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C’est dans mon parcours de recherche que j’ai un jour « rencontré » la question de l’individualité : les sociétés modernes se pensent à partir de l’individu, mais quelle en est leur définition? Qu’est-ce que nos institutions démocratiques attendent de l’individu?

Centrés sur la division du travail entre hommes et femmes, mes travaux ont commencé par remettre en question l’articulation entre le travail professionnel pour arriver à une réflexion sur la place des femmes dans la société salariale (Daune-Richard 1997). Engagée dans des recherches comparatives, j’ai pris conscience que les « référentiels[1] » qui (re)produisent la division sexuelle du travail sont ancrés dans des visions du rapport entre l’individu et la société qui, certes, varient d’un pays à l’autre mais, en tout état de cause, se conjuguent différemment au masculin et au féminin. Ainsi en suis-je venue à examiner de plus près le rapport entre travail, individualité et, finalement, citoyenneté (Daune-Richard 2004). Car, dans les sociétés modernes, l’individu et l’individualité constituent le socle de la citoyenneté : pas de citoyenneté sans individualité, la citoyenne ou le citoyen est d’abord une ou un individu. Or, dans les philosophies sociales et politiques qui sont au principe de la construction des sociétés modernes, la définition de l’individualité s’est opposée à celle de la féminité.

Le fil conducteur de mon propos consistera ici à revoir les fondements du rapport entre individualité, liberté, égalité et, enfin, citoyenneté pour en faire une lecture sexuée. Partant d’une réflexion française, ce retour propose d’apporter un éclairage sur les enjeux qui nourrissent le rapport hommes-femmes dans les démocraties aujourd’hui.

L’individu est au principe de nos sociétés démocratiques et la liberté est au principe de l’individualité

Dans la philosophie des Lumières, l’individu vient au premier rang par rapport à l’organisation sociale, donc par rapport à l’État. Et ce dernier résulte d’un contrat entre individus. C’est le « contrat social » proposé par Rousseau dans lequel les individus aliènent leur volonté individuelle au profit d’une volonté générale incarnée par l’État. On est ici à l’opposé des sociétés antiques, sociétés dites « holistes[2] », dans lesquelles le tout préexiste : c’est l’ordre social préexistant qui attribue à chacun et à chacune sa place, cette place ayant valeur de statut et définissant une « condition » héritée et immuable.

Mais qu’est-ce qui définit l’individu dans la philosophie des xviie et xviiie siècles? La Liberté.

Or la Liberté moderne, de Locke (Essai sur l’entendement humain) à Kant (Métaphysique des moeurs) se définit d’abord comme propriété de sa propre personne, de sa propre vie et donc de son propre corps. La propriété de soi fonde un modèle de l’indépendance par opposition à celui de la dépendance, attaché au modèle holiste. Ce modèle de l’indépendance exige de ne pas dépendre pour vivre de la volonté d’autrui (l’« indépendance civile » chez Kant) ou de l’activité d’autrui (Locke), ou des deux à la fois.

Cette liberté est évidemment exclusive de l’esclavage (puisque l’esclave ne dispose pas de la propriété de son corps) mais aussi de la « condition » qui définit l’être humain dans les sociétés à status. Puisque, dans ces sociétés, les rapports entre personnes sont définis à partir d’une place, d’une condition héritée, dans un ordre social immuable. Ainsi, dans la France issue de la Révolution de 1789, l’individu est libre parce qu’il est dégagé de l’assujettissement aux ordres féodaux.

La Liberté se définit donc comme la propriété de sa personne et l’autonomie par rapport à un « corps » social qui définirait a priori sa condition sociale, ce que l’on nommerait aujourd’hui l’« autonomie sociologique ».

Cependant, un troisième pilier de cette liberté fonde l’individualité : c’est l’autonomie économique. Pour en comprendre les contours, je ferai ici un retour rapide sur la construction économique des sociétés modernes.

