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Les résultats de la troisième enquête internationale sur les mathématiques et les sciences (TEIMS-99) montre qu’au Canada il n’y a pas de différence significative entre les garçons et les filles en ce qui a trait aux performances en mathématiques (MEQ 2001). Cependant, les résultats relatifs aux attitudes à l’égard de cette discipline montrent que les jeunes du Québec sont ceux et celles qui aiment le moins étudier les mathématiques comparativement aux jeunes des autres provinces (MEQ 2001).

Ces résultats peuvent être mis en relation avec les constatations de Ma et Kishor (1997) qui, dans une méta-analyse, montrent que les élèves développent des attitudes de plus en plus négatives à l’égard des mathématiques tout au long de leur cheminement scolaire. Cette situation plus globale relative aux performances en mathématiques et aux attitudes relativement à cette discipline nous a portées à vouloir approfondir certains des aspects cognitifs et affectifs de l’apprentissage des mathématiques sous l’angle des différences entre les sexes.

L’étude des différences entre les garçons et les filles concernant les mathématiques permet de constater que ce phénomène est complexe et que seul le regard de diverses perspectives permettra de mieux circonscrire cette problématique. Dans le présent article, nous abordons le sujet dans sa dimension pédagogique. L’équipe de Fennema (Fennema et autres 1998) a plutôt expérimenté une approche cognitive ayant des visées de compréhension des mathématiques et a étudié les différences entre les stratégies utilisées par les filles et celles qui le sont par les garçons. Pour sa part, l’équipe de Lafortune (Lafortune et autres 2000, 2002a et 2000b) a examiné la dimension affective de l’apprentissage dans l’expérimentation d’une approche philosophique des mathématiques. À première vue, ces deux approches et perspectives de recherche peuvent sembler fort différentes ; cependant, la mise en relation de ces travaux permet de porter un regard nouveau sur l’intervention et la recherche portant sur l’apprentissage des mathématiques dans une perspective féministe.

Pour mettre en relation ces travaux, nous présenterons d’abord les travaux de l’équipe de Lafortune en définissant son approche philosophique et en précisant les résultats d’une récente recherche ayant pour objet d’étudier l’influence de cette approche sur différents aspects de la dimension affective. Nous décrirons également l’approche de l’équipe de Fennema concernant la compréhension des élèves ainsi que les résultats d’une recherche menée en vue de connaître les types de stratégies utilisées par les filles et celles des garçons. Nous comparerons les deux approches ainsi que les résultats obtenus. Même s’ils peuvent sembler sans lien au premier regard, nous verrons comment ces travaux peuvent nous éclairer, particulièrement en ce qui concerne les attitudes et les émotions des filles à l’égard des mathématiques. Nous conclurons en apportant des pistes d’intervention et des réflexions relatives à des recherches futures.

Quelles sont les réactions affectives des filles et des garçons à l’égard des mathématiques lorsqu’une approche philosophique des mathématiques est utilisée ? Quelles sont les stratégies employées par les filles et les garçons lorsqu’ils sont en situation de résolution de problèmes ? Deux approches pédagogiques sont présentées ci-dessous, accompagnées de résultats de recherche montrant des différences entre les filles et les garçons relativement à leur anxiété ressentie à l’égard des mathématiques et à l’utilisation de stratégies dans la résolution de problèmes.

Philosopher sur les mathématiques[1]

Après avoir décrit l’approche philosophique des mathématiques, nous exposerons des résultats de recherche où l’équipe de Lafortune a étudié l’évolution de différentes composantes de la dimension affective lorsque des enseignantes et des enseignants utilisent cette approche dans des classes de la fin des études primaires.

Approche philosophique des mathématiques

Pour amener les élèves à s’engager dans la réflexion et le dialogue à propos de concepts et de notions mathématiques, des attitudes adoptées à l’égard de cette discipline ainsi que des croyances et préjugés véhiculés en rapport avec les mathématiques, l’équipe de Lafortune a adapté l’approche de la philosophie pour enfants élaborée par Lipman, Sharp et Oscayan (1980). Elle postulait que l’adaptation de l’approche de la philosophie pour enfants aux mathématiques (Daniel et autres 1996a, 1996b et 1996c) pouvait influencer positivement les élèves non seulement sur le plan cognitif, mais également sur le plan affectif (Daniel et autres 1994). Cette approche devait permettre d’influencer positivement les attitudes des élèves à l’égard des mathématiques.

Pour mettre les élèves en situation de réflexion philosophique, deux romans philosophico-mathématiques et scientifiques ont été conçus (Daniel et autres 1996a et 1996b), ainsi qu’un guide d’accompagnement pour l’enseignante ou l’enseignant (Daniel et autres 1996c). L’application de cette approche se déroule en trois étapes. La première est une lecture partagée d’un épisode ou d’un chapitre du roman. Elle consiste en une lecture à voix haute de quelques phrases du texte par chaque élève à tour de rôle. Après cette lecture partagée, les élèves sont invités, à la deuxième étape, à exprimer les questions que suscite la lecture. Des moyens adaptés à la classe sont appliqués pour amener lentement les élèves à formuler des questions de plus en plus philosophiques, c’est-à-dire des questions sur des concepts ouverts qui provoquent la réflexion et les échanges d’idées, qui n’induisent pas une seule bonne réponse et qui permettent un regard réflexif sur les mathématiques. À la troisième étape, les élèves tentent de répondre à la question et discutent en communauté de recherche philosophique. Celle-ci les conduit à prévoir des réponses à la question, à formuler des hypothèses et à argumenter, à justifier leurs points de vue, à définir les concepts, à établir des relations causales, à respecter le point de vue des autres, à élaborer leur point de vue à partir des idées des autres, etc. Les élèves de la communauté de recherche adoptent ainsi un processus de construction collective de leur réponse à la question retenue. Leurs discussions sont régulièrement alimentées par des activités mathématico-philosophiques. Ces activités, liées au thème de la discussion, ont pour objet de créer des conflits sociocognitifs et d’amener les élèves à confronter leurs conceptions des mathématiques et de leur apprentissage. Le guide d’accompagnement pour les enseignantes et enseignants (Daniel et autres 1996b) fournit des suggestions en proposant des plans de discussion philosophique, des exercices et des activités mathématiques. À la fin de la discussion, les élèves sont placés à nouveau en situation de réflexion individuelle pour faire le point et réfléchir à l’évolution de leur point de vue.

