautés immigrées du quartier où il est implanté. Il en résultera une action collective qui se construira de concert avec d’autres instances du territoire. Cette action permettra la mobilisation de nouvelles ressources, à l’extérieur de la communauté haïtienne. Le centre d’emploi, le carrefour jeunesse-emploi (CJE), Emploi-Québec et la commission scolaire de Montréal viendront soutenir l’action de NA Rive. Grâce à cette ouverture vers la collectivité, une solidarité locale et une conscience territoriale voient le jour et conduisent à la construction d’un « nous » plus inclusif. Cet ancrage dans le territoire de Rosemont-La-Petite-Patrie se traduit par la participation des représentants du centre dans les différents réseaux locaux, et ce tout en gardant actifs ses liens avec la communauté haïtienne. A ce stade, l’organisme s’initie à l’action locale concertée et à la mobilisation de nouvelles ressources financières et partenariales.

Finalement, la troisième phase débute en 1997 avec l’ouverture de l’entreprise d’économie sociale Services Boukan, qui comprend un traiteur et un bistrot et vise à l’insertion et au maintien de l’emploi de personnes éloignées du marché du travail. Ce projet s’appuie en grande partie sur l’important réseau local, consolidé par le Centre NA Rive, qui facilite la mobilisation des ressources financières et informationnelles nécessaires. Le rapport avec la coopérative de développement économique communautaire (CDEC) s’affirme alors par le financement octroyé par les différents fonds gérés par celle-ci. La CDEC joue un rôle de tremplin pour mobiliser des compétences au démarrage et pour assurer la rentabilisation d’entreprise. Le Centre NA Rive compte alors sur le capital de sympathie locale et communautaire pour assurer la viabilité de son projet. Cette dynamique conduit à une conscience territoriale affirmée, qui se traduit par sa participation active à la gouvernance locale, notamment au sein du CA de la CDEC, tout en demeurant liée aux réseaux haïtiens et sectoriel (alphabétisation, insertion, etc.). En tant que membre fondateur de nombreuses tables locales, le Centre NA Rive est devenu un véritable leader au sein de la collectivité. C’est en se construisant un solide réseau avec les autres acteurs de la collectivité locale qu’il a su relever le défi de la pérennité et qu’il contribue au développement de son quartier.

Les facteurs de réussite du couple initiative locale et ESS

L’exemple présenté et l’enquête à laquelle nous avons fait référence en introduction, ainsi que plusieurs cas que nous avons étudiés ou qui sont à l’étude en ce moment, nous permettent de dégager cinq facteurs influençant la réussite des initiatives qui s’appuient sur l’ESS. Par réussite, nous entendons ici que les projets ainsi amorcés parviennent à mettre les bases d’une amélioration des conditions de vie et de travail dans les collectivités locales. Ces cinq facteurs sont communs à l’ensemble des situations observées. Nous les présentons séparément à des fins didactiques, bien qu’ils fassent partie d’un ensemble, d’un « régime de gouvernance » (Enjolras, 2008), dans lequel acteurs et facteurs sont inter-reliés.

Facteur 1 : le leadership socialement construit

Le premier et le plus important facteur de la réussite d’une initiative locale, ou de son échec, est le leadership. Dans tous les projets qui réussissent, nous avons constaté la présence d’un leadership soutenu et reconnu autant à l’interne, par les pairs et la population locale, qu’à l’externe, par les interlocuteurs publics et de la société civile. Le leadership qui intervient dans la réussite des initiatives locales se présente sous trois formes : individuelle, organisationnelle et socio-territoriale. Ces trois types de leadership relèvent d’une construction sociale où les aptitudes personnelles, la formation et les expériences de terrain se combinent en un ensemble de capacités permettant de surmonter des tensions, des problèmes, des crises et de générer les compromis, les consensus et les alliances nécessaires à la réussite des projets. Trois éléments s’avèrent cependant cruciaux : l’insertion des leaders dans de multiples réseaux de nature territoriale et sectorielle ; la stabilité du leadership, afin de développer une connaissance des réseaux et des ressources existantes ; enfin, l’ouverture et la flexibilité des instances de gouvernance, pour partager les savoir-faire et l’accès aux différents types de réseaux développé par les leaders.

Parmi ceux ayant connu des réussites, plusieurs oeuvrent au sein de leur milieu depuis fort longtemps. Ils partagent ainsi une mémoire collective, ce qui donne sens à l’initiative locale. De plus, ils mettent à profit des savoir-faire collectifs, construits à partir d’actions précédentes et à partir des liens qu’ils ont établis au sein de leurs réseaux respectifs. La stabilité du leadership facilite la circulation de l’information et la mobilisation de ressources. Mais leadership fort et durable ne veut pas dire autoritaire. Son impact sur l’empowerment des communautés, c’est-à-dire sur leur capacité d’agir et d’innover, augmente lorsqu’il est participatif. Il favorise alors la prise de parole et l’implication citoyenne. Cette stabilité est importante, mais il est tout aussi important de laisser place à la relève, à de nouvelles idées, à de nouveaux projets ou encore à des formes complémentaires de leadership, comme le montrent les différentes facettes du cas présenté ci-haut.

