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L’état des connaissances actuelles en sociologie du sport permet d’affirmer sans hésitation que les pratiques d’activité physique et sportive sont des pratiques sociales et culturelles (voir, entre autres, le numéro de Recherches féministes sur la question (vol. 17, no 1, 2004)). En ce sens, elles véhiculent des normes, sont le site de débats idéologiques et participent à la construction de rapports sociaux, dont les rapports sociaux de sexe. On a pu voir à travers l’histoire du sport que cette institution véhicule les normes sociales dominantes de la masculinité et de la féminité et, en conséquence, qu’elle participe à leur reproduction (Hargreaves 1994; Louveau 1981). L’application de ces normes se manifeste dans une sexuation des pratiques; certaines sont perçues et désignées comme davantage convenables ou appropriées pour les femmes (par exemple, le patinage artistique, la gymnastique artistique, le tennis), et d’autres, comme davantage légitimes pour les hommes (par exemple, le soccer-football, l’haltérophilie, les sports cyclistes). La sexuation des pratiques sportives a bien sûr entraîné une présence inégale des femmes et des hommes tant dans les sports de compétition (Légaré 1999[2]; Louveau 2004b) que dans les activités de loisir (Louveau 2004a; Nolin et autres 2002). Parallèlement aux percées du mouvement féministe qui ont tenté de déconstruire ces normes en montrant leur caractère arbitraire (voir notamment Bryson (1983), Hall (1978) et Theberge (1985)), les femmes se sont progressivement adonnées, avec des différences selon leur classe sociale d’origine (Louveau 2006), à des sports jusqu’alors jugés plus appropriés pour les hommes; ainsi, elles ont fait leur entrée dans le monde de l’haltérophilie, du hockey sur glace, du cyclisme, du marathon, etc. Depuis les vingt dernières années, plusieurs chercheuses se sont penchées sur l’expérience de ces femmes qui « transgressent l’ordre social de genre[3] » dans le domaine du sport. Elles se sont principalement intéressées aux facteurs explicatifs de l’attrait des femmes pour ce type de sports, notamment par l’entremise de leur socialisation particulière (Erard et Laberge 2005; Louveau 1986; Mennesson 2005; Roussel et Griffet 2001; Young 1997). D’autres ont privilégié les aspects qui, dans ces sports, motivaient leur participation (Cox et Thompson 2000; Halbert 1997; Hargreaves 1997; Mennesson 2005; Penin 2004; Roussel 2000; Scraton et autres 1999; Theberge 1998, 2003). D’autres encore ont étudié la façon dont ces sportives vivent leur « identité de femme » dans cet univers d’hommes (Anderson 1999; Caudwell 1999, 2003; Kelly, Pomerantz et Currie 2005; Mennesson 1995, 2002, 2005; Roussel et Griffet 2004; Theberge 1998, 2003). Leurs résultats montrent que les expériences vécues par ces femmes ont un effet souvent ambivalent et paradoxal sur leurs pratiques, ces dernières parfois reproduisant et parfois contestant les normes dominantes de la féminité.

Par ailleurs, peu d’études ont porté sur les normes sociales de féminité telles qu’elles sont exprimées au travers des jugements de la population concernant la participation des filles et des femmes à des sports socialement perçus comme masculins. Pourtant, la question est importante : la participation des femmes à des sports de tradition masculine a-t-elle pour effet de transformer les normes dominantes de la féminité? Cinq études sur le sujet (Alley et Hicks 2005; Freeman 1988; Holland et Andre 1994; Klomsten, Marsh et Skaalvik 2005; Pellett et Harrison 1992) ont pu être répertoriées. Leurs résultats sont concluants : une majorité de répondants et de répondantes remettent en question l’identité de genre des filles et des femmes qui participent à des sports de tradition masculine ou encore dénoncent leurs manières ou leurs transformations masculines. Ces études descriptives contribuent à documenter la réalité et parfois à susciter des revendications sociales certes, mais elles ne permettent pas toujours de saisir les processus à l’oeuvre, faute de cadre conceptuel explicite. Dans la présente étude, nous voulons pousser plus avant la compréhension du rôle des sports dans la reproduction, ou éventuellement la transformation, des normes sociales de féminité en nous appuyant sur certains éléments du cadre théorique de S. Harding (1986) concernant la construction sociale du genre.

Nous avons choisi d’examiner le cas particulier des adolescentes et des adolescents d’aujourd’hui pour trois raisons principales : ces jeunes sont nés durant une période où les revendications féministes sont relativement moins intenses en comparaison de celles des années 70 et du début des années 80; ces jeunes représentent ceux et celles qui vont construire les normes sociales de demain; ces jeunes se trouvent dans une période de la vie où la construction de l’identité de genre est un enjeu crucial. L’objectif principal de notre étude était double : d’une part, vérifier dans quelle mesure les adolescentes et les adolescents québécois adhèrent ou résistent aux normes de féminité véhiculées par l’institution sportive ou encore les contestent; d’autre part, voir dans quelle mesure leurs dispositions à l’égard de ces normes sont liées à une conception plus ou moins stéréotypée de la féminité. En outre, compte tenu de l’interconnexion des différents processus de domination, notamment la domination de classe et de genre, l’objectif secondaire de notre étude était de vérifier s’il existe des différences entre les sexes et entre les classes sociales dans l’adhésion aux normes de féminité véhiculées par l’institution sportive et dans l’adhésion aux représentations stéréotypées de la féminité et, le cas échéant, d’examiner leur interconnexion.

Le cadre théorique

Notre étude s’inspire de la théorie de S. Harding (1986) selon laquelle trois processus majeurs contribuent à la construction sociale du genre : 1) le « symbolisme de genre » (gender symbolism); 2) la « structuration selon le genre » de certaines sphères d’activités sociales (gender structure); et 3) la construction individuelle de l’identité de genre (individual gender) (Harding 1986 : 17-18). Le premier processus, le symbolisme de genre, renvoie à l’utilisation de métaphores binaires, n’ayant rien à voir avec les différences sexuelles, pour représenter le sexe (par exemple : force/fragilité, violence/douceur) : les stéréotypes sexués en sont des manifestations. La structuration selon le genre, deuxième processus, est l’utilisation de ces métaphores binaires en vue de procéder à une division des activités sociales en fonction du sexe. Dans l’institution sportive, l’utilisation des stéréotypes de genre pour justifier la séparation des disciplines sportives selon le sexe, ou encore pour cautionner l’établissement de standards ou d’épreuves différentes selon le sexe, illustre ce processus. Enfin, le troisième processus, la construction individuelle de l’identité de genre, renvoie aux expériences individuelles des diverses formes de féminité et de masculinité, lesquelles sont le plus souvent différentes des représentations symboliques du genre (Laberge 1994 : 59). Compte tenu des objectifs de la présente étude, nous nous sommes limitées à prendre en considération deux des trois processus, soit le symbolisme associé au sexe et la structuration selon le sexe des activités sportives, le troisième processus (la construction individuelle de l’identité sexuée) ayant déjà été étudié par plusieurs auteurs et auteures (Anderson 1999; Caudwell 1999, 2003; Kelly, Pomerantz et Currie 2005; Mennesson 1995, 2002, 2005; Roussel et Griffet 2004; Theberge 1998, 2003). Les conceptions de la féminité formulées par les jeunes seront utilisées comme indicateurs du symbolisme associé au sexe et les jugements portés par les jeunes sur la participation des filles à des sports de tradition masculine serviront d’indicateurs de la contribution de la structure sexuée des sports à la construction sociale (reproduction ou contestation/transformation) du sexe. Reconnaissant la relation dialectique qui unit les deux processus, nous prêterons également attention aux associations éventuelles entre leurs indicateurs.