Le contenu des romans a une préoccupation particulière pour la situation des filles. Dans Les aventures mathématiques de Mathilde et David, une jeune fille de la fin du primaire s’intéresse à un jeune garçon et craint qu’il ne s’intéresse pas à elle, car elle réussit très bien et est considérée comme la « bollée » de la classe en mathématiques. Dans Rencontre avec le monde des sciences, on parle d’un projet coopératif concernant les sciences qui met en action toute l’école. Cette seconde situation rejoint les filles par sa dimension coopérative.

Pour mieux étudier les avantages de cette approche, l’équipe de Lafortune a réalisé un projet de recherche[2] auprès de jeunes de 9 à 12 ans, afin d’approfondir et d’étudier l’influence de l’approche de la philosophie pour enfants adaptée aux mathématiques sur l’évolution des réactions affectives des élèves. Même si plusieurs facteurs ont été étudiés, seule l’anxiété à l’égard des mathématiques sera traitée ici, car l’étude de cette composante de la dimension affective apporte des éléments de réflexion relativement aux différences entre les garçons et les filles. En vue de faciliter la compréhension et la discussion relative à l’anxiété à l’égard des mathématiques, nous présentons ce que signifie ce concept.

Anxiété à l’égard des mathématiques

L’anxiété à l’égard des mathématiques peut être ressentie à divers degrés. Dans une recherche auprès d’adultes inscrits à un cours de mathématiques, Lafortune (1992a et 1992b) a relevé différentes manifestations de cette anxiété (inquiétude, malaises et peur). L’élève qui vit de l’inquiétude se préoccupe du déroulement du cours auquel il ou elle vient de s’inscrire ; on peut alors dire que sa prédisposition intérieure (son attitude) est négative avant de s’engager dans l’activité mathématique à cause de son appréhension. Même si cette inquiétude se manifeste avant l’entrée dans un cours de mathématiques, ou avant l’exécution d’une tâche mathématique, elle est construite à partir d’expériences antérieures ou de croyances et de préjugés véhiculés par l’école et la société relativement au niveau supposé de difficulté des mathématiques, à leur inutilité et à leur accessibilité limitée à un petit groupe de personnes possédant un talent supérieur. L’élève qui vit des malaises à l’égard des mathématiques ressent des tensions qui sont parfois difficiles à supporter, ce qui l’amène à peu s’engager dans l’activité mathématique. Ces malaises surviennent en situation de résolution de problèmes mathématiques et rappellent des moments difficiles vécus concernant les mathématiques. La peur, quant à elle, est de plus grande intensité et mène à l’évitement ; elle crée des tensions insupportables. Lorsque la personne en est rendue à ressentir la peur des mathématiques, on peut penser que seules des interventions précises et soutenues pourront diminuer ses craintes. Ces différentes formes d’anxiété peuvent mener l’élève à ne pas ressentir de plaisir à faire des mathématiques et à se désengager par rapport aux tâches mathématiques qu’il lui faut exécuter.

De ces résultats de recherche, on peut dire que l’anxiété à l’égard des mathématiques est un état affectif caractérisé par de l’inquiétude, des malaises et de la peur qui peut empêcher de faire des mathématiques. Des émotions plus ou moins intenses nuisent à la concentration et à l’atteinte d’une performance à la mesure de ses capacités.

Recherche : approche philosophique et anxiété

Pour permettre une bonne compréhension de la recherche de l’équipe de Lafortune, nous présentons ci-dessous la méthode utilisée et les résultats obtenus.

Méthode de recherche utilisée

L’expérimentation de l’approche philosophique des mathématiques s’est échelonnée sur près d’une année scolaire, soit du début d’octobre à la mi-mai. Les données ont été recueillies auprès de dix classes du second cycle du primaire (quatrième, cinquième et sixième année, élèves de 9 à 12 ans) d’écoles francophones du Québec. Au total, 211 élèves âgés de 9 à 12 ans, répartis à peu près également entre les deux sexes (98 garçons et 113 filles), ont participé au projet. L’expérimentation des communautés de recherche philosophico-mathématiques a pris place dans cinq classes réunissant 113 élèves (55 garçons et 58 filles), tandis que cinq autres classes ont été utilisées comme groupes témoins (98 élèves : 43 garçons et 55 filles).

Pour mieux comprendre l’anxiété à l’égard des mathématiques chez les élèves, un questionnaire relatif aux réactions affectives (Fennema et Sherman 1976), duquel nous avons gardé trois sous-échelles (anxiété, plaisir et engagement), a été utilisé. Le coefficient alpha de consistance interne global obtenu pour l’ensemble du questionnaire est de 0,88. Pour chacune des sous-échelles, les coefficients sont de 0,84 pour l’échelle d’anxiété, de 0,83 pour l’échelle de plaisir et de 0,61 pour l’échelle d’engagement (voir Lafortune et autres (2000) pour des détails concernant les instruments de collecte des données). Tous les élèves ont répondu à ce questionnaire avant le début de l’expérimentation et à la fin de celle-ci.

