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La carrière de Françoise[1] (pseudonyme de Robertine Barry 1863-1910) est brève, mais elle se déroule pendant une période du développement économique du Québec qui favorise l’arrivée des femmes dans la presse écrite. De 1891, date de son établissement à Montréal, jusqu’à sa mort, à 47 ans en 1910, partageant avec plusieurs de ses contemporains le sentiment de vivre une période de progrès, Françoise est animée d’une volonté de propager les idées qui conduiront le Québec à la modernité.

Son rôle d’agent important du champ littéraire et culturel montréalais se dessine alors qu’elle travaille au quotidien libéral La Patrie, première journaliste canadienne-française rémunérée (1891-1899), et collabore aux activités philanthropiques et aux associations féminines qui se développent au tournant du XXe siècle. En 1895, elle publie Fleurs champêtres, recueil de nouvelles bien accueilli par la presse libérale et, vers 1900, Chroniques du lundi, choix d’articles parus dans La Patrie de 1891 à 1895. Sept ans après l’arrivée de Françoise dans la métropole, les membres de l’École littéraire de Montréal la placent parmi les « principaux littérateurs canadiens » (École littéraire de Montréal 1974 : 30). La fondation du Journal de Françoise, périodique bimensuel qui paraît du 29 mars 1902 au 15 avril 1909, représente un moment fort de sa trajectoire. Elle y consolide un capital social déjà considérable et y exerce une autorité absolue à titre de directrice, rédactrice, propriétaire et administratrice.

Plusieurs chercheuses se sont intéressées à Françoise. Par exemple, certains aspects des Chroniques du lundi ont été examinés (Savoie 2007, 2006; Carrier 1988a et 1988b), ainsi que du recueil Fleurs champêtres (Vigneault 1999; Bishop 1984-1985; Boivin 1978). La trajectoire de Françoise a également été abordée (Desjardins 2011, 2010; Carrier 2000, 1988a et 1988b; Lamontagne 1984; Boivin et Landry 1978). D’autres études ont porté sur les premières journalistes et ont exploré leur rôle et leurs idées (Lévesque 2010; Turcotte 1996; Gosselin 1995; Dumont et Fahmy-Eid 1984; Fahmy-Eid 1981; Thibeault 1981) de même que leurs réseaux relationnels (Savoie 2006 et 2004a; Béland 2001), et des ouvrages collectifs ont souligné leur importance (Saint-Jacques et Lemire 2005; Lemire et Saint-Jacques 1999).

Le Journal de Françoise, fréquemment cité, n’a pas encore fait l’objet d’une étude systématique, bien qu’un projet de cette nature ait été amorcé (Beaudoin 2005). Ce bimensuel constitue un objet protéiforme donnant à lire un corpus de tonalités et de contenus variables, qui va du texte argumentatif sur des sujets d’actualité aux conseils pratiques pour la ménagère, en passant par les genres littéraires canoniques.

Quoique les travaux sur l’étude de la presse écrite insistent sur l’intérêt de lire l’ensemble d’un périodique comme un seul objet (Cambron 1999 et 1995; Thérenty et Vaillant 2004), je me propose ici d’examiner le discours de Françoise lorsqu’elle s’écarte de l’ordre social établi, afin de prendre la mesure de sa dissidence. Dans la foulée des recherches de Chantal Savoie (2009a et 2009b) et de Julie Roy (2003) sur l’histoire littéraire des femmes et leurs pratiques scripturaires, il s’agit de montrer que, dans son périodique, Françoise fait preuve d’une audace et d’une modernité absentes des oeuvres publiées sous forme de livres par les femmes au Canada français caractérisées par leur conformité à la doxa selon Micheline Goulet (2001)[2].

Le discours dissident de Françoise se trouve dans les textes argumentatifs (éditoriaux, billets, comptes rendus d’ouvrages ou d’événements ponctuels) et les rubriques récurrentes (« À travers les livres », « Bibliographie », « Bloc-notes », « Le coin de Fanchette »); il surgit également où on ne l’attend pas : phrases glissées dans des communiqués apparemment neutres de prime abord, ou dans de brèves présentations d’articles; cette variété formelle rend difficile la quantification en pourcentage du discours de cette nature, mais elle lui donne une présence significative.

