Corps de l’article

N. Moreau : On parle beaucoup de la psychologisation de la société. Est-ce un phénomène nouveau?

D. Martuccelli : Question difficile. Si on se place dans une tradition historique, il est évident que depuis la fin du XIXe siècle au moins, une certaine modalité de la modernité a été associée à ce que certains appelaient une montée de la subjectivité, d’autres, un psychologisme au sens large du terme; c’est-à-dire que la perception qualitative et l’importance accordée aux états subjectifs deviennent des éléments majeurs de la perception collective. Dans cette perspective, il y a peut-être une inflexion, au sens d’une radicalisation, d’un processus qui a au moins un peu plus d’un siècle, mais nous sommes dans une continuité. En revanche, il est évident que dans certains domaines de l’intervention sociale, il y a eu un déplacement dans les années 60, 70 — qui par la suite n’a pas été remis en question — d’une certaine approche plus environnementale ou contextualiste, qui accordait davantage de place aux rapports sociaux dans la compréhension de certains phénomènes individuels de souffrance au profit d’un langage et de méthodes d’intervention davantage psychologiques. En conséquence, dans la psychologisation sociale, il faut distinguer deux choses. Premièrement, dans la tradition occidentale, la modernité est indissociable de l’importance accordée aux états subjectifs dans la perception du social et là, nous sommes dans une radicalisation d’une tendance séculaire. Deuxièmement, dans la vie sociale elle-même, il y a eu effectivement une multiplication des dispositifs d’intervention qui ont accordé davantage de place à la psychologie, à la méthode de l’interview et même à l’importance de l’intime. Donc, à la fois nouveauté, continuité et inflexion.

N. Moreau : Quelles sont les conditions de l’émergence de cette psychologisation sociale? Comment se manifeste-t-elle?

D. Martuccelli : Je vais partir d’un mouvement qui va faciliter la compréhension. Pendant longtemps — longtemps, ça veut dire l’essentiel du XIXe siècle et une bonne partie du XXe siècle —, pour rendre compte des expériences individuelles, il fallait les insérer dans des mécanismes d’identifications groupales. Dans la tradition européenne, c’est la notion de classes sociales qui résume le mieux cette attitude. C’est-à-dire que la classe sociale était à la fois un opérateur politique en lien avec une évolution macrosociologique d’un ensemble sociohistorique et une référence à des expériences très personnelles. Aujourd’hui, le mouvement analytique que nous devons effectuer comme sociologues pour interpréter notre société est presque l’inverse. Nous devons être capables de rendre compte des phénomènes collectifs à l’échelle des expériences individuelles, c’est-à-dire que le social fait sens par rapport aux expériences individuelles ou bien, il ne fait plus sens. C’est un phénomène qui, encore une fois, n’est pas radicalement nouveau, mais qui prend désormais un visage autre. Pourquoi? Parce que plusieurs évolutions l’alimentent.

Premier point. Je pense que nous vivons dans une société qui, contrairement à ce qu’on dit, facilite une montée ainsi qu’une production structurelle de la singularité. Lorsqu’on pense à la singularité dans l’industrie, on pense au monde artisanal. On pense que le modèle fordiste a éliminé définitivement la singularité des objets. Au contraire, dans le post fordisme, nous sommes désormais dans un rapport beaucoup plus singulier aux objets. Mais cela est aussi visible dans nos pratiques de consommation et, bien entendu, dans nos expériences situationnelles où désormais, ce qui prime, c’est la qualité des moments. Maintenant, notre représentation des liens sociaux n’est plus marquée par l’idée d’une position unique, mais plutôt par un réseautage multiple. Bref, l’idée que nous sommes de plus en plus fabriqués par une singularisation, par une interdépendance différenciée du social, s’impose à nous tous. Structurellement, cela amène à l’obligation de singulariser nos regards. Ce que certains dénomment, à tort, la « psychologisation du social ».

Le second point qui pour moi explique cette psychologisation est évidemment la manière dont la pratique narrative des médias a imposé un récit des événements collectifs. On est passé de héros collectifs anonymes et impersonnels — la classe sociale, les sujets historiques — à des événements qui sont racontés au travers d’histoires personnelles. Et si on n’arrive pas à les cerner ainsi, l’histoire, la grande, reste opaque. Je pense qu’on est là en face d’un phénomène structurel considérable qui est un véritable basculement de nos perceptions sociales.

