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À partir d’une recherche en cours[1], nous nous proposons dans le texte qui suit d’analyser les représentations sociales des relations de genre, en ce qui concerne la « violence du trafic urbain ». À noter que cette expression est employée provisoirement pour sa valeur émique. Seront ici présentées les principales réflexions qui orientent la recherche, et qui composent la toile de fond sur laquelle le travail de terrain est accompli, dans une perspective socioanthropologique. Cette recherche qualitative est basée sur l’observation participante dans les salles d’attente du Service du trafic urbain, et sur la récolte de récits de vie de personnes (ou d’un ou d’une membre de leur famille) qui ont vécu un accident soit comme victimes, soit comme « coupables ». Des entrevues semi-structurées ont aussi été faites avec des professionnelles et des professionnels du même service. À noter que les observations exposées ci-dessous sont des hypothèses, car le travail de terrain se poursuit toujours.

Le terrain de la recherche est Florianópolis, ville de taille moyenne, située au sud du Brésil; les données statistiques sur lesquelles porte l’analyse proviennent de la police par l’intermédiaire du DENATRAN[2]. Ces statistiques sont ici prises en tant que discours fondateurs sur le trafic urbain, qui produisent des pratiques – tant des politiques publiques que des lignes directrices du secteur privé (par exemple, pour les ambulances et autres entreprises de secours). On remarque aussi qu’elles (re)produisent des représentations sociales, particulièrement concernant le sexe et la tranche d’âge. Nous faisons aussi référence, de façon non systématique, aux nombreux reportages des médias locaux et nationaux sur le thème de la « violence » et de la « paix » dans le trafic routier. Notre recherche part de l’hypothèse suivante : les gens qui ont subi un évènement dramatique, tel qu’un accident dans la rue, ont des idées particulières sur l’« épidémie » de victimes de la route et, plus que les personnes qui ne l’ont pas été, peuvent analyser d’une façon plus distanciée l’idée sacrée et naturalisée de la mobilité centrée sur la route et de l’automobile individuelle comme principal moyen de déplacement.

La circulation routière est considérée comme un espace public fondamental de la vie contemporaine, très articulé autour de l’expérience de la modernité. Tout en tenant compte du sens métaphorique et utopique d’un certain projet républicain fondateur, on peut voir de manière très concrète, dans la mouvance quotidienne des villes, les possibilités de rencontres individuelles, le contact entre les différentes altérités, les manières distinctes de vivre et les différences de toutes sortes selon les moyens de transport utilisés. L’idéal démocratique moderne s’actualise difficilement dans le contexte d’un pays colonial et esclavagiste, comme le Brésil, dont les traces d’un apartheid social persistent encore aujourd’hui. Certains spécialistes de la recherche (Caldeira 2003; Zaluar 2001) repèrent dans le discours des « risques » et de la « peur de l’autre », c’est-à-dire du différent, une augmentation importante de la tendance à la ségrégation urbaine au cours des dernières décennies.

Plusieurs dimensions sont présentes dans les rapports sociaux en jeu dans la circulation routière. Rossal et Fraiman (2007) ont montré l’importance de penser le trafic routier comme un lieu sociologique, plein de relations sociales, et celle de les dénaturaliser, en se penchant sur les sujets qui sont toujours acteurs dans ce décor, notamment ceux et celles qui circulent à pied ou qui conduisent un autobus. Ces auteurs, qui ont élaboré une ethnographie du trafic urbain de Montevideo (Uruguay) et de Buenos Aires (Argentine), observent la manière dont les aspects liés aux conditions de travail des chauffeurs et des chauffeuses d’autobus et de taxis ont rapport avec leur manière de conduire leurs véhicules. Ils soulignent aussi la transformation croissante des « accidents de la route » en « catastrophes naturelles », alors qu’ils ne peuvent être pensés qu’en tant qu’évènements sociaux; ils attirent ainsi l’attention sur ce que l’on appelle le phénomène de naturalisation des accidents de la route, comme on peut l’observer dans le travail sur le terrain.

Les sujets interviewés ont rapporté des expressions très courantes qui font référence à une manière féminine de conduire l’automobile, par exemple : « Femme au volant, danger au tournant! », « Ça doit être une femme », « Retournez à vos fourneaux! » Les différentes connotations de ces expressions permettent de voir de quelle manière elles s’articulent autour d’une autre idée très courante, surtout dans les médias, mais aussi présente dans les statistiques sur les accidents de la route qui est celle de la violence routière, souvent appelée « rage au volant », considérée comme masculine et jeune, étant donné la prédominance des jeunes hommes dans les accidents.

