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D’emblée, il est important de préciser que cet ouvrage constitue un excellent point de départ pour tout cours en études de genre qu’il soit d’obédience sociologique ou politique (le public apparemment ciblé) ou autre (philosophique, anthropologique, linguistique, etc.). L’organisation claire des chapitres ainsi que la présentation d’un matériau dense allégée par la présence d’encadrés très didactiques et de résumés utiles en fin de chapitre facilitent en effet l’emploi de cet ouvrage comme manuel de cours pour public universitaire. Du point de vue du contenu, chaque chapitre interroge de manière critique les concepts fondamentaux dans la discipline et met en relation ces concepts avec les débats les plus actuels.

Pourtant, les six chapitres qui composent cet ouvrage et qui se proposent de mettre au jour l’aspect transdisciplinaire des études de genre ne semblent pas a priori différents des autres synthèses publiées au cours des dernières années en France (cf. plus bas la section « Références »). Le titre de la collection, « Ouvertures politiques », implique aussi une orientation sociopolitique commune aux ouvrages publiés antérieurement, on pense ici à l’ouvrage de Guionnet et Neveu (2004). La thèse démontrée dans ce manuel, celle de la « fabrication » des femmes et des hommes à partir d’un continu biologique et à des fins de pouvoir et de domination (création de hiérarchie) toujours en défaveur du féminin, est aussi celle qui a été défendue par ses prédécesseurs (Ferrand 2004). Les données empiriques et les arguments statistiques relèvent aussi d’une discipline commune, celle de la sociologie. Cette approche sociologique implique une mise en rapport du genre avec d’autres variables traditionnelles telles que l’âge ou le niveau de scolarité, elle exige également une discussion sur son articulation autour d’autres rapports de pouvoir comme ceux de la classe et de la race (chap. 6) et explique la restriction des domaines explorés dans le manuel qui se limitent à la vie conjugale (chap. 2), aux institutions aux sources de la socialisation (chap. 3), au travail (chap. 4) et à la politique (chap. 5).

Et pourtant cette mise à jour de la « fabrique » du « rapport social et diviseur » qu’est le genre (p. 7) ne manque ni d’originalité ni d’atouts majeurs pour en faire un manuel de référence, comme nous le verrons dans ce qui suit.

L’introduction résume les objectifs des études de genre (contestation du déterminisme biologique, définition du genre comme une relation de pouvoir à l’intersection d’autres relations sociales hiérarchisées, telles que la race et la classe) et les buts de l’ouvrage (p. 11-12) : clarifier le terme « genre », proposer une grille d’analyse pour penser « en termes de genre », montrer la portée transdisciplinaire de ce champ d’études et fournir des données empiriques dans le domaine. Sont aussi précisés les partis pris théoriques des auteures et des auteurs, notamment celui de considérer le sexe biologique lui-même comme une construction sociale à la suite des travaux de Delphy (2001) et de Butler (1992). En effet, les travaux de Delphy ont posé dès les années 90 que le genre est à l’origine de la division des sexes et non l’inverse. Cet ouvrage se réclame donc des théories « qui, au delà de la distinction sexe et genre, analysent le sexe biologique lui-même comme une construction sociale (un produit du genre) » (p. 12). Ce point de vue théorique fait déjà une différence avec les ouvrages précédemment mentionnés, car nous sommes ancrés ici, résolument, dans une perspective postmoderne des sexes, et non dans celle de penser le genre comme la construction sociale du sexe biologique qui, lui, serait considéré comme une donnée.

L’exploration de la polysémie du mot genre dans le chapitre 1 permet d’offrir une chronologie succincte, mais non moins bien documentée, de la pensée sur le genre et le sexe, qui inclut un rappel de la distinction faite dès les années 70 entre le rôle de genre (gender role) et l’identité de genre (gender identity). Trois concepts sont mis en avant depuis les années 80 et 90 : le genre, rapport social diviseur, précède et détermine le sexe, il a été inventé et utilisé à des fins de domination d’un genre (le masculin) sur l’autre (le féminin). La vision radicale féministe est donc clairement déclarée. Des discussions très actuelles, par exemple la remise en question du caractère subversif de la transexualité – qui, en fait, replace le sexe biologique au centre de la sexualité, démarche inverse de la vision postmoderne –, font beaucoup l’intérêt de ce chapitre.