Pour approfondir les données quantitatives, deux entrevues ont été menées avant et après expérimentation auprès d’élèves représentant des cas types : cinq élèves aimant particulièrement les mathématiques, cinq élèves les détestant et cinq autres ayant des réactions mitigées. Les entrevues ont été codées selon les différentes composantes de la dimension affective qui étaient à l’étude dans le projet de recherche. Les cas types d’élèves ont été sélectionnés à partir de dessins illustrant leur perception des mathématiques. Les élèves avaient aussi à expliquer le sens de leur dessin par une ou deux phrases.

Résultats obtenus

Pour mieux comprendre les résultats, nous nous référons à la définition de l’anxiété à l’égard des mathématiques telle qu’elle a été précisée plus haut. Le plaisir éprouvé à faire des mathématiques fait référence à la satisfaction, au contentement que l’élève peut ressentir à l’exécution d’une tâche mathématique. Ce plaisir peut se traduire par un bien-être au cours d’une activité mathématique. Il peut se manifester par l’expression d’une passion à l’égard des mathématiques. L’élève qui a du plaisir à faire des mathématiques exprime son appréciation de cette discipline. L’engagement se rapporte à l’investissement (temps, énergie, effort) ou à la volonté que l’élève manifeste à faire des mathématiques. Selon son goût pour la tâche à exécuter, son engagement pourra être plutôt faible ou très fort. Si l’engagement est prononcé, l’élève qui ne trouve pas une solution rapidement ne fera pas preuve de découragement mais s’engagera à fond dans la recherche d’une solution.

En prenant en considération l’ensemble des élèves, on constate que le niveau d’anxiété mesuré par nos instruments n’a pas bougé de façon significative pour aucun groupe. Les résultats montrent par ailleurs que les élèves des groupes expérimentaux étaient, au départ, plus anxieux que ceux et celles des groupes témoins et le sont restés. Pour tenter de mieux comprendre les résultats, ceux qui sont relatifs aux différences entre les garçons et les filles ont été examinés. En analysant les résultats selon les sexes, on observe que les filles, autant des groupes témoins que des groupes expérimentaux, ont des réactions affectives significativement plus négatives à la fin de l’expérimentation (anxiété, plaisir et engagement) et que les filles des groupes expérimentaux sont significativement plus anxieuses que les élèves de tous les autres sous-groupes (voir Lafortune et autres (2002a) pour des détails concernant les analyses et les résultats).

Ces résultats suscitent un intérêt à examiner les données issues de quinze cas types d’élèves (huit filles et sept garçons) ayant participé à deux entrevues individuelles semi-dirigées. Une évaluation qualitative des entrevues menées avant et après l’expérimentation a permis de relever les segments où les élèves disent ne pas ressentir de stress ni d’anxiété à l’égard des mathématiques, de mettre en évidence ceux où les élèves expriment un peu de stress à l’égard des mathématiques, de repérer ceux où les élèves expriment de l’anxiété à l’égard des mathématiques, mais dans une moindre mesure, et, enfin, de découvrir ceux où les élèves expriment beaucoup d’anxiété à l’égard des mathématiques et de façon spontanée. Les contenus d’entrevues où aucun segment ne traitait de cette dimension ont également été pris en considération.

De façon globale, l’analyse des entrevues ne permet pas d’affirmer que, pour l’ensemble des entrevues, il y a vraiment une différence entre le début et la fin de l’expérimentation. Cependant, la différence se situe entre les garçons et les filles, les premiers n’exprimant à peu près pas d’anxiété à l’égard des mathématiques. On ne peut pas dire que les filles expriment plus d’anxiété entre le début et la fin de l’expérimentation, mais on peut constater qu’elles en expriment plus que les garçons.

De façon particulière, voici ce que l’analyse qualitative des entrevues a donné. Lors des entrevues, les filles semblent plutôt ressentir et exprimer une anxiété intrinsèque à l’égard des mathématiques, qui se réfère à un trouble intérieur d’une intensité variable selon les individus. Par exemple, une élève mentionne : « Je n’ai pas vraiment de patience. [Alors], je me choque à l’intérieur, je me dis, je ne veux pas le faire ce problème-là, ce n’est pas amusant, je n’aime pas ça. » Ce trouble peut influer sur la résolution de problèmes mathématiques en amenant une élève à perdre le contrôle : « Je vais comme perdre le contrôle de moi-même, je vais commencer à être nerveuse, je ne vais pas savoir quoi faire, par où commencer. » Cela peut également s’exprimer par la recherche d’une réponse pour diminuer le malaise : « Je me sens tellement stressée que je ne suis plus capable, je tremble de partout puis je ne pense même plus aux mathématiques, j’essaie juste de trouver la réponse, la réponse, la réponse. » Le malaise ou la tension peut aussi provenir d’un enseignant ou d’une enseignante qui observe une élève pendant qu’elle résout un problème : « J’étais en train de réfléchir à la question, puis je ne trouvais pas la réponse, puis là, je me sentais nerveuse, je réfléchissais, mais je ne trouvais pas la réponse. Puis en plus, la professeure était là et elle m’attendait, j’étais encore plus nerveuse. »