L’épidémie d’accidents de la route, selon les spécialistes, est apparue au Brésil durant la dernière décennie : les données de 2003, recueillies par le Système national des statistiques sur le trafic (SINET), indiquaient le nombre de 35 000 décès par accident (sans tenir compte des blessures entraînant la mort quelques jours après l’accident, ni des autres problèmes de santé qui en découlent, notamment la paraplégie et la tétraplégie). Ceux et celles qui s’intéressent à cette question ont remarqué ce manque dans les statistiques officielles sur les accidents, qui ne considèrent que les blessures et les décès se produisant sur place (D’Agostini 2006; Cruz 2003). Les autorités publient aussi les coûts élevés de dépenses publiques consacrés aux victimes – ce dont témoignent en détail les études épidémiologiques faites dans les différentes villes du pays (Mello 2002; D’Agostini 2006; Oliveira, Andrade et Da Conceição 2008). D’ailleurs, cet argument a remporté du succès auprès des adeptes de l’éducation routière et des pénalités plus sévères, soutenant l’idée que l’État devrait investir plus d’argent en prévention qu’en réparation, même s’il paraît difficile d’envisager comment « réparer » quand il s’agit de sujets décédés ou victimes de blessures irréversibles. Considéré comme une épidémie, le problème attire l’attention des professionnelles et des professionnels qui élaborent sans cesse (et sans résultats effectifs) des campagnes éducatives pour « enrayer le problème[3] ».

De plus, il importe de saisir la manière dont ce cadre a évolué, les données qui ont été recueillies et la façon dont s’articulent les représentations de genre et d’autres rapports sociaux aussi fondamentaux dans la compréhension des inégalités sociales en ce qui concerne la mobilité urbaine. Les données déjà publiées et les données obtenues des agences gouvernementales sur le sujet composent une sorte de discours commun autour duquel se (re)produisent les représentations sociales du trafic, de la violence et de la personnalité des conducteurs et des conductrices. Le premier critère retenu est toujours celui du sexe de la personne qui conduit; les statistiques du service de santé retiennent aussi le sexe des victimes; on enregistre également de l’information sur l’âge, le port du permis de conduire, la nationalité et le type de véhicule impliqué dans l’évènement. Toutefois, plusieurs renseignements relatifs à d’autres critères sociologiques pertinents ne sont pas recueillis (classe sociale, scolarité, profession, religion, ethnie) malgré leur importance pour analyser, notamment, le phénomène de la violence routière.

Les compagnies d’assurance automobile, par exemple, utilisent des sources statistiques nationales et, puisqu’elles désirent avant tout garantir leurs bénéfices, imposent des frais plus élevés aux jeunes conducteurs. Dans leurs tableaux de tarifs, on observe que les tarifs des hommes de 18 à 30 ans sont plus élevés d’environ 30 %. Ces paroles d’une employée d’une compagnie d’assurance sont révélatrices de l’orientation suivie : « Nous nous appuyons sur des statistiques : les garçons conduisent plus vite, boivent plus et veulent faire les beaux devant les filles. »

D’autre part, on peut constater, l’augmentation du nombre d’associations de personnes handicapées pour le droit à l’accessibilité et d’organisations non gouvernementales (ONG) vouées aux campagnes de « conscientisation », en dépit des efforts pour que les agences publiques assument les problèmes de la mobilité et de l’accessibilité urbaine dans les plans des villes et dans le processus de développement.

Il importe de préciser qu’au Brésil, dès 1988, année de la promulgation de la Constitution, le système de circulation routière urbaine a été délégué aux municipalités, de telle sorte que les directions nationales sur la mobilité urbaine actuelles ne peuvent plus que donner des suggestions aux autorités municipales. De ce fait, depuis les années 90, les politiques de transports du pays ne sont pas harmonisées avec celles du logement, de l’énergie et de la santé. L’examen des documents du ministère des Villes, créé en 2003, montre des préoccupations écologiques importantes, parmi lesquelles figure en premier lieu la valorisation des moyens de transport publics au lieu des moyens privés. C’est en envisageant un « développement durable » que les politiques sur les pistes cyclables et sur les moyens de transport hydroviaire peuvent être élaborées, de même que des lignes directrices d’inclusion des personnes handicapées à la vie urbaine (Brasília 2004). Ces initiatives sont cependant peu nombreuses dans le contexte même du modèle de développement national qu’ont suivi les derniers gouvernements : les « appels » des écologistes n’y sont pas considérés, sauf dans les discours, et les politiques ne font que reproduire les axes centraux de l’économie capitaliste postfordiste, qui défend le paradigme d’une « auto-mobilité » centrée sur l’usage individuel de la voiture et l’utilisation illimitée des ressources naturelles.

