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Comme son titre l’indique, cet ouvrage est une anthologie de sources relatives à l’histoire des femmes russes de la toute fin du xviie siècle à la révolution d’octobre 1917. Ce découpage chronologique débute avec les grandes réformes entreprises par Pierre le Grand dès son retour d’une vaste tournée des capitales européennes qui lui avait fait réaliser le retard de son pays sur le monde occidental. L’interventionnisme étatique sans précédent qui s’ensuivit allait influer sur l’ensemble de la société et les spécialistes de l’histoire des femmes russes s’accordent pour considérer cette période comme charnière dans l’évolution du statut et de la vie des femmes de la Russie. Natalia Pouchkareva, sans doute la chercheuse la plus familiarisée avec l’ensemble de l’histoire des femmes russes, ira jusqu’à affirmer, comme le rappellent les auteures et l’auteur de l’ouvrage, que « [t]ous les événements importants de l’histoire des femmes russes au xviiie siècle et tous les changements dans leur statut social, politique, juridique et familial sont connectés directement ou indirectement aux métamorphoses de l’État russe initiées par Pierre le Grand » (p. 11; notre traduction).

Ce recueil, fruit du travail minutieux de quatre spécialistes de l’histoire et de la littérature (trois femmes et un homme) attachés à différentes universités ou à des collèges américains, est le premier et le seul ouvrage d’une telle ampleur à être publié en quelque langue que ce soit. Une introduction de seize pages place le contexte historique de la période, expose l’évolution de la place des femmes dans ce contexte et explique la logique adoptée pour la présentation des documents sélectionnés, la priorité ayant été accordée aux sources non publiées et à celles qui émanent des femmes elles-mêmes. Malgré une production certes plus importante de documents provenant des élites, un effort particulier a été fait pour représenter tous les groupes sociaux.

La collection de documents se rattache à la fois à l’histoire et à la littérature, ce qui explique le titre de l’ouvrage qui cherche à cumuler l’« expérience » et l’« expression », deux volets de la vie sociale et culturelle trop souvent présentés séparément selon les auteures et l’auteur de l’ouvrage Russian Women qui croient que la lecture jumelée de ces deux types de textes offre un meilleur portrait de la vie et de la représentation des femmes de la Russie impériale. On y trouve de courts extraits de mémoires, de journaux intimes, de correspondances, tout autant que de textes juridiques, d’articles de périodiques, de fictions ou d’observations ethnographiques.

Le tout est organisé autour de six grands thèmes : 1) la définition de l’idéal féminin ; 2) la vie familiale ; 3) la sexualité ; 4) le travail et l’éducation ; 5) la religion et la vie spirituelle ; et 6) l’intervention politique et les attitudes d’opposition. Tous ces chapitres sont précédés d’une courte introduction, de même que chacun des quelque 100 documents sélectionnés.

Malgré un certain éclatement émanant de la grande variété à la fois des types de documents et des contenus, il se dégage de la lecture une impression de cohérence d’un monde où les femmes, comme ailleurs, sont reléguées au second plan. Les représentations et les attentes de la société correspondent à des normes fabriquées, notamment par la religion, l’État et les institutions qui ont cherché à modeler l’identité et la conduite des femmes. Selon son âge et son statut, qu’elle soit fille, épouse, mère, belle-fille ou belle-mère, chacune occupe une place précise. Les chapitres qui traitent en particulier de l’idéal féminin, de la vie familiale, de la sexualité et de la religion offrent un vaste choix d’exemples qui montrent comment l’économie familiale, l’ordre social et la transmission des valeurs reposent en grande partie sur la nécessaire conformité des femmes avec ce que l’on attend d’elles. Les liens entre ces chapitres sont tels que plusieurs textes pourraient aussi bien se retrouver dans l’un que dans l’autre. Les personnes à l’origine du recueil en sont conscientes et le disent en effectuant les renvois qui s’imposent.

Malgré le poids du moule qui pèse lourd sur le plus grand nombre et la présence de permanences indéniables tout au long de la période traitée, des nuances importantes se dégagent des témoignages. D’abord quant à l’application des normes puis quant à leur évolution dans le temps.

Ce sont surtout les chapitres sur le travail, l’éducation et les attitudes politiques qui permettent de saisir les dérogations. Ils introduisent des nuances majeures pour la compréhension d’une société, et l’on y voit comment la réalité est souvent loin de correspondre à l’idéal unique véhiculé par les autorités. On observe très bien, par exemple, comment la nécessité de survivre pour les ouvrières et les paysannes a forcé la majorité d’entre elles à transgresser largement leur rôle traditionnel de mère. On remarque aussi comment la réflexion et l’engagement politiques ont touché un nombre non négligeable de femmes de milieux plus aisés, les entraînant dans la contestation – quand ce n’est, à l’extrême, dans le terrorisme – de la place des femmes mais aussi du système politique russe dans son ensemble. Le modèle de la femme idéale est ainsi vécu, mis en cause ou rejeté de manière fort différente selon la position sociale et le niveau d’éducation, mais également selon le milieu culturel, l’appartenance religieuse et la localisation géographique.

Le dernier quart du xixe siècle et le début du xxe voient l’émergence de débats publics sur l’éducation et le travail des femmes, le développement de nouvelles valeurs, et les femmes elles-mêmes concourent largement à la définition de nouveaux idéaux qui entrent en concurrence directe avec le modèle dominant.

Le fonctionnement social, même dans un pays qui, à bien des égards, se caractérise de façon chronique par son retard sur le monde occidental, n’est jamais figé. La Russie des femmes est à la fois loin de nous par certains traits, mais elle en est également très proche par d’autres.

Sur le plan matériel, la facture de l’ouvrage est très soignée. Un glossaire de la trentaine de mots russes qui reviennent le plus fréquemment, un index tant onomastique que thématique, des suggestions de lectures complémentaires de près de 300 titres (en anglais) aident le lecteur et la lectrice à naviguer efficacement dans l’anthologie ; quelques illustrations complètent le tout.

L’alternance d’explications, de mises en contexte et de témoignages d’époque permet de comprendre la société russe à partir, d’une part, de la démarche analytique des auteures et de l’auteur de l’anthologie et, d’autre part, de l’émotion que procure toujours la rencontre avec la « vraie vie ». Nous disposons là d’un outil indispensable pour l’enseignement de l’histoire des femmes russes de l’époque impériale, mais aussi de l’histoire russe tout court.