De leur côté, les garçons fournissent souvent des raisons externes expliquant leur gêne à résoudre des problèmes devant les autres. Lorsqu’ils ont de la difficulté, cela semble s’exprimer sous la forme de frustrations : « C’est sûr que j’étais " fru ". » Cette frustration semble parfois due aux réactions que pourraient avoir les autres : « Si les autres le comprennent, ils vont dire que c’est bébé, puis ils vont dire que je ne suis pas assez intelligent pour le faire et là, je me sens mal. » Le regard des autres semble très important pour les garçons, car comme ils le disent : « La plupart du temps, les élèves rient quand on ne l’a pas bon. » Cependant, certains ne s’en font pas trop et soulignent que, lorsqu’il y a une longue série de problèmes à résoudre en peu de temps, ils choisissent de ne pas résoudre tous les problèmes ou, comme le dit un élève, « d’en passer une couple ». Les réactions vont même jusqu’à de l’indifférence. Par exemple, lorsqu’un problème exige trop de temps, un élève mentionne : « Je trouve que je perds du temps ; [alors] je passe à l’autre numéro. » Un autre ajoute : « Je ne suis pas du genre à me stresser avec des problèmes. Je ne suis pas sensible. Moi, s’il y a un problème qui m’achale [me dérange], je ne le fais pas. » Enfin, certains jeunes ne sont stimulés que par la récompense et disent : « J’étais choqué contre moi, [car] ma mère m’a dit que, si je passais, on irait aux glissades d’eau ensemble. »

On constate donc qu’il y a une différence entre les filles et les garçons quant à l’anxiété exprimée à l’égard des mathématiques. Même si cela peut sembler rejoindre les résultats d’autres recherches, ce résultat mérite réflexion, car, par l’approche philosophique des mathématiques, nous visions à favoriser le développement d’attitudes positives à l’égard des mathématiques. Il semble que cet objectif n’ait pas été atteint pour les filles relativement à leur anxiété à l’égard des mathématiques. Examinons maintenant une approche cognitive des mathématiques axée sur la compréhension pour laquelle on a étudié les stratégies utilisées par les filles et les garçons.

Expliciter sa démarche mathématique[3]

Après avoir décrit l’approche cognitive des mathématiques où l’enseignante ou l’enseignant joue un rôle de guide pour favoriser la réflexion et la verbalisation des démarches mathématiques, nous présenterons les résultats d’une recherche menée pour connaître les stratégies adoptées par des jeunes de la première à la troisième année du primaire où des différences entre filles et garçons sont ressorties.

Enseignement guidé sur le plan cognitif (cognitively guided instruction)

L’équipe de Fennema (Fennema, Sowder et Carpenter 1999 ; Carpenter et autres 1999) a élaboré une approche axée sur la compréhension que les élèves peuvent avoir des mathématiques. Dans cette approche (nommée cognitively guided instruction (CGI)), on considère que les enfants arrivent à l’école avec un bagage informel et intuitif relatif aux mathématiques. Selon les fondements de cette approche, déjà au début des études primaires, les élèves peuvent construire des solutions viables à des problèmes de mathématiques. Leurs connaissances construites en dehors de l’école servent de base à la compréhension qu’ils et elles développent à propos des mathématiques tout au long de l’école primaire. Les fondements de cette approche considèrent que les élèves n’ont pas besoin d’un enseignement qui leur précise quelle stratégie convient pour un type particulier de problèmes et qu’il leur est possible de construire des stratégies qui leur permettent de trouver des solutions. Si les élèves sont placés dans un environnement qui les encourage à utiliser des moyens qui ont du sens à leurs yeux, ceux-ci et celles-ci conçoivent des stratégies qui peuvent être différentes de celles qui sont habituellement proposées (Carpenter et autres 1999).

Dans cette approche, les élèves sont placés en situation de résolution de problèmes et doivent présenter aux autres leur démarche pour trouver une solution. Cette présentation est alimentée par des questions de l’enseignante ou de l’enseignant, mais aussi par l’explicitation donnée par les autres élèves concernant leur propre démarche. L’enseignante ou l’enseignant joue un rôle de guide dans cette façon de procéder. Les questions posées ont pour objet de favoriser l’explicitation de la façon de faire et l’émergence du degré de compréhension.

Dans cette approche, les enseignantes et les enseignants ont des responsabilités. L’une d’entre elles consiste à préciser aux élèves que l’enseignement doit mener à une réelle compréhension. Comme les élèves ne sont pas les mêmes d’une année à l’autre pour une même personne qui leur enseigne, il est important de bien établir ce principe chaque année. Cela consiste principalement à ce que les élèves s’engagent dans la résolution de problèmes et aient l’occasion de verbaliser leur pensée pour mieux l’articuler.

Une autre responsabilité consiste à choisir des tâches qui favorisent la compréhension. Ces tâches mathématiques doivent mener à la réflexion (s’interroger sur sa démarche ou sur le sens donné aux énoncés) et à la verbalisation (exprimer sa démarche à voix haute pour en prendre conscience et l’améliorer). Elles doivent avoir une cohérence interne, mais aussi être en rapport avec d’autres apprentissages effectués ou à venir pour favoriser une compréhension approfondie des mathématiques.

Une autre responsabilité de l’enseignant ou de l’enseignante est de viser l’équité dans l’apprentissage des mathématiques. Cela consiste à s’assurer que tous les élèves comprennent ce qu’ils et elles font, à accorder de l’attention aux individus tout en ayant une préoccupation pour les différences dans le groupe. Cela peut mener à des formes de participation différentes de chacune ou de chacun aux activités proposées. Cette responsabilité est complexe, car aucune règle précise ne peut être donnée. Néanmoins, on peut dire qu’il est nécessaire de se préoccuper du processus mental des élèves (métacognition).

Une dernière responsabilité est de s’assurer que la compréhension des élèves continue de se développer au-delà de la classe ou de l’intervention d’une enseignante ou d’un enseignant en particulier. Pour y arriver, il s’agit de s’assurer que les élèves peuvent évaluer leur propre degré de compréhension. Cette compétence d’autoévaluation peut être vérifiée de façon officielle ou officieuse pendant que les élèves verbalisent et partagent leur processus de pensée en mathématiques (Fennema, Sowder et Carpenter 1999).

