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« Il y a beaucoup de remèdes pour lesquels on ne connait pas de maladie. Mais heureusement, la recherche continue. »

Pierre Légaré, humoriste

Résister aux dérives du courant actuel de la médicalisation représente un enjeu de taille pour les intervenants des réseaux de santé. Peter Gotzche invite à cette résistance dans Remèdes mortels et crime organisé — Comment l’industrie pharmaceutique a corrompu les services de santé (v.o. Deadly medicines and organized crime — How big pharma has corrupted healthcare [2013]). L’auteur y décrit notamment comment les mécanismes par lesquels la profession médicale, les milieux de recherche et les agences gouvernementales de régulation du médicament agissent sous l’influence des grandes puissances de l’industrie pharmaceutique.

Gotzche entend démontrer que par des procédés criminels et frauduleux quelques grandes corporations pharmaceutiques ont été responsables d’un nombre de morts plus considérable que toute autre organisation occidentale liée au crime organisé. S’appuyant sur une abondance de références tirées de revues scientifiques et médicales de prestige, l’auteur expose diverses « histoires d’horreur » qui mettent en cause la promotion et la vente de produits et de traitements médicaux.

L’ouvrage s’ouvre sur quelques notes biographiques. Jeune professionnel arrivant sur le marché du travail, Gotzche a été lui-même impliqué dans un effort de mise en marché massive de certains médicaments sous de fausses représentations. Quelques années plus tard, il collabore à la mise sur pied de la Collaboration Cochrane, une organisation comptant plus de 37 000 membres issus des milieux de la recherche et des professions médicales dans plus de 130 pays et qui unissent leurs efforts pour produire des révisions indépendantes de recherches. L’organisme ouvre un accès public à un large éventail de données sur la santé et sur les meilleurs traitements. Ses membres ont tenu leur congrès international à Québec en 2013.

Au fil de la lecture de Remèdes mortels et crime organisé, on découvre la réalité de l’emprise des compagnies pharmaceutiques, entre autres : des études cliniques tronquées ou falsifiées; des conflits d’intérêts au sein des périodiques scientifiques; une corruption des agences gouvernementales de régulation; une rétention des données de recherche; et une pluie abondante de faveurs et de cadeaux inondant l’ensemble du milieu médical. Gotzche appuie ses constats sur des exemples aisément repérables. La prédominance des essais pharmaceutiques commandités et dirigés par l’industrie serait le premier obstacle à une recherche rigoureuse. Progressivement, la corruption s’installe au sein des milieux universitaires et des revues spécialisées, générant notamment l’indignation et la démission de certains chercheurs et rédacteurs en chef soucieux d’intégrité professionnelle et de protection du public.

Les questions que pose cet ouvrage font suite à un travail d’analyse critique des systèmes qu’on associe à l’approbation et à la mise en marché des médicaments. Certains de ses chapitres s’attardent sur des enjeux plus spécifiques. Qu’il s’agisse des aérosols contre l’asthme, des médicaments antitussifs, des anti-inflammatoires (AINS), des antidépresseurs ou des substances devant régulariser l’hypertension, Gotzche affirme que la plupart des médicaments mis sur le marché génèrent plus d’effets néfastes que de bienfaits pour la santé. Selon lui, très peu de patientes ou de patients en tirent des avantages.

Les 21 chapitres de Remèdes mortels et crime organisé présentent des faits et une argumentation fondée sur une abondance de références dans un style où l’indignation est à peine retenue. Pour Gotzche, il y a déjà longtemps que le contrat social entre les chercheurs et les patients a été rompu (chapitre 5 et suivants) en vertu des nombreux conflits d’intérêts qui ont infecté les périodiques médicaux les plus influents. Les organismes de régulation de plusieurs pays auraient failli à leur mission et à leurs obligations envers les patients, notamment en se faisant complices des entraves à l’accès au public d’une quantité importante de données de recherche. L’auteur va plus loin (chapitre 12 et suivants) en rapportant des exemples « d’histoires à succès » commercial à partir d’études frauduleuses et autres mensonges. Il expose en détail les conséquences dramatiques sur l’état de santé des populations concernées. Les chapitres 17 et 18 analysent la construction du mythe du déséquilibre chimique des substances psychotropes les plus populaires, expliquant l’étendue de leurs effets délétères. La généralisation de certains traitements auprès des personnes âgées et des enfants y est énergiquement dénoncée. À l’aide d’exemples, l’auteur s’insurge contre une industrie qui incite sciemment les enfants au suicide par la prise de substances dont les effets les plus dangereux ont été frauduleusement camouflés. D’ailleurs, l’auteur rappelle aussi que les journalistes et les associations de patients ne sont pas exempts de corruption et de conflits d’intérêts.

