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Introduction

En France, les femmes et les hommes n’occupent pas les mêmes emplois et ils ne connaissent pas les mêmes problèmes de santé au travail (Couppié et Épiphane, 2006 ; Meron et Maruani, 2012). Onze domaines professionnels sur vingt-trois comptent plus de 60 % d’hommes (les bâtiments et les travaux publics, la mécanique et le travail des métaux, l’informatique, etc.), tandis que seulement cinq comptent au moins 60 % de femmes (services aux particuliers, santé et action sociale, culturelle et sportive, etc.) (INSEE 2012). On demande plus souvent aux hommes des efforts brefs et intenses, et aux femmes de la minutie, de la rapidité, de l’acuité visuelle et de la concentration (Kergoat, 1982). Ainsi, les hommes nettoyeurs conduisent les machines (17 %, contre 2 % de leurs homologues féminines) et portent les sacs (15 % contre 4 %), tandis que les femmes lavent les toilettes et passent le chiffon. Dans le découpage de viande, les hommes découpent les carcasses à la tronçonneuse et portent plus souvent des charges, tandis que les femmes découpent plutôt les filets de poulet au couteau : 42 % d’entre elles (mais 27 % des hommes) effectuent des gestes répétitifs avec un temps de cycle de moins d’une minute (Guignon, 2008).

Autrefois minimisés, les problèmes de santé des travailleuses commencent à alerter les autorités françaises. En 2012, les hommes sont concernés par deux tiers des 650 000 accidents de travail en France. Toutefois, entre 2001 et 2012, le nombre d’accidents du travail des hommes a diminué de 23 %, alors que celui des femmes a augmenté de 20 % (Chappert et Therry, 2014). En 2012 toujours, le nombre de maladies professionnelles déclarées des femmes (à 80 % des troubles musculo-squelettiques) équivaut à celui des hommes, mais progresse deux fois plus vite depuis onze ans. En 2007, le taux de fréquence des maladies professionnelles (pour 10 millions d’heures travaillées) des femmes était de 16,5, contre 13,5 pour les hommes (Euzenat, 2009). Les maladies d’origine professionnelle des travailleuses françaises sont principalement reconnues comme étant des troubles musculo-squelettiques (TMS), alors que celles des hommes comprennent aussi des cancers (CNAMTS, 2012). Les ouvrières sont quatre fois plus souvent indemnisées pour les TMS que les ouvriers. À secteur d’activité donné, les ouvrières ont toujours plus de TMS reconnus que les ouvriers (Euzenat, 2010).

Au Québec aussi, les femmes et les hommes ne sont pas présents dans les mêmes secteurs ni dans les mêmes professions (Asselin, 2003).

De plus, pour une même profession, l’activité de travail des femmes peut être très différente de celle des hommes (Calvet, Riel, Couture et Messing, 2012). Ces tâches sont fréquemment étiquetées « lourdes » pour les hommes et « légères » pour les femmes. Comme cela a été suggéré par Vézina et ses collègues (1995), le travail des hommes tend à être « limitant » (menant à une surcharge apparente), alors que celui des femmes est « usant » (menant à des maladies). En somme, la division du travail selon le genre et les représentations erronées de la pénibilité des tâches ainsi réparties peuvent entraîner des problèmes de santé pour les femmes et les hommes (Messing, 2000 ; Messing et Elabidi, 2003).

Il faut donc réfléchir à des manières de protéger la santé au travail en tenant compte du genre. Or, c’est la discipline de l’ergonomie qui a pour mandat de « comprendre le travail pour le transformer » (Guérin, Laville, Daniellou, Durafourg et Kerguelen, 2006). La transformation est au coeur de l’ergonomie telle qu’on l’enseigne dans les universités francophones, et la conduite de ce processus fait l’objet d’enseignements et de publications (Guérin et coll., 2006 ; St-Vincent et coll., 2011). La définition même de l’activité de l’ergonome est centrée sur la transformation :

L’ergonome cherche à identifier, au niveau du cadre de travail, les éléments dont la transformation pourra permettre une augmentation de cet espace de régulation nécessaire au maintien d’un équilibre dans le travail. De multiples améliorations du cadre de travail permettent d’élargir la marge de manoeuvre, qu’il s’agisse des possibilités d’ajustement d’un poste de travail, du contrôle du rythme de travail, de l’entretien des outils, de la qualité des relations entre collègues, de la formation reçue, etc.

Vézina et Chatigny, 2013 : 1

Ainsi, les théories développées en ergonomie comportent toujours, au moins implicitement, la notion de transformation, et les conditions et les modalités de transformation ont été souvent discutées dans les écrits scientifiques (Antle et coll., 2011 ; Major, 2011).

Une partie essentielle du travail de l’ergonome est l’observation de l’activité « réelle » de travail. L’ergonome doit saisir ce que les travailleurs font, ce qui peut comprendre des gestes inconscients, des activités prohibées ou des détails souvent oubliés dans une entrevue. Il est essentiel pour l’ergonome qu’il, elle puisse comparer l’activité prescrite par l’employeur avec ce que la travailleuse ou le travailleur est obligé de faire pour assurer la production. Dans le cas des femmes, l’écart est souvent plus grand encore que pour le travail des hommes, en raison de la sous-estimation des capacités des femmes et des exigences de leur travail (Teiger et Bernier, 1990).