Dans cette approche, il est important d’ajouter que l’enseignant ou l’enseignante doit montrer une sensibilité et une ouverture afin de pouvoir choisir les moments où il lui faudra rester en retrait ou plutôt être actif ou active. Ce choix n’est pas facile à faire. Demeurer en retrait veut dire laisser les élèves expliciter leur démarche aux autres, même si cela peut paraître long, et éviter de donner la réponse même si cela peut sembler la meilleure façon de gagner du temps. Être actif ou active ne signifie pas « donner une réponse ou une façon de faire », mais plutôt poser des questions qui incitent à la découverte et à la compréhension.

Cette approche a donné lieu à une recherche pour connaître les stratégies utilisées par les élèves. Contrairement à la recherche précédente, celle-ci n’étudie pas l’évolution des stratégies, mais bien les différentes stratégies adoptées par les élèves. Elle a été inspirée des observations faites dans la CGI.

Recherche : pensée des élèves en mathématiques et stratégies

Les différences entre les filles et les garçons, en ce qui a trait aux stratégies qu’ils utilisent pour résoudre des problèmes de mathématiques, ont été très peu étudiées jusqu’à présent. En effet, les résultats de quelques recherches portent à croire qu’il existe des différences dans les stratégies employées par les filles et celles des garçons lorsqu’il s’agit de résoudre des problèmes mathématiques. Des différences ont été signalées dans des classes de la première à la troisième année : les filles ont tendance à utiliser des stratégies observables (stratégies pour lesquelles on peut facilement reconnaître la procédure), alors que les garçons tendent plutôt à se servir de stratégies réflexives (stratégies issues d’une réflexion difficile à définir, car elle est différente de celle qui est attendue) (Carr et Jessup 1997). Gallagher et DeLisi (1994) ont étudié les habiletés d’élèves du secondaire et rapportent qu’il n’y a en général aucune différence dans les réponses correctes obtenues. Cependant, les filles auraient plutôt tendance à utiliser des stratégies classiques (habituellement enseignées), tandis que les garçons seraient davantage portés à adopter des stratégies non traditionnelles.

Méthode de recherche utilisée

L’étude sur la pensée des élèves en mathématiques a porté sur les différences entre les filles et les garçons dans la résolution de problèmes et les stratégies adoptées par 44 garçons et 38 filles de la première à la troisième année. Les élèves ont été interviewés individuellement à cinq reprises : en hiver, pour les élèves de première année, à l’automne et au printemps, pour ceux et celles de deuxième et de troisième année. Lors de chaque entrevue, les élèves ont résolu des problèmes qui supposent l’utilisation d’opérations avec des nombres entiers et leur application dans des problèmes complexes pour des élèves de leur échelon scolaire.

L’échantillon premier (n = 132 ; 12 élèves x 11 classes) était composé de 6 filles et de 6 garçons sélectionnés au hasard dans chacune des onze classes de première année dans trois écoles différentes. Au cours des trois années qu’a duré l’étude, il y a eu des changements de zonage qui ont éliminé le quart des élèves dans une école et un clivage naturel a fait disparaître les autres. L’échantillon final était composé de 44 garçons et 38 filles (n = 82) qui ont participé aux cinq entrevues.

Tous les élèves faisaient partie de classes d’enseignantes et d’enseignants qui participaient à un programme de développement professionnel de trois ans. Ce programme avait pour objet de les aider à comprendre le principe des mathématiques intuitives et ainsi de saisir comment ces dernières pouvaient servir de fondements au développement de notions formelles (Carpenter, Fennema et Franke 1996 ; Fennema et autres 1996). Aucun matériel lié au curriculum, ni directives précises, ni consignes n’étaient fournis. On a donc pu remarquer des variations dans les consignes données aux élèves et les activités organisées par les enseignantes et les enseignants participants. Les élèves ont passé une bonne partie de leur temps à résoudre les problèmes. Une variété de matériel incluant des jetons et des blocs en base dix étaient disponibles. Les élèves avaient le temps d’inventer des façons de résoudre les problèmes en employant diverses stratégies (Fennema et autres 1996). Notons que tous les élèves avaient virtuellement appris l’algorithme standard à la fin de l’étude, même si l’accent mis sur cet aspect était secondaire (Carpenter, Fennema et Franke 1996).

Les tâches précises déterminées avant l’entrevue devaient évaluer : 1) les stratégies générant des combinaisons numériques ; 2) les stratégies utilisées pour résoudre les problèmes écrits comportant des additions et des soustractions ; 3) les exercices de calcul ; 4) l’habileté des élèves à pousser plus loin l’utilisation d’une procédure dans l’addition et la soustraction ; et 5) leur habileté à résoudre des problèmes non routiniers. Les nombres et les contextes ont très peu varié entre chacune des entrevues. Précisons que les contextes ont été sélectionnés en évitant les biais par rapport aux garçons et aux filles : le contenu des contextes et la grandeur des nombres entiers choisis respectaient le développement des connaissances des élèves (leur zone proximale de développement).

Les stratégies des élèves ont ainsi été évaluées de la deuxième jusqu’à la cinquième entrevue. L’intervieweuse ou l’intervieweur demandait aux élèves d’expliquer leur façon d’en arriver à leur réponse. Aucun papier, aucun crayon ni aucun autre matériel servant à compter n’était mis à leur disposition. Les réponses étaient codées correctes ou incorrectes. Les stratégies étaient codées de la manière suivante : 1) stratégies de calculs (simple) ; 2) stratégies abstraites qui exigent une connaissance des relations entre les nombres et les opérations que l’on peut y associer ; 3) algorithmes créés.