La manière dont ces concepts sont employés pour établir un rapport de pouvoir au sein même de la vie conjugale et de la sexualité fait l’objet du chapitre 2. Statistiques à l’appui, un panorama de la vie sexuelle de la population française est alors utilisé pour, à la fois, rappeler la vision des deux sexes en un rapport d’inégalité et déconstruire la place prépondérante de l’hétérosexualité dans la pensée traditionnelle. Étant donné l’étude en pleine expansion de la sexualité, des sexualités et du désir dans les universités anglo-saxonnes, spécialistes du domaine des études de genre, ce chapitre prend d’autant plus d’importance.

Le chapitre 3 met au jour l’apprentissage des rôles de sexe dès l’enfance: une cosmologie inégalitaire et asymétrique, les pratiques familiales (choix des vêtements et des jouets, par exemple) et scolaires (manuels, attitudes du personnel enseignant), le choix des filières d’enseignement, tout contribue à inculquer aux enfants et aux jeunes adultes une vision du monde et de soi sexuée. Des spécialistes de la sociologie de l’enfance (Cromer, à paraître) font part de certaines déceptions à la lecture de ce court chapitre, ainsi la quasi-absence des recherches sur la prime enfance (cf. le site Web dans nos références bibliographiques) ou sur la division des savoirs : par exemple, Le Doeuff (1995) qui n’ont droit de cité ni dans le texte ni dans la bibliographie.

Les chapitres 4 et 5 mettent l’accent sur deux domaines privilégiés, et qui semblent la spécialité des auteurs et des auteures de cet ouvrage, soit le monde du travail et la politique. Le principe diviseur exerce son pouvoir sur le choix des professions, la répartition des tâches domestiques, les loisirs, etc. Les nombreuses et précieuses données empiriques montrent et démontent les rouages de la division sexuée de notre société en monde domestique et en monde public, mettant aussi au jour le piège des statistiques. Le monde politique, exploré dans le chapitre 5, est le monde de la représentation par excellence. L’accès inégal aux médias des femmes et des hommes politiques, les rouages de la politique tant à l’échelle des partis et des syndicats que dans les associations civiles, de même que le plafond de verre qui se retrouve dans toutes ces instances, affirment la fausse neutralité des institutions qui est tenue, pourtant, comme allant de soi. On aurait aimé, en plus, un aperçu des travaux féministes sur le pacifisme, le nationalisme, le militarisme et le fondamentalisme (on pense à Cockburn (1998)) et sur la justice sociale (Jaggar (1994), par exemple) qui remettent également en cause la notion même d’État, mais qui suggèrent d’autres avenues et avenirs.

Le chapitre 6 insiste sur la confluence des trois catégories diviseuses de la société : race, classe et genre, dont les intérêts à la fois convergent et peuvent se révéler antagonistes. Ce chapitre est, à nos yeux, un des plus importants, car il met en évidence des théories anglo-saxonnes incontournables pour un enseignement du genre, notamment la théorie de la connaissance située (stand point theory). De plus, il aborde le débat sans complaisance de l’oscillation permanente des études féministes entre universalisme et spécificités. Enfin, il propose des réponses à la question fondamentale de l’articulation de la classe et du sexe, de la race et du sexe. Sont quelque peu escamotés les courants qui ne relèvent pas du féminisme radical, par exemple, le courant partisan de la différence sexuelle. Ainsi, les propos d’Irigaray (1977), qui a articulé les principes de ce courant de pensée, ne sont ni expliqués, ni cités, alors que Butler travaille sur certains des postulats théoriques de cette théoricienne du genre, en particulier l’économie phallogocentrique et le désir homosocial (Butler 2005 : 120 et passim). De plus, la vision radicale féministe étant juxtaposée dans cet ouvrage à la vision postmoderne, une assimilation de l’une à l’autre semble être suggérée. Cependant, Butler pose le principe de la performativité au coeur de la subversion du genre, alors que Delphy revendique des actions et des positions ancrées dans l’action politique plus concrète.