N. Moreau : L’art fondamental de la sociologie n’est-il pas précisément de faire un récit collectif à partir des récits individuels?

D. Martuccelli : Établir un lien entre les enjeux des sociétés et les épreuves personnelles, c’est la définition que Wright Mills a donné de la sociologie en 1959 et qui me semble toujours d’actualité. Si ce n’est que dans cette adéquation, la sociologie a donné davantage de poids aux identifications collectives qu’aux expériences subjectives. Désormais, le grand défi de la sociologie est de parvenir à rendre compte de la totalité des phénomènes collectifs à l’échelle des acteurs. Si on n’arrive pas à faire cette « traduction », on risque de se cantonner à une sociologie qui, trop prise dans des concepts ou des catégories globales — société, système, globalisation, empire —, se révélera incapable de donner une compréhension adéquate de l’expérience des acteurs.

Trop de sociologues restent attachés aux « cases » sociologiques là où les gens vivent dans un monde de « visages ». Par exemple, le fait que les gens vivent dans un monde de relations humaines de plus en plus psychologisées pose un grand problème à la sociologie. Bien entendu, il y a toujours des positions et des rôles, mais les gens perçoivent davantage les enjeux sociaux au travers des visages, ce qui alimente une véritable psychologisation des conflits sociaux. La phrase de Marx, « on ne combat jamais les individus, on combat des positions dans un système », qui a fini par donner une compréhension structurelle de ce qu’était la vie sociale au XIXe siècle, nous fait aujourd’hui souvent défaut. La singularisation est passée par là. L’autre ce n’est pas un patron, c’est mon patron. Ce n’est pas un homme ou une femme, c’est monconjoint ou maconjointe. Et cette personnalisation du face à face fait qu’évidemment les conflits sociaux sont beaucoup plus difficiles à exprimer, parce qu’on a de moins en moins la capacité à les traiter comme des problèmes de rôles ou des positions structurelles. On les traite de plus en plus comme des problèmes interpersonnels. C’est un des grands visages de la psychologisation en cours de la vie sociale.

S. Lapierre : Quelles seraient les conséquences pratiques de la psychologisation pour l’intervention sociale?

D. Martuccelli : Je vais vous donner une réponse en partant du monde de l’organisation et du travail, autrement dit l’entreprise. Pendant des siècles — cela est presque millénaire, on pourrait remonter aux Grecs si vous voulez —, le propre d’une bonne organisation, c’était une organisation qui avait la capacité de capturer l’énergie des individus pour les mettre au service de l’engrenage institutionnel. L’important, ce n’étaient pas des hommes justes comme disait Aristote, c’étaient des institutions justes. Il suffit de voir comment fonctionnent aujourd’hui les entreprises, donc d’une certaine manière les modes d’intervention et de mobilisation sociale, pour s’apercevoir qu’elles font de plus en plus appel à la mobilisation contrainte de l’énergie individuelle. C’est-à-dire que les organisations cessent parfois institutionnellement de fonctionner, si ce n’est par des énergies individuelles à tour de rôle biodégradables. Il s’agit d’un changement radical de la manière dont opèrent nos institutions. D’où la notion d’implication, de motivation, de responsabilisation, d’où l’importance prise par les souffrances psychiques, sociopsychiques, anxio-dépressives. C’est cela qui explique que la question sociale a tendance à s’exprimer dans le langage de la maladie mentale, c’est-à-dire d’une souffrance. La survie des institutions ne dépend plus forcément d’une logique organisationnelle, elle est renvoyée sur le dos des individus. C’est pour cela que les acteurs sont épuisés parce qu’ils ont l’impression qu’ils portent les organisations. C’est un changement majeur qui ne reçoit pas toujours l’importance qu’il mérite dans l’analyse sociologique.

On peut ajouter un deuxième changement. Les rôles sociaux ont une autre consistance. Il ne s’agit pas, comme cela a parfois été dit, de l’effritement des rôles, car les rôles existent; si on est assistant social, éducateur, etc., on a un rôle à jouer vis-à-vis d’un citoyen, d’un client ou d’un usager, mais du fait que les rôles protègent beaucoup moins la personnalité. Le rôle était un véritable écran qui permettait à l’acteur de se prémunir contre ses états subjectifs; c’est de moins en moins le cas parce que désormais les acteurs sont contraints de s’impliquer davantage. Et du coup, la souffrance — pour reprendre ce mot — se répand des deux côtés. C’est-à-dire qu’il y a la souffrance des citoyens, des usagers et des clients, mais aussi celle de l’intervenant social. Et c’est une transformation radicale du monde dans lequel on vit, parce que la souffrance de ce dernier répond à un mode de fonctionnement particulier de l’organisation sociale. L’intervenant a l’impression de porter sur ses épaules le fonctionnement des institutions. Les institutions ne nous protègent plus. Au contraire, elles nous renvoient le problème.