Ce corpus met en évidence les principaux axes de la pensée de Françoise qui traversent Le Journal de Françoise pendant les sept années de sa parution, dont deux seront examinés ici. Françoise milite en faveur de l’émancipation des femmes et de leur droit à prendre une place à part entière dans la société. Cette posture légitime l’autorité qu’elle s’accorde pour se prononcer sur les débats qui ont cours et tenter d’influencer l’opinion de ses contemporains. Elle affirme le droit à la liberté de pensée et d’expression et appuie toutes les initiatives qui la favorisent. Ses prises de position la mettent souvent en situation de conflit avec les autorités religieuses, en particulier avec l’archevêque de Montréal, Mgr Paul Bruchési.

« Je suis femme et rien de ce qui regarde les femmes ne m’est étranger[3]

(VI, 7, 1907 :102)[4]

Plusieurs aspects de la posture idéologique de Françoise ont été façonnés par les événements charnières de sa trajectoire. Sa jeunesse aux côtés d’un père, habile commerçant aux idées libérales, membre d’un éphémère institut littéraire à L’Isle-Verte, qui ne craint pas de tenir tête aux autorités religieuses ou civiles lorsqu’il le juge nécessaire, son séjour chez les ursulines de Québec qui représentent, sous l’égide de Marie Guyart, des modèles de femmes fortes et indépendantes, l’apprentissage du métier de journaliste à La Patrie auprès de libres-penseurs comme Honoré Beaugrand, Louis Fréchette, Paul-Marc Sauvalle et Godfroy Langlois, ses liens avec la bourgeoisie libérale, femmes et hommes, entretiennent son idéal de progrès et sa conviction que les femmes ont un rôle important à jouer dans la société. Ses voyages, en France en particulier, où elle rencontre des femmes qui assument un rôle social non traditionnel et des républicains partisans de la laïcité, aux États-Unis et dans l’Ouest canadien, où elle côtoie des protestantes militant sans détour pour les droits des femmes contribuent à son ouverture d’esprit (Savoie 2004a et 2002; Béland 2001)[5].

À 39 ans, forte de son expérience à La Patrie et du rôle joué à l’Exposition universelle de Paris en 1900 à titre de déléguée, exposition qui est également l’hôte d’un congrès féminin international (Savoie 2004a), s’appuyant sur un réseau qui n’a cessé de s’étendre, Françoise manifeste, dans Le Journal de Françoise, une assurance qui s’est affermie avec la maturité. Les revendications des femmes, déjà présentes dans ses « Chroniques du lundi », occupent une place prépondérante dans son périodique, instrument privilégié pour propager l’information et les idées qui les appuient. Françoise affiche son militantisme sans détour : « rien ne m’intéresse plus que la cause de toute femme faisant le coup de feu à la grande bataille de la vie, et je suis charmée de constater non seulement quels succès elle y remporte, mais aussi de quelle grande utilité elle peut être à son pays » (II, 7, 1903 : 108). L’emprunt à un vocabulaire guerrier révèle l’esprit combatif de celle qui dit aimer l’odeur de poudre, et il traduit une détermination qui se démarque des précautions discursives prises par la plupart des Canadiennes françaises à cette époque. Françoise manifeste son admiration pour celles qui se distinguent par leurs « succès », à l’opposé de la modestie et du rôle en retrait alors prescrits aux femmes. Dans ce contexte, l’argument de l’utilité ne se réfère pas tant au dévouement attendu d’elles, même s’il ne l’exclut pas, qu’à la responsabilité qui échoit à tout citoyen et à toute citoyenne à part entière, ce qui lui confère une dimension plus large. Dans cette perspective, elle ne peut accepter le « petit mouton, bêlant et gémissant » (I, 2, 1902 : 14) des défilés de la Saint-Jean-Baptiste, ce symbole d’obéissance, de passivité et de résignation imposé par l’Église et contraire à l’idée d’évolution autant des femmes que des hommes.

« Place aux femmes[6]! »

Françoise fréquente les plus ouverts des libéraux dont plusieurs collaborent à son périodique comme Gonzalve Desaulniers, Edmond De Nevers et Errol Bouchette. Elle laisse à ce dernier le soin de citer un philosophe libéral appuyant son point de vue : « On sait que Stuart Mill faisait de l’égalité civile et politique des deux sexes le principe essentiel de la révolution sociale » (III, 11, 1904 : 470). L’individualisme à la base de l’idéologie libérale ouvre la voie à une transformation du rôle des femmes. Françoise fait elle-même l’expérience de l’égalité des sexes dans son milieu de travail à La Patrie où elle a son pupitre dans les bureaux de la rédaction (Fréchette 1993 : 769 [La Patrie, 29 juin 1895]) et où sa « Chronique du lundi » paraît à la une du quotidien, alors que les articles de la plupart des chroniqueuses des autres journaux qui les accueillent sont relégués aux pages dites féminines.