Les sociétés modernes se construisent dans un contexte où le progrès des sciences fait émerger l’idée d’un être humain capable de maîtriser et de transformer la nature, idée tout à fait opposée à celle de l’être humain soumis à la nature et à l’ordre sacré des choses qui règne dans les sociétés antérieures. L’« homme moderne » est ainsi associé à la Raison, celle-ci permettant d’accéder aux sciences et aux techniques. Et c’est la combinaison  raison, sciences et techniques qui permet de s’approprier la nature… et nourrit le modèle de l’indépendance. L’individu qui assoit la propriété de sa vie en récoltant les fruits de son travail sur la nature est bien « libre » et sans aucune dépendance : l’individu se détermine alors personnellement et ne dépend pas d’autrui.

On rencontre ici l’individu « qui s’incarne », qui s’ancre « dans-le-monde », par opposition à l’« individu-hors-du-monde » parce que relevant du royaume de Dieu que décrit Louis Dumont (1983). Celui-ci montre la naissance de l’individu dans les religions monothéistes, et en particulier dans le christianisme : ayant une âme, l’individu peut développer une relation personnelle avec Dieu et existe dans sa relation avec Lui. Il est un individu dans une dimension spirituelle, « hors-du-monde ».

Dans les sociétés modernes, c’est l’appropriation laborieuse de la nature, donc le travail qui, au-delà de sa dimension spirituelle, ancre la réalité sociale de l’individu, en fait une ou un « individu-dans-le-monde[3] ».

Mais la liberté et l’individualité ne sont pas reconnues à tous ni surtout à toutes…

L’« individu-citoyen » a longtemps été défini par la propriété, d’un côté parce que celle-ci est un gage de non-dépendance, et de l’autre parce que, pour une partie des classiques, de Locke à Hegel, le droit de propriété des biens est perçu comme un prolongement de la propriété du corps (Vogel 1994; Castel et Haroche 2001). De nombreux hommes sont ainsi exclus de la citoyenneté politique : en France, par exemple, le suffrage universel masculin n’est instauré qu’après la Révolution de 1848.

Si maintenant l’on décline au féminin les conditions qui définissent l’Individu et la Liberté dans la philosophie des Lumières, on voit que, pour les femmes, l’accès au statut d’individu est très difficile.

Commençons par la liberté-propriété de soi et de son corps. On sait qu’il n’y a pas eu d’habeas corpus pour les femmes, le corps de la femme étant considéré comme largement soumis à des éléments et à des flux naturels, donc incontrôlables. Les femmes ont ainsi été considérées comme ne se possédant pas totalement puisqu’elles sont possédées par des forces extrahumaines (Fraisse 1989 et 1992). En d’autres termes, si l’individu est une personne chez qui la raison règne sur les passions, cela ne se vérifie pas complètement chez la femme.

Et l’autonomie sociologique? L’« indépendance civile » chez Kant? C’est-à-dire cette autonomie qui fait que l’on ne dépend pas de la volonté d’une autre personne pour conduire son existence.

N’étant pas complètement des êtres de raison et ne bénéficiant donc pas d’une pleine autonomie de la volonté, les femmes sont considérées comme dépendantes d’un « ordre » – au sens féodal : l’ordre domestique. En fait, quand les hommes sont entrés dans une société démocratique, une société d’individus, les femmes sont restées dans un status.

La citoyenneté moderne repose sur une « séparation » entre une sphère publique – le monde de la citoyenneté partagée entre individus égaux – et une sphère privée, régie par la hiérarchie et la dépendance. Cette césure a été particulièrement marquée en France où, avec la Révolution de 1789, la famille devient une forme sociale ancienne, archaïque, qui représente l’« Ancien Régime » et s’oppose à la société civile, celle « des citoyens ». Cependant, elle est laissée intacte, ou à peu près, avec son ordre patriarcal et la puissance paternelle et maritale qui s’exerce sur les dépendants de l’homme-chef de famille, soit ses enfants et son épouse, et aussi ses domestiques[4].