Pour observer le travail, il faut forcément entrer dans les entreprises. Mais n’entre pas qui veut dans les milieux de travail, et particulièrement dans l’entreprise privée. Il faut obtenir non seulement le consentement, mais aussi l’appui de l’employeur. Sinon, l’entrée doit se faire par l’entremise d’un organisme (syndicat, service gouvernemental) qui dispose d’un rapport décisif de force auprès de l’employeur. D’où l’insistance, dans les textes fondateurs de l’ergonomie, sur l’identification de la demande d’intervention. C’est-à-dire des forces en présence qui peuvent orienter et appuyer l’intervention (Rabardel, 1998).

Non seulement l’assentiment de l’employeur est-il requis pour assurer l’entrée dans l’entreprise, mais cet accord doit être maintenu tout le long de l’intervention jusqu’à la mise en oeuvre des solutions aux problèmes identifiés. Ainsi, tout langage ouvertement militant ou revendicateur, ou qui peut être interprété comme tel, est proscrit dans l’ensemble des entreprises où nous avons effectué des interventions.

Les études féministes constituent un autre champ d’études qui a une visée de transformation et un grand nombre de ces études concernent les milieux de travail. Mais il n’existe aucun manuel ou processus en études féministes qui soit prescrit pour la transformation des milieux de travail des femmes et des hommes. En effet, la recherche féministe vise davantage à interroger la façon dont les inégalités se perpétuent. Quand on étudie le travail et le genre, on décrit les « rapports sociaux de sexe » (Kergoat 1983), les obstacles que rencontrent les femmes ainsi que l’androcentrisme des disciplines (Forrest, 1993 ; Messing, 2000). On vise à ce que les femmes soient mieux armées (« empowered ») pour transformer les rapports sociaux (Corbeil et Marchand, 2006).

Depuis quelques années, au croisement de ces deux champs (ergonomie et études féministes), il y a bien eu quelques tentatives de développer des interventions visant à transformer la place des femmes dans les milieux de travail (Gonik et coll., 1998 ; Messing et Lippel, 2013). Des ergonomes se sont penchés sur la vision stéréotypée des compétences et sur l’exclusion des domaines occupés par des femmes de la définition des qualifications (Teiger et Bernier, 1990). On a déterminé des étapes précises de l’intervention ergonomique où le genre joue un rôle important (Messing, 1999 ; Vézina et Chatigny, 2013 ; Caroly et Laberge, 2013). Mais on constate un problème dans l’application des études féministes en ergonomie – l’absence de demande sociale portant sur le genre au travail. En Europe comme en Amérique du Nord, les ergonomes transforment le travail, mais sans toucher explicitement à la place des femmes et des hommes au travail. On observe même une résistance à discuter du genre dans les milieux de travail visés par l’intervention ergonomique (Messing et coll., 2006 ; Riel, 2009 ; Vézina et Chatigny, 2013).

Méthodes

La demande originale

Une imprimerie a demandé à l’ARACT de l’aider à cerner un problème d’absentéisme et de conditions de travail dans un atelier en particulier. Lors des échanges avec les gestionnaires, la population féminine a été identifiée comme étant « problématique ». L’ergonome a donc décidé de se servir de l’approche « genre » développée par l’ANACT pour examiner les données de l’entreprise sur les absences, l’âge, l’ancienneté et l’organisation du travail, en l’intégrant à son approche ergonomique habituelle.

L’approche

L’ergonomie a souvent recours à des méthodes mixtes combinant l’analyse du travail par observation et entrevues, l’examen de documents de l’entreprise et des analyses quantitatives de réponses à un questionnaire et de données provenant des dossiers de l’entreprise (St-Vincent et coll., 2011 ; Major, 2011 : chap. viii). L’approche, les instruments et les méthodes utilisés par l’ergonome de l’ARACT (le co-auteur EP) étaient adaptés au terrain et à la nécessité d’effectuer des transformations rapides au vu d’une situation problématique.

Récemment, des chercheurs ont suggéré que l’approche ergonomique puisse se situer dans la production sociale de la santé et de la sécurité du travail, et ils ont proposé un modèle qui représente ce système (Baril-Gingras et coll., 2013). Nous nous sommes inspirées de ce modèle pour analyser les résultats de la présente intervention. Ainsi, nous avons sciemment cherché des déterminants de l’activité sur le plan à la fois micro (aménagements, équipements, etc.), méso (collectif de travail, communications, organisation, etc.) et macro (politiques, lois, stéréotypes, etc.). Nous avons en même temps, à tous ces points de vue, appliqué une approche par le genre et le sexe.

L’ARACT a procédé en vérifiant quatre hypothèses : 1) Il y a une répartition, selon le genre, des emplois et des activités. 2) Les femmes et les hommes ne sont pas exposés aux mêmes conditions d’emploi, ni aux mêmes contraintes temporelles du travail et du hors-travail. 3) Les femmes et les hommes sont exposés à des conditions de travail et à des risques professionnels spécifiques. 4) Les femmes et les hommes ne suivent pas les mêmes parcours en entreprise.