Le féminisme de Françoise se manifeste de plusieurs manières. Pendant sept ans, elle donne la parole aux femmes dans les pages du Journal de Françoise. Parmi les 22 femmes journalistes francophones qui écrivent entre 1902 et 1909, répertoriées par Line Gosselin (1995), 16 collaborent régulièrement ou occasionnellement à son périodique. À ces noms s’ajoutent de nouvelles voix, des femmes de la bourgeoisie qui s’imposent hors de la sphère domestique et des lectrices qui lui font parvenir leurs premiers essais littéraires[7].

Le périodique dirigé par Françoise constitue un véritable répertoire de tout ce qui concerne les femmes. Sur le plan littéraire, leurs publications font l’objet d’une critique ou d’une mention, parfois suivies d’extraits. Les prestations artistiques (récitals, concerts, pièces de théâtre) où elles prennent la vedette, les cours qu’elles donnent, les écoles qu’elles dirigent et leurs activités (remises de diplômes, concerts) sont aussi annoncées et commentées. Les associations féminines qui connaissent un développement important font également l’objet de communiqués informatifs ou de comptes rendus. Ainsi, Le Journal de Françoise met en lumière la constance de l’action des femmes au début du XXe siècle.

En plus de rendre compte du dynamisme de ses contemporaines, Françoise glane dans les périodiques les faits divers et les anecdotes qui soulignent leurs victoires, mais également les injustices dont elles sont victimes. Elle réclame une place à part entière pour elles à l’université, à la Société du parler français au Canada et à la Société royale du Canada et rappelle à l’ordre ceux qui oublient de mentionner l’apport des femmes. Par ailleurs, elle entreprend l’inventaire de celles qui se sont illustrées au cours des siècles afin de légitimer sa propre trajectoire. Les femmes de lettres l’emportent en nombre, mais celles qui se démarquent dans tous les domaines ont droit de cité, de Hildegarde de Bingen à Marie Curie, en passant par Joséphine Beauharnois, Élisabeth Vigée-Lebrun et Rosa Bonheur. Bref, Françoise valorise toutes les échappées hors des rôles traditionnels. Elle aime les femmes qui font preuve d’audace et développent leurs talents, même si elles provoquent parfois le scandale, comme Sarah Bernhardt qu’elle admire. Son palmarès comporte quelques noms de religieuses qui se sont distinguées au-delà de leur état : l’érudition de Hildegarde de Bingen ou la force de caractère de Marie de l’Incarnation[8] retiennent son attention. Françoise manifeste un souci constant d’établir une filiation entre les femmes du passé et du présent.

Consciente des injustices à l’endroit des femmes, dont plusieurs sont entérinées par le Code civil du Québec (Linteau 1989 : 247), Françoise fait la promotion du Droit usuel des femmes écrit en 1902 par son amie Marie Gérin-Lajoie pour vulgariser les lois les concernant, en attendant de pouvoir les modifier. Elle incite les femmes admises à voter aux élections municipales à exercer ce droit, c’est-à-dire les veuves et les célibataires contribuables (Lavigne et Pinard 1983 : 205-207). Pour débattre de cette question aux niveaux fédéral et provincial, elle organise un plébiscite. Les réponses négatives l’emportent en nombre, mais Françoise laisse le dernier mot à Louise Vessot-King qui prononce un plaidoyer bien étayé, favorable au suffrage des femmes (VII, 20, 1909 : 315).

L’accès des femmes aux études supérieures constitue également un leitmotiv récurrent. Par une tournure qui anticipe la célèbre phrase de Simone de Beauvoir[9], Françoise démonte les préjugés sur leur mentalité : « On tient les jeunes filles dans une ridicule ignorance des questions élevées, sous prétexte qu’elles sont frivoles. Elles ne naissent pourtant pas frivoles, mais on les rend frivoles, ce qui fait toute la différence au monde » (VII, 24, 1909 : 374). Il ne s’agit pas là d’un trait inné, comme le prétendent les personnes qui s’opposent au féminisme, mais d’un état d’esprit inculqué et entretenu. Pendant qu’en Europe, aux États-Unis et chez les anglophones du Canada, les femmes ont accès à l’université, l’élite clérico-bourgeoise francophone résiste à cette évolution.