Notre recherche s’appuie également sur le concept de « féminité hégémonique » inspiré de celui de « masculinité hégémonique » qui a été élaboré par Connell (1987). Selon cet auteur, la masculinité hégémonique est la « forme culturellement idéalisée » de la masculinité dans une société donnée à une époque donnée (Connell 1987 : 88). Cette forme de masculinité, qui rejoint d’une certaine manière la forme stéréotypée de la masculinité, est dans une relation de domination avec les autres formes de masculinité et les diverses formes de féminité (Connell et Messerschmidt 2005 : 832). Si Connell se montre relativement réticent à employer l’expression « féminité hégémonique », les femmes étant toujours subordonnées à la masculinité hégémonique, il reconnaît cependant l’existence d’une forme de féminité culturellement idéalisée qu’il désigne par emphasized femininity. Cette forme de féminité, en se pliant volontairement à la subordination et en étant disposée à accommoder les désirs et les centres d’intérêt des hommes, serait complice de la masculinité hégémonique : « There is likely to be a kind of « fit » between hegemonic masculinity and emphasized femininity » (Connell 1987 : 185). Toutefois, de plus en plus d’auteures et d’auteurs en sociologie du sport, notamment Choi (2000), Davis (1997), Krane (2001), Krane et autres (2004) et Lenskyj (1994) adoptent l’expression « féminité hégémonique » pour désigner la forme culturellement idéalisée de la féminité, forme qui participe à la domination des femmes et qui exerce une domination sur les autres formes de féminité. Lors de l’analyse des conceptions de la féminité exposées par les jeunes, nous emploierons l’expression « féminité hégémonique » pour désigner la représentation stéréotypée de la féminité, car cette expression permet de signifier la domination exercée par cette forme de féminité sur les autres formes de féminité, ce que ne permet pas, selon nous, l’expression emphasized fémininity (« féminité accentuée »).

La démarche méthodologique

Les études antérieures qui ont porté sur les perceptions et les attitudes à l’égard des filles pratiquant des sports de tradition masculine (Alley et Hicks 2005; Freeman 1988; Holland et Andre 1994; Klomsten, Marsh et Skaalvik 2005; Pellett et Harrison 1992) ont utilisé des tests d’attitude et des questionnaires fermés avec échelle du type Likert. La présente étude se penche sur des données qualitatives recueillies en 1996 lors d’une recherche plus vaste sur la construction de genre dans le domaine du sport (Laberge et Albert 2000). La méthode qualitative a alors été privilégiée car elle nous permettait, contrairement aux méthodes par questionnaires fermés et échelles d’attitude, de connaître les arguments et les logiques qui fondent les opinions et les jugements des jeunes. Lors de cette recherche, il avait été demandé à des jeunes de cinquième secondaire (âge moyen = 15 ans) de trois écoles de milieux socioéconomiques différents (populaire, moyen, bien nanti[4]) de la région de Montréal de fournir, sous forme de lettre d’opinion, leur point de vue sur quatre thèmes : la féminité, la masculinité, les filles pratiquant des sports de tradition masculine et les garçons pratiquant des sports socialement perçus comme féminins. Notre article se concentre ici sur deux des quatre thèmes, soit les conceptions de la féminité et les jugements concernant les filles pratiquant des sports socialement perçus comme masculins[5].

La collecte des lettres d’opinion auprès des jeunes des trois écoles a été réalisée en deux temps. Lors de la première rencontre, le déroulement de l’exercice était exposé; la rédaction de cette composition était présentée comme un exercice en vue de la rédaction de la lettre d’opinion faisant partie de l’épreuve de français du ministère de l’Éducation du Québec. Les élèves étaient avisés qu’il n’y avait aucune évaluation associée à leur texte qui restait anonyme; seul leur sexe devait être indiqué par G ou F dans le coin supérieur droit de leur feuille. Pour favoriser une prise de position réfléchie, les jeunes avaient quelques jours de délai entre les deux rencontres et étaient encouragés à discuter des thèmes proposés avec les autres élèves. Les thèmes étaient présentés dans un langage simple et avec des expressions couramment employées par ces jeunes, par exemple (pour les deux thèmes ciblés dans la présente étude) :

  1. Qu’est-ce que c’est pour toi la « féminité » ou, plus concrètement, une fille « féminine »? Est-ce que c’est seulement un « stéréotype », ou si ça existe? Si cela existe, peux-tu nous la décrire?

  2. Supposons qu’on appelle « sports de gars » des sports qui sont surtout pratiqués par des garçons (par exemple, le football, la boxe, le baseball), comment perçois-tu une fille qui fait des « sports de gars »? Est-ce qu’elle a l’air moins « féminine » parce qu’elle fait des sports de gars? Que ta réponse soit oui ou non, on aimerait que tu nous expliques pourquoi, c’est-à-dire que tu justifies ton opinion.

Le chercheur et la chercheuse impliqués insistaient sur le fait qu’il n’y avait pas de bonnes ni de mauvaises réponses et les jeunes étaient invités à s’exprimer sans censure. La seconde rencontre était consacrée à la rédaction par les jeunes, en classe (60 minutes), de leur lettre d’opinion. Leur réponse tenait en moyenne en un paragraphe de cinq à dix lignes par thème. Seize textes ont dû être rejetés parce qu’ils étaient illisibles ou incompréhensibles. Au total, 354 textes, se répartissant à peu près également entre les garçons et les filles et entre les trois écoles (voir tableau 1), ont ainsi été retenus et analysés. Trois des quatre auteures du présent article ont d’abord procédé à une analyse de contenu pour chacun des thèmes afin de répertorier les différents arguments ou éléments appuyant les points de vue exprimés par les jeunes et afin de constituer des catégories pertinentes. Leurs résultats ont été comparés et discutés pour en arriver à un consensus lorsqu’il y avait des différences dans l’interprétation. Dans l’ensemble, très peu de divergences ont émergé de la comparaison des classements des trois analystes. Nous avons ensuite procédé à des analyses quantitatives des catégories émergeant de l’analyse qualitative afin de mettre au jour des tendances et des différences entre les sexes et les milieux socioéconomiques. Soulignons que les tests statistiques effectués lors de ces analyses ne visent qu’à montrer la force d’une tendance et non à prouver une hypothèse.

Tableau 1

Répartition des répondants et des répondantes selon le sexe et le milieu socioéconomique de l’école

Sexe

Milieu populaire

Milieu moyen

Milieu bien nanti

Total

Filles

63

63

54

180

Garçons

55

54

65

174

Total

118

117

119

354

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La présentation des résultats comporte quatre parties. La première expose les différents jugements que les adolescentes et les adolescents portent sur les filles pratiquant des sports de tradition masculine, ces jugements étant considérés comme des indicateurs de la contribution de la structure sexuée des sports à la construction sociale du genre. La deuxième partie a trait à leurs conceptions de la féminité, ces dernières étant vues comme des indicateurs des représentations symboliques de la féminité. La troisième partie explore les liens possibles entre les jugements portés sur les filles pratiquant des sports de tradition masculine et les conceptions de la féminité. Afin de mettre en lumière les rapports sociaux de sexe que manifestent les jugements relatifs à la transgression sociale du genre dans le domaine du sport, nous comparons, dans la quatrième et dernière partie, nos résultats relatifs à la féminité à ceux, issus du même échantillon de jeunes, qui portent sur la masculinité (Laberge et Albert 2000). Dans chacune des quatre parties, nous accorderons une attention particulière à la différenciation selon le sexe et selon le milieu socioéconomique des répondants et des répondantes afin de saisir l’interconnexion entre les rapports de sexe et les rapports de classe. Compte tenu du nombre d’angles d’analyse et de leur complexité, la discussion sera intégrée à la présentation des résultats.

Les jugements relatifs à la participation des filles à des sports de tradition masculine

L’analyse de contenu des 354 lettres d’opinion nous a permis de répertorier trois grandes catégories de jugements au regard de la participation des filles à des sports de tradition masculine (voir tableau 2); 1) des jugements négatifs, c’est-à-dire pour lesquels la transgression de l’ordre social sexué dans le domaine du sport est perçue comme nuisant à la féminité des filles qui s’adonnent à ces sports : près de un ou une jeune sur cinq, dans l’ensemble (17 % dans l’ensemble; 8 % des filles et 25 % des garçons), ont adopté cette position; 2) des jugements mitigés, c’est-à-dire pour lesquels cette transgression est jugée comme n’influant pas sur la féminité des filles qui pratiquent ces sports si certaines conditions sont respectées : près du tiers des jeunes (30 % dans l’ensemble; 29 % des filles et 31 % des garçons) ont adopté cette position; et 3) des jugements positifs, c’est-à-dire pour lesquels cette transgression n’est pas perçue comme touchant la féminité des filles qui font ces sports : un peu plus de la moitié des jeunes (54 % dans l’ensemble; 63 % des filles et 44 % des garçons) ont adopté cette position. Les sections qui suivent rendent compte des arguments invoqués par les jeunes pour appuyer leurs différentes prises de position.