L’ergonome a procédé à une intervention assez classique en ergonomie, couplée à une démarche de vérification des hypothèses. Pour l’intervention, il a étudié la demande de l’entreprise à l’effet de réduire les troubles musculo-squelettiques, puis, à partir d’observations, d’entrevues et d’autoconfrontations, il est arrivé à une série de diagnostics qu’il a validés auprès du personnel et transmis à l’entreprise. Pour vérifier l’hypothèse 1, l’ergonome de l’ARACT a étudié la distribution des emplois à partir des dossiers d’entreprise. Il a observé le travail de 15 femmes à trois postes pendant 20 heures. Pour vérifier l’hypothèse 2, il a consulté les dossiers de l’entreprise pour examiner l’âge et l’ancienneté du personnel, interviewé le personnel et les superviseurs pour comprendre l’horaire de travail, puis interrogé le personnel pour examiner les contraintes du hors-travail. Pour vérifier l’hypothèse 3, l’ergonome a observé le travail des aides à la finition, choisies parce qu’il y avait là à la fois le plus d’absentéisme et la plus grande concentration de femmes. Il a comparé ce travail avec celui des conducteurs de machines, aides-conducteurs et massicotiers, choisis parce qu’ils travaillaient dans le même atelier, mais aussi parce qu’il s’agissait presque exclusivement d’hommes. Aussi, il a examiné les dossiers de production de l’entreprise pour voir comment les exigences du poste d’aide à la finition avaient évolué dans le temps. Pour vérifier l’hypothèse 4, il a examiné les dossiers de l’entreprise pour un atelier, celui des aides à la finition, afin de détailler les entrées et sorties de personnel.

Description de l’entreprise et du contexte

L’entreprise d’imprimerie emploie 440 salariés, répartis en cinq établissements. L’intervention concernait l’un de ces cinq établissements, qui fait l’impression et la reliure de livres et de catalogues et qui emploie 225 personnes, dont 36 % sont des femmes. Les activités de cet établissement se font dans deux ateliers : un pour l’impression et l’autre pour la finition. La demande de l’entreprise portait sur ce dernier atelier, où l’on assemble les pages précédemment imprimées à l’aide de machines de collage qu’il faut alimenter.

L’entreprise motivait sa demande à l’ARACT par des plaintes de salariés souffrant de douleurs et par un taux élevé d’absences du travail. Puisque cette demande concernait surtout les travailleuses, l’ARACT y a vu l’occasion d’une analyse selon le genre.

Examen de documents

L’entreprise a mis à la disposition de l’ergonome un grand nombre de documents, dont une liste nominative des salariés, comprenant la mention du genre, de l’âge et de l’ancienneté, ainsi que l’historique des postes occupés. Elle a aussi rendu disponibles la liste des maladies professionnelles et des accidents de travail ainsi que le nombre de jours d’absence pour maladies (non déclarées comme professionnelles) ou pour accidents de trajet, selon le poste.

Observations

Les observations ont été conduites par l’ergonome pendant une période de 20h aux mois de janvier et février 2010. Il a également interviewé une vingtaine de salariés, quatre chefs d’atelier, trois représentants de services de support, deux représentants du service des ressources humaines dont le directeur du service, et trois représentants syndicaux. Les entrevues ont porté sur les conditions de réalisation du travail, leur évolution dans le temps, l’organisation du travail, et les parcours professionnels. Un comité de pilotage paritaire (employeur-salariés) a été mis en place, composé de la direction, de représentants de l’encadrement, de représentants des salariés dont certains membres syndiqués). Sur le comité il y avait quatre hommes gestionnaires, un homme conducteur et deux femmes aides de finition. Périodiquement, l’ergonome a rencontré le comité de pilotage pour valider les résultats des collectes de données.

Questionnaire

Un questionnaire a été envoyé aux 63 salariés de l’atelier de finition. Une proportion de 43 % d’entre eux ont retourné le questionnaire, dont 75 % des femmes et 31 % des hommes, une différence significative (p < 0,001, chi carré). On a interrogé ces salariés sur leur âge et leur ancienneté, et on leur a montré un schéma corporel (Kuorinkka et coll., 1987) assorti de cases correspondant aux parties du corps. On a demandé à ces personnes de cocher « les cases qui correspondent aux endroits où [elles ont] mal... douleurs causées par [leur] activité de travail ». On a également demandé aux salariés d’indiquer l’année approximative d’apparition de leurs douleurs.

Résultats

Hypothèse 1 : Division du travail et de l’emploi selon le genre

L’atelier de finition emploie 63 personnes en 2009, dont 26 femmes (41 %) (voir le tableau 1). Dix-sept de ces femmes (65 %) sont concentrées dans le poste d’aide de finition, où elles constituent 71 % du personnel. Trois des quatre ouvriers de finition sont des femmes ; les trois employées administratives ou agentes de service et les quatre opératrices de couture n’ont aucun collègue masculin. Parmi les autres titres de poste, seul le poste de « conducteur/trice » compte des hommes et des femmes (une conductrice d’assembleuse). Les quatorze autres conducteurs de machines sont des hommes ainsi que les quatre aides-conducteurs de machines, les deux massicotiers, les trois manutentionnaires, les trois caristes et les trois chefs ou contremaîtres. En résumé, les femmes occupent cinq postes parmi les onze, les hommes en occupent neuf ; 96 % des femmes sont affectées à des postes où il y a plus de 70 % de femmes ; 78 % des hommes sont affectés à des postes où il y a plus de 70 % d’hommes.