À chaque entrevue, on présentait aux élèves des tâches comportant des problèmes à résoudre nécessitant des additions et des soustractions. Les problèmes composés de nombres entiers à deux chiffres ont été administrés à chaque entrevue et des problèmes avec des nombres entiers à trois chiffres ont été inclus au cours des entrevues de la troisième année. Pour la plupart des problèmes, les élèves avaient le choix du matériel incluant des jetons, des blocs en base dix, du papier et un crayon.

Dans le but d’augmenter la probabilité que les élèves inventent des algorithmes, si ceux-ci et celles-ci en étaient capables, deux problèmes écrits comportant deux additions et une soustraction ont été proposés. Pour chaque tâche, les réponses étaient codées correctes ou incorrectes, et les stratégies ont été classées de la même façon. Elles ont également été codées comme étant : 1) de la modélisation ou du calcul ; 2) un algorithme standard ; ou 3) un algorithme inventé. La modélisation se réfère ici à une démarche de résolution de problèmes qui cherche à reproduire un exemple donné en classe ou dans un livre.

Résultats obtenus

L’analyse des données a permis de préciser les modèles stratégiques sous-jacents aux différences entre les garçons et les filles (voir Fennema et autres (1998) pour des détails sur les analyses et les résultats). Il n’y a pas de différences significatives entre les filles et les garçons dans le nombre de résolutions correctes fournies au cours de l’étude longitudinale de trois ans pour les combinaisons numériques, les additions et les soustractions ou les problèmes non routiniers. Cependant, en troisième année, les garçons ont résolu significativement plus de problèmes écrits complexes que ne l’ont fait les filles. 

Dans l’utilisation des stratégies, les différences entre les garçons et les filles sont marquées. Si l’on commence par la première année, et ce, jusqu’en troisième année, les stratégies employées par les filles et celles des garçons pour résoudre des problèmes sont différentes de façon constante. Les filles tendent à utiliser plus de modélisation (reproduction d’exemples) ou de stratégies de calcul, alors que les garçons optent pour plus de stratégies abstraites ou d’algorithmes inventés (qui démontrent des liens entre différentes notions ou stratégies et qui sont plus difficilement explicables par de jeunes enfants). Au cours de l’entrevue du printemps de la troisième année, les filles se servent significativement davantage d’algorithmes classiques que ne le font les garçons. À chaque entrevue, plus de garçons que de filles ont utilisé des algorithmes inventés. En troisième année, pendant la dernière entrevue, 95 % des garçons ont parfois fait usage d’un algorithme inventé comparativement à 79 % des filles. La différence entre les garçons et les filles, dans l’utilisation des algorithmes inventés pour résoudre un problème incluant une soustraction, est encore plus frappante avec un résultat de 80 % pour les garçons et de 45 % pour des filles.

Pour assurer qu’il existe un lien entre l’utilisation des algorithmes inventés et le succès remporté pour résoudre les problèmes écrits complexes, des analyses supplémentaires ont été menées. À cet effet, deux groupes d’élèves ont été retenus selon qu’ils se servent d’algorithmes inventés ou classiques. Le groupe « algorithme inventé » a développé une compréhension conceptuelle qui se reflète dans les stratégies utilisées. Par contraste, le groupe « algorithme classique » aurait commencé à avoir recours aux algorithmes traditionnels avant de montrer une compréhension conceptuelle associée à l’utilisation d’algorithmes inventés. Parmi les 53 élèves du groupe « algorithme inventé », 35 sont des garçons et 18, des filles. Dans le groupe « algorithme classique », on compte 14 filles et 2 garçons.

Au cours des entrevues de la troisième année, le groupe « algorithme inventé » dépasse le groupe « algorithme classique » pour ce qui est de la résolution de problèmes écrits complexes. Quand nous avons comparé le nombre de problèmes écrits complexes résolus correctement par les garçons et les filles dans le groupe « algorithme inventé », nous n’avons trouvé aucune différence entre les garçons et les filles. Aussi, les filles du groupe « algorithme inventé » ont résolu significativement davantage de problèmes écrits complexes que ne l’ont fait les filles dans le groupe « algorithme classique ». Ces analyses laissent croire que l’utilisation d’algorithmes inventés durant les premières années scolaires pourrait servir de fondement à la résolution de problèmes écrits complexes en troisième année, et ce, tant pour les filles que pour les garçons.

Établir des liens entre les deux approches

Autant dans l’approche philosophique des mathématiques (APM) que dans la CGI, les élèves font face à une façon innovatrice d’aborder les mathématiques. Dans les deux approches, les élèves doivent échanger des idées avec les autres et sont en interaction et en position de communication. Dans la CGI, cet échange a pour objet la verbalisation de la démarche de résolution de problèmes, tandis que dans l’APM il porte sur la discussion à propos des mathématiques en communauté de recherche philosophique. Dans ces deux approches, les élèves peuvent vivre des conflits sociocognitifs en ce sens que plusieurs peuvent ressentir un état de déséquilibre cognitif provoqué par des interactions sociales qui les mettent en contact avec une conception ou une construction différente, voire difficilement compatible avec la leur (Lafortune et Deaudelin 2001).

La CGI se rapproche des contenus mathématiques des programmes de formation. Dans l’APM, les interactions portent sur des concepts philosophiques liés aux mathématiques (par exemple : l’existence d’un cube parfait, la conception de l’infini, la différence entre zéro ou rien) ou sur des attitudes ou croyances à l’égard des mathématiques (la « bosse des maths », une vision de l’échec ou de l’erreur). Ces contenus peuvent parfois être plus éloignés des programmes de formation.