Tableau 2

Distribution, selon le sexe, des jugements sur les filles pratiquant des sports de tradition masculine

Sexe

Nuit à la féminité

%

Jugement mitigé

%

Ne nuit pas à la féminité

%

Filles (n = 178)

8

29

63

Garçons (n = 166)

25

31

44

Ensemble (n = 344)

17

29

54

Note : Différence significative entre les filles et les garçons : p < 0,001.

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Les jugements négatifs

Comme nous venons de le mentionner, une proportion non négligeable de jeunes (17 %) ont un avis négatif sur les filles pratiquant des sports de tradition masculine. Notons que la proportion est trois fois plus élevée chez les garçons que chez les filles; nous reviendrons plus loin sur cette différence. Voici deux illustrations de jugements négatifs formulés par des garçons[6] :

Je pense qu’une fille qui pratique un sport de gars n’est pas féminine du tout. Elle a l’air d’un petit gars manqué. En plus, une fille ne peut exceller dans un sport de gars. Ça ne sert à rien, les filles sont inférieures aux hommes.

G43512

C’est sûr que si une fille pratique des sports de gars (hockey, football, baseball) je la trouve moins féminine parce que ces sports ne sont pas faits pour des filles.

G32022

Quelques filles se sont également montrées conservatrices quant à la différenciation sexuelle :

Une fille comme un gars doit rester dans son domaine! À quoi ressemblerait notre hockey s’il y avait des filles dans la Ligue nationale? Il y aurait moins de contacts parce que des « femmes » jouent au hockey! Et la féminité dans tout ça, elle se perd. Non, il n’y a pas de place pour les femmes dans les sports d’homme. Imaginez un peu une femme joueuse de football… quel gâchis!

F21011

L’analyse de contenu nous a permis de repérer trois arguments principaux qui sont invoqués par les jeunes pour justifier leur prise de position : 1) ces sports sont trop brutaux ou violents pour les filles; 2) le développement musculaire associé à ces sports va à l’encontre de la féminité; et 3) la pratique de ces sports entraîne l’acquisition de manières propres aux garçons. Voici quelques exemples de l’argument relatif à la brutalité/violence de ces sports, laquelle est perçue comme inconvenante pour les filles :

Je pense qu’aucune fille ne devrait pratiquer un sport de gars. Je trouve qu’une femme n’est pas assez forte pour jouer au hockey, au football ou d’autres sports violents. Ce que tout le monde aime c’est d’aller voir un match de hockey où il y a des batailles, un match de football pour voir des hommes forts se plaquer et d’autres choses comme cela. Imaginez comme ce serait ennuyant s’il y avait des femmes dans ces sports!

G44512

Une fille qui joue au hockey je trouve que ce n’est pas sa place. C’est un sport de gars justement parce que c’est violent. Une fille c’est beaucoup moins rigide et solide qu’un garçon. Une fille est supposée être délicate et féminine.

F31121

Ces prises de position contribuent au maintien d’une conception des femmes comme étant fragiles, non violentes et peu disposées à se mesurer à l’aspect physique du sport. Rappelons que le même argument a servi de point d’ancrage, dès l’origine de l’institution sportive, à la division des épreuves sportives selon le sexe (Birrell et Cole 1994; Bryson 1994; Davis 1990; Hargreaves 1994; Kane 1995; Lenskyj 1986; Theberge 1989, 2000).

Un autre argument renvoie à l’apparence : les sports de tradition masculine exigeraient le développement de la musculature, ce qui va à l’encontre des normes de féminité principalement fondées sur l’apparence (Louveau 2004b : 174). Les extraits suivants en témoignent de façon convaincante :

Je pense que la fille qui pratique ces sports est perçue comme moins féminine car elle se fait des muscles. Et une fille avec des muscles, c’est ce que je trouve de plus laid.

F19211

Je crois que les filles qui pratiquent des sports de gars n’ont plus l’air d’une fille. Elles se feront des muscles et ainsi ne seront plus féminines. Les filles qui font du culturisme ne sont plus belles avec leurs gros muscles.

G43312

Quand on parle d’haltérophilie et de musculature, les filles sont rarement féminines. Comment paraître féminine quand on a un corps d’homme musclé?

F23211

Au-delà du physique, un autre argument invoqué est que la pratique de sports de tradition masculine influe sur la manière d’être, l’identité de genre, des filles et des femmes. On assiste dans ce cas au « procès de virilisation » (Louveau 2004b : 178) des filles transgressant la structure sexuée du sport :

Une fille qui pratiquerait des sports de gars n’est pas trop féminine selon moi car à force de pratiquer ces sports avec des gars, elle va développer les mêmes manies qu’eux. Dans le fond, elle se transforme en gars et perd sa personnalité féminine.

G36022

Une fille qui fait des sports de gars est définitivement moins féminine. Elle est beaucoup moins féminine car elle parle comme un charretier, n’a pas de manière dans un grand restaurant, donne des tapes sur les épaules des gars… enfin, bref, elle manque de manières féminines.

G11132

Oui, une fille qui fait des sports de gars a l’air moins féminine parce qu’elle n’est pas très douce. D’après moi, ce n’est qu’un tomboy ou encore un petit gars manqué.

G19712

Bien que plusieurs jeunes aient employé le terme tomboy pour décrire ces sportives, seuls trois garçons ont fait référence à l’homosexualité pour fonder leur jugement négatif. En voici un des rares cas : « La plupart des filles qui font des sports de gars sont des lesbiennes, comme les gars qui font du patinage artistique. Elles ont l’air d’être homosexuelles » (G37722). Cette faible occurrence paraît étonnante lorsque nous la comparons à la grande fréquence observée dans les jugements concernant les garçons qui pratiquent des sports socialement perçus comme féminins. L’étude de Laberge et Albert (2000) sur le même échantillon de même que celle de Chimot et Louveau (à paraître) portant sur les garçons faisant de la gymnastique rythmique ont en effet montré que la transgression, par les garçons, de la structure sexuée dans le domaine du sport était fréquemment associée à une présomption d’homosexualité. Cette asymétrie dans les jugements concernant les filles et les garçons tiendrait-elle au fait que, comme l’ont remarqué diverses études (Baker et Fishbein 1998; Kite et Whitley 1996; Lamar et Kite 1998), l’homosexualité masculine est davantage jugée négativement que l’homosexualité féminine? La transgression par une femme des rôles sexués serait ainsi plus acceptée/acceptable que dans le cas d’un homme pour qui l’argument d’homosexualité servirait de sanction. Lamar et Kite (1998 : 190) affirment ceci à ce sujet : « Men have more to lose if they overstep their gender-role boundaries by accepting homosexual behavior. Women, in contrast, may be allowed greater gender-role flexibility and, hence, may be allowed to hold more tolerant attitudes toward gender-roles violators. »

La plus forte proportion de garçons que de filles (25 % contre 8 % respectivement) adoptant une position négative à l’égard de la participation des filles à des sports de tradition masculine a été observée dans d’autres études (Alley et Hicks 2005; Holland et Andre 1994; Pellett et Harrison 1992). Cette divergence d’opinions entre les sexes pourrait s’expliquer par le fait que les garçons voient encore dans le sport un site important de construction de leur masculinité, vision manifestement moins prégnante dans la culture des filles. Cette hypothèse se trouve en quelque sorte confirmée par la comparaison des présents résultats à ceux qui ont été observés dans l’étude de Laberge et Albert (2000) relativement à la participation des garçons à des « sports féminins ». D’après leur étude, une proportion nettement plus importante de garçons (34 %) que de filles (11 %) jugent négativement la pratique de « sports féminins » par les garçons (Laberge et Albert 2000 : 215). Ces données viennent conforter l’hypothèse selon laquelle le domaine du sport, malgré l’arrivée parfois massive des femmes, demeure encore dans l’imaginaire des jeunes une sphère d’expression et de construction de l’hégémonie masculine.