On trouve de l’information sur le sexe et sur la tranche d’âge auprès d’organismes où militent des citoyens et des citoyennes qui s’intéressent à la lutte contre la « violence routière », comme le Forum catarinense pour la préservation de la vie dans le trafic routier : ces personnes prônent ce que l’on appelle au Brésil la « paix dans le trafic ». L’expression fait référence à la « violence » et à l’existence d’une situation de guerre, bien au-delà de l’idée de « catastrophe naturelle ». Ce constat invite à s’interroger sur les relations entre les notions de risque et les représentations de genre, notamment sur les liens possibles entre l’« ethos guerrier », fortement masculin, et la représentation des risques de vie et de santé comme des faits « naturels » qui découlent de cette condition.

Il semble que la publication des statistiques sur les accidents du trafic routier est une des voies les plus efficaces pour renforcer ces discours – et les pratiques – portant sur la violence urbaine et les risques de la « vie contemporaine ». Comme le suggèrent quelques auteures et auteurs, il faut aussi tenir compte du processus de ségrégation urbaine de même que du trafic des substances illicites. On observe ainsi la tendance à associer les accidents de la route à la violence urbaine causée par les réseaux de narcotrafiquants[4]. On peut émettre l’hypothèse que les médias contribuent à cette association, car le thème de la violence et les représentations de certaines notions des risques de la vie contemporaine y sont toujours présents : à côté des reportages classiques sur les crimes, on trouve des reportages de même style sur les accidents (avec photos et témoignages tragiques). Cette hypothèse est en cours de vérification.

On observe dans les discours des personnes qui se disent « pour la paix dans le trafic », peu importe leur statut, diverses explications de ce problème : manque d’éducation des conducteurs et des conductrices, manque de respect des droits d’autrui et d’esprit collectif de la population, pénalisation précaire par le pouvoir public, manque de rigueur du pouvoir judiciaire en ce qui a trait au fait de punir des crimes commis sur la route, particulièrement ceux qui le sont par les élites. Concernant ce dernier aspect, un cas emblématique s’est produit en 1996 à Brasilia : le fils du ministre des Transports du Brésil du moment a causé la mort d’un piéton, soit un travailleur pauvre qui marchait au bord d’une voie publique. Le garçon a quitté le lieu du crime, avec la participation du père, qui était près de lui dans la voiture au moment de l’accident. Malgré la démission du ministre dès que l’identité du conducteur a été divulguée, son fils a été jugé « non coupable » et il n’a reçu aucune peine pour ne pas avoir secouru sa victime. La juge a considéré cette accusation non pertinente, « car la victime était déjà morte au moment exact de l’accident ». Le procès a été suspendu en 1997, quand le nouveau code a été promulgué (Caldeira 2003 : 279). Ce cas est typique d’un jugement formulé selon la classe sociale du responsable; cependant, les statistiques officielles ne considèrent pas la classe sociale de ceux et celles qui sont impliqués dans les accidents. Cette dimension est donc négligée par rapport à celles du sexe et de la tranche d’âge retenues dans les statistiques et étalées quotidiennement dans les pages des médias qui renforcent la naturalisation des comportements selon l’âge et selon le sexe :

Les femmes sont plus douces et peuvent faire beaucoup de choses en même temps : elles peuvent soigner des enfants, bavarder avec le mari, écouter une musique et faire dans leur tête des listes de tâches à accomplir, tout en conduisant… Et les hommes? Ils ne sont pas multiprogrammés, alors, s’ils doivent faire plus d’une chose en conduisant, voilà, ils font des accidents. (Catie, 45 ans, mère et conductrice)

Dans ce cas, les statistiques prouvent cette idée de la différence entre les femmes et les hommes en ce qui concerne les activités quotidiennes. Catie, par exemple, a commencé à conduire pour offrir de meilleurs soins à ses trois enfants, et elle souligne, aussi, que depuis son divorce, elle ne peut plus vivre sans une voiture, parce qu’elle est sa liberté et son indépendance.