Lors des entrevues, les gestionnaires ont montré qu’ils étaient conscients de cette division du travail, qu’ils attribuaient aux exigences physiques du poste. On a aussi invoqué le fait que les femmes avaient plus de problèmes de santé : « Un conducteur est irremplaçable, la formation est longue... les arrêts de travail sont trop fréquents chez les femmes pour qu'on les mette sur ces postes. » On a également invoqué le manque de compétence des femmes : « Dans l'atelier pliage, il y a des femmes conductrices, c’est normal, il y a moins de responsabilités : si on “foire” une feuille, c'est moins grave que si on “foire” un livre. » Aussi, les femmes étaient moins qualifiées parce que… elles n’avaient pas eu accès à de la mobilité jusque-là : « Pour être conducteur, il faut avoir fait un peu de tous les postes avant. »

Division de l’activité de travail

Un livre est composé de plusieurs cahiers empilés les uns sur les autres et assemblés avec la couverture grâce à un procédé de collage. L’atelier de finition est donc chargé d’effectuer ces opérations à partir des cahiers imprimés par leurs fournisseurs, c’est-à-dire les ateliers d’impression internes ou externes.

Les aides de finition, placées au début du procédé de finition, sont chargées d’alimenter la machine de collage en cahiers. Des cahiers provenant de l’impression arrivent donc à ce poste de l’imprimerie, selon divers conditionnements, sur des palettes en bois. L’aide de finition les dispose sur l’un des six postes qui se trouvent devant elle, les alignant soigneusement en fonction des dimensions des cahiers (figure 2a). Ensuite, les ensembles de cahiers sont collés les uns aux autres, avec leur couverture, par une machine située en aval. La vitesse de la machine à collage détermine la cadence de travail au poste en amont, celui de l’aide de finition. Cette vitesse s’est accrue, passant de 1500 ouvrages/h en 1972 à plus de 8000 ouvrages/h en 2009 (soit une augmentation de 533 % : voir la figure 3), alors que le nombre de postes est passé de 12 à 18 (50 %). Le poids soulevé par une aide de finition est en moyenne de 11 tonnes par jour (80 cartouches de cahiers à l’heure, qui pèsent en moyenne 20 kg, leur poids pouvant aller jusqu’à 35 kg).

Les livres ainsi assemblés et collés sont recoupés par des massicotiers à la taille finale souhaitée, déposés sur des palettes, puis expédiés chez les clients.

Un examen des postures de travail des aides de finition permet de reconnaître des postures qui risquent de provoquer des troubles musculo-squelettiques, dont la manipulation de charges avec des postures contraignantes au niveau des poignets (figures 2a et 2b) et le maintien des bras en l’air (figure 2c). Ces femmes occupent des postes caractérisés par de la manutention répétitive, du port de charges (lot de cahiers pouvant peser jusqu’à 35 kg) et des contraintes posturales élevées (postures statiques prolongées).

Les conducteurs de machines règlent la machine principale d’encollage au début de chaque série et approvisionnent celle-ci en couvertures en fonction des besoins. Puisqu’il y a plus de cahiers que de couvertures, leur activité d’alimentation de la machine est plus lente que celle des aides de finition. Mis à part ces deux tâches, l’activité principale des conducteurs est la surveillance du bon fonctionnement du processus. Les aides-conducteurs assistent les conducteurs et peuvent les relever au besoin.

Les massicotiers reçoivent les livres en fin de processus et ils doivent les recouper à la taille finale souhaitée par le client. Ils sont donc chargés du changement des lames et du réglage de leur machine, ainsi que de la palettisation des livres avant expédition.

Lors des entretiens avec le personnel d’encadrement, une certaine image de la pénibilité des postes de conducteurs a été évoquée comme obstacle à la mixité. Cependant, les résultats du diagnostic mené par l’ergonome n’ont pas confirmé ces représentations (voir ci-dessous). Le poste de massicotier, par contre, comporte des exigences physiques qui rendent ce poste difficile d’accès pour des personnes de force physique moyenne.

Hypothèse 2 : Division des contraintes temporelles

Les femmes (dont la plupart sont aides de finition) ont accès à des pauses réglementaires durant leurs journées de travail. Les hommes (qui exercent principalement d’autres métiers, comme conducteurs, aides-conducteurs et massicotiers) ont cédé leurs droits aux pauses contre une rémunération additionnelle. À l’origine, ce système a été mis en place pour éviter d’arrêter les machines (la remise en route étant jugée trop coûteuse, car elle était souvent synonyme de dysfonctionnements et donc de perte de matière et de temps), tout en préservant les femmes d’une exposition quotidienne ininterrompue à un travail répétitif. Par contre, leurs postes n’exigeant pas une activité continue, les hommes peuvent prendre des moments de repos ou même s’absenter pour aller aux toilettes. Un souci de prévention de problèmes de santé chez les femmes a cependant poussé l’entreprise à refuser toutes leurs demandes en vue de bénéficier de la même prime que leurs homologues masculins.