Les jugements mitigés

Une proportion appréciable, soit près du tiers des jeunes (sexes confondus), exprime des jugements ambivalents au regard de la participation des filles à des sports de tradition masculine. En général, les jeunes estiment que toute personne a le droit de s’adonner au sport de son choix, mais que la féminité des filles peut s’en trouver modifiée dans certains contextes. Quatre contextes ont été plus fréquemment mentionnés comme préjudiciables à la féminité de ces sportives : 1) lorsque le sport pratiqué comporte des contacts violents; 2) lorsque la pratique d’un de ces sports est fréquente, ce qui risque d’entraîner l’acquisition de manières masculines; 3) lorsque la pratique sportive est mixte; et 4) lorsque la jeune fille ne reprend pas une « allure féminine » après sa pratique sportive.

Le premier contexte relatif au sport pratiqué rejoint un des arguments invoqués par les jeunes adoptant une position négative :

Je trouve qu’une fille qui pratique un sport masculin a l’air un peu masculine. Mais, en fait, cela dépend du type de sport; par exemple le football; une fille ne devrait pas faire du football, c’est trop rough. Mais le hockey, le tennis, le baseball peuvent être pratiqués par des filles, ça c’est normal.

F27721

Le football[7] a souvent été mentionné par les jeunes comme « preuve » à l’appui. Cela n’est pas sans rappeler Mariah Burton Nelson qui, dans un ouvrage au titre évocateur, The Stronger Women Get, the More Men Love Football; Sexism and the American Culture of Sport (1995), montre que le football est l’icône du sexisme présent dans la société nord-américaine. Tout se passe comme si ce sport constituait une des dernières chasses gardées « ultramasculines », donc contre-indiquée pour les filles.

Le risque encouru par une pratique sportive qui ferait perdre l’allure ou les manières considérées comme féminines est un des autres contextes indiqués dans les lettres d’opinion. C’est ainsi qu’un « sport de gars » pratiqué trop souvent risquerait, selon certains jeunes, d’entraîner l’adoption de comportements masculins :

Une fille qui pratique des sports de gars quelques fois, pour le plaisir, avec des amis, je trouve cela absolument charmant. Une femme qui fait cela conserve son intégrité féminine. Cependant, une femme qui pratique régulièrement un sport d’homme peut, à mes yeux, devenir tomboy ou garçon manqué et perdre sa féminité.

G12932

Si la fille a un physique féminin et joue au football, elle ne perd rien à sa féminité. Par contre si elle est ou devient bâtie à cause d’un tel sport, elle a l’air moins féminine. Il ne faut pas qu’elle ait une démarche garçonne. Si la fille joue dans une équipe de gars, elle aura peut-être tendance à agir comme eux. Ça dépend toujours de sa personnalité. Il faut qu’elle conserve ses petits caprices. Je n’ai absolument rien contre un gars qui fait un sport de fille ou l’inverse, seulement il ne faut pas que ça influence la personnalité, la démarche.

F12431

La mixité des équipes sportives mettrait également en danger l’identité de genre des filles, car elle impliquerait de jouer « comme les garçons ». Or, selon une conception sexuée des pratiques sportives, les filles ne doivent pas jouer comme des garçons :

Une fille qui fait des sports de gars avec des filles c’est correct mais une fille qui pratique un sport de gars avec des gars je pense qu’elle est beaucoup moins féminine.

G26522

Certains jeunes semblent cependant tolérer que les filles aient des comportements semblables à ceux des garçons en contexte sportif, mais à la condition que la jeune fille se conforme aux normes dominantes de la féminité après la pratique sportive :

J’ai connu une fille qui jouait souvent au football avec nous. C’est la première fille qui s’est inscrite dans une équipe de football. Elle était plus rude lorsque tu lui faisais une farce mais elle ne le prenait pas mal; elle répliquait très vite. Lorsque l’on se chamaillait elle était beaucoup plus forte que les autres. Elle était même plus forte que certains de mes amis. Elle n’avait pas l’air moins féminine car lorsqu’elle enlevait son équipement et qu’elle retombait dans ses vêtements, c’était une vraie déesse, elle était très belle et très féminine.

G28922

Du moment qu’à l’extérieur du sport elle retrouve son aspect féminin, elle peut pratiquer n’importe quel sport.

G22512

Une adolescente explique comment sa conformité avec les normes de féminité varie selon le contexte :

Moi je suis féminine car je prends soin de ma peau chaque jour; de temps en temps je porte une jupe et un peu de rouge à lèvres. Mais quand je joue au hockey j’ai des shorts, un t-shirt, les cheveux détachés et je suis en sueur. Vous ne pourriez pas dire que je ne suis pas féminine car ça dépend des circonstances.

F38511

Cette variation dans la conformité avec les normes de féminité selon le contexte a été attestée dans les études se penchant sur le vécu particulier des sportives engagées dans des sports de tradition masculine (Georges 2005; Mennesson 2005; Mennesson et Galissaire 2004). Selon Georges, les athlètes exploiteraient deux « types de corps » dépendant du contexte; le performance body en sport et l’appearance body dans la vie quotidienne (Georges 2005 : 326). Pour sa part, Mennesson (2006) a également observé ces « dispositions situées » chez les boxeuses; dans leur cas, par ailleurs, elle a montré qu’il s’agissait d’une intériorisation de normes imposées par les hommes. Pour certaines féministes postmodernes, dont Butler (1990), la conformité avec des normes variant selon le contexte remettrait en question la conception traditionnelle de l’identité et suggérerait plutôt l’idée d’une « fluidité identitaire », l’identité (de genre) étant susceptible de changer selon le contexte.

Les jugements positifs

Un peu plus de la moitié (54 %) des jeunes interrogés (sexes confondus) affirment que la pratique de sports de tradition masculine ne nuit pas à la féminité des participantes. Si ce résultat paraît positif d’un point de vue quantitatif, il est peu réjouissant dans le contexte d’une société qui lutte, depuis plusieurs décennies, contre la division sexuelle des activités humaines. Comme on pouvait s’y attendre, les filles sont nettement plus nombreuses que les garçons (63 % contre 44 %; voir tableau 2) à contester l’assignation sexuée des pratiques sportives :

Je ne la perçois pas autrement qu’une fille qui ferait de la natation ou du tennis. Je la trouve même courageuse d’aller à l’encontre des sports dits « de filles ». Je ne la trouve aucunement moins féminine parce qu’elle pratique un sport « de gars ». Qui a dit que la féminité était évaluée en fonction des sports pratiqués?

F34021

L’analyse de contenu a permis de repérer quatre arguments principaux fondant les jugements positifs des jeunes : 1) c’est une question de droit et liberté; 2) la typologie des sports selon le genre doit être rejetée; 3) l’équité entre les sexes en sport doit être encouragée, ou la transgression doit être valorisée, car elle constitue une résistance aux stéréotypes; et 4) la pratique de « sport de gars » rend la sportive physiquement plus attirante.

L’argument relatif aux droits et libertés a fréquemment été invoqué et s’inscrit dans une idéologie libérale des droits individuels : « Une fille qui fait des sports de gars, je n’ai rien contre ça non plus. C’est son goût, elle fait ce qu’elle veut » (F05431). Il est possible par ailleurs que cette volonté affichée de reconnaître les libertés et droits individuels soit une manifestation de « rectitude politique ». Cela paraît plausible particulièrement dans le cas des jeunes qui manifestent, dans le même énoncé, une adhésion aux stéréotypes sexués :

Nous n’avons pas la même corpulence que les garçons, nous sommes beaucoup plus fragiles, mais si une fille décide qu’elle veut vraiment jouer au football, c’est son choix, elle doit savoir ce qui l’attend. Moi je pense qu’on est libre de faire ce que l’on veut.

