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Le dossier de ce numéro 344 est issu de la rencontre 2015 du Riuess (Réseau interuniversitaire de l’ESS) à Reims. Les trois articles qui le composent, introduits par Monique Combes-Joret et Laëtitia Lethielleux, s’intéressent à la tension entre créativité et normalisation dans les associations du secteur social et médico-social.

L’action sociale représente 40 % des emplois de l’ESS et la santé près de 8 %, dont 95 % dans les associations. L’action sociale est l’une des rares activités où l’ESS est majoritaire, avec plus de 60 % des emplois du secteur.

Normalisation…

Si la normalisation est un défi posé à l’ensemble des entreprises de l’ESS, les associations du secteur social et médico-social sont peut-être concernées de façon particulière, que l’analyse de la banalisation par Jacques Moreau, dès 1982, permet d’éclairer [1]. Moreau souligne que la banalisation de l’économie sociale peut provenir de deux confrontations, au marché et à l’Etat. La banalisation par le marché connaît deux sources majeures : la technostructure et le cadre financier. La banalisation par l’Etat provient du cadre juridique et de l’attribution de missions de service public. Comme en témoignent Monique Combes-Joret et Laëtitia Lethielleux dans leur étude de la Croix-Rouge, ainsi que Laura Nirello et Ilona Delouette dans leur analyse des Ehpad, ces associations peuvent connaître un triple, voire un quadruple défi : « technocratisation » avec par exemple la nomination de directeurs « exogènes » aux professionnalités de l’action sociale ; gestion calquée sur celle de la société de capitaux ; cadre juridique et réglementaire contraignant (dont la mise en concurrence par le biais des appels d’offres) ; et, dans certains cas ou pour partie de l’activité, mission de service public entraînant l’obligation de procédures spécifiques. L’article de Jean-Bernard Nativel, « Manager les tensions paradoxales dans l’économie sociale et solidaire : le cas des MJC », montre que ces tensions ne sont pas propres aux associations d’action sociale.

… et créativité

Toutefois, comme l’indique le terme même de « tension », la banalisation n’est pas « irrépressible » (Moreau). Poursuivant leur étude historique des banques populaires bulgares dont la première partie est parue dans le numéro 343, Tsvetelina Marinova et Nikolay Nenovsky montrent sur ce point précis que la forme coopérative peut être plus compétitive que la banque privée. De façon plus générale, la banalisation peut être dépassée par ce que l’association et l’ESS savent le mieux faire : être créatives. En témoigne la contribution de Nadine Richez-Battesti, Francesca Petrella et Céline Marival sur les restructurations interassociatives.

La créativité est un terme qui connaît de nombreuses acceptions dans un grand nombre de disciplines, aux premières desquelles la psychologie. Winnicott synthétise l’approche psychologique de la créativité en une courte et belle phrase : la créativité est « le “faire” qui dérive de l’“être” [2] ». On perçoit d’emblée la distance entre cette proposition, qui insiste sur l’effectuation, et l’approche managériale qui conçoit la créativité à partir de son utilité économique. On s’accordera à considérer que « la créativité est fondamentalement une mécanique incertaine et non formalisable et [que] les activités qui se revendiquent créatives sont par nature dans une perpétuelle exploration multipliant les essais et les erreurs [3] ». Ajoutons que, pas plus que l’innovation, la créativité ne suffit à faire barrage à la normalisation. Encore faut-il qu’elle s’ancre dans le projet associatif ou de l’ESS. Concrètement, cette difficulté renvoie à l’articulation entre l’expression des créativités personnelles et l’adoption, par l’association, d’une innovation. Sandrine Rospabé, Hélène Le Breton, Emmanuelle Maunaye montrent dans leur article sur les coopératives jeunesse de services (CJS) que celles-ci sont fondamentalement des lieux d’apprentissage par la pratique. L’entreprise de l’ESS est aussi un lieu d’éducation qui se caractérise par la participation des acteurs concernés, l’importance du collectif, l’inscription dans la durée. La créativité se définit ici à la fois comme effectuation personnelle et comme source de l’action collective. Comment ne pas penser à l’utopie sociétaire de Charles Fourier, dont le projet phalanstérien consiste essentiellement à libérer le travail par la réalisation des passions ? Le bonheur au travail, selon Fourier, transforme les relations entre les personnes et accroît la productivité. Mais il appartient à la société de permettre cette libération des talents : en effet, l’amour du travail est possible à la condition que la société le rende aimable. En fin de compte, la résolution de la tension entre normalisation et créativité passe par une animation initiée par l’association, et particulièrement par celles et ceux qui ont la responsabilité de son projet, c’est-à-dire les administrateurs, et destinée à chaque membre, bénévole, salarié, pour qui la participation au projet collectif est également un accomplissement personnel.

Peut-être est-ce cette équation que parvient à réaliser l’expérience de sacs écologiques décrite par Bouhdoud Ouafaa à Kenitra (Maroc) et que n’a pas su maintenir, selon l’analyse avertie de Marcel Hipszman, The Co-operative Bank (Grande-Bretagne), fameuse institution fondée il y a cent cinquante-cinq ans par la non moins fameuse Cooperative Wholesale Society de Manchester, initiée par les tisserands de Rochdale. Howarth, au secours !