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Que le féminin procède d’une construction est une évidence. Déesse, madone ou sorcière, garçonne, superwoman plantureuse ou rachitique, l’évolution des figures évoquées en montre les exigences contradictoires et met en évidence que ces constructions ne sont pas aléatoires mais sans cesse remodelées pour masquer les inégalités. C’est pourquoi il faut toujours déconstruire les « prêt-à-penser » le féminin qui modèlent les imaginaires et orientent les comportements. Cependant, déconstruire ces images n’est pas mince affaire. C’est ce à quoi travaillent le mouvement féministe et, notamment, nombre de femmes universitaires, étudiantes et professeures-chercheuses. Sur le plan théorique, ce travail a induit, comme l’affirme Michelle Perrot (2000 : 94), « la volonté d’opérer une rupture épistémologique dans les sciences humaines et sociales ». Cette rupture a été explicitée, au Québec, notamment, dans l’ouvrage intitulé Un savoir à notre image? (Mura 1991) qui relève les traces de l’idéologie patriarcale dans pas moins de quinze disciplines. Ce travail de déconstruction est toutefois loin d’être achevé. Pourtant, partout, sa reconnaissance académique est fragile et les structures institutionnelles sont insuffisantes à son épanouissement; aucune structure appropriée ne soutient les études féministes qui, par définition, sont multidisciplinaires; de ce fait, elles sont institutionnellement orphelines : pas de doyen ou de doyenne pour défendre leurs intérêts quand et où s’ouvrent les enveloppes budgétaires. Cet émiettement rend difficiles le lien entre les chercheuses, l’établissement de synergies pour la production et la diffusion des savoirs ainsi que la mise à contribution des jeunes professeures qui se trouvent isolées. Comme le remarque encore Michelle Perrot, les études féministes, à cause de leur manque de structures fixes, mais en raison aussi de leur charge critique, sont « l’objet d’un oubli qui est la forme la plus subtile de la dénégation ». C’est une façon de nier la part du féminisme pour l’égalité des femmes « qui serait dû à la seule modernisation – scientifique, technique, politique, culturelle… – des rapports sociaux » (2000 : 96).

Dans le présent numéro, cinq textes s’appliquent à comprendre les enjeux de ces constructions du féminin : ainsi, les textes littéraires, le sport, le rapport à la petite enfance, la scolarisation et les séries télévisuelles destinées aux jeunes sont autant de lieux où des représentations du féminin participent à la « construction sociale de la réalité » des femmes, selon l’expression de Berger et Luckmann (1966).

La première grande tâche de construction du féminin a été et reste cet effort pour le distinguer du masculin (et, bien sûr, le masculin du féminin). C’est ce dont traite le premier article qui en étudie les mécanismes dans les textes littéraires. Après avoir présenté trois conceptions dominantes de l’identité sexuelle, soit le modèle patriarcal, le modèle féministe et le modèle postmoderne, Isabelle Boisclair, professeure à l’Université de Sherbrooke, et Lori Saint-Martin, professeure à l’Université du Québec à Montréal, analysent deux romans relayant la conception postmoderne de l’identité sexuelle, l’un écrit par un homme (Self, de Yann Martel, 1996), et l’autre, par une femme (Ce qu’il en reste, de Julie Hivon, 1999). Dans ces deux romans, les identités figées sont mises à mal par la déconstruction des signes du passé et l’instauration de dispositifs énonciatifs confondant hommes et femmes. Ces romans participeraient ainsi à une conception culturaliste de l’identité sexuelle, selon laquelle le genre serait une performance.

Toujours concernant les processus de construction sociale du féminin, Isabelle Courcy et Suzanne Laberge, respectivement chargée de cours et professeure à l’Université de Montréal, Carine Erard, maître de conférences à l’Université de Dijon, et Catherine Louveau, professeure à l’Université de Paris XI-Orsay, analysent les jugements d'adolescentes et d'adolescents au sujet des filles qui font des sports de tradition masculine (tels la boxe, le football, le hockey sur glace). Les résultats montrent que seulement la moitié des jeunes sont ouverts à ces pratiques par les filles et que les garçons sont trois fois plus nombreux à porter un jugement négatif. Les arguments invoqués suggèrent que le symbolisme de genre est plus prégnant chez les jeunes que la division sexuelle des pratiques sportives.

Les représentations du féminin, comme toute représentation sociale, n’ont pas qu’une valeur spéculative; s’il est un lieu où la théorie et la pratique interfèrent puissamment, c’est bien celui de la naturalisation des métiers féminins. Liane Mozère, professeure à l’Université Paul-Verlaine de Metz, et Irène Jonas, sociologue indépendante, s’intéressent plus particulièrement aux présupposés concernant les rapports des femmes à la petite enfance. Le paradigme mère-enfant qui a traversé le xxe siècle en France continue de s’imposer aux auxiliaires de puériculture, surtout au fil du discours des « psy » et des médecins; ces auteures montrent comment ces femmes, à travers leurs récits, récusent l’effet de naturalisation que porte ce paradigme.

Dans son article sur la scolarisation des élites féminines du Maghreb en France, Virginie Duclos, doctorante en sciences de l’éducation à l’Université Paris V, présente les résultats d’une étude menée dans un internat parisien accueillant des jeunes filles maghrébines dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Son texte fait un portrait de ces familles au statut socioéconomique élevé et montre que les parcours scolaires des filles orientés par les stratégies familiales sont le résultat de leur appartenance sexuelle et de celle des différents membres de la famille.

Lucie Gélineau, professeure associée à l’Université Laval, Myriam Loudahi et Nathalie Brisseau, respectivement agente et coordonnatrice au regroupement d’aide aux itinérants et itinérantes de Québec, Fanny Bourgeois et Rozenn Potin, étudiantes de deuxième cycle respectivement en sociologie et en science politique à l’Université Laval, signent une note de recherche sur les droits des itinérantes. Les témoignages fort éloquents des participantes invitent à penser que des réponses durables à l’itinérance des femmes ne se trouvent pas uniquement dans la promotion de droits fondamentaux tels que l’accès au logement ou à des services appropriés. Ces témoignages révèlent aussi le poids de la pauvreté, de la violence et du travail domestique imposé.

Pour terminer ce numéro sur les représentations du féminin, nous proposons une note de recherche rédigée par Amélie Descheneau-Guay, étudiante de deuxième cycle en sociologie, portant sur les stéréotypes dans les émissions de télévision préférées des jeunes du Québec, telles que Ramdam et Bob l’éponge. Cette auteure constate l’émergence d’une culture du consensus dépolitisante, de même que la récupération de l’idée féministe d’émancipation collective par l’idéologie du girl power. Ces deux orientations ont en commun une dépolitisation du sujet, par le consensus et la consommation. Le contexte de production marchand incite à promouvoir une vision essentialiste des sexes pour faciliter la réception de la publicité de produits idoines et se garantir des publics jeunes, maintenant ciblés en tant que consommateurs et consommatrices. Faisant écho à Annick Percheron (1993), l’une des rares scientifiques à s’être intéressés à la socialisation politique des enfants[1], l’auteure de cette note de recherche invite à re-penser ces modèles de sujets féminins apolitiques que la télévision propose aux enfants.

Ce numéro s’inscrit donc dans l’ensemble des travaux qui articulent les formes de pouvoir qui se construisent et se re-construisent à travers des visions spécifiques du féminin et au fil des discours qui les véhiculent.