F40011

Plusieurs jeunes ont adopté une position de rejet au regard de la division des pratiques sportives selon le sexe :

À l’école les cours d’éducation physique sont mixtes et je trouve que c’est bien. Je ne vois pas la nécessité de séparer les gars et les filles. En réalité, les sports ne devraient pas être classés « sports pour filles » et « sports pour garçons ». Un sport, c’est un sport. Les filles et les garçons, ce sont tous des humains et ils ont les mêmes capacités physiques.

F19211

D’autres ont exposé un argumentaire plus « militant » soit en dénonçant les préjugés que doivent affronter les femmes dans le contexte sportif, soit en revendiquant l’équité entre les sexes dans le sport, ou encore en valorisant les filles qui pratiquent des sports socialement perçus comme « masculins » :

Je trouve ça intéressant une fille qui fait des sports de gars, parce que ça montre sa persévérance, sa volonté de foncer. Elle peut, avec le temps, changer la vision des gars, dans le sens qu’elle peut les habituer à voir une fille dans ce sport et petit à petit, ils vont accepter la « mixité » de ce sport. Ça peut être intéressant pour les autres filles qui vont suivre. Elles pourront pratiquer les sports qu’elles aiment sans qu’elles aient à endurer les préjugés.

G32422

Une fille qui fait des sports de gars doit souvent faire preuve d’une grande détermination et d’habiletés dans le sport. Elle doit surmonter des préjugés et des barrières qui l’empêchent de jouer. Elle creuse le chemin pour toutes les filles. Une fille féminine est tellement une idée du passé! Les écoles devraient offrir tous les sports pour les deux sexes. S’ils ne font pas des équipes mixtes à cause de la force, ils devraient au moins faire deux équipes pour chaque sport.

F05131

Enfin, nous avons noté, uniquement dans les textes des garçons cependant, un autre type de « valorisation »; la pratique de ces sports rend les filles plus attirantes :

J’adore les filles qui font des sports, peu importe le type. Elles ne perdent pas leur féminité, au contraire, elles la gagnent. J’aime bien les filles aux cuisses et aux fesses fermes, je trouve ça très « sexy ».

G08632

Nous sommes toutefois en droit de remettre en question la signification véritable de ce type d’argument : n’est-ce pas le bénéfice escompté pour le garçon, plutôt que pour la fille, qui justifie le jugement positif au regard de la transgression?

Les conditions d’existence et la position dans l’espace social étant déterminantes des perceptions et de la vision du monde (Bourdieu 1979; Laberge et Kay 2002), l’attitude des jeunes au regard de la participation des filles à des sports de tradition masculine est-elle différente selon les milieux socioéconomiques? Le cas échéant, y a-t-il interconnexion entre les différences notées entre les sexes et les différences selon les classes sociales?

L’analyse statistique des jugements selon le milieu socioéconomique et le sexe indique des différences significatives entre les sexes, mais uniquement pour les milieux populaire et moyen (voir tableau 3). L’écart entre les filles et les garçons est de 23 % dans le milieu populaire et de 20 % dans le milieu moyen, contre seulement 11 % dans le milieu bien nanti. On constate aussi que, dans le milieu populaire, une plus forte proportion de garçons (35 % versus 28 % pour le milieu moyen et 15 % pour le milieu bien nanti) et de filles (13 % versus 8 % pour le milieu moyen et 4 % pour le milieu bien nanti) estiment que la participation des filles à des sports de tradition masculine nuit à leur féminité. Ces résultats suggèrent que le vécu des jeunes filles des classes populaires est marqué par une double domination, de sexe (masculin) et de classe (favorisée), contrairement aux jeunes filles des milieux bien nantis qui semblent vivre des rapports de sexe relativement plus égalitaires, outre qu’elles appartiennent à une classe dominante.

Tableau 3

Distribution, selon le milieu socioéconomique et le sexe, des jugements sur les filles pratiquant des sports de tradition masculine

Milieu socioéconomique

Sexe

Nuit à la féminité

%

Jugement mitigé

%

Ne nuit pas à la féminité

%

Milieu populaire

(n = 114)

Filles

(n = 63)

12

29

59

Garçons

(n = 51)

35

30

35

Milieu moyen

(n = 112)

Filles

(n = 62)

8

26

66

Garçons

(n = 50)

28

24

48

Milieu bien nanti

(n = 118)

Filles

(n = 53)

4

32

64

Garçons

(n = 65)

15

37

48

Note : Différence significative entre les filles et les garçons dans le milieu populaire : p < 0,01; dans le milieu moyen : p < 0,05; différence non significative entre les filles et les garçons dans le milieu bien nanti : p > 0,05.

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De son côté, Louveau (1998, 2005) a également relevé en France une interconnexion des rapports de classe et de sexe :

Dans les milieux petits-bourgeois, cultivés, ou disposant de revenus conséquents, les femmes dérogent à peine [des normes de féminité] quand elles viennent sur les terrains des sportifs de leurs pairs masculins […] Dans les milieux populaires en revanche, il semble difficilement acceptable que les femmes viennent sur les terrains sportifs familiers des hommes […] Dans ces milieux [populaires] les femmes peuvent difficilement s’approprier des pratiques et des conduites masculines; ici, chacun se voit dévolues sa place et ses tâches, par tradition l’on ne confond guère les rôles; les attributs masculins et féminins comme les espaces doivent rester nettement distincts.

Dans une étude sur les jeunes du Québec et la réussite scolaire, Bouchard et St-Amant (1996 : 158). ont aussi constaté que les jeunes issus d’un milieu moins bien nanti adhéraient davantage aux stéréotypes sexués que les jeunes d’un milieu favorisé. Il est cependant plausible également que le faible taux de jugements négatifs chez les garçons du milieu bien nanti puisse s’expliquer par une plus grande propension à la rectitude politique.

Il ressort de l’analyse des jugements des jeunes sur la participation des filles à des sports de tradition masculine qu’une majorité rejette l’assignation sexuée des pratiques sportives, quoique de façon moins prononcée chez les garçons, et plus particulièrement ceux des milieux populaire et moyen. Ce résultat nous invite à croire que les sports de tradition masculine constitueraient un domaine potentiellement éloquent de résistance aux représentations stéréotypées de la féminité et de contestation à cet égard. On ne peut toutefois ignorer la proportion importante de jeunes qui adhèrent encore à l’assignation sexuée des pratiques sportives ou la tolèrent dans la mesure où les filles se conforment aux normes sociales de féminité en dehors de leur pratique sportive. La sphère sportive semble donc un lieu de confrontations idéologiques et non uniquement un lieu de reproduction de la domination masculine.

Si l’on s’appuie sur la théorie de S. Harding (1986) concernant le lien dialectique entre les sphères sociales sexuées et le symbolisme de genre, on devrait retrouver une correspondance entre les positions exprimées par les jeunes relativement à l’assignation sexuée des pratiques sportives et leurs positions au regard des représentations sociales du genre. Voyons d’abord la position des jeunes au regard des représentations stéréotypées de la féminité.

Les conceptions de la féminité

L’analyse de contenu des lettres d’opinion a permis de dégager trois grandes catégories de conceptions au regard des représentations stéréotypées de la féminité que nous associons à la féminité hégémonique : 1) la reproduction, c’est-à-dire l’utilisation des stéréotypes dominants pour décrire le sexe féminin : la grande majorité des jeunes (70 % dans l’ensemble; 64 % des filles et 78 % des garçons) se situent dans cette catégorie; 2) la contestation ou le rejet des représentations stéréotypées de la féminité : un ou une jeune sur cinq manifeste une telle contestation (20 % dans l’ensemble; 25 % des filles et 14 % des garçons); et 3) la transformation, soit l’utilisation de caractéristiques différentes des stéréotypes dominants pour décrire la féminité : un ou une jeune sur dix (10 % dans l’ensemble; 11 % des filles et 8 % des garçons) proposent des solutions de rechange aux représentations stéréotypées de la féminité (voir tableau 4).

Tableau 4

Distribution, selon le sexe, des conceptions de la féminité décrites en fonction de leur relation à la féminité hégémonique (FH)

Sexe

Reproduction de la FH

%

Résistance à la FH

%

Transformation de la FH

%

Filles

(n = 179)

64

25

11

Garçons

(n = 169)

78

14

8

Ensemble

(n = 348)

70

20

10

Note : Différence significative entre les filles et les garçons : p < 0,05.