Dans aucune des deux approches, l’accent n’est mis sur la recherche d’une réponse, comme c’est généralement le cas en mathématiques, mais il est plutôt centré sur la démarche ou sur le processus ou encore sur la procédure dans la résolution de problèmes (CGI) ou bien sur le sens donné à des concepts (APM). Ce contexte peut ébranler la vision que des élèves se sont fait des mathématiques et, ainsi, les inciter à la créativité ou encore les déstabiliser et leur causer de l’anxiété.

Examiner les Interactions des résultats des deux recherches

Dans la recherche basée sur l’APM, les filles des groupes expérimentaux ont augmenté significativement leur anxiété à l’égard des mathématiques par rapport aux filles des groupes témoins. Cette constatation peut s’expliquer par le fait que cette approche philosophique des mathématiques peut être déstabilisante, car les discussions en communauté de recherche n’apportent généralement pas de réponses complètes, finies et définitives. Cette situation est différente de celle qui est observée en règle générale dans la classe de mathématiques. Ce résultat pourrait rejoindre les remarques de Phillips (1996) à propos de l’approche de la philosophie pour enfants qui souligne que, même si cette dernière met en place certaines conditions pour le développement de l’estime de soi, des élèves peuvent se rendre compte que leurs points de vue ne sont pas toujours adoptés par les autres et, dès lors, peuvent vivre une certaine insécurité. En outre, comme les filles expriment une plus grande anxiété à l’égard des mathématiques que les garçons, une situation d’apprentissage différente de l’habitude peut créer davantage d’anxiété. On peut voir ce résultat positivement en supposant que l’augmentation d’anxiété signifie un ébranlement quant à ses croyances et préjugés à l’égard des mathématiques. Il peut être angoissant de se rendre compte que ce que l’on croyait des mathématiques n’est pas tout à fait la réalité, mais c’est un pas vers une meilleure compréhension de ce que peut être la « vraie » activité mathématique. Comme les résultats des entrevues montrent une faible anxiété des garçons, voire une indifférence à l’égard des mathématiques, cette approche n’a pu altérer l’expression de leur anxiété.

La recherche de Fennema et autres (1998) montre que les filles utilisent des stratégies plus classiques et que les garçons en emploient qui sont non traditionnelles ou inventées. De plus, l’utilisation de stratégies inventées démontrerait une meilleure compréhension des mathématiques. Ce résultat semble dévaloriser les filles. Cependant, on peut le voir autrement. Les filles comprennent peut-être « trop » rapidement que le fait de reproduire les stratégies adoptées par l’enseignant ou l’enseignante est une façon simple de réussir en mathématiques. L’école ne les incite donc pas à développer et à utiliser leur créativité mathématique. De leur côté, les garçons sont peut-être un peu plus délinquants et se permettent d’inventer des stratégies. Comme les enseignants et les enseignantes préfèrent trop souvent l’utilisation par les élèves d’une méthode – celle qu’ils enseignent et qui leur semble la plus facile –, les garçons peuvent également être défavorisés. La situation des garçons et des filles peut expliquer les résultats de Ma et Kishor (1997) qui montrent que les attitudes des élèves à l’égard des mathématiques se détériorent au fur et à mesure de leur cheminement scolaire. Leur créativité est soit non développée, soit réprimée.

Les résultats comparant l’anxiété des filles à celle des garçons suscitent d’autres réflexions en rapport avec ceux de Fennema et autres (1998). Cette équipe a étudié les stratégies utilisées par les filles et les garçons lors de la résolution de problèmes mathématiques. Leurs résultats montrent que les filles font appel à des stratégies plus concrètes, plus proches de la reproduction d’exemples et du comptage ; les garçons se servent de stratégies plus abstraites et inventées qui montrent une meilleure compréhension conceptuelle. Si les filles sont plutôt portées à adopter des stratégies classiques, on peut penser que l’APM ébranle leur façon de penser à résoudre des problèmes de mathématiques, car cette approche suggère une manière différente de concevoir les mathématiques et d’en discuter. Elle a pour objet de contrer les croyances et préjugés relativement à cette discipline, ce qui peut interférer davantage avec les perceptions des filles. On peut également croire que les garçons ne manifestent pas tout à fait ce qu’ils ressentent à l’égard des mathématiques. Pour eux, exprimer une peur des mathématiques peut sembler inapproprié dans leur situation de garçon. De leur côté, les filles peuvent avoir tendance à extérioriser leurs émotions négatives tout en ayant développé des moyens de surmonter leur tension.

Une autre hypothèse pourrait également être explorée. Peut-on estimer que l’utilisation de l’APM aura permis aux filles de prendre conscience de l’anxiété qu’elles vivent à l’égard des mathématiques ? Si tel est le cas, l’utilisation de cette approche aurait pu leur donner l’occasion de l’exprimer.

Dans la recherche effectuée par l’équipe de Fennema, on peut penser que les filles ne ressentent pas le besoin d’inventer des stratégies si celles qui leur sont fournies fonctionnent. Une approche qui leur demande de verbaliser leur démarche à voix haute peut contribuer à déstabiliser davantage les filles, comme cela a été le cas pour l’APM. Pour les filles, le recours à des stratégies enseignées peut avoir un effet sécurisant ; ce qui ne veut absolument pas dire que les filles ne peuvent inventer des stratégies ou ne peuvent apprendre à le faire.

Conclusion

Dans cet article, nous avons présenté deux approches des mathématiques : l’une axée sur le développement d’une communauté de recherche philosophique sur les mathématiques (APM) et l’autre concernant la verbalisation de démarches de résolution de problèmes mathématiques (CGI). Deux recherches issues de l’utilisation de ces approches montrent que les filles du groupe expérimental augmentent significativement leur anxiété à l’utilisation de l’APM et que les filles ont tendance à adopter des stratégies enseignées plutôt qu’inventées, comme c’est le cas des garçons (CGI).