Hypothèse 3 : Division des risques

Une plus grande proportion de femmes que d’hommes rapportent des douleurs à tous les sites du corps sauf les jambes (figure 4), bien qu’aucune des différences ne soit statistiquement significative (test du chi carré). Entre 2005 et 2009, les salariés de l’atelier se sont absentés en raison de maladies ou d’accidents de trajet pendant un total de 3059 jours. Les aides de finition, femmes et hommes, qui constituaient 33 % des salariés, étaient responsables de 54 % des jours d’absence. Ce poste comptait aussi les deux maladies professionnelles déclarées ainsi qu’un tiers des accidents de travail déclarés.

Les gestionnaires sont conscients que les femmes ont plus de problèmes, ce qu’ils attribuent non pas aux postes de travail, mais à des caractéristiques spécifiques des femmes : « Pour les arrêts de travail, les femmes c’est pas terrible [grossesses, fragilité]. »

Hypothèse 4 : Division des parcours en entreprise

Selon les registres de la compagnie, l’âge du personnel de l’atelier de finition est assez avancé (voir le tableau 2) et les femmes sont plus âgées que les hommes (figures 1a et 1b). Les femmes ont aussi une ancienneté plus grande (tableau 2). De plus, depuis 2005, l’ancienneté des femmes s’est accrue deux fois plus que celle des hommes. On remarque à la figure 1 que, depuis dix ans, la majorité des recrues sont des hommes. En entrevue, certains interlocuteurs ont suggéré que l’engagement des hommes devait pallier une incidence élevée d’absentéisme et de rapports de douleurs chez les femmes.

L’historique des mouvements du personnel a été suivi pour la période 2005-2009 en utilisant les données provenant de l’entreprise. Pendant la période, 21 femmes ont travaillé comme aides de finition, ayant été recrutées sur ce poste ou ayant été transférées depuis un autre poste de l’entreprise. À la fin de la période, quatre de ces femmes étaient parties : une à la retraite, les trois autres licenciées pour inaptitude. (En France, un employeur peut licencier une personne qui n’est plus en mesure d’accomplir les tâches assignées, après détermination par le médecin du travail de l’entreprise et s’il est impossible de la reclasser ailleurs dans l’entreprise.) Il reste 17 femmes au poste d’aide de finition ; aucune n’a été promue ou mutée.

Pendant la même période, 19 hommes ont travaillé comme aides de finition. Sur les 19, neuf ont été promus à d’autres fonctions, surtout conducteurs ou aides-conducteurs. Trois, qui n’ont pas été promus, ont rapidement démissionné.

Recommandations proposées

En conformité avec la démarche usuelle en ergonomie, des recommandations ont été proposées à l’entreprise. D’abord, il a été recommandé de réduire la pénibilité de l’ensemble des postes et de ne pas essayer de pallier la pénibilité par le seul recrutement. En particulier, pour ce qui concerne le travail des aides de finition, il a été recommandé de travailler avec les fournisseurs pour limiter le poids des objets manipulés ainsi que de changer la hauteur et la manière de stocker les palettes. De plus, certains moyens ont été proposés pour réduire la pénibilité du poste de massicotier.

Une autre famille de recommandations concerne les parcours en entreprise. On a recommandé à l’entreprise de reconnaître les compétences des aides de finition et leur responsabilité dans le bon fonctionnement de la ligne de production. « On réalise les réglages de nos machines, mais on n’est vues que comme des manutentionnaires. » Au début de chaque série d’assemblage, si les conducteurs doivent régler les grosses machines de collage, les aides de finition doivent aussi effectuer des réglages de leurs machines. L’ergonome a fait valoir que ces compétences développées par les aides de finition étaient primordiales au bon fonctionnement du procédé. Mais les compétences des aides de finition passaient relativement inaperçues auparavant, car « le métier phare est quand même le poste de conducteur ». On a aussi recommandé de permettre aux femmes d’évoluer vers les postes d’aide-conducteur ou de conducteur.

Restitution des résultats à l’intérieur de l’entreprise

Les données concernant le parcours des femmes dans l’entreprise et la pénibilité des tâches des aides de finition ont fait l’objet d’une restitution en comité de pilotage. Les recommandations concernant les aménagements de postes et d’espaces de travail ont été bien accueillies comme solution à la pénibilité du travail des aides de finition. La recommandation concernant la reconnaissance des compétences a été accueillie en partie. À la suite de l’étude, un nouveau statut a été créé, celui de « conductrice margeuse ». Les aides de finition maîtrisant les réglages ont donc pu obtenir ce statut, en même temps qu’une légère augmentation salariale. Les femmes ont aussi été au centre d’autres discussions concernant la meilleure manière de reconnaître les nombreuses compétences acquises à leur poste.

Le diagnostic de l’ergonome concernant les exigences physiques du poste de conducteur a été accepté après explication. En effet, la pénibilité s’était déplacée dans le temps, et ce sont les femmes qui étaient dorénavant plus exposées que les conducteurs, sans que personne s’en soit rendu compte (figure 3). « Chercher les cahiers en fin de palettes, ça devient de plus en plus difficile », disaient les femmes. « Ça va de plus en plus vite sur les margeuses, on n’a pas le temps de souffler. » Pendant l’entrevue, un gestionnaire en a successivement dit : « Les postes de conducteurs sont les plus physiques, c’est notamment pour cela qu’on n’y met pas des femmes… Dans le temps, les conditions de travail étaient plus dures… C’est énorme ce qu’on a fait depuis dix ans », toujours en parlant de l’évolution du poste de conducteur.