Élise semble penser de façon similaire :

Je crois que les femmes sont plus maternelles et intuitives, c’est pour ça que les hommes sont principalement en cause dans les accidents. Regarde les statistiques […] On peut conduire mal, sans provoquer de grands accidents […] C’est très naturel, je pense! (Élise, 27 ans, conductrice).

Cette jeune femme qui a été victime d’un accident quand elle était plus jeune considère que les hommes ont des relations très différentes des femmes en ce qui concerne les risques, à son avis, toujours présents sur les routes. Elle souligne que, même dans le contexte de sa famille qui a vécu indirectement le drame qui l’a rendue paraplégique, ses frères conduisent « comme tous les hommes, plus vite et plus agressivement […] »

Quelques sujets attribuent l’augmentation de la violence routière au stress de la vie contemporaine :

Je crois que le problème est qu’on a un fort désir d’arriver chez nous, à la fin de la journée, et il y a des embouteillages […] Et des gens qui ne tolèrent pas la lenteur des embouteillages, qui veulent dépasser les autres à tout prix. Il y a aussi les touristes, qui conduisent en regardant la mer, provoquant la colère des autres […] Comme on a travaillé toute la journée […] que faire? (Catie, 45 ans, conductrice)

Comme le suggère cette femme, il faut tenir compte des conditions de vie dans les grandes villes : depuis quelques décennies, le néolibéralisme a entraîné la précarisation des conditions de travail, l’augmentation du nombre d’heures de travail, la libéralisation de la législation du travail, la substitution du salaire fixe par un paiement à la vente et l’intériorisation des obligations autrefois attribuées aux entreprises, comme le transport des fonctionnaires aux horaires de nuit et les jours de congé.

Même dans les classes moyennes, pour maintenir leur standard et leur style de vie, la plupart des gens doivent travailler davantage et se déplacer plus rapidement afin d’effectuer toutes leurs activités (D’Agostini 2006; Vasconcellos 2000). Depuis les années du « miracle économique » de la dernière dictature aux années 70, les classes moyennes, en particulier, mais aussi plus récemment les couches populaires, ont été ouvertement incitées à acquérir des voitures, grâce à des facilités de crédit qui permettent de s’offrir un véhicule neuf ou presque en de nombreuses mensualités.

L’île de la Magie

Les problèmes de la mobilité urbaine dans le pays, et dans la ville de Florianópolis actuellement, ne se limitent pas à la pollution de l’air, aux embouteillages et au rythme accéléré de la vie quotidienne, avec ses conséquences psychophysiques, comme le stress et l’intolérance, ni à l’inégalité d’accès des citoyennes et des citoyens aux moyens de transport. La majorité de la population migrante – celle des classes les plus aisées et des classes moyennes – choisit l’île de la Magie (ce toponyme est dû à la nature privilégiée de la ville justement à cause de la « qualité de vie » qu’elle offre). Ladite qualité est un des thèmes centraux des discours publicitaires, y compris de la publicité étatique : elle est vue comme l’une des principales caractéristiques des petits villages et des villes situés le long du littoral de l’Atlantique, qui sont depuis peu dans un processus de « modernisation ». Ce processus de dynamisation de l’économie locale par le tourisme, vu par les gouvernements comme le « sauvetage » des économies du tiers-monde, est un facteur d’attraction de migrantes et de migrants des classes populaires, d’origine rurale et même d’autres centres urbains du pays, séduites par un discours enthousiaste qui présente le tourisme comme une source d’emplois rentables et victimes des problèmes structuraux de la société brésilienne (concentration agraire, expulsion des paysans de la terre, dynamiques propres au secteur informel, associées aux dynamiques néolibérales plus récentes). Il faut noter que ces personnes ne viennent à l’île de la Magie que pour y travailler : elles installent plutôt leur famille dans les villes voisines de la capitale, où l’accès au logement est plus facile (Baeninger 2007).

Le paradoxe de cette situation montre toute son ampleur dans la circulation routière, car les nouveaux migrants et migrantes sont aussi motorisés. On voit alors se produire une augmentation des embouteillages, de la pollution et du rythme stressant, ce qu’en fait ils voulaient abandonner, comme le disent les critiques de la « civilisation de la voiture ».