N. Moreau : Est-ce que la nouvelle normativité sociale — normes de responsabilité, d’initiative, d’action, de créativité — va de pair avec cette psychologisation sociale? De plus, j’aimerais connaître votre point de vue sur la différence entre individualisme et subjectivité?

D. Martuccelli : En ce qui concerne le premier point, vous avez profondément raison. On est dans une constellation plurielle de modes d’interventions qui suscitent une implication, sinon plus forte, au moins différente de l’individu. De ce point de vue, je dirais que peu importe le mot choisi — responsabilisation, activation, aveu, mobilisation contrainte ou généralisation de la concurrence entre individus —, on est bien dans une société qui ne tolère aucune forme de retrait individuel. Ne pas participer, ne pas jouer le jeu, voilà la suprême déviance! Il faut que les gens participent. On a vu ainsi se multiplier les dispositifs pour contraindre les individus à participer dans tous les domaines de la vie sociale; pas simplement dans le monde du travail et de la vie politique, mais désormais aussi dans la vie personnelle, familiale, associative. Nous vivons dans des sociétés de mobilisation générale.

La deuxième question est très intéressante parce que l’individu et toutes ces dérives sont des notions polysémiques. Pour moi, je crois que la notion d’individualisme doit être employée dans le sens de Tocqueville, c’est-à-dire une conception du lien social inséparable de la démocratie et de l’égalité qui défend l’idée que l’individu a le droit, non pas forcément de se désintéresser de la grande société, mais d’avoir une vie personnelle et de vaquer à ses affaires. Dans ce sens, l’individualisme qui à l’origine est inséparable d’une tradition libérale est devenu la liberté de pouvoir s’intéresser de façon légitime à des choses qui sont soustraites à l’intérêt collectif. C’est cela l’individualisme que Tocqueville — déjà! — différencie soigneusement de l’égoïsme. En effet, l’égoïsme, le goût immodéré pour soi-même, a toujours existé. Tandis que l’individualisme, toujours selon Tocqueville, est un sentiment paisible. Ce qui avait été nié avant le XIXe siècle, voire condamné par une certaine tradition républicaine depuis les Grecs jusqu’à Montesquieu, devient quelque chose de légitime au XIXe siècle. Les intérêts personnels deviennent légitimes. Nous sommes tous, de ce point de vue, des individualistes libéraux. Pour le dire de manière familière, nous voulons qu’on nous fiche la paix! C’est un acquis de notre modernité et revenir là-dessus nous semble quelque chose d’inacceptable.

La subjectivité — là encore, il y a une polysémie très forte selon les auteurs — renvoie pour moi à une dimension très particulière de l’individu, c’est-à-dire pas simplement aux états psychologiques, aux états cognitifs, aux vies intérieures au sens large du thème; c’est une aspiration produite par la modernité, celle de sentir une partie de nous-mêmes échapper à l’emprise du social. Pour définir cela rapidement, je dirais que c’est la sécularisation de l’âme des chrétiens. En effet, dans la tradition occidentale l’âme a été une partie non sociale à l’intérieur de nous-mêmes. La subjectivité exprime une idée voisine, c’est-à-dire que c’est quelque chose que nous voulons avoir en nous et que nous ne voulons pas réduire au social. La subjectivité est un état de fuite, une dimension qui s’exprime par moments, lors de crises, des moments de souffrance ou d’échec, de périodes de vide bien sûr, mais aussi dans des phases d’exaltation amoureuse. La subjectivité est ce sentiment et ce projet : il y a en nous quelque chose qui échappe au social.

N. Moreau : Est-ce qu’on est en face d’une nouvelle figure anthropologique de l’individu, d’un individu psy ou encore, pour faire référence à Gauchet, d’un nouvel âge de la personnalité? Ou est-ce que finalement cette prise en compte du psychologique est le produit des normes sociales, d’une société postdisciplinaire, postmoderne?