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La reproduction de la féminité hégémonique

Force nous est de constater qu’une bonne majorité de jeunes (70 %, sexes confondus; 64 % des filles et 78 % des garçons) souscrivent aux représentations stéréotypées de la féminité en associant la féminité au souci de son apparence, à la douceur, à la fragilité, à la sensibilité, aux bonnes manières et au romantisme :

La féminité est pour moi un très beau mot. La féminité dégage la beauté, la douceur, la tendresse. Une fille féminine fait très attention à elle. Elle soigne son apparence et est capable de voir la différence entre un homme et une femme. Car je crois qu’il y a une différence entre les deux. On peut voir la différence très facilement entre une femme féminine et une autre qui ne l’est pas du tout. Dans leur regard, tout est différent. La femme féminine a un regard doux et tendre tandis que l’autre a un regard dur et dominateur. Je crois que je préfère la catégorie des femmes féminines. Je me reconnais plus dans cette catégorie.

F38211

Pour moi, une fille féminine est une fille calme, réservée et délicate. C’est une fille sérieuse qui sait se prendre en mains. Elle doit avoir des traits délicats et doux. Elle est sentimentalement fragile. Elle porte des jupes, des robes, se maquille, enfin c’est une fille qui agit comme une fille.

G11432

Le sondage de Cockerill et Hardy (1987) auprès d’adolescentes du Royaume-Uni a également montré que le souci de l’apparence ainsi que les traits de personnalité, tels que la douceur et le romantisme, sont les caractéristiques le plus souvent utilisées pour décrire une « fille féminine ».

Nous avons aussi noté que bon nombre de jeunes conçoivent la féminité principalement comme l’antithèse de la masculinité :

Les filles féminines, c’est les filles qui s’habillent avec du linge spécifique pour les filles et non pas du linge qui est destiné aux garçons. C’est aussi une fille qui ne parle pas comme les gars; les filles ont leur façon de parler et les gars la leur. Les filles dites féminines ont aussi une façon de marcher qui les distingue des gars.

G42212

Ces jeunes ont intégré, et reproduisent, une conception dichotomique du genre qui leur sert également de fondement pour appliquer la différenciation sexuelle au marché du travail, comme l’attestent les extraits suivants :

Une femme féminine c’est une femme qui est délicate, jolie, douce, sans caractère masculin. Sans aucune manière d’homme. Elle ne travaille pas dans la construction et [elle] est plutôt secrétaire ou enseignante.

F40011

Une fille féminine pour moi, c’est une fille un peu timide. Elle sait comment « s’arranger », c’est-à-dire qu’elle sait bien se maquiller et se peigner. C’est une fille qui prend soin de son apparence. Elle est du genre à avoir un emploi (à mon avis) comme mannequin, dessinatrice de mode. Bien sûr qu’une fille peut être féminine dans n’importe quel autre emploi. Mais les femmes policières, pompiers, plombiers, mécaniciennes, etc. sont moins féminines que d’autres.

F32621

La résistance à la féminité hégémonique

Un ou une jeune sur cinq dénonce ou rejette les formes stéréotypées de la féminité. C’est une façon de manifester un esprit critique, une capacité de prendre ses distances, au regard des normes dominantes véhiculées dans la société :

Ce n’est pas d’après l’apparence d’une fille qu’on la juge féminine ou pas féminine. C’est une autre appellation stupide car tout le monde connaît la définition de féminine; c’est pour désigner le genre (sexe) et non pour désigner une façon d’être. Chaque fille est différente, chacune a ses valeurs et son apparence. Aux yeux de certains gars (la plupart), une fille féminine, c’est une fille qui se déhanche quand elle marche, qui est sensuelle, belle, qui se branle le « cul » et qui « baise » comme une folle. C’est faux. C’est des stéréotypes tout ça!

G29122

Les stéréotypes véhiculés par la société font que souvent certaines caractéristiques sont attribuées aux filles. On y retrouve notamment les modèles de femmes qu’on tenait pour acquis avant le féminisme. Mais pour moi qu’une fille ait les cheveux longs ou courts, porte des jupes ou des pantalons, ça ne veut rien dire.

F15431

Qu’il s’agisse d’adhésion aux traits de la féminité hégémonique ou de rejet de ceux-ci, on voit s’afficher une bataille idéologique concernant les normes sociales de la féminité. Comme l’ont montré plusieurs sociologues du sport, les femmes athlètes ont ainsi souvent servi de catalyseurs pour les débats idéologiques entourant les normes sociales de la féminité et de la masculinité (Birrell et Theberge 1994; Bryson 1994; Laberge 1994; Louveau 2004b; Mennesson 2005; Messner 1988; Roussel et Griffet 2004).

La transformation de la féminité hégémonique

Bien que leur nombre soit peu élevé (10 % dans l’ensemble : 11 % des filles et 8 % des garçons), on ne peut passer sous silence les jeunes qui proposent une conception différente de la féminité. Deux types de solutions, et par conséquent de transformations, sont repérables dans les lettres d’opinion. Le premier type associe la féminité à des traits contraires à ceux de la féminité hégémonique, en l’occurrence l’indépendance, l’affirmation de soi et la détermination :

Une fille féminine, c’est une fille indépendante. Elle n’a pas peur d’affronter le danger et ne se laisse pas marcher sur les pieds par des hommes. L’honnêteté et la franchise devraient être des qualités qu’elle possède (les hommes aussi d’ailleurs).

G022232

Le second type de transformation consiste en une combinaison de traits socialement associés à la « masculinité », tels que la force de caractère, l’autonomie et le leadership, et de traits socialement associés à la « féminité », comme la douceur, la beauté et la sensualité. En voici deux exemples :

La fille féminine est tendre et sensible, mais aussi forte et autonome. Sa féminité ne dépend pas de sa façon de flirter, de s’habiller ou de séduire. Elle peut faire une job d’hommes autant qu’une job de femmes, mais elle choisit celle qu’elle veut faire et n’a pas peur d’affirmer ses opinions et ses croyances. Elle possède le courage de diriger et elle a confiance en elle.

F39011

Une fille féminine est une personne intelligente, avec un bon raisonnement. Elle peut facilement avoir les mêmes qualités qu’un homme. Une fille féminine c’est aussi une personne qui doit être calme, sensuelle, dévouée à son ambition.

G21712

Ce dernier type de conception de la féminité suggère une tendance possiblement émergente qui rejette la conception dichotomique de la féminité, non pas en s’opposant à la féminité hégémonique, mais en combinant les traits de cette dernière et ceux de la masculinité hégémonique. Dans une étude ethnographique sur les meneuses de claque (cheerleaders), Adams et Bettis (2003) ont montré que les adolescentes qu’elles ont interrogées choisissent de devenir meneuses de claque parce qu’elles aspirent à se construire une identité féminine qui combine l’exploitation de certains traits de la féminité hégémonique, dont la séduction et le souci de l’apparence, et des traits associés à la masculinité, tels que la force, le contrôle et le leadership. Pour ces adolescents, la stimulation de foule (cheerleading) constitue « a socially sanctioned place for girls to create multiple gendered subject positions that accommodate the shifting and often contradictory meanings of normative adolescent femininity » (2003 : 74). Au terme de leur étude, les auteures en viennent à la conclusion que « the ideal girl of the new millennium embodies both masculinity and femininity » (2003 : 73).

La différenciation des conceptions de la féminité selon le milieu socioéconomique

Nous avons repéré précédemment que les jugements sur les filles pratiquant des sports de tradition masculine semblaient subir l’influence de leur milieu socioéconomique d’origine, ce qui suggère une interconnexion entre les rapports de sexe et les rapports de classe. En est-il de même pour les conceptions de la féminité? Les résultats de l’analyse statistique montrent qu’une proportion significativement plus importante de filles du milieu bien nanti contestent la féminité hégémonique (32 % contre 11 % des garçons du même milieu comparativement à 23 % et 22 % des filles des autres milieux) (voir tableau 5). Un résultat analogue a été obtenu par Bouchard et St-Amant (1996 : 237) dans leur étude sur les stéréotypes et la réussite scolaire : les filles venant d’un milieu aisé manifestaient une plus grande opposition aux structures sexistes de l’école. Une proportion plus élevée de garçons du milieu bien nanti proposent également des conceptions renouvelées de la féminité (13 % en regard de 6 % dans les autres milieux). Les garçons et les filles du milieu bien nanti partagent donc, semble-t-il, à la fois une ouverture à la transgression de l’ordre social de genre et un rejet des représentations stéréotypées de la féminité.