Il importe de préciser que, dans notre recherche, l’expression « centré sur la route » fait référence au concept d’ethnocentrisme (c’est-à-dire cette réalité urbaine où les routes et la voiture sont prioritaires) pour intégrer la valeur centrale que l’automobile acquiert dans la vie contemporaine autant pour ceux et celles qui en ont besoin que pour les personnes qui voient dans son acquisition le maintien d’une forme prioritaire d’interaction et d’appartenance à la société de consommation, vue comme moderne.

L’importance de la route joue un rôle fondamental dans l’imaginaire national, surtout depuis la politique de développement des années 50, inspirée du modèle de mobilité et d’urbanisation importé des États-Unis, qui, coïncidence ou non, est un des pays riches où le nombre de décès sur les routes est comparable à celui des pays dits en développement, considérés comme les champions des accidents de la route[5]. Et ce modèle demeure inaltérable malgré le retour du régime démocratique et la croissance des mouvements sociaux (y compris l’écologie et les luttes urbaines) ainsi que les demandes pour une réforme qui fasse de la vie urbaine un « scénario » moins ségrégué et plus « convivial ». Par conséquent, on peut dire qu’une subjectivité de l’automobile a été intégrée et s’est installée dans la société tout entière.

La valeur symbolique de l’automobile individuelle agit donc de telle sorte que l’acquisition d’une voiture (et d’un permis de conduire) est perçue comme un emblème de mobilité sociale et comme une forme de distinction – véhiculée dans les messages publicitaires, dans le discours liés à la vente, et aussi par les sujets interrogés sur le terrain. La distinction est présente dans les formes de catégorisation utilisées par les conducteurs-citoyens et les conductrices-citoyennes et se reflète, peut-être, dans les rapports sociaux établis dans cet espace. Dans une société hautement segmentée et stigmatisée, posséder une voiture à soi est synonyme de distinction, dont les signes indiquent et identifient les conducteurs et les conductrices (sujets du trafic routier) comme appartenant à un fragment de classe ou à un autre, à un style de vie ou à un autre, à un sexe ou à l’autre. Il est important de souligner l’aspect d’« apartheid » présent dans la société brésilienne, lequel divise la population en distinguant les services publics (santé, éducation et transport) pour les pauvres et les services privés pour les riches. C’est dans ce contexte qu’une personne qui ne dispose pas de l’« apparat de la voiture » est infériorisée, ou plus encore, sujette à soupçon (Caldeira 2003).

Selon une tendance nationale, la grande majorité des automobilistes de l’île de la Magie est constituée d’hommes, alors que les femmes, les jeunes et les enfants utilisent principalement les transports en commun, eux-mêmes presque exclusivement routiers, malgré la condition d’insularité et la tradition maritime de la région. À Florianópolis, ville où les tarifs d’autobus se situent parmi les plus élevés du pays, cette situation a engendré les luttes des mouvements urbains les plus importantes des dernières années, menées par les étudiants et les étudiantes et fortement appuyées par la population : ces manifestations ont été vivement réprimées par les forces gouvernementales, surtout en 2005 et en 2006 (Lemos 2007).

La grande mobilité urbaine des classes aisées et moyennes contraste avec les difficultés de déplacement des classes populaires. De nombreuses études sur les classes populaires au Brésil attestent le poids des dépenses du transport en commun dans le budget familial, ce qui amène plusieurs familles à habiter près de leurs lieux de travail – dans des zones dégradées – et à résister à un éventuel déménagement qui les obligerait à abandonner leur travail (Pimenta 2005; Caldeira 2003).

Une voiture à soi, ce privilège réservé aux personnes salariées, présente un autre aspect dont il faut tenir compte : les entreprises où l’on vend des voitures offrent des avantages aux acheteurs et aux acheteuses, ce qui établit une sorte de « démocratisation de la voiture » entre la population tout entière, avec la nette participation des agences gouvernementales qui autorisent sans cesse l’augmentation des tarifs des transports en commun, sans exiger des entreprises du secteur une amélioration du service[6].