Dans cet ordre domestique, les femmes sont ainsi dépendantes de la volonté d’autrui : elles ne sont donc pas « libres », ni de leur volonté ni de leur corps d’ailleurs puisque, en France, jusque très récemment le viol n’existait pas juridiquement entre époux et épouse[5]. Dans cet espace, c’est le pater familias qui est un individu citoyen[6] (Verjus 2002). Sa femme – comme ses enfants – étant des mineurs, juridiquement « incapables », qu’il gère en tutelle et représente dans l’espace public.

Et l’autonomie économique?

L’individu moderne se caractérise par l’accès au savoir et à la Raison qui lui permettent de projeter une maîtrise de la nature. Toutefois, la féminité est associée à la soumission à la Nature (Mathieu 1991) : la raison chez la femme ne peut dominer les passions.

De plus, l’« invention » de l’idée moderne de travail (Gorz 1998) se fait parallèlement à celle des « techniques ». Le travail met en oeuvre des techniques mises au point grâce au savoir et à la raison. Il s’agit bien, ici encore, de maîtriser la nature. Les techniques modernes et la technicité entrent ainsi en contradiction avec une représentation du féminin comme soumis à la Nature.

Enfin, l’idée moderne de travail prend forme dans un contexte où la généralisation de l’échange est au coeur des préoccupations. Au XVIIIe siècle, la question de la généralisation de l’échange, de la mise en place d’un marché des biens et services, et donc celle de la valeur devient centrale. Pour pouvoir échanger, il faut pouvoir mesurer des valeurs. Or le travail est une des composantes de la valeur qu’il faut pouvoir mesurer et évaluer. Ainsi, la notion de travail va désormais définir celui qui se vend et s’achète sur un marché : le marché du travail. Dans le même temps, les activités de production de biens et services qui ne transitent pas par le marché vont être exclues d’une définition en termes de travail : elles n’ont pas de valeur.

Ainsi, les activités que les femmes exercent dans le cadre domestique sont exclues d’une définition en termes de travail : elles deviennent des « tâches ménagères ». Et, par extension, ce nouvel ordre social construit l’illégitimité des femmes dans le monde du travail défini comme tel, c’est-à-dire le travail marchand.

De la Liberté à l’Égalité

Et à quoi sert cette liberté de l’individu? À passer contrat.

Cette société nouvelle qui se construit au xviiie et xixe siècles se conçoit, en effet, comme un ensemble d’individus qui organise le lien social autour du contrat : l’échange économique, bien sûr, le contrat social qui organise le politique, on l’a vu, mais aussi, même partiellement, la vie privée (le mariage, par exemple).

Or le contrat, en théorie tout au moins, est une formalisation des relations qui associent des individus libres (de s’engager) et égaux (selon le principe de l’égalité des parties).

On a vu à quoi renvoie la liberté, mais qu’est-ce qui fonde l’égalité?

  • d’abord la liberté, l’autonomie. L’égalité apparaît donc bien seconde par rapport à la Liberté comme dans la devise première de la République française (Liberté, Égalité[7]). Cependant, on remarque surtout qu’il n’y a pas d’égalité sans liberté : l’égalité ne peut concerner que des individus (donc) libres;

  • le travail, ensuite. Chaque citoyen, hors des contraintes et privilèges statutaires de l’ordre féodal, est propriétaire de son travail. Il peut et doit l’utiliser pour assurer, par la production et l’échange, ses moyens de subsistance.

Où l’on arrive à la question de la citoyenneté…

Dans la tradition libérale, la citoyenneté est définie comme un ensemble de droits; le « citoyen » est un « sujet de droits », un sujet qui a des droits.

Quels droits sont associés à la citoyenneté moderne? Des droits qui assurent la liberté et l’égalité, ou plus exactement la liberté d’individus égaux entre eux.