« Une fière indépendance par le travail »

(I, 23, 1903 : 269)

La manière dont Françoise envisage le rôle des femmes se heurte à celle de l’archevêque Bruchési. Une allocution, prononcée à la séance d’ouverture du Premier Congrès de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, le 26 mai 1907, fournit à l’ecclésiastique l’occasion de préciser sa pensée devant un grand nombre de femmes. Il accepte à contrecoeur le mot « féminisme » parce qu’il est passé dans l’usage et donne comme exemple d’un féminisme admissible et déjà existant l’action sociale des religieuses. Il définit ainsi un « féminisme chrétien » auquel se rallient les Canadiennes françaises (Cliche 1989). Le champ lexical qui le qualifie est contraire à toute idée d’émancipation : la femme doit demeurer « humble », « douce », « docile » et « modeste » (Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste 1907 : 22).

Françoise ne peut accepter ce détournement du féminisme. Selon elle, la tenue du Congrès constitue un événement sans précédent pour les Canadiennes françaises et leur donne une assise pour faire avancer leur cause et revendiquer des droits égaux : « le Féminisme, en notre ville, peut maintenant s’écrire avec une grande lettre. Ne l’a-t-on pas solennellement reconnu à Montréal, sinon au Canada? Ah! Le bon Féminisme, naturellement! Vous parlerais-je d’autre? » (VI, 6, 1907 : 88). L’adjonction d’un adjectif le dénature et l’affaiblit. Pour Françoise, il n’existe qu’un seul féminisme, celui qui permet aux femmes de s’affranchir. Si elle consent à le qualifier pour le faire accepter, elle ne va pas jusqu’à lui accoler le mot « chrétien », récupération qui le subordonne à l’Église et annule sa portée. Les multiples interdits énumérés par Bruchési lui donnent raison (Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste 1907 : 24) :

Ce n’est pas dans vos assemblées que l’on entendra parler de l’émancipation de la femme, de ses droits méconnus, de la part trop obscure qui lui est faite dans la vie, des charges, des fonctions publiques et des professions auxquelles elle devrait être admise, aussi bien que l’homme; non, non, vous laisserez ces déclamations et ces utopies à d’autres, et vous chercherez simplement à vous liguer pour faire le bien, dans le champ qui vous convient.

En restreignant les femmes à « la sphère que la Providence [leur] a assignée » (Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste 1907 : 23), c’est-à-dire à leurs rôles d’épouse, de mère et de dame patronnesse, l’archevêque rejette toute idée de changement. Françoise proteste, car ce maintien du statu quo constitue un jugement sur celles qui, comme elle, choisissent un mode de vie s’écartant de leur rôle traditionnel : « Seulement, et là-dessus, je demande très humblement pardon à l’éminent archevêque qui a harangué l’assemblée d’ouverture, au Monument national, de différer d’opinion avec lui – le féminisme aurait tort s’il ne gardait ses faveurs que pour les femmes au foyer » (VI, 6, 1907 : 89).

Françoise formule ici sa dissidence par une gradation ascendante : d’abord la modestie pour préparer la voie (humblement pardon) et la formule polie (éminent archevêque), puis l’affirmation tranchée (différer d’opinion) et finalement le mot tort, attribué à une forme de féminisme qu’elle rejette plutôt qu’à l’ecclésiastique, pour atténuer la brutalité de son jugement. Son point de vue se fonde sur une réalité concrète. En effet, les changements socioéconomiques provoquent un accroissement de la main-d’oeuvre féminine. Pour la plupart des femmes, le travail ne constitue pas un choix mais une nécessité. Françoise évalue la situation de façon réaliste et y voit un phénomène social irréversible (IV, 17, 1905 : 258) :

Il n’y a pas à se le dissimuler, le nombre de jeunes filles et de femmes que l’obligation de gagner leurs moyens d’existence jette dans la vie active augmente tous les jours, et rien ne fait prévoir qu’un moment viendra où il pourrait décroître.