D. Martuccelli : C’est encore une question difficile. On peut dire que le verre est à moitié plein et à moitié vide puisqu’il y a des continuités évidentes, mais aussi des inflexions contemporaines. Cependant, je ne suis pas sûr de l’utilité de la thèse de la mutation anthropologique. D’ailleurs, c’est un mode de raisonnement très en vogue dans les sciences sociales. Le premier à l’avoir formulé avec la radicalité nécessaire est David Riesman en 1950 lorsqu’il distingue trois types de personnalité. La triade de Gauchet s’inspire d’ailleurs pour beaucoup de celle de Riesman : c’est l’idée qu’il y a un lien direct entre une transformation des rapports sociaux et une transformation des types de la personnalité.

Énoncée de cette manière, la thèse est plausible. Cependant, décrire l’adéquation précise existant entre un changement de société et l’apparition d’une nouvelle figure de l’individu est un exercice hautement hasardeux. Du coup, dans ce type de démarches il y a souvent un arbitraire très grand. On va prendre par exemple un type de maladie mentale, plus ou moins corrélé à une plus grande fréquence statistique, et on va en faire une sorte de métaphore pour décrire, sous la forme d’une maladie d’époque, une période sociétale. Or, c’est une procédure que je trouve souvent très arbitraire. C’est comme en analyse littéraire prendre un film ou un livre et en faire l’explication d’une époque. C’est brillant parfois. C’est souvent intelligent. Mais c’est très contestable méthodologiquement. Pourquoi ce livre? Pourquoi ce film? Pourquoi cette maladie et pas d’autres? L’exercice est d’autant plus discutable que dans l’histoire de la sociologie et de ses liaisons « adultères » avec la psychologie, il y a eu un grand nombre de maladies qui à tour de rôle ont incarné la maladie d’une époque : la névrose, la schizophrénie, le narcissisme, la dépression, etc. Du coup, on a l’impression souvent qu’il ne s’agit que d’une démarche métaphorique qui ne permet pas véritablement de décrire le fond des choses.

Tout autre chose est le fait qu’à un moment donné, on assiste d’un côté à une vulgarisation plus ou moins généralisée du langage psychologique et de l’autre, à la consolidation des modes d’intervention qui sollicitent activement la subjectivité des individus. C’est la rencontre de ces deux ordres de fait qui est à la racine, me semble-t-il, de ce qu’on appelle la psychologisation du social.

N. Moreau : Est-ce que Des maux indicibles. Sociologie des lieux d’écoute de Didier Fassin se situe dans cette perspective?

D. Martuccelli : C’est un bel exemple de la transformation de certains dispositifs sociaux. On est dans un rapport plus compassionnel au social. Les traductions en sont d’ailleurs diverses : victimisation, harcèlement, dépendance, etc. Cela peut s’exprimer aussi dans le recyclage d’anciennes notions marxistes, comme l’aliénation ou encore l’apparition de ces hybrides idéologico-nosologiques comme la souffrance ou le burn-out qui, tout en étant des catégories socio psychologiques, font primer les dimensions sociales sur le psychologique. Ce que ces dispositifs signalent, c’est une transformation de la manière dont la société opère sur elle-même et de la manière dont la société mobilise les individus.

N. Moreau : En travail social, on assiste au développement de l’accompagnement. Par exemple, la sociologue Dahlia Namian a montré qu’aujourd’hui, le bon itinérant était celui qui parlait de soi et le mauvais itinérant était celui qui était centré uniquement sur ses besoins primaires, manger et dormir. Autrement dit, de nos jours, même l’itinérant doit mettre son moi en scène.

D. Martuccelli : Au coeur du processus d’individualisation contemporain réside en effet cette injonction institutionnelle voulant que les individus livrent un récit biographique sur eux-mêmes. Au travers de cette sollicitation d’ailleurs, la psychologisation du social se prolonge dans une personnalisation de l’intervention sociale. C’est-à-dire que de plus en plus, le service à la personne ou le service social doit se faire véritablement sur mesure; ce qui demande en retour une implication grandissante de l’acteur. Le processus est bien entendu profondément ambivalent : à la fois un dispositif possible d’émancipation et un formidable mécanisme d’assujettissement personnel. En tout cas, si l’intervention sociale se personnalise, c’est aussi parce qu’il y a une demande de la part des individus d’être accompagnés de manière personnalisée et parce que l’accompagnement est un nouveau mode de gouvernement des individus.