Tableau 5

Distribution, selon le milieu socioéconomique et le sexe, des conceptions de la féminité décrites en fonction de leur relation à la féminité hégémonique (FH)

Milieu socio-économique

Sexe

Reproduction de la FH

%

Résistance à la FH

%

Transformation de la FH

%

Milieu populaire (n = 115)

Filles

(n = 63)

67

22

11

Garçons

(n = 52)

83

12

6 %

Milieu moyen (n = 116)

Filles

(n = 62)

63

23

15

Garçons

(n = 54)

76

19

6

Milieu bien nanti (n = 117)

Filles

(n = 54)

61 %

32 %

7 %

Garçons

(n = 63)

76 %

11 %

13 %

Note : Différence non significative entre les filles et les garçons dans le milieu populaire : p > 0,05; et dans le milieu moyen : p > 0,05. Différence significative entre les filles et les garçons dans le milieu bien nanti : p < 0,05.

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Les caractéristiques proposées par les garçons du milieu bien nanti pour décrire la « fille féminine » renvoient à des qualités typiquement valorisées dans les milieux favorisés, telles que l’intelligence, la distinction, l’ambition, le raffinement et la « classe » :

D’un goût très raffiné, à la mode sans y être trop accrochée, c’est une femme d’une fine subtilité, intelligente, ambitieuse, indépendante mais sachant être amoureuse. Une fille, pour moi, sait faire entendre son autorité via son charme, une vraie main de fer dans un gant de velours.

G12932

Elle doit posséder une intelligence remarquable. Si elle peut se distinguer des autres filles, quelle que soit la manière, elle pourrait sans doute réussir à attirer mon attention.

G03832

On retrouve le même type de discours chez les filles du milieu bien nanti :

Une fille féminine est une fille qui a « de la classe ». Elle n’est pas obligée d’être extrêmement sophistiquée, mais un peu ne fait jamais de tort. Elle se distingue par ses manières et son savoir-vivre. Elle ne doit pas sacrer et doit posséder un langage approprié. Bien qu’elle ne doive pas trop se maquiller, elle doit porter attention à son allure. Une femme peut être à la fois féminine et à la fois masculine; elle doit par contre savoir agir selon l’endroit où elle se trouve et les gens avec qui elle est.

F04131

On voit ici s’exprimer la recherche de distinction et le cumul de diverses formes de capital constatés dans les classes aisées (Bourdieu 1979). Ainsi, pour les adolescentes et les adolescents du milieu aisé, la « fille féminine » se distingue tant sur le plan physique que sur le plan culturel et intellectuel :

Une fille féminine est celle qui serait bonne en tout. Elle serait bonne dans les sports, capable de rivaliser avec beaucoup de gars, elle serait intelligente et bonne en classe. En plus, elle posséderait un très beau corps.

G11332

Les opinions émises, tant par les garçons que par les filles, suggèrent des rapports de sexe plus égalitaires, comme si la convergence des deux sexes renforçait la domination de classe.

Les liens entre les jugements sur les filles pratiquant des sports de tradition masculine et les conceptions de la féminité

Selon S. Harding (1986), le symbolisme de genre et la structuration selon le genre de certaines sphères d’activités sociales sont deux processus interreliés en ce sens que les métaphores binaires (le symbolisme de genre) sont utilisées pour justifier la structuration sexuée de ces sphères. Peut-on vérifier la correspondance entre ces deux processus parmi les jeunes ayant participé à notre étude? L’hypothèse avancée était que les jeunes qui ont un jugement négatif sur les filles pratiquant des sports de tradition masculine manifesteraient également une adhésion à la forme stéréotypée de la féminité, et inversement pour les jeunes d’avis positif. L’analyse statistique de la relation entre les conceptions de la féminité et les jugements sur la transgression de l’ordre social de genre dans le domaine du sport confirme d’une certaine manière cette relation (voir tableau 6). Ainsi, la grande majorité (85 %) des jeunes qui résistent à la féminité hégémonique soutiennent que la participation des filles à un « sport de gars » ne nuit pas à leur féminité, et quatre jeunes sur cinq (79 %) qui proposent une transformation de la féminité hégémonique considèrent que la transgression de l’ordre social de genre dans le domaine du sport n’influe pas sur la féminité.

Tableau 6

Relation entre les conceptions de la féminité et les jugements sur les filles pratiquant des sports de tradition masculine

Féminité hégémonique (FH)

Nuit à la féminité

%

Jugement mitigé

%

Ne nuit pas à la féminité

%

Reproduction de la FH (n = 238)

23

35

42

Résistance à la FH (n = 66)

3

12

85

Transformation de la FH (n = 34)

3

18

79

Note : Relation statistiquement significative : p < 0,001.

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Toutefois, il est intéressant de constater que nous sommes loin d’une adéquation parfaite, car, parmi les jeunes qui adhèrent aux représentations de la féminité hégémonique, 42 % se disent favorables à la participation des filles aux sports de tradition masculine. Voici les opinions d’une adolescente et d’un adolescent sur ces deux thèmes, opinions qui illustrent bien cette non-correspondance :

Description d’une fille féminine : Une fille féminine c’est une fille qui a des manières délicates. Elle est douce, gentille, souriante. Une fille féminine va se distinguer des autres par ses manières soignées, son langage, sa démarche, elle va toujours porter attention à sa coiffure pour ne pas avoir l’air délinquante.

Jugement sur une fille pratiquant un sport « de gars » : Une fille qui pratique un sport de gars n’est pas moins féminine. Cette fille a juste le courage de se mêler aux gars qui jouent plus rude que les filles. Elle est seulement déterminée, courageuse. Toutes ces qualités ne lui enlèvent pas sa féminité.

F04331

Description d’une fille féminine : Une fille féminine est une fille avec un beau corps et qui sait l’utiliser. Elle agit de façon féminine, non violente, douce et elle sait également se servir de sa tête.

Jugement sur une fille pratiquant un sport « de gars » : La seule différence qu’il y a entre une fille qui pratique un sport de gars et une fille qui pratique un sport de fille est que la première sera plus en forme que l’autre parce que les sports de gars sont reconnus comme étant plus exigeants, c’est tout. Je connais une fille qui joue au hockey et elle est meilleure que bien des gars que je connais et ça ne change rien à sa féminité.

G14232

Ce résultat suggère que le symbolisme de genre est plus résistant au changement que la structuration des activités sportives selon le sexe; les sphères sexuées seraient donc plus aisément contestables, dans les sociétés dites démocratiques, que les représentations stéréotypées sexuées qui renvoient à des schèmes classificatoires profondément intériorisés et incorporés (Bourdieu 1979). Il est par ailleurs possible que les jeunes se montrent ouverts dans leurs opinions, mais qu’un examen de leurs modes d’engagement dans la pratique sportive révélerait une position divergente, c’est-à-dire réfractaire à la transgression de genre (Louveau 2004b). Nous avons effectivement noté que plusieurs jeunes filles émettaient un avis positif sur la participation des filles à des sports de tradition masculine, mais qu’elles affirmaient, en même temps, préférer s’adonner à des activités conformes aux normes sociales de la féminité.

L’approche relationnelle de la construction sociale du genre : féminité, masculinité et rapports sociaux de sexe

Comme nous l’avons mentionné en introduction, les catégories de genre n’existent que de façon relationnelle. Pour mieux saisir la signification de nos résultats, il importe donc de les mettre en relation avec ceux, issus du même corpus de données, qui concernent les conceptions de la masculinité et les jugements sur les garçons pratiquant des sports socialement perçus comme féminins (tels que la nage synchronisée, la ringuette et le patinage artistique) (Laberge et Albert 2000), Afin de mettre au jour l’inégalité dans les rapports de sexe, nous examinerons les données sous l’angle de deux questions : 1) Dans quelle mesure la reproduction de la féminité hégémonique est-elle aussi forte que la reproduction de la masculinité hégémonique? 2) Dans quelle mesure la participation des filles à des sports de tradition masculine est-elle autant acceptée que celle des garçons à des sports féminins, et ce, aussi bien parmi les filles que parmi les garçons?