Facteur 2 : la capacité à combiner des ressources endogène et exogènes

Les cas étudiés et l’exemple présenté ont confirmé l’importance pour les initiatives locales de mobiliser divers types de ressources. Parmi celles-ci, les locales sont essentielles, mais la réussite des initiatives résulte de leur combinaison avec des ressources exogènes. Or, la capacité qu’ont les leaders de mobiliser de tels moyens et d’initier différentes formes d’action au profit de la collectivité dépend autant du capital humain et social développé par l’organisation que des individus chargés de la coordination des actions. Les initiatives réussies s’insèrent dans une économie plurielle, en d’autres termes dans une économie capable de mettre en synergie des ressources étatiques, d’autres de l’économie sociale (coopératives de production, de solidarité, de développement, organismes d’insertion, associations de développement, financement solidaire…) et aussi celles propres au marché. Cet agencement hybride s’avère encore plus efficace s’il repose sur une approche territoriale intégrée, où un milieu se concerte tant pour coordonner la mise en place des différentes initiatives locales que pour assurer leur financement à partir de différentes logiques de production de la richesse.

Facteur 3 : la capacité collective à générer des compromis

Bien que les cas étudiés témoignent surtout d’expériences de concertation et d’intégration, cela n’exclut pas l’existence de tensions. L’analyse de ces initiatives locales indique qu’elles progressent lorsque les différends et les tensions s’expriment et conduisent à des compromis. Les projets locaux évoluent dans un environnement de mobilisation continue de ressources, au fur et à mesure que les actions se diversifient et que les étapes se succèdent. Leur réussite est déterminée par la capacité des acteurs à favoriser la construction de consensus, sans pour autant esquiver les débats. Les initiatives doivent constamment s’adapter à des situations changeantes, ce qui crée des confrontations. Elles peuvent détruire une expérience locale ou bien la consolider. Cela tient à la capacité collective à identifier les problèmes principaux à aborder et à générer des consensus sur les façons de les affronter. Il importe donc de ne pas étouffer les conflits, car c’est sur leur base que peuvent se construire des accords durables qui confortent les milieux locaux socialement innovateurs.

Facteur 4 : l’utilisation créative des programmes publics

Les programmes gouvernementaux jouent un rôle très important pour la réussite des projets locaux. Les programmes publics favorisent l’émergence d’initiatives ou la diversification de leurs activités. Or, ce qui importe pour la réussite des initiatives locales, c’est la construction sociale de capacités permettant d’utiliser les programme publics, mais aussi d’aller au-delà des objectifs de ces derniers, c’est-à-dire de les considérer comme une opportunité et un moyen, et non comme une finalité. Dans le cadre de la recherche que nous avons évoquée, nous avons pu constater l’importance de construire de façon créative des objectifs visant à améliorer la qualité de vie des citoyens. Cela n’est possible que lorsqu’il existe localement des instances de gouvernance ayant des objectifs clairs et pouvant jumeler des ressources diversifiées, afin de revitaliser le milieu local et de générer de nouveaux projets. La dimension innovatrice de l’utilisation des fonds publics prend toute son importance lorsqu’elle permet aux acteurs d’élaborer de nouveaux projets en partenariat avec des acteurs du réseau ou du territoire, ou encore extérieurs. Ici, toutefois, il faut revenir au leadership : dans l’utilisation des fonds, il doit être exercé par les acteurs locaux. C’est dans cette mesure que la collectivité locale peut se reconvertir et infléchir les tendances à l’appauvrissement et à l’exclusion, en injectant un nouveau dynamisme dans la collectivité.

Facteur 5 : la construction d’identités positive et d’appartenances communes

Les initiatives locales participent à la revitalisation de leur collectivité lorsqu’elles rendent les populations locales fières de leur appartenance, lorsqu’elles parviennent à renforcer l’estime de soi des personnes marginalisées et lorsqu’elles transforment les stigmates en emblèmes. La construction d’une identité positive est centrale pour la réussite des projets locaux, voire pour la construction sociale du local. Celle-ci relève des liens sociaux et dépend grandement de la cohésion sociale – ce qui ne veut pas dire homogénéité – au niveau des collectivités locales. Il s’agit là d’une base importante pour le lancement d’initiatives. L’estime de soi permet aux citoyens de se voir comme des acteurs de leur développement. C’est ainsi que se crée une identité locale… qui n’est pas donnée d’avance. Elle est le résultat d’une construction s’appuyant sur la création de ponts, de liens entre les différents groupes d’une collectivité. Ces ponts sont cruciaux pour assurer la cohésion nécessaire à l’action collective et à la gouvernance territoriale. Dans ce domaine, les activités de nature culturelle impliquant la prise de parole ainsi que la multiplication des occasions et des lieux d’échange public sont essentielles.