C’est bien beau de dire tout haut : « La femme doit rester à son foyer. » Encore faut-il que ce foyer ne soit pas sans feu et qu’elle puisse y trouver, du moins, le nécessaire. Autrement, la voilà forcée de s’en éloigner pour gagner au-dehors la subsistance indispensable.

En plus de répondre à des exigences d’ordre économique, le travail s’avère souvent valorisant et formateur. Dans un article sur les jeunes filles dans les bureaux, Françoise insiste sur ses avantages matériels et psychologiques : « les femmes ne craignent plus de s’assurer une fière indépendance par le travail si humble qu’il soit […] Travailler n’est pas déchoir, et il y a même dans l’exercice constant de ses facultés, des dédommagements tels, que le pain gagné de la sorte paraît mille fois plus doux que celui de l’oisiveté » (I, 23, 1903 : 269).

Au-delà des contraintes économiques qui les obligent à travailler, les femmes tirent des bénéfices pour elles-mêmes de cette situation : voilà un discours inédit dans une société qui accuse d’égoïsme les femmes qui satisfont leurs propres besoins au lieu de se consacrer aux autres. Françoise réfute l’idée de déchéance associée au travail qui règne dans les milieux bourgeois (Dumont 1984 : 65). Cette « fière indépendance » fait allusion à une liberté que le discours dominant refuse à la femme.

La situation personnelle de Françoise illustre plusieurs aspects de cette nouvelle réalité. D’abord journaliste à temps plein à La Patrie, seule femme dans la salle de rédaction où, en plus de préparer sa chronique du lundi (à laquelle s’ajoutent « Le coin de Fanchette » en 1897 (qui devient « Causerie fantaisiste » en 1898) et « Lettre de Françoise » en 1900), Françoise traduit des dépêches, rédige des faits divers et corrige des épreuves (Fréchette 1993 : 769 [La Patrie, 29 juin 1895]). Elle se définit comme femme de lettres, puis avec la fondation du Journal de Françoise, comme femme d’affaires. Propriétaire de son journal, elle établit son bureau rue Saint-Gabriel dans le quartier des affaires et se fait seconder par une secrétaire. Son recours à la publicité pour financer son périodique s’inscrit dans la logique économique libérale.

En tant que célibataire, Françoise échappe à l’incapacité juridique des femmes mariées considérées par la loi comme des mineures (Linteau 1989 : 247; Collectif Clio 1992 : 167-169). Le nom choisi pour son périodique dénote sa volonté de s’appuyer sur sa notoriété et, tout en affirmant dans l’éditorial programmatique que le nom de « Françoise » représente toutes les femmes canadiennes (I, 1, 1902 : 2), elle assume avec fierté un rôle de premier plan dans la sphère publique.

Françoise offre un des rares témoignages écrits par une femme sur une expérience de cette nature lorsque son périodique entame sa septième année (VII, 2, 1908 : 18) :

Nous avouons ressentir, en écrivant cette date, un sentiment de satisfaction que nous ne cherchons pas à dissimuler.

Sept ans! C’est un chiffre pour un journal féminin, en notre pays surtout, où tout n’est encore que commencement. Sept ans de vie, sans subventions d’aucune sorte, sans secours d’aucune puissante compagnie, sans ressources personnelles, cela ne tient-il pas un peu du prodige[10]?

Malgré tout, au terme de sa septième année de parution, la revue connaît des difficultés financières et après des efforts pour redresser la situation, Françoise en cesse la publication; le dernier numéro paraît le 15 avril 1909. Dans son billet d’adieu, elle exprime une vision du monde optimiste et généreuse et un dépassement de son propre destin : « Car, le « Journal de Françoise » en traçant péniblement un sillon dans le terrain fertile sans doute mais non encore cultivé du journalisme féminin n’a fait que semer pour les autres ». Malgré une métaphore filée qui emprunte au terroir (sillon, terrain fertile, cultivé, semer), il s’agit bien d’avenir, de modernité et de « progrès », motif récurrent dans le discours de Françoise.

À partir de 1908, Françoise assume la direction de la revue La Femme financée par le magasin Au bon marché[11], tout en occupant, après la fermeture de son périodique, la fonction d’inspectrice du travail féminin dans les établissements industriels jusqu’à sa mort le 7 janvier 1910.