Il faut ajouter encore que la croissance de l’industrie automobile, durant les dernières décennies, est la conséquence de l’adoption d’un modèle de développement prédateur des ressources naturelles et profondément ségrégationniste dans les rapports entre les classes sociales. De plus, depuis les années 70, on observe la présence de luttes urbaines et de dégradation des services d’autobus, à l’exception du nord de l’Amazonie, où le transport fluvial et aérien demeure. Selon Vasconcellos (2002 ), alors que la population brésilienne est environ six fois plus nombreuse en 1995 qu’en 1950, le parc automobile a été multiplié par soixante, ce qui révèle la « place » que l’automobile a prise dans le quotidien des villes, dans les projets de mobilité et de reproduction sociale, de même que dans le modèle de développement adopté par les gouvernements pendant cette période. Selon Vasconcellos (2002 : 21) :

La circulation des gens et des marchandises, depuis les années 70, domine le marché national des transports, dans l’espace rural et dans l’espace urbain. On estime, pour le pays tout entier, que 96 % des distances parcourues par les gens le sont sur les autoroutes, 1,8 % par chemin de fer et par métro, et le reste par le système hydroviaire et aérien. En ce qui concerne les marchandises, 62 % sont transportées sur les autoroutes, 19 % par chemin de fer, 14 % par hydroviaires, et le reste par des moyens aériens, gazoducs et oléoducs.

Ce modèle centré sur la route, exacerbé au Brésil, produit des conséquences diverses, et paradoxales, quand on tient compte des particularités écologiques du pays, dont le cas de l’île de la Magie est emblématique. Le paradoxe de la société centrée sur l’automobile est que, à partir du moment où l’on adopte un modèle universel de mobilité en vue d’une plus grande liberté de circulation, on produit une certaine paralysie et le risque d’accident augmente. Cette situation a été créée à Florianópolis : outre le record d’accidents de la route avec victimes, cette ville présente un des plus grands nombres de voitures par personne qui y habite. En effet, on estime le nombre de voitures à 1,6 par personne qui y réside de manière permanente (c’est-à-dire hors des périodes de vacances), alors que le tourisme augmente encore de beaucoup le nombre de véhicules. Cependant, les propositions pour résoudre ce problème sont, en général, iatrogéniques : on favorise notamment la construction de ponts et de remblais de même que l’élargissement d’avenues. Le changement du paradigme urbain en vigueur, basé sur la construction continuelle de voies rapides pour que les voitures puissent circuler à grande vitesse, n’est pas considéré. S’ajoute l’adoption récente, au niveau national, du Programme d’appui au biodiesel, qui non seulement ne remet pas en cause le modèle de développement et la position du pays dans le contexte international, malgré l’appel populaire du gouvernement de Lula, mais est en train de provoquer de graves conséquences sociales et environnementales, sous des apparences « écologiques », puisque le produit final est considéré comme plus « propre » que l’essence.

Avoir une voiture – de son style à soi – est le rêve de consommation, de tous et de toutes; la publicité se charge d’établir des modèles projetés selon le sexe, l’âge, le style de vie et le pouvoir d’achat de chaque consommateur ou consommatrice dans un processus d’« anthropomorphisation » des voitures et de « coutumisation » de ce bien durable de consommation, dont la durée de vie, au moins symboliquement, semble chaque jour plus courte, comme le suggèrent Sheller et Urry (2000). La plupart des sujets en entrevue ont parlé des automobiles selon les « marques » et les fabricants, en en montrant les aspects distinctifs et en humanisant la machine :

J’ai acheté une petite Renault, très verte; je pense qu’on va se « comprendre » très bien, et qu’elle ne me laissera pas seul. (Juan, 34 ans)

J’ai une voisine qui a perdu une jambe, dans un accident terrible! Il n’y avait pas de doute : les médecins n’ont eu d’autre choix que de l’amputer. Mais elle a reçu, comme indemnité, 30 000 reais[7] de l’auteur de l’accident! Ça vaut la peine! (Marie, 43 ans)

En ce qui concerne les femmes, ce qui attire l’attention est l’obtention du permis de conduire, et d’une voiture, comme symboles principaux de liberté et d’indépendance – même si la voiture contribue à la double ou triple journée, bien connue des femmes des classes populaires et moyennes.