Que ce soit par leurs réussites ou leurs revers, les initiatives locales nous donnent à voir la nécessité de mobiliser des ressources endogènes et exogènes, mais surtout de les combiner et de les arrimer de façon innovante, selon des objectifs établis localement. En outre, elles doivent être appuyées par un leadership local fort et partagé. Les moyens déployés par les acteurs qui les mettent en oeuvre doivent se lire dans la pluralité et l’hybridation. Il s’agit moins d’offrir un service spécialisé que de travailler sur un ensemble de dimensions affectant la population desservie et le territoire concerné. Pour ce faire, la mise en réseau des diverses entreprises et organisations ancrées dans l’ESS afin de soutenir les projets locaux est essentielle pour donner aux acteurs une capacité d’action accrue (empowerment).

Conclusion

L’ESS constitue une base importante pour le lancement de projets dans des milieux locaux où les acteurs peuvent difficilement s’appuyer sur d’autres ressources. Dans les premières étapes d’une initiative locale, l’économie sociale agit comme un incubateur permettant aux initiateurs de projet d’acquérir la reconnaissance nécessaire à la construction du leadership, ce qui donne à l’initiative la possibilité d’évoluer et de recueillir l’adhésion de la collectivité. Par ailleurs, l’ESS fournit aux acteurs l’accès à des réseaux, ce qui permet de mobiliser des ressources qui rendent les projets viables et d’établir, par la suite, des partenariats avec l’acteur public. Elle procure aussi aux acteurs la possibilité de réaliser diverses activités renforçant l’identité et le lien social en milieu local. De plus, les organisations rattachées à l’économie sociale agissent comme des intermédiaires avec d’autres acteurs. L’arrimage des ressources de l’ESS à celles provenant des différents niveaux de gouvernement apparaît crucial pour la réussite des initiatives prises au niveau local contre la dévitalisation. Elle fournit aux leaders le capital social qu’ils pourraient difficilement mobiliser autrement. Par ailleurs, à l’échelle gouvernementale, les expériences qui se mettent en place grâce aux ressources de l’ESS se diffusent et transforment les pratiques étatiques, ce qui a une influence sur les politiques publiques, comme l’ont bien montré Jetté (2008) et Vaillancourt (2008).

Etat et ESS : vers une nouvelle alliance au profit des territoires

Nous pouvons donc conclure que les ressources de l’ESS contribuent à la revitalisation d’un milieu et procurent aux communautés un appui crucial pour bâtir des projets locaux. Cependant, elles ne parviennent pas à elles seules à infléchir des tendances à l’appauvrissement et à l’exclusion, par trop ancrées. Elles doivent être combinées à l’action publique et aux ressources du marché, les acteurs devant mettre en place une stratégie plurielle de développement. Il importe alors de penser l’économie sociale comme un dispositif de dynamisation collective et non comme une façon de réduire l’investissement accordé par l’Etat au développement des collectivités ou comme une voie pour décharger l’Etat de sa responsabilité à l’égard des territoires.

La lutte territoriale contre la pauvreté et l’exclusion doit compter sur une présence forte de l’Etat. Ce constat valide la critique des auteurs qui relèvent les effets négatifs des stratégies faisant fi de l’Etat et prônant la responsabilisation des collectivités locales quant à leur développement. Mais, en même temps, il donne raison à ceux qui voient dans le local et dans l’économie sociale une plateforme permettant de lancer des initiatives orientées vers la revitalisation. L’Etat est nécessaire, certes, mais il doit être suffisamment flexible pour que les expérimentations locales puissent avoir lieu. Sa présence doit se traduire par le transfert ou la redistribution de ressources, mais elle doit aussi se matérialiser par la capacité à faciliter la prise en charge locale, ainsi que le rôle actif et concerté des acteurs locaux dans le lancement d’initiatives de développement. En partenariat avec l’Etat, les acteurs de l’ESS peuvent être considérés comme une base essentielle et efficace pour la mobilisation citoyenne nécessaire au développement, comme le montrent, à une échelle plus globale, les analyses de l’économie hybride mise en place par le « modèle québécois » (Bourque, 2000 ; Lévesque, 2004).

Dépasser les limites de l’ESS et du territoire

Le principal défi des acteurs qui, dans leur lutte contre la pauvreté et l’exclusion, mobilisent les ressources de l’ESS réside donc dans leur capacité à dépasser les limites de celle-ci et du territoire local. Il s’agit de mobiliser des ressources exogènes diversifiées et de les combiner avec les ressources locales. Cela met en exergue l’importance du leadership. Les acteurs se doivent de construire les instances et les dispositifs permettant l’expression d’un leadership individuel et social efficace pour la conduite des projets, mais aussi qui garantit une mise en oeuvre au profit des collectivités locales. L’autre défi important réside dans l’inscription des projets dans des réseaux aussi bien locaux que globaux. En mobilisant des ressources locales diversifiées et en suscitant des coalitions d’acteurs autour des projets, la collectivité du secteur concerné se renforce par la constitution de réseaux locaux et de mécanismes de coordination des acteurs. Ces dispositifs assurent la régulation des conflits et permettent de réaliser des choix collectifs. Grâce aux ressources exogènes mobilisées, les initiatives locales contribuent à l’intégration de leur collectivité dans des réseaux globaux, ce qui ouvre l’accès à des opportunités de financement et de marché, mais aussi à des alliances plus globales avec d’autres acteurs et projets agissant dans des secteurs connexes.