Bien entendu, et c’est quelque chose qu’il ne faut jamais négliger, si les institutions prônent chaque fois davantage le discours de la personnalisation, d’un suivi à la carte, sur mesure pour chaque individu, elles n’ont pas bien souvent les moyens de les mettre en place. Et donc, il y a une dissociation très forte entre le discours normatif ou idéologique de l’institution et la pratique réelle. Mais même dans ce dernier cas de figure, cette nouvelle normativité a des conséquences importantes dans la vie sociale.

S. Lapierre : Cela ne se manifeste-t-il pas de façon particulière auprès de différents groupes? Lorsqu’on fait référence à l’accompagnement, à la subjectivité de l’individu, est-ce que là on ne parle pas davantage d’intervention auprès de classes plus favorisées? Quand on parle d’intervention, de service social, on travaille majoritairement auprès d’un groupe auquel on impose un type d’intervention et l’on ne parle vraiment pas de leurs besoins ou de leur subjectivité. On est plutôt dans le contrôle social.

D. Martuccelli : Je suis d’accord avec vous, sauf que dans les deux cas, ce qui est intéressant, c’est la mascarade idéologique qui est utilisée. L’accompagnement pour les milieux favorisés se traduit souvent par l’octroi d’un supplément de temps à la personne. Pensons par exemple aux dispositifs d’aide aux cadres qui sont au chômage : on leur enjoint de faire des bilans de compétences ou de suivre de nouvelles formations, bien entendu, mais on met aussi souvent en place des dispositifs leur permettant de souffler, de respirer, avant de les remettre sur les rails. Les mêmes dispositifs, lorsqu’ils sont appliqués à des chômeurs faiblement qualifiés négligent ce dernier aspect : l’injonction de retour à l’emploi devient plus pressante, il faut que l’acteur accepte n’importe quel type d’emploi et dans les plus brefs délais. Dans les deux cas, la question sociale passe par un traitement plus personnalisé des uns et des autres, mais ce traitement prend bien évidemment des visages différents selon les groupes sociaux. Et n’oublions pas bien sûr que les membres des classes moyennes sont davantage en osmose avec le langage psychologique utilisé dans ces dispositifs que certains membres des classes populaires.

S. Lapierre : Dans notre travail quotidien, on forme des intervenants sociaux qui vont concrètement aller travailler sur le terrain, faire de l’intervention. Est-ce que les intervenants renforcent nécessairement cette tendance à la psychologisation? D’autre part, est-ce qu’il y a des moyens pour les intervenants sociaux de résister à cette tendance-là?

D. Martuccelli : C’est une question très importante parce que le travail social au sens large et les intervenants sociaux constituent un milieu professionnel qui a une forte tendance à la culpabilité, c’est-à-dire à croire toujours qu’ils sont les « supports » du système, qu’ils sont là pour faire le sale boulot et parfois, effectivement, malgré leur bonne volonté, ils deviennent une sorte d’armada au service du maintien de l’ordre social. Dans ce sens, il s’agit d’un milieu professionnel qui vit avec une mauvaise foi permanente.

Or, lorsqu’on analyse les choses, il est évident qu’il existe une quantité de personnes qui ont eu des problèmes sociaux et qui ont été soignées, aidées, accompagnées et qui se sont senties mieux grâce à une intervention psychiatrique, psychologique ou du travail social; de chômeurs qui ont retrouvé une vie professionnelle et parfois personnelle, grâce à une intervention sociale; de personnes, de femmes en difficulté, d’enfants violentés qui ont pu changer leur itinéraire grâce à l’intervention sociale. La culpabilité si fréquente dans ce milieu professionnel ne fait absolument pas justice à la réalité de bien de leurs interventions ordinaires.

Cela étant dit, il y a des moments — des seuils — au-delà desquels la machine dérape. Autrement dit, plutôt qu’un problème structurel insurmontable, il vaut mieux essayer de raisonner en termes de seuils qu’il est impératif de ne pas dépasser, sous peine d’enliser l’intervention sociale dans son côté obscur. À ce sujet, deux pistes sont, me semble-t-il, à explorer.