Tout d’abord, on l’a vu, le droit de disposer de son corps. L’habeas corpus a été le premier des droits accordés à l’individu (en Angleterre, au xviie siècle, plus précisément en 1679), le distinguant ainsi de l’esclave et du serf. Ensuite, les droits civils, ceux qui organisent la vie « ordinaire » du citoyen : essentiellement le droit de signer des contrats marchands (acheter/vendre), d’être partie prenante aux affaires juridiques, etc. Enfin, les droits civiques, c’est-à-dire le droit de participer aux affaires publiques, principalement le droit de voter et de se faire élire.

Les femmes n’étant pas des individus à part entière, ne possédant pas la « pleine » individualité, ont été longtemps exclues de la plupart de ces droits.

D’un côté, la reconnaissance de la propriété et de la liberté de son corps est une conquête tardive et incomplète pour les femmes, j’y reviendrai.

De l’autre, en France, le Code Napoléon (1804) institue les femmes mariées en mineures, juridiquement « incapables » : elles ne peuvent exercer en propre les droits civils qui règlent les relations entre personnes libres et égales et qui règlent, en même temps, l’échange des biens (contracter, ester en justice; seuls leurs époux sont habilités à gérer leurs biens propres). Et, dans cette nouvelle organisation sociale, le lien au travail et à l’emploi devenant individuel (puisqu’il relève du contrat), elles ne peuvent s’y intégrer pleinement. Pendant bien longtemps, c’est le lien familial qui définira leur lien à l’emploi : soit elles contribuent à la production de l’entreprise familiale, le mari étant à la fois chef de famille et chef d’entreprise ; soit elles accèdent au marché du travail salarié, mais sous le contrôle du mari. Leur citoyenneté civile se construit progressivement à partir du début du xxe siècle (en France, l’incapacité civile de la femme mariée est abrogée en 1938) et s’accélère durant les années 60 à 80 (ainsi, en 1965, une réforme des régimes matrimoniaux supprime la possibilité pour un mari de s’opposer à ce que son épouse exerce une activité professionnelle).

Quant aux droits civiques, on sait que les Françaises n’ont acquis que très tardivement le droit de voter et d’être élues (en 1944, soit un siècle après les hommes).

L’architecture des sociétés modernes s’organise donc autour de deux sphères de la vie et des activités sociales :

  • une sphère « publique » (celle de la Res publica), qui est celle de la société civile, l’espace « du citoyen » et de la gestion des affaires publiques. C’est le monde de l’individu et de la liberté, du travail et de l’échange marchand, de l’égalité (dégagée de l’ordre féodal, chaque personne a théoriquement les mêmes chances de départ : son travail);

  • une sphère privée, qui est principalement celle de la famille, ordre social ancien, paradigmatique de l’ordre féodal-patriarcal. C’est avant tout le monde de la dépendance qui s’oppose à celui de l’individualité et de la liberté, donc de la citoyenneté. De plus, si la sphère publique est celle de la Raison et celle du travail, la sphère privée est celle de la soumission à la Nature, celle des tâches et des activités « naturelles ». Enfin, si la sphère publique est celle de la représentation d’elle-même qu’a et que met en scène la société, la sphère privée est celle de l’ombre et de l’invisible.

Cette récapitulation fait apparaître deux caractéristiques de la relation entre ces deux sphères. Elles apparaissent en premier lieu socialement hiérarchisées. L’une gouverne et incarne les nouveaux principes de l’ordre social et de la modernité. L’autre représente la dépendance des personnes, la soumission à la Nature, bref l’archaïsme et, finalement, « l’antithèse de l’individu citoyen » (Rosanvallon 1992 : 138).

Cette relation construit en même temps un ordre des sexes[8] : aux hommes, l’individualité, la liberté, le travail, la raison, la citoyenneté et la représentation publique; aux femmes, la dépendance et la soumission, la naturalité et les tâches « naturelles », l’invisibilité du privé.

