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Cet ouvrage rassemble les communications présentées en février 2013 lors d’un colloque initié par Benoît Hamon alors qu’il était encore chargé de l’ESS au gouvernement. La plupart des contributeurs, français et étrangers, sont de grande notoriété, sans être nécessairement des spécialistes de l’ESS. L’occasion de susciter des regards inhabituels portés sur le secteur aurait pu amener des perspectives nouvelles et fructueuses. Malheureusement, le livre manque très largement cet objectif, donnant surtout l’impression d’un ensemble très hétérogène, qui apporte finalement davantage de confusion que de clarification, tant chacun semble porter une conception différente – et quelquefois très étonnante – de l’économie sociale.

Le chapitre rédigé par Rosabeth Moss Kanter (Harvard Business School) laisse à cet égard particulièrement perplexe, tissu d’assertions déroutantes dont on ressort sans véritable réponse sur ce que l’auteure considère comme étant une organisation d’économie sociale, qu’elle situe apparemment quelque part à l’intersection d’une organisation sans but lucratif et d’une PME, tout en précisant que « les entreprises d’économie sociale diffèrent des organisations sans but lucratif », que « les coopératives se différencient des entreprises d’économie sociale » et que « l’entreprise d’économie sociale et l’entrepreneuriat social ont donc des caractéristiques communes avec les organisations caritatives, mais ne sont pas non plus tout à fait identiques »

Heureusement, l’ouvrage contient des chapitres plus intéressants, notamment celui de Gael Giraud (Ecole normale supérieure), qui nous explique comment l’économie telle qu’elle est enseignée aujourd’hui dans nos universités est devenue « une grammaire artificielle sans véritable lien avec le réel », en refusant de reconnaître que ses principaux résultats reposent sur de prétendues lois qui n’ont en fait jamais été démontrées. Il conclut en indiquant que l’ESS incarne « ce qu’est fondamentalement une entreprise » : à l’opposé de ce qu’en disait Friedman, une organisation « dont l’objet n’est pas d’abord de produire du cash pour ses actionnaires ».

Florence Jany-Catrice, qui codirige l’ouvrage, revient ensuite sur la question, déjà longuement débattue – notamment par Lionel Prouteau ou Jean Gadrey –, des autres indicateurs de richesses et de développement qui sont nécessaires pour mettre en place de nouvelles politiques publiques et mieux valoriser la contribution de l’ESS.

Nonobstant son intérêt heuristique, on se demande un peu, ensuite, ce que vient faire dans cet ensemble le texte de Pierre-Noël Giraud (Paris-Dauphine), construit sur la distinction entre emplois nomades et sédentaires.

Dans le texte suivant, Paul Seabright (Ecole d’économie de Toulouse) nous ramène, un peu, vers l’ESS pour souligner que « le grand atout de l’économie sociale et solidaire, c’est que tous les gens qui font partie d’une activité économique en sont collectivement responsables ». Certes, mais l’histoire a montré qu’il existait également dans l’ESS des passagers clandestins, comme dans le reste de l’économie.

Dans l’un des textes probablement les plus stimulants de l’ouvrage, Ricardo Petrella a choisi d’orienter son propos sur la problématique des biens communs, qu’il définit comme « un bien […] essentiel et non substituable pour la vie et le vivre ensemble ».

On regrettera cependant que Pertrella reste assez flou sur l’articulation entre ESS et biens communs.

Dans le texte suivant, Paul Jorion (Vrije Universitat Brussel) recentre le propos sur l’économie sociale. Cependant l’article déçoit, surtout quand on connaît la grande qualité de ses ouvrages ou de son blog. Jorion considère que l’ESS a connu son âge d’or entre 1820 et 1850. Pour lui, l’ESS « est essentiellement l’histoire d’une défaite cinglante », car elle est incapable, à partir de 1848, de réaliser la « révolution sociale ». Si certains de ses constats sont justes, il est dommage qu’il ne retienne de cette histoire que l’échec de tentatives expérimentales sans doute trop ambitieuses et souvent peu réalistes, plutôt que de chercher l’influence des idées qui les animent dans d’autres expériences, peut-être moins révolutionnaires, mais autrement plus durables (et qui ont notamment inspiré de nombreuses politiques publiques).

Les trois dernières contributions du livre sont nettement plus constructives et émanent d’ailleurs de spécialistes de l’ESS. Celle de Philippe Frémeaux met l’accent sur l’innovation sociale et le lien entre ESS et territoires, tout en épinglant au passage le discours parfois schizophrène des organisations de l’ESS. Ruth Munoz (université de Buenos Aires) souligne la nécessité de tirer les leçons de Polanyi pour faire reconnaître une économie plurielle dont l’ESS est une composante. Cette perspective est illustrée ici à travers des expériences sud-américaines de politiques publiques en direction de l’ESS. Jean-Louis Laville, enfin, se plaçant lui aussi dans les traces de Polanyi, exorte la social-démocratie à renouer avec cette vision pluraliste de l’économie et de l’entreprise plutôt que de continuer à concéder « au capitalisme marchand le monopole de la création de richesses ».

Au final, malgré la qualité et la renommée des auteurs, il en résulte un ouvrage assez décousu qui aurait nécessité (et mérité) un travail éditorial plus solide pour avoir une chance de devenir un ouvrage de référence sur l’ESS.