La proposition d’un parcours des femmes vers d’autres postes, notamment ceux de conduite de ligne, a été refusée lors de cette restitution, sous prétexte qu’il n’y avait pas de poste ouvert. Les femmes aides de finition membres du comité de pilotage se sont mises à pleurer à ce moment de la réunion, car elles avaient essuyé tellement de refus en demandant une mobilité qu’elles s’étaient résignées à ne plus pouvoir évoluer dans l’entreprise. « On a demandé à évoluer dans l’entreprise, mais on nous a toujours dit non. Du coup, on ne demande plus », ont-elles dit. « On pleure, car ça fait des années que nous disons que nous sommes capables de conduire les machines et qu’on ne nous écoute pas… et votre diagnostic le montre bien. »

Quelques mois après l'intervention, un poste de conducteur/trice d’assembleuse a été créé. Cela a eu pour conséquence de reconnaître les compétences détenues par les femmes et de les faire évoluer vers un poste à plus forte responsabilité. La question de l’évolution des femmes vers d’autres postes est encore en suspens, mais n'est pas abandonnée, car l’entreprise a pris conscience des enjeux, notamment pour faire face au vieillissement de sa population. Un accompagnement spécifique de l’entreprise sur ces questions est prévu.

Restitution plus large

Les résultats de cette intervention, avec d’autres cas, ont permis de présenter un modèle de quatre dimensions du genre (mixité, temps, travail, parcours) proposées aux intervenants en amélioration des conditions de travail pour « chausser les lunettes du genre ». Ce cas a permis particulièrement d’étayer la dimension « parcours ».

Le cas de l’imprimerie a été présenté à divers groupes : chercheurs, ministère de l’Égalité et du Droit des femmes, ministère du Travail, syndicats de salariés et du patronat, entreprises, médecins du travail et assistants sociaux en entreprise. Les résultats ont confirmé la nécessité de continuer de produire en France des données stratifiées selon le genre, sur les absences, les accidents de travail, les accidents de trajet et les maladies professionnelles qui avaient fait l’objet d’une première extraction en début de 2010.

L’ensemble de la démarche et de l’outillage méthodologique d’approche par le genre des questions de conditions de travail du réseau ANACT a aussi été intégré au dossier de l’égalité professionnelle, qui fait l’objet d’obligations réglementaires nombreuses en France. Les données recueillies au moment de l’intervention ont servi à confirmer la décision de l’ANACT d’employer une analyse différenciée selon le genre, décision qui devient visible sous forme de « kit » offert aux intervenants, aux employeurs et aux travailleurs et travailleuses sur le site de l’ANACT (www.anact.fr/egalite) en mars 2012. Le langage utilisé pendant l’intervention et sur le site de l’ANACT demeure résolument neutre, c’est-à-dire sans aucun caractère féministe ou revendicateur.

Ce que nous avons appris sur le travail dans l’entreprise

Le travail de l’ergonome a permis de démontrer à l’entreprise que la pénibilité des tâches des aides de finition avait été sous-estimée (voir les figures 2 et 3) et que cette pénibilité, ajoutée à une durée d’exposition plus importante du fait du blocage des parcours des femmes, était probablement responsable du taux élevé d’absentéisme et de plaintes provenant des femmes (voir la figure 4). De plus, certaines discriminations ont été mises en évidence, dont le blocage des parcours des femmes (figure 1 et tableau 1) et le traitement différentiel des pauses, et ce, en partie au nom de la protection de la santé des femmes. Notons que ce traitement différentiel était sans doute possible à cause du rythme de travail relativement lent aux postes des hommes, qui rendait moins nécessaires les pauses réglementaires. Non seulement les femmes étaient moins promues que les hommes, comme en témoignent les chiffres concernant les parcours, mais, enfermées dans un cercle vicieux, elles voient leur manque d’expérience à d’autres postes bloquer leur accès à d’autres promotions.

Ce que nous avons appris sur la transformation

Devant ces constats, l’entreprise a agi sur certains aspects de la pénibilité du métier des femmes et aussi des hommes. La pénibilité des postes de femmes a été réduite, mais des inégalités de traitement en terme de pauses et d’évolutions professionnelles demeurent pour le moment. Les femmes en souffrent, ainsi qu’en témoigne leur réaction lors de la restitution.

Au niveau national, les résultats ont conduit à certains changements de politique, rendant le genre plus visible. Nous ne disposons pas encore de bilan concernant l’utilisation du « kit » d’intervention préparé par l’ANACT.

Discussion

Comment transformer le travail en tenant compte du genre ?