Enfin, on observe que ces sphères apparaissent séparées puisqu’elles sont régies par des représentations sociales et, jusque récemment, par des droits différents (voir, par exemple, le cas du viol, crime reconnu par le droit mais pas entre époux et épouse). Cependant, la séparation de ces sphères est dialectique, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent marcher qu’ensemble, l’une ne pouvant pas fonctionner sans l’autre.

Geneviève Fraisse (2000) propose ainsi de parler de « disjonction » de ces deux sphères plutôt que de séparation. De son côté, Louis Dumont (1983 : 140-141), réfléchissant sur la relation hiérarchique, la décrit comme l’ « englobement du contraire » : il définit cette relation comme étant celle entre un tout et un élément de ce tout, ce qui distingue ainsi la relation hiérarchique de la relation de pouvoir. « L’élément fait partie de l’ensemble, lui est en ce sens consubstantiel ou identique, et en même temps il s’en distingue ou s’oppose à lui », dit-il en prenant pour exemple « parlant » (alors qu’il ne traite pas du tout des rapports hommes-femmes) Adam et Ève et « l’englobement matériel de la future Ève dans le corps du premier Adam » (l’italique est de Dumont). Maurice Godelier (1995) appliquera cette idée au rapport entre masculin et féminin en parlant de processus d’« englobement » du féminin dans le masculin.

On peut dire ainsi que la sphère marchande se nourrit du travail et de la force de travail (pour reprendre l’expression marxiste) produits gratuitement dans la sphère familiale.

Individualité, citoyenneté : quels sont les enjeux sexués aujourd’hui?

J’ai essayé de suivre le fil des conceptions philosophiques et politiques qui ont amené nos ancêtres citoyens à construire ce que Geneviève Fraisse (2000) a appelé une démocratie « exclusive », l’opposant à une démocratie « excluante », celle qui dresse des barrières. La démocratie exclusive exclut les femmes de l’intérieur. On a vu ainsi que c’est la conception même de l’individualité, socle de la citoyenneté libre et égalitaire, qui, dans les fondements des démocraties modernes, entre en contradiction avec la représentation sociale du féminin.

Cependant, Geneviève Fraisse fait remarquer que dans la tradition philosophique et politique, depuis l’Antiquité, la Cité a été pensée à partir de la famille. Ainsi l’ordre féodal est-il patriarcal : le roi, le seigneur sont des pères. Alors que la conception démocratique moderne inverse le modèle : c’est la société politique, démocratique, qui fournit le modèle du lien social, y compris pour la société domestique. Ainsi, historiquement, l’ordre familial est-il appelé à se démocratiser, intégrant les femmes[9] dans la sphère de l’individualité et de la liberté.

En France, ce mouvement s’est – tardivement certes, mais largement – réalisé dans le domaine des droits civils et civiques. Cependant, on l’a vu, dans la tradition philosophique occidentale, la pleine individualité suppose trois formes d’autonomie : la propriété et liberté de son corps; l’autonomie de la volonté et de la conscience; l’autonomie économique. À partir de l’expérience française, comment se situent aujourd’hui les enjeux des rapports hommes-femmes à cet égard dans les sociétés modernes et démocratiques?

Sur la première composante de l’individualité, soit la propriété et liberté de son corps, les avancées juridiques ont été considérables au cours des dernières décennies dans les sociétés modernes, ce qui n’est pas le cas partout dans le monde. Pour autant, même dans les sociétés « développées », elle n’apparaît pas définitivement acquise et est toujours objet de débat : on pense en particulier à la liberté reproductive mais aussi, tout simplement, aux violences faites aux femmes, en tant que femmes, et dans l’espace public et dans l’espace privé de la famille, violences domestiques dont l’ampleur, à nouveau soulignée, a conduit le gouvernement français à promulguer en 2006 une nouvelle loi à ce sujet[10].