La mobilité des femmes et la conquête de l’espace public

L’arrivée massive des femmes sur le marché du travail est un phénomène très analysé et connu, non seulement dans les études axées sur le genre, mais aussi dans les recherches qui font référence à des données socioéconomiques plus générales. Dans le cas du Brésil, ces recherches montrent qu’il y a eu, durant les dernières décennies, une croissance du rôle des femmes comme source principale du revenu familial, ou comme coparticipantes à ce revenu (Venturi, Recamán et Oliveira 2004). Si, historiquement, les femmes ont joué un rôle crucial dans la reproduction de l’unité familiale, exécutant sans relâche leurs tâches domestiques, y compris celles des soins (aux enfants, aux personnes âgées, aux malades), leur arrivée sur le marché formel représente des défis que la pensée féministe ne cesse de problématiser, telle la très bien connue « double journée de travail », tout comme la reproduction des inégalités et des hiérarchies dans le marché formel. Si leur arrivée sur le marché du travail a permis aux femmes de développer des potentiels jadis cachés ou réprimés dans l’univers domestique, le prix à payer pour cette entrée dans la « sphère publique » se traduit par diverses tensions, comme le montrent plusieurs études.

Pour notre part, nous avons voulu vérifier principalement de quelle manière l’arrivée des femmes sur le marché du travail, ou leur « sortie » du confinement dans le monde domestique, rejaillit sur l’espace urbain, notamment sur l’espace public par excellence, à savoir l’espace de la circulation urbaine. En d’autres mots, nous cherchons à documenter les modalités de déplacement des femmes entre leur foyer et leur espace de travail, quels sont les moyens de transport utilisés et à analyser comment ce processus se réfléchit sur les représentations de genre. Au Brésil, la majorité des femmes (57 %) travaillent dans le secteur informel (Bruschini et Lombardi 1999), par exemple à des tâches ménagères. Tout au long de l’histoire, ces femmes ont ainsi permis aux femmes des classes sociales moyennes et aisées d’avoir la possibilité d’exercer une profession.

Notre hypothèse est que l’entrée massive des Brésiliennes dans la circulation routière coïncide avec leur entrée également massive dans les domaines professionnels : ces femmes seraient de classes moyennes et aisées puisque celles des classes populaires ont encore tendance à utiliser davantage les transports en commun.

Nous sommes parties du principe selon lequel les différences de genre sont des constructions symboliques qui attribuent aux pratiques sociales des valeurs distinctes : ces constructions seraient antérieures aux pratiques, tout en faisant partie de ce que Françoise Héritier (1999 : 22) appelle la « valence différentielle des sexes ». On assiste ainsi à une survalorisation, dans les institutions comme l’école et l’État, de l’entrée des hommes dans des univers et emplois traditionnellement vus comme féminins (tâches ménagères, garde d’enfants) et, à l’inverse, à une sous-valorisation des femmes qui assument des tâches traditionnellement vues comme masculines (chefs de famille, dirigeantes, etc.). Les études axées sur le genre sont ici importantes, car elles analysent les procédés de construction des masculinités hégémoniques contemporaines. Parmi ces procédés, la manière agressive, transgressive et violente de conduire cette machine qu’est le véhicule automobile figure comme élément central. Et, comme nous avons pu le constater dans le travail de terrain préliminaire, des femmes, séduites par l’idéologie de l’ascension sociale, veulent accéder à ce modèle de masculinité (avoir une voiture puissante, conduire de manière agressive, transgressive et virile). Comme l’a mentionné l’une des jeunes femmes observées « Quand j’ai pris les clés de ma Palio rouge, j’ai eu la forte sensation d’être une femme vraiment puissante. »

À Florianópolis, les décès par accident correspondent à 48,7 % du total de décès par causes externes (homicides, suicides, noyades, asphyxies, etc.). De ce total, dans 58,9 % des cas ce sont des hommes comparativement à 14,7 % de femmes, selon une étude de D’Agostini (2006), portant sur la période 1996-2002 et tirant ses sources des données du SIM (ministère de la Santé). Parmi ces hommes, environ 60 % étaient âgés de 20 à 49 ans. Ces données suggèrent également que l’épidémie des accidents routiers a un genre. Mello Jorge et autres (1997) qui ont analysé les données sur les accidents de la route de 1984 à 1994, ont conclu qu’il y a eu durant cette période une surmortalité masculine (4,5 % plus d’hommes que de femmes). Cette recherche, menée à une époque antérieure à la mise en vigueur du nouveau Code de la route, citait déjà Florianópolis comme la capitale d’État présentant le plus haut taux de mortalité sur les routes. L’étude de Peixoto (2003) réalisée dans la région en 2001 montre que cette tendance s’est maintenue : la ville présentait le plus grand nombre de décès par accident (33,8 pour 100 000 personnes), dont la majorité sont des victimes d’accidents de voiture, suivies des gens qui circulent à pied et à motocyclette.