Concernant la bibliographie, un des objectifs déclarés de ce livre était de favoriser l’accès au public français à des textes souvent non traduits d’origine anglo-saxonne. Même si d’autres manuels sur le genre, notamment celui de Guionnet et Neveu (2004), poursuivaient déjà cette ambition, le clivage entre les mondes non anglophone et anglophone dans le domaine des études de genre étant encore réel, il reste important de faire régulièrement le bilan. Ces deux ouvrages peuvent donc se compléter. On peut cependant signaler une présentation des références un peu anarchique : l’ouvrage de Laqueur (1992) est cité dans le texte dans sa version anglaise et dans la bibliographie dans sa version française; l’article clé de Rubin (1975) est cité dans le texte, mais il ne figure pas dans la bibliographie, par exemple. Ces oublis ne doivent toutefois pas faire oublier la richesse des titres qui met en relief des concepts centraux de la réflexion anglo-saxonne dans le domaine, mais aussi de la réflexion française, par exemple, le concept important de sexage (Guillaumin 1992), si souvent oublié.

On pourrait s’étonner que nulle part ne soit fait mention de la construction du genre (et des sexes) par et dans le langage, dimension omniprésente chez les théoriciennes du genre et de la sexualité, que l’on pense à Kristeva, à Irigaray, à Butler – qui reprend la notion de performatif à Austin (1962) et à Searle (1965) – ou à Wittig (2007), féministe radicale importante mais ici absente. Les écrits de McKinnon, et en particulier son ouvrage majeur, Towards a Feminist State (1991) dans le domaine juridique ont fait changer le droit canadien et témoignent de la structuration du droit par la langue[1]. Si ces travaux ne relèvent pas tous directement de la politique, ils se rattachent tous cependant à la théorie féministe ou à la théorie de la sexualité, ou aux deux à la fois.

Il est entendu que cet ouvrage étant une introduction et se plaçant dans une collection spécifique, il ne peut englober tous les champs d’études. Il faut cependant rappeler que, si la question du genre a acquis une légitimité croissante dans nombre de disciplines, comme les nombreuses références bibliographiques en histoire, philosophie et anthropologie en témoignent, ce paradigme a aussi trouvé sa place dans les sciences du langage et l’anthropologie de la communication. Ainsi, en ce qui concerne les ouvrages anglo-saxons, recense-t-on une dizaine de nouveaux manuels depuis 2000 dans le domaine spécialisé du langage et du genre, entre autres les ouvrages de Holmes et Meyerhoff (2003) ainsi que celui d’Eckert et McConnel-Ginet (2003).

Enfin, la formule anglaise contenue dans le titre de l’ouvrage qui fait l’objet de ce compte rendu (Introduction aux Gender Studies) ne semble pas fortuite : le choix de la formule suggère un manuel à l’anglo-saxonne. De fait, la densité du matériau présenté, sa présentation agréable et pédagogique ainsi que sa position idéologique déclarée font non seulement l’originalité et l’utilité de ce manuel, mais elles rappellent aussi les qualités des ouvrages anglo-saxons sus-mentionnés, consacrés au genre et au langage.

Bien que plusieurs des chapitres de ce manuel puissent être utilisés dans tout cours dont la problématique est le genre, comme nous l’avons précisé plus haut, nous ne pouvons qu’espérer que cette publication sera un encouragement à ce que de nouveaux ouvrages recentrent la méthodologie dans d’autres champs d’expertise et illustrent la problématique étudiée à l’aide d’analyses et de travaux propres à chaque discipline. Le débat est lancé, l’appel d’offres de même.