Sur la deuxième composante, soit l’autonomie de la volonté et de la conscience, on peut considérer qu’aujourd’hui, dans le monde dit « développé », l’élévation considérable de l’éducation des filles et des femmes montre leur accès à la Raison et fonde leur autonomie de conscience, parallèlement à l’acquisition d’un statut civil de majeures. Cependant, cet accès à l’éducation et à des droits civils pleins fait encore défaut à de nombreuses femmes dans le monde. Dans plusieurs pays, cette « indépendance civile » n’est pas reconnue aux femmes qui restent alors dans un « statut », c’est-à-dire privées de certains droits civils (mariage/divorce) et, au moins partiellement, sous tutelle (pensons au Code du statut de la femme et autres codes du « statut personnel » de certains pays).

Sur la troisième composante, soit l’autonomie économique, malgré les lois sur l’égalité professionnelle (en France, celles de 1983 et de 2001), on ne peut pas en dire autant, même dans les sociétés « développées » : non seulement plus de femmes que d’hommes sont absentes du marché de l’emploi et sont plus touchées par le chômage, mais le travail à temps partiel (en France : 30 % des femmes en emploi au regard de 5 % des hommes) est un « emploi partiel » (Maruani 2000) qui procure un salaire partiel et en même temps des droits sociaux partiels : chômage, maladie, retraite…

Or ces droits sociaux constituent la dernière composante de la citoyenneté dans les sociétés démocratiques : la citoyenneté sociale que Marshall (1950) a proposé d’ajouter aux deux premières composantes – civile et civique – de la citoyenneté. Ces droits sociaux doivent permettre à chaque personne de vivre comme un « être humain civilisé » au regard des standards d’une société donnée. Ainsi s’organise une « société salariale » où la protection sociale n’est plus assise sur la communauté ou la propriété mais sur des droits sociaux individualisés. Et c’est dans ces conditions que le salariat, au xixe siècle « fragmenté, indigne et méprisé », a pu devenir une « forme sociale généralisée et valorisée » (Castel 1995 : 20).

L’autonomie économique est aujourd’hui intrinsèquement liée à cette citoyenneté sociale, car, dans une société salariale, chaque individu cotise, au prorata de son investissement dans l’emploi, afin de s’assurer des droits en cas de chômage, de maladie ou pour la retraite. À défaut de ces droits d’assurance, il peut avoir accès à des droits d’assistance que la collectivité attribue à ceux et celles qui ne peuvent vivre de leur travail, en principe en raison d’un handicap, qu’il soit physique, mental ou social (même si, aujourd’hui, ces droits d’assistance concernent de plus en plus les personnes qui ne trouvent pas de travail et qui n’ont pas ou plus de droits assurantiels – forme moderne du handicap dans les sociétés salariales).

Cependant, historiquement, les femmes n’ayant été que très partiellement intégrées au monde du travail salarié, elles sont entrées dans cette société salariale massivement comme « ayants droit », c’est-à-dire en bénéficiant de droits dérivés de leur statut familial. Et c’est en se développant que cette société étend le processus d’individualisation aux femmes. Développement qui implique une « défami-lialisation » des rapports entre État, marché et protection sociale… (Orloff 1993) et, dans le même temps, des rapports sociaux entre hommes et femmes.

Cette évolution est cohérente avec les fondements individualistes de nos sociétés à l’heure actuelle. Toutefois, on a vu que les révolutions démocratiques modernes avaient réservé le lien démocratique au monde des affaires publiques, laissant une sphère privée, subordonnée à la sphère publique, dans une forme de lien social prédémocratique. Les sociétés se trouvent ainsi aujourd’hui devant un défi majeur : d’un côté, les femmes ont, politiquement et juridiquement, vocation à être des « individus-citoyennes », à part entière; de l’autre, les activités et les relations constitutives du privé, où les femmes déploient leurs compétences, n’ont pas de place dans la définition de la citoyenneté. Si les principes qui gouvernent la sphère publique sont la liberté, l’égalité et l’autonomie, ceux qui dominent la sphère privée sont la dépendance et le service.