La comparaison des résultats présentés au tableau 7 confirme l’existence de rapports sociaux inégalitaires et la prégnance du symbolisme sexué dans la construction sociale du genre.

Tableau 7

Pourcentages de filles et de garçons reproduisant les formes stéréotypées de la féminité et de la masculinité et portant un jugement négatif sur la transgression de l’ordre social de genre dans le domaine du sport *

Sexe

Reproduction de la FH

Reproduction de la MH **

***

Jugement négatif sur la transgression des filles

Jugement négatif sur la transgression des garçons ***

%

%

%

%

Filles

(n = 180)

64

56

8

11

Garçons

(n = 174)

78

53

25

34

*Les pourcentages ne s’additionnent pas, car ils sont calculés sur des ensembles différents.

**MH : masculinité hégémonique. Ces données sont tirées de Laberge et Albert (2000).

***Ces données sont tirées de Laberge et Albert (2000).

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Quatre constats principaux émergent de la comparaison croisée des résultats. Globalement, il ressort que la reproduction des formes stéréotypées, tant de la féminité que de la masculinité, est plus prononcée que l’adhésion à la structuration/assignation sexuée des pratiques sportives : une majorité de filles et de garçons (de 53 % à 78 %) souscrivent aux stéréotypes sexués, alors que le tiers ou moins des jeunes (34 % à 8 %) ont un avis négatif sur la transgression de l’ordre social de genre. Ce constat témoigne non seulement de la force du symbolisme sexué dans la construction sociale du genre, mais également du potentiel de résistance et de transformation des pratiques sportives.

En ce qui a trait plus précisément au symbolisme de genre, l’adhésion aux représentations stéréotypées de la féminité est plus fréquente que celle relative aux représentations stéréotypées de la masculinité, et ce, tant parmi les filles (64 % reproduisant la féminité hégémonique contre 56 % reproduisant la masculinité hégémonique) que parmi les garçons (78 % reproduisant la féminité hégémonique contre 53 % reproduisant la masculinité hégémonique). La reproduction de la forme stéréotypée de la féminité constituerait donc un enjeu majeur pour les garçons. Notons que les filles participent aussi d’une certaine manière au maintien des rapports sociaux inégalitaires.

Par ailleurs, nous constatons une asymétrie entre les filles et les garçons pour ce qui est de leur ouverture à l’égard de la transgression de l’ordre social dans le domaine du sport, selon qu’il s’agit de leur sexe ou de l’autre sexe : les filles sont plus ouvertes à la transgression pour leur propre sexe (seulement 8 % expriment un avis négatif concernant la transgression des filles, alors que 11 % d’entre elles émettent un avis négatif concernant celle des garçons); inversement, les garçons sont moins ouverts à la transgression pour leur propre sexe (34 % expriment un avis négatif concernant la transgression des garçons, alors que seulement 25 % d’entre eux émettent un avis négatif concernant celle des filles). Cela suggère que la transgression des garçons n’a pas la même signification sociale selon le sexe. Un des adolescents l’indique d’ailleurs de façon éloquente :

Les filles peuvent se permettre de faire des sports de gars, car elles sont plus faibles que les hommes, mais les gars ne peuvent faire des sports de filles. C’est s’abaisser!

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Enfin, les garçons apparaissent comme plus conservateurs que les filles sur tous les thèmes, sauf celui des représentations stéréotypées de la masculinité (53 % d’adhésion chez les garçons contre 56 % chez les filles). Ce conservatisme moins prononcé, quoique mineur, prend une signification plus forte si l’on tient compte des écarts observés dans les autres thèmes abordés. La reproduction de la forme stéréotypée de la masculinité serait-elle perçue par les garçons comme moins déterminante dans le maintien des rapports sociaux de sexe que la reproduction de la forme stéréotypée de la féminité ou que la non-transgression de l’ordre social de genre dans le domaine du sport?

Conclusion

Notre analyse des opinions exprimées par 354 jeunes concernant la participation des filles à des sports de tradition masculine a montré que la sphère sportive constitue à la fois un espace de reproduction et un espace de contestation de la division sexuelle. Les résultats confirment cependant des rapports inégalitaires entre les sexes, les garçons étant trois fois plus nombreux que les filles à exprimer un jugement négatif au regard de la participation des filles à des sports de tradition masculine. À l’opposé, une forte majorité de filles voient dans ces pratiques un lieu de contestation de l’ordre social de genre. On peut sans difficulté comprendre cette différence entre les sexes en la situant dans le contexte de rapports sociaux dominées/dominants. La structuration sexuée du sport, comme processus de reproduction de la sexuation de la vie sociale (Harding 1986), représenterait un enjeu plus important pour les garçons que pour les filles. Le statu quo rejoint bien sûr davantage les intérêts des dominants que ceux des dominés. L’analyse des conceptions de la féminité a en outre révélé que les jeunes adhèrent encore en bonne majorité aux représentations stéréotypées de la féminité, et ce, étonnamment, presque autant chez les filles que chez les garçons. La mise en relation des conceptions de la féminité et des jugements sur la transgression de l’ordre social de genre dans le domaine du sport a permis de voir que les représentations stéréotypées de la féminité participent d’un processus de construction sociale du genre plus résistant au changement que la structuration sexuée du sport. Cette prégnance du symbolisme de genre s’explique possiblement par la profondeur historique des schèmes classificatoires de genre et par le caractère relativement inconscient de leur intériorisation. L’examen des interconnexions entre le sexe et le niveau socioéconomique suggère une double domination pour les filles du milieu populaire et une forme de complicité dans la domination chez les garçons et les filles du milieu bien nanti. Enfin, l’asymétrie observée entre les filles et les garçons concernant la transgression de l’ordre social de genre dans le domaine du sport (les filles plus ouvertes pour leur propre sexe et les garçons moins ouverts pour leur propre sexe) semble confirmer l’importance, pour les garçons, de l’assignation sexuée des pratiques sportives et du rôle majeur qu’ils lui attribuent dans la construction sociale du genre.

Notre recherche comporte bien sûr des limites. Une première tient au fait que l’échantillon de jeunes qui ont participé à l’étude n’est pas représentatif des jeunes du Québec, notamment en ce qui a trait aux trois milieux socioéconomiques : il serait donc risqué de généraliser nos résultats. Par ailleurs, rappelons que la quantification qui a été appliquée aux données qualitatives visait uniquement la mise en évidence de tendances et de différences. Une deuxième limite réside dans le fait que nous nous sommes appuyées sur des opinions. Or, il est fréquent que la pratique soit plus conservatrice que les opinions, particulièrement dans les sociétés où l’égalité et l’ouverture à l’égard de la diversité sont valorisées dans le discours. Il est également possible qu’avec la maturité les jeunes qui ont participé à l’étude évoluent dans leurs opinions et leur vision du monde. Seule une étude longitudinale permettrait de vérifier s’il y a transformation, au cours de la trajectoire de vie, de l’adhésion aux représentations stéréotypées sexuées et à l’assignation sexuée des pratiques sportives.

Enfin, nous croyons qu’il serait souhaitable de poursuivre les recherches dans ce domaine, notamment en vue de circonscrire l’impact éventuel de la contestation de l’assignation sexuée des pratiques sportives sur les conceptions du genre (symbolisme de genre). Selon le modèle de S. Harding, la relation est présentée de façon univoque : le symbolisme dichotomique de genre sert à légitimer la sexuation des activités dans les sphères d’activités sociales. Or, il serait intéressant d’explorer la relation dialectique entre les deux processus. Il serait également judicieux d’approfondir la question de l’« intersectionnalité » (notamment pour la classe, le sexe et les groupes ethniques) avec un échantillon véritablement représentatif des classes sociales et des groupes ethniques présents au Québec.