Remèdes mortels et crime organisé se termine sur une argumentation en dix points à la faveur d’une prise de conscience voulant que « nos médicaments nous tuent à un rythme horrifiant » (p. 363). Des recommandations sont formulées pour promouvoir des choix de société plus éclairés, entre autres, quelle doit être une utilisation optimale et rationnelle du médicament, et à quel prix, ou quels modèles d’encadrement doit-on privilégier pour les études cliniques, la régulation des médicaments, l’accessibilité des données cliniques, la prévention des conflits d’intérêts, les consignes de pratique? Sur le terrain, les guides de pratique médicale doivent faire l’objet d’une distance critique avec les intérêts financiers à la source d’une consommation effrénée de médicaments.

Deux ans après sa sortie, Remèdes mortels et crime organisé continue à susciter des débats, des prises de position et des remises en questions de la validité de ce qu’on appelle la « science établie » dans ce champ de recherche trop souvent l’objet d’une promotion complaisante entachée de biais, notamment dans les grands médias. L’ouvrage arrive à point et complète efficacement un ensemble de moyens de communication, de conférences ou de formations qui enrichissent au fil des mois les données disponibles en ligne. Quels sont les bénéfices réels des médicaments que nous consommons? Au final, est-ce que la consommation de médicaments psychiatriques cause plus de torts que de bien? Voilà des débats qui se poursuivent actuellement et que l’on peut suivre dans des séquences vidéo sur Internet, avec la participation active de l’auteur.

Il s’agit là de précieux outils de sensibilisation pour tout intervenant désireux d’agir avec vigilance dans un contexte où les réseaux de santé et de services sociaux voient la médicalisation de la souffrance gagner du terrain, notamment chez les femmes, les enfants, les personnes âgées et les personnes itinérantes ou marginalisées. Remèdes mortels et crime organisé incite à garder en mémoire la nécessaire mission de protection du service social comme instrument de résistance et de lutte pour d’autodétermination. L’augmentation du pouvoir de décision des personnes concernées s’appuie sur une large diffusion de ce type d’informations.

L’exercice de la médecine doit être vu dans le contexte d’une société de droits où toutes et tous ne sont pas égaux : une telle étude demeure partielle et incomplète s’il n’est pas fait mention notamment de la longue histoire d’oppression vécue par les femmes et leurs luttes persistantes pour retrouver et préserver une certaine maitrise sur leur corps et de leur santé. Là où le service social peut contribuer un certain rééquilibre, c’est dans un engagement constant avec les personnes et les collectivités concernées pour des services de santé qui tiennent compte des facteurs de pauvreté, de marginalisation et d’oppression touchant des groupes disposant de peu de pouvoirs face à l’appareil médical.

Parmi les quelques lacunes de ce livre, signalons le peu d’espace accordé aux déterminants sociaux de la santé à la base des réalités étudiées. On n’y trouve aucune mention des conditions de pauvreté et de dénuement menant les personnes à consommer toujours davantage de médicaments, éléments qui contribuent aux fléaux dénoncés dans l’ouvrage. La compréhension des dérives causées par une approche néolibérale de l’organisation des soins de santé est peu explicite. De plus, quelques données reliées plus spécifiquement au contexte canadien eurent enrichi cette édition traduite ici. La révolution proposée par l’auteur gagnerait aussi à inclure ou à suggérer une solide complicité avec des partenaires actifs pour une approche citoyenne de la santé. L’autodétermination de la personne et la remise en question de son rôle de « patient » restent des concepts à mieux illustrer en lien avec cette intéressante analyse. La santé mentale y tient une place importante; plusieurs liens avec d’autres ouvrages similaires restent à faire; pensons aux travaux de Saint-Onge (2008; 2013) ainsi qu’aux nombreuses publications des réseaux de « Mad Studies », au Canada et à l’échelle internationale, à l’exemple de « Mad in America ».

Pour conclure, Remèdes mortels et crime organisé permet de mieux comprendre les intérêts sous-jacents d’une médecine toute-puissante lorsqu’elle opprime sous le couvert d’une bienveillante coercition. À la collusion de différents intérêts privés se juxtaposent des dénis de droits qu’il convient de mettre davantage en lumière. Gotzche fait la démonstration des dommages considérables qu’a entrainés l’aveuglement d’un ensemble d’acteurs se prétendant les gardiens de la connaissance scientifique et des données probantes pour le maintien et la promotion de la santé. Il s’agit là d’une faillite dont il convient de tirer des leçons pour mieux s’engager dans l’action.