Cependant, la relation de service renvoie aussi bien à la dépendance personnelle (« être au service de ») qu’à l’altruisme et à l’attention aux autres (« rendre service »). Il a ainsi été montré que dépendance n’impliquait pas automatiquement hiérarchie, mais se référait aussi à la dépendance mutuelle, à l’interdépendance et à l’engagement personnel (commitment) (Gerhard, Knijn et Lewis 2002 : 109-111). Et j’ajouterais : à l’engagement personnel dans la dépendance mutuelle. Celle-ci étant au coeur de la relation de care, ce dernier se trouve ainsi au coeur d’une problématique de la citoyenneté démocratique (Tronto à paraître). En effet, pour Joan Tronto, le care n’est pas réductible à une dyade ni à une relation asymétrique entre une personne qui donne et une autre qui reçoit le care, c’est plutôt « un continuum entre les degrés de care dont chacun a besoin, non pas une dichotomie entre ceux dont on s’occupe et ceux qui s’en occupent » : nous donnons et recevons toutes et tous, à des degrés divers, le care.

Si, dans l’histoire des sociétés occidentales, l’étape de la société salariale a été l’invention et la généralisation d’une mutualisation assurantielle des risques liés à l’individualisation – masculine – de l’emploi[11] (maladie, vieillesse, chômage), le défi aujourd’hui est d’arriver à définir une citoyenneté « inclusive » comprenant des droits de care giver et de care receiver (Knijn et Kremer 1997).

Pour conclure

Dans la conception actuelle de la citoyenneté, celle que l’on trouve au fondement des sociétés dites modernes, démocratiques, c’est la pleine individualité fondée sur la liberté et l’autonomie (du corps, de la conscience et de la subsistance) qui définit le citoyen et la citoyenne. Toutefois, dans la construction historique de ces sociétés, les femmes n’ont que très progressivement accédé aux droits qui vont avec la citoyenneté, car, considérées comme dépendantes des liens familiaux et de la Nature, elles ne pouvaient être de vraies individus, libres et autonomes.

Dans la nouvelle architecture sociale et politique instaurée par la Révolution française, les femmes ont été laissées dans l’ordre ancien, celui qui était fondé sur l’ordre familial-patriarcal et soumis aux forces incontrôlables de la Nature, c’est-à-dire l’ordre qui précède le règne de l’Individu et de la Raison. Et, d’une part, ce n’est que très progressivement et tardivement qu’elles ont été considérées comme ayant vocation à appartenir au monde de la Liberté et de la citoyenneté, ce que montrent les évolutions législatives; d’autre part, aujourd’hui encore, elles n’y sont pas pleinement intégrées dans les faits, dans la réalité de la vie sociale.

L’extension aux femmes de l’individualité et de la citoyenneté, cohérente avec les fondements des sociétés démocratiques, rencontre la question de l’intégration dans la définition de la citoyenneté des principes fonctionnant dans la sphère privée, le monde des femmes par excellence. Sphère privée qui peut être vue, positivement, comme complémentaire (par la « théorie des deux sphères ») ou, négativement, comme archaïque (par la République française), mais qui, dans tous les cas, représente l’antithèse du monde des affaires publiques. Et la « séparation » de ces sphères légitime la non-ingérence des pouvoirs publics dans les affaires privées.

Le processus d’individuation, intégrant aujourd’hui les femmes, ébranle la nature des liens sociaux dans la sphère privée. Comment concevoir et mettre en oeuvre une citoyenneté qui ne renie pas son ancrage sur l’individu et son autonomie, mais qui, dépassant la mutualisation assurantielle des risques (la citoyenneté sociale propre à la société salariale) en arrive à inclure la mutuelle dépendance qui caractérise les relations dans le monde du privé?