La première piste : nous avons de plus en plus besoin, et c’est le bon côté de la psychologisation ou de la personnalisation de l’intervention sociale, de mettre en place des dispositifs qui parviennent à mieux singulariser les situations. Pendant longtemps, on a eu une vision trop standardisée de l’intervention sociale : les protocoles s’appliquaient à peu près de la même manière à tout le monde, la justice se faisait avec les yeux bandés pour reprendre une image d’Épinal. Aujourd’hui, nous avons besoin de mieux connaître l’incroyable singularisation des contextes d’action des différents acteurs. Et du coup, cela suppose un supplément de connaissance et d’entrer davantage dans la vie des individus et, en conséquence, un surplus de danger pour les libertés personnelles. Mais en même temps, une efficacité de l’intervention publique suppose aujourd’hui ce type d’ingérence. Et là, il y a un vrai problème, une tension et une contradiction que chaque praticien doit gérer dans sa pratique personnelle. Cette gestion est indispensable. On ne pourra pas revenir en arrière parce qu’il y a une demande à être traité en adéquation avec son profil personnel, une demande croissante de singularisation. L’égalité est indispensable, mais insuffisante. On ne reviendra jamais sur la vision de l’égalité, mais elle est insuffisante parce que les gens demandent de plus en plus d’interventions personnalisées. Le premier seuil est à ce niveau : épouser le besoin croissant de singularisation des analyses et des interventions, mais être attentif à que cela n’assujettisse pas davantage les individus.

La seconde piste : malgré ses lourdes tendances à la psychologisation de ses interventions, le travail social est aussi un milieu capable, du moins virtuellement, de jouer un rôle de porte-parole de détresses collectives. Par manque de ressources, par dépendance vis-à-vis des aides publiques ou par fragmentation, les populations fragiles ont généralement une faible capacité de mobilisation et ne peuvent dès lors que très difficilement se constituer en tant qu’actrices, et notamment comme actrices collectives. Ce qui est une entrave importante dans leur capacité à défendre leurs droits. Dans ce contexte, le travail social pourrait devenir — devrait devenir — un porte-parole des exclus. Bien entendu, l’opération est risquée. L’utilisation des malheurs des autres pour les petits profits matériels de ce groupe professionnel constitue un danger réel, mais la situation objective des populations fragilisées est souvent telle que c’est aussi une voie possible d’intervention. Il faut que les acteurs fragiles cessent d’être la part maudite de nos sociétés; que leurs demandes soient entendues, que leurs droits soient respectés. Cela dessine bien entendu le second seuil : tant que l’on se limite à un simple rôle professionnel, on trahit cette vocation plus citoyenne du travail social; lorsqu’on l’investit, les dangers d’instrumentalisation corporatiste sont bien réels.

N. Moreau : Dans La société du Malaise, son dernier ouvrage, Alain Ehrenberg écrit : « Le souci pour la subjectivité et l’ancrage de l’autonomie alimentent l’idée que nos sociétés font face à un triple processus de désinstitutionalisation, de psychologisation et de privatisation d’existence humaine. Ces «-isation» en tout genre nous disent surtout une chose : la vraie société, c’était avant. Les souffrances seraient causées par cette disparition de la vraie société, celle où il y a avait de vrais emplois, de vraies familles, une vraie école et une vraie politique, celle où l’on était dominé, mais protégé, névrosé, mais structuré. » Lorsqu’on parle justement de psychologisation ou de médicalisation, n’y a-t-il pas un danger d’une nostalgie, d’un retour à une société disciplinaire?

D. Martuccelli : Oui, mais je dirais que ce danger, il faut le comprendre sur le plan de la narration collective. La modernité est née en inventant un passé qui était perçu comme un bloc, à savoir la communauté ou la tradition; en revanche, les sociétés modernes, elles, et depuis la fin du XIXe siècle, seraient plus différenciées, contradictoires, inconsistantes. Ce récit se reproduit immanquablement depuis un siècle et demi. Ce qui est étonnant, c’est la permanence de cette illusion : l’idée que nous vivons dans une époque charnière, où le vieux meurt et le nouveau tarde à naître. C’est cela la philosophie contenue dans la phrase d’Ehrenberg, c’est-à-dire la plus constante expérience de la modernité : le monde était solide derrière nous et le monde devient évanescent aujourd’hui. Or, le monde n’a jamais été solide hier et le monde n’est pas si évanescent aujourd’hui. C’est dans la continuité qu’il faut repérer les inflexions, c’est-à-dire la plus ou moins grande radicalité des changements de cap. Pour échapper à cette illusion, il est indispensable que l’analyse sociologique s’insère dans une perspective historique. Il faut replacer nos perceptions contemporaines dans une perspective historique de longue haleine.