Les données, bien qu’elles soient limitées et récentes, montrent le nombre croissant de Brésiliennes possédant un permis de conduire (75 % d’hommes en comparaison de 25 % de femmes). La majorité des personnes qui conduisent sont âgées de 18 à 59 ans, tranche dans laquelle se trouve également le plus grand nombre de victimes d’accidents. Nous sommes, en ce moment, à la recherche d’autres sources (y compris orales) afin d’observer l’augmentation du nombre de femmes au volant dans une perspective historique plus ample, car les données actuellement diffusées font référence aux années 2000 seulement. Sur le terrain, nous avons déjà remarqué que l’acquisition d’un permis de conduire et d’une voiture personnelle signifie, pour les femmes, une conquête de liberté individuelle, d’indépendance à l’égard d’autrui (du conjoint, des hommes de la famille, du transport par autobus et par taxi). Cette conquête est signalée comme le droit d’« aller et venir à sa guise », la possibilité d’une « liberté individuelle ». Par contre, en général, la voiture des femmes qui sont mères est utilisée pour les affaires familiales et pour faciliter la double charge de travail.

Une des recherches les plus poussées ayant comme thème les changements liés au genre, récemment réalisée au Brésil (Venturi, Recamán et Oliveira 2004), a recueilli des données sur le niveau de scolarité des Brésiliennes, leur participation au marché du travail, l’ethnie, la religion, les trajectoires affectives et sexuelles, le nombre d’enfants, les pratiques contraceptives, les perceptions sur l’inégalité, les données sur la santé sexuelle et reproductive de même que sur le temps consacré aux tâches ménagères. On peut affirmer, comme cette recherche permet de le constater, que la société brésilienne a bien accueilli les valeurs féministes, même si c’est d’une manière diffuse et centrée sur le domaine du travail et de l’hétérosexualité. Par contre, aucune information concernant les femmes et la mobilité n’a été recueillie, ce qui nous paraît révélateur de la place invisible que le fait de conduire occupe dans la société contemporaine : cela n’apparaît pas comme un travail social, à moins que ce ne soit réalisé professionnellement. Ou bien, peut-être est-ce dû au fait que ce travail se situe entre l’espace public et l’espace familial/privé. La recherche en question montre aussi que l’arrivée des femmes sur le marché du travail, assumant le rôle de chef de famille ou subvenant aux besoins de la famille avec leur conjoint, n’a pas engendré un changement significatif dans la répartition des tâches ménagères. Le grand intérêt de notre propre recherche est de problématiser les représentations de genre liées à la mobilité urbaine et, plus particulièrement, à la manière masculine de conduire, car les données suggèrent que ces représentations (reflétées dans les statistiques) précèdent et informent les rapports de genre, en maintenant les hommes dans la position de transgresseurs et d’agressifs tout en en faisant « les meilleurs conducteurs », alors que les femmes sont considérées comme incapables ou peu aptes à manier des machines, ce qu’exprime clairement l’expression « Femme au volant, danger au tournant! » et plus encore la suivante : «Retournez à vos fourneaux », insistant sur l’idée que les femmes ne devraient pas sortir de leur rôle traditionnel.

Malgré cette dévalorisation (expression de la violence symbolique quotidienne), le travail des femmes comme conductrices demeure invisible, même quand il contribue nettement à la reproduction de l’unité familiale et à la reproduction des classes, particulièrement dans les couches moyennes, chaque jour plus dépendantes du travail féminin exécuté en dehors de l’univers domestique.

S’il est maintenant acquis que la conquête des espaces publics par les femmes est importante pour leur développement en tant que sujets, et que leur présence dans ces espaces est fondamentale pour la société tout entière, il nous reste à prendre en considération la mobilité urbaine comme un aspect important de la lutte féministe. Cependant, la mobilité urbaine plus égalitaire doit-elle être pensée tout simplement comme un accès personnel aux moyens de transports hégémoniques et irresponsables envers l’environnement? D’un côté, on ne peut pas considérer que l’accès à la liberté et la conquête de la cité se limitent pour les femmes au fait de tenir le volant, comme l’indique le credo libéral en promettant une liberté d’aller et venir permanente et individuelle. De l’autre côté, il nous faut réfléchir à l’importance de ces espaces dans la vie contemporaine, surtout si, comme le fait le mouvement féministe, on tient compte de la présence croissante des femmes dans la vie publique.