Ces résultats suscitent la réflexion si l’on veut que les filles choisissent plus facilement les domaines à forte composante mathématique. On peut songer à des moyens pour faire en sorte que les approches innovatrices soient plus accessibles, moins déséquilibrantes et plus sécurisantes :

  1. Un des moyens consisterait à commencer à aborder les mathématiques de façon innovatrice en vue de favoriser la communication, dès le début des études primaires. Cette manière de procéder devrait être intégrée et non pas menée en parallèle avec un enseignement des mathématiques où l’on vise la recherche de la réponse ou la résolution de problèmes sans erreur ;

  2. Comme il semble que les élèves commencent leur cheminement scolaire en ayant en tête une vision des mathématiques plutôt négative et stéréotypée, il serait important d’intervenir auprès des parents. En ce sens, une recherche[4] en cours porte sur l’élaboration d’un programme d’assistance éducative parentale pour le suivi scolaire en mathématiques. Ce programme a pour objet le développement d’activités interactives-réflexives à accomplir à la maison. C’est un moyen de sensibiliser les parents à d’autres façons de percevoir les mathématiques, de susciter des interactions entre les parents et leurs enfants relativement à cette discipline et de susciter des échanges verbaux à propos des mathématiques et de leur apprentissage ;

  3. L’utilisation d’approches innovatrices en mathématiques ne devrait pas se limiter à un moment précis dans la semaine, mais être généralisée à l’ensemble des apprentissages scientifiques et avoir une perspective autant interdisciplinaire que transversale ;

  4. Les interventions en classe de mathématiques devraient prendre en considération les différentes composantes de l’apprentissage telles que les aspects cognitifs, métacognitifs, affectifs et sociaux ;

  5. L’autoévaluation devrait être généralisée. Elle permet aux élèves de bien évaluer leur démarche et de cesser d’attendre le jugement d’un ou d’une adulte. Les filles pourraient alors se laisser aller à leur créativité dans les stratégies de résolution de problèmes, car elles apprendraient à développer une argumentation justifiant leurs propres façons de procéder.

Nous savons que plusieurs facteurs peuvent influer sur les résultats scolaires et les attitudes à l’égard des mathématiques des filles et des garçons. Une analyse dans une perspective sociologique pourrait apporter une contribution complémentaire par rapport à celle que nous proposons qui est plutôt pédagogique et du ressort du domaine de l’éducation. Nous trouvons important de préciser que les filles n’ont pas des résultats supérieurs aux garçons en mathématiques. Les médias laissent trop souvent supposer que les filles réussissent mieux que les garçons (ce n’est pas le cas en mathématiques) et qu’il importe de s’occuper des garçons maintenant. Bien montrer la situation des filles et des garçons par rapport à l’apprentissage des mathématiques au-delà des résultats scolaires ne serait-il pas un moyen d’atteindre un meilleur équilibre et une plus grande équité ?

Nous soutenons qu’il importe de démythifier les mathématiques et d’intervenir sur la dimension affective en rapport avec des démarches cognitives. Cela signifie qu’il est nécessaire de proposer aux élèves des situations problèmes contextualisées qui ont du sens à leurs yeux dans un contexte où leurs créations sont écoutées. Il s’agirait de montrer aux filles que leur créativité mathématique a sa place dans la classe de mathématiques et que leurs intuitions sont utiles dans la résolution de problèmes.

Ces réflexions et propositions pourraient être mises en relation avec des observations réalisées auprès de jeunes, filles et garçons, du collégial (17-19 ans). À cet ordre d’enseignement, de plus en plus, on utilise des calculatrices (du type TI-92) ou des logiciels (Maple, Mathematica ou Derive) de calculs symboliques. De tels outils changent l’enseignement des mathématiques au collégial, car ils peuvent transformer des expressions algébriques et effectuer des opérations qui exigeaient auparavant des calculs souvent longs et fastidieux (décomposer en facteurs des expressions complexes, résoudre des systèmes d’équations, dériver ou intégrer des fonctions). L’emploi d’outils technologiques avancés en mathématiques et en sciences au collégial est récent. En effet, une recension des écrits sur les quelques recherches menées jusqu’ici à propos des différences entre les garçons et les filles permettraient de vérifier si les filles, comme des observations récentes le laissent penser, explorent moins les possibilités qu’offrent de tels outils, se sentent plus démunies devant ces logiciels (calculatrices ou ordinateurs) et exigent davantage d’indications quant à la marche à suivre. Si l’on prend pour barème le type d’autonomie que montrent les garçons à l’égard des outils technologiques, les filles semblent avoir une autonomie réduite. Si ces observations devaient se confirmer dans une recherche en cours[5], on pourrait penser que les filles seront perdantes dans l’évolution des contenus des programmes de sciences de la nature au collégial et que cette situation les défavorisera dans leur choix de carrière.

Dans un autre projet en cours, nous concevons des capsules vidéo[6] portant sur les émotions ressenties à l’égard des mathématiques. En particulier, deux de ces capsules ont pour thème l’anxiété à l’égard des mathématiques selon deux intensités (peur et malaise). Il serait intéressant et pertinent d’étudier l’effet sur les attitudes à l’égard des mathématiques de l’utilisation de ce moyen d’intervention à la fin des études primaires et au début du secondaire (Lafortune et Massé à paraître).

Nous croyons donc important de réagir et de valoriser les attitudes et les comportements des filles en faisant ressortir les aspects positifs de leur anxiété et en valorisant leurs habiletés de créativité qui sont peut-être différentes de celles des garçons.