Le fait que le travail traditionnellement assigné aux femmes soit « usant » est assez bien reconnu dans les milieux scientifiques, en France (Kergoat, 1982 ; Teiger, 2005 ; Bercot, 2011), au Canada (Vézina et coll., 1995) et aux États-Unis (Silverstein et coll., 1987), par exemple. En France et au Québec, il apparaît que les femmes sont rentrées sur le marché du travail salarié du secteur privé dans des secteurs mixtes ou à prédominance féminine et que les politiques de prévention ne les protègent pas assez du risque d’accident de travail, d’accident de trajet et de maladie professionnelle (Messing et Boutin, 1997). Le fait que les hommes aient davantage de contrôle sur leur rythme de travail et sur le temps de travail est aussi assez bien établi (Hall, 1989 ; Vézina et coll., 2011). Plusieurs chercheurs, hommes et femmes, ont souligné que le travail des femmes est sous-évalué, aussi bien en termes de récompense (Vézina et coll., 2011) que de reconnaissance des habiletés acquises (Teiger et Bernier, 1990). Le blocage des femmes dans des emplois exigeants, bien qu’il soit moins connu, a aussi été évoqué dans des études quantitatives en Suède (Torgén et Kilbom, 2000) et au Québec (Busque et coll., 2012) et dans des études qualitatives en France (Messing et coll., 1992). Nous avions alors constaté que les femmes des équipes de nettoyage de wagons de train étaient seules à être affectées au nettoyage des toilettes, au détriment de leur santé. Toutefois, la documentation de ces parcours dans la présente étude est plus complète que les précédentes, à notre avis. Il faut souligner le fait que, dans notre expérience, il est assez rare d’avoir un tel accès aux dossiers et encore plus rare que les données d’entreprise soient assez complètes pour que les parcours puissent être suivis. Il est à noter aussi que les changements de poste des hommes sont parfois mieux inscrits que ceux des femmes dans les fichiers du personnel. Cela dit, l’examen minutieux des parcours a été profitable, puisque ce processus a mené à la compréhension et à la reconnaissance des difficultés que rencontraient les femmes.

Que donne l’analyse selon le genre ?

Depuis une vingtaine d’années, des chercheurs réclament la ventilation des données en santé au travail selon le genre (Zahm et coll., 1994 ; Messing et coll., 2003 ; Chappert et Therry, 2012). Deux raisons sont généralement invoquées. Pour certaines personnes, il est important de rendre visibles les dangers du travail des femmes, généralement sous-estimés (Stellman, 1978). Depuis quelque temps, on suggère aussi que les analyses de données sur l’ensemble des travailleurs sont faussées si l’on ne tient pas compte de la division des conditions d’emploi et de travail, ainsi que de l’allocation différentielle des tâches selon le genre (Messing et coll., 2003 ; Duguay et coll., 2011). Dans le cas actuel, la stratification des données selon le sexe et l’examen de leur évolution dans le temps ont révélé des problèmes importants aux postes des femmes.

De quoi peut-on parler ?

Les manuels utilisés dans la formation des ergonomes insistent sur la nécessité d’obtenir la participation et l’assentiment de l’employeur. « [Le diagnostic de l’ergonome devra être] partagé plus largement par les personnes concernées, en particulier par les décideurs (italique ajouté), pour que des actions soient prises afin d’apporter des solutions aux situations problématiques. L’ergonome doit ici se faire convaincant » (St-Vincent et coll., 2011 : 167). On peut supposer que toute discussion des rapports de pouvoir dans l’entreprise pourrait indisposer les décideurs.

En France, dans tous les documents produits à partir de cette intervention, le langage est réservé, même s’il a évolué : on parlait de différences ou de disparités en matière de santé ; on parle désormais de plus en plus d’inégalités de santé. Au niveau local, il n’est que très généralement question de parcours et de pénibilité. Dans les documents produits à l’intention des milieux politiques (par exemple, Chappert et Babule, 2013), on parle de genre et d’égalité, mais on n’aborde pas les rapports de pouvoir ni de justice. Même si le concept de « justice organisationnelle » commence à être discuté en milieu universitaire (Elovainio et coll., 2010) et en entreprise comme facteur de risque psychosocial, les ergonomes hésitent à l’évoquer dans le contexte des rapports sociaux dans les entreprises.

Dans plusieurs études ergonomiques au Québec, un déni de ces inégalités et de troubles dans les rapports hommes-femmes a été constaté, chez les travailleurs et les travailleuses, les syndicats et les employeurs (Messing et Elabidi, 2003 ; Messing et coll., 2006 ; Laberge et Messing, 2011). En effet, avant et pendant une étude d’un poste de préposé aux bénéficiaires (aide-soignant) au Québec, effectuée à la demande du syndicat, les interlocuteurs syndicaux et patronaux ont supplié les chercheures de ne pas mentionner la division des tâches selon le genre « pour éviter de réveiller le chat qui dort ». De part et d’autre, l’accent a été mis sur la diminution des contraintes physiques « pour tout le monde ». Les résultats ayant montré une différence marquée dans le rythme de travail des femmes et des hommes (les femmes travaillant plus vite) et d’autres différences liées aux risques, ils n’ont jamais été rendus publics par les syndicats locaux ni par la direction des établissements (Messing et Elabidi, 2003). De même, en France, évoquer une approche genre pour un problème d’absentéisme fait émerger en entreprise le risque « d’ouvrir la boîte de Pandore ». Pour éviter tout soupçon de discrimination positive, l’accent doit être mis sur le fait que l’analyse genrée va favoriser l’amélioration des conditions de travail pour tous.

Dans une certaine mesure, cette discrétion se voit même dans le « kit » offert sur le site de l’ANACT. Une vidéo propose une sensibilisation aux conditions de travail des femmes et des hommes, et particulièrement à certaines contraintes souvent notées dans les postes d’ouvrières. Tout langage militant est évité. Parler des effets du travail sur la santé, selon le genre, ne semble pas susciter de réactions négatives et peut même éveiller l’intérêt, alors que les inégalités dans le salaire et la carrière sont un sujet moins attrayant.

Avant d’entamer un processus d’examen critique de la division du travail et des tâches selon le genre, est-ce donc une bonne idée de parler de la santé au travail et des processus organisationnels générant des différenciations dans les parcours, de même que des contraintes temporelles supplémentaires pour les salariés qui cumulent travail et activités domestique et familiale ? Et ce, sans même interroger les modes de management et les rapports de pouvoir ? Si la chose est assez bien acceptée par certains gestionnaires, ce n’est pas toujours le cas chez les travailleurs et, très souvent, chez les travailleuses. Nous avons déjà émis l’hypothèse selon laquelle il est dangereux pour les femmes de rendre leur genre trop visible en parlant du milieu de travail, puisque c’est l’égalité qui est alors menacée (Messing, 2009). Dans certains milieux, tous les stéréotypes ont tendance à ressortir dès que le sujet du genre est abordé. Discuter de la santé des femmes pourrait ainsi renvoyer à des stéréotypes présentant le sexe faible et maintenir une posture de victimisation ou faire encore émerger la question de la vulnérabilité. Parler de la précision des gestes exigés dans les postes de femmes peut confirmer la notion selon laquelle les femmes ont des « doigts de fée », étant plus minutieuses que les hommes.

Et il existe d’autres dangers. Évoquer les différentes manières de faire le travail et de se ménager renvoie aux attitudes des femmes vis-à-vis de leur santé, mais aussi au fait que les hommes ne prennent pas assez ce soin-là et que c’est peut-être eux qui devraient être plus absents au travail pour se protéger – ce qui ne plairait peut-être pas aux directions d’entreprise. Ainsi, les travailleuses peuvent ne pas vouloir faire sortir ces stéréotypes ou spécificités, car elles perçoivent bien, de fait, que c’est un processus risqué ; que parler du genre peut être subversif, voire transformateur. Ainsi, une intervention en Suède qui consistait simplement à révéler des différences dans les conditions de travail et dans le support organisationnel accordé aux postes de femmes et d’hommes dans l’administration municipale a conduit à une amélioration des conditions (des hommes et des femmes) dans les postes majoritairement occupés par les femmes, pour les rendre équivalents à ceux majoritairement occupés par des hommes (Härenstam, 2009).

Travail des femmes ou genre au travail

Si l’ARACT a décidé d’appliquer une analyse « genre », c’est notamment parce que l’entreprise avait identifié des problèmes chez les femmes. L’analyse a porté sur les hommes et les femmes, mais l’accent a été mis sur ces dernières, en fonction de la demande de l’entreprise. Est-ce que « chausser les lunettes du genre » concerne uniquement les femmes ? Bien que quelques chercheurs (Cru et Dejours, 1983 ; Kjellberg, 1998) aient mentionné les problèmes liés au genre des hommes (rapport au risque, exigences au niveau physique), en pratique la plus grande part de la discussion sur le genre concerne surtout les travailleuses (voir aussi Forrest, 1993). Est-ce que parler du « genre » est une manière codée de dénoncer certaines injustices subies par les femmes sans indisposer les entreprises et les travailleurs ? Ou, encore, mentionner l’oppression spécifique dont souffrent les hommes dans les milieux de travail (exposition aux dangers, levée de charges lourdes, heures prolongées) est-il plus menaçant que de parler de celle des femmes ? Ainsi s’expliquerait le fait que parler dans une entreprise de l’absentéisme supplémentaire des femmes paraît plus aisé que d’évoquer celui des hommes. La division du travail selon le genre et la valorisation du travail de type masculin sont-elles une manière acceptée, pour les entreprises, de diminuer la reconnaissance des dangers au travail ?

Les femmes font juste pleurer ?

On a peu entendu la voix des femmes dans cette étude. Contrairement à d’autres projets de recherche, l’intervention de l’ANACT a été rapide, ne durant qu’un mois et demi. L’énergie de l’ergonome a été concentrée sur l’étude des dossiers et l’analyse de l’activité. Nous ne savons pas encore quelle sera, à long terme, la réaction des travailleuses. Il serait intéressant d’en faire le suivi.

Conclusion

L’intersection des disciplines de l’ergonomie et des études féministes pour transformer le travail des femmes a donné lieu à quelques avancées dans les milieux de travail et au sein des politiques publiques. Ainsi par exemple, en France dans le cadre de la loi « Pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes » votée en août 2014, il est prévu que les indicateurs obligatoires selon le sexe que doivent produire les entreprises chaque année incluent le domaine de « la santé au travail » (article 19) et que « l’évaluation des risques professionnels tienne compte de l’impact différencié à l’exposition en fonction du sexe » (article 20). Mais il faudrait peut-être trouver des manières d’impliquer les travailleuses (et les travailleurs) plus directement dans les transformations, s’il est possible de le faire tout en préservant l’entrée dans les milieux de travail.