« Plutôt coiffer sainte Catherine que d’épouser le diable[12]! »

Le sacro-saint discours des autorités religieuses qui magnifient le double rôle d’épouse et de mère n’en impose pas à Françoise. Bien qu’elle valorise l’importance de la responsabilité des femmes dans l’éducation des enfants, argument en faveur de leur accès à des études plus poussées, alimentée par les confidences de ses amies et les lettres des lectrices qui lui demandent conseil sur leurs difficultés conjugales, elle jette un regard lucide sur la réalité : « Le mariage est une forteresse assiégée. Ceux qui sont dehors voudraient bien y entrer. Ceux qui sont dedans ont hâte d’en sortir » (IV, 7, 1905 : 106). Sa propre situation suscite son ironie (II, 22, 1904 : 285) : « ne vaut-il pas mieux faire rire de soi parce qu’on est vieille fille que de ne pouvoir rire soi-même parce qu’on est mariée? » Régi par le Code civil, le mariage asservit les femmes et cautionne la prétendue supériorité des hommes.

La maternité n’impressionne pas davantage Françoise. Le Journal de Françoise présente une image positive ou neutre à ce sujet, mais une lettre à Marie Gérin-Lajoie, datée du 2 août 1899, révèle le fond de sa pensée (Archives de l’Institut Notre-Dame du Bon-Conseil [s.d.]) :

J’ai vu Mme Brodeur[13] dernièrement. Vous savez que la voilà de nouveau dans cet état qu’on a qualifié, par ironie sans doute, d’intéressant. Je n’ai rien vu de plus pitoyable et j’aimerais battre le mari pour soulager mon indignation. La pauvre éclopée prépare courageusement la conférence pour notre cercle. J’admire sans l’envier son courage et sa vaillante énergie.

Françoise prend le contrepied de la position de l’Église qui contraint les femmes aux enfantements répétés, au détriment de leur santé, et s’oppose à toute forme de contraception. De l’âge de 21 ans jusqu’à 41 ans, sa propre mère a donné naissance à treize enfants[14]. Ce commentaire sur la maternité trouvée dans la correspondance de Françoise laisse entrevoir dans sa vie privée une liberté encore plus grande que celle qu’elle manifeste dans ses écrits.

Son indépendance d’esprit et sa lucidité quant aux aléas du mariage lui font apprécier les avantages du célibat, même s’il n’a pas été choisi dans un premier temps. Il lui procure la liberté de mener sa carrière à sa guise et de manière constante. La trajectoire des chroniqueuses mariées avec enfants n’offre pas toujours cette continuité (Gosselin 1995 : 68). Réagissant à l’article d’un confrère dans L’Avenir du Nord, elle trace un portrait élogieux des femmes célibataires (IV, 13, 7 octobre 1905, 198) :

Parce qu’enfin la vieille fille a songé à se faire une vie extérieure et active, parce qu’elle a compris qu’elle a sa part des responsabilités, et, que dans l’harmonieux concert universel, elle a pris la place qu’un préjugé sot et barbare l’avait empêchée d’occuper jusqu’ici.

Elle a goûté à une vie nouvelle qui l’a transformée, qui en a fait une femme d’action et de mouvement et qui, en éloignant à jamais d’elle le dédain ou le ridicule, lui fait regarder la vie sans bravade comme sans défaillance.

Cette description, rendue par un vocabulaire inhabituel pour l’époque (vie extérieure et active, vie nouvelle, transformée, femme d’action et de mouvement), constitue un anachronisme dans le concert des critiques des femmes célibataires que l’on retrouve tant de la part des hommes que des femmes. Malgré les pressions sociales, Françoise « prend [sa] place » et valorise un mode de vie qu’elle apprécie à sa pleine valeur. Célibataire assumée et consacrée à son travail, elle incarne un modèle contraire à la doxa qui règne dans la bourgeoisie et qui est prêchée par l’Église. Françoise perçoit avec lucidité des changements à l’oeuvre, anticipant des révolutions qui n’auront lieu que plusieurs décennies après sa mort.

« Le journal est une tribune libre »

(I, 23, 1902 : 276)

La posture de Françoise quant au rôle des femmes, citoyennes à part entière, lui permet de se prévaloir de l’autorité nécessaire pour se prononcer sur les débats qui animent la société canadienne-française et préconiser la liberté de pensée et d’expression : « le journal est une tribune libre, où l’on dira absolument ce que l’on veut, à la seule condition que ce soit ce que l’on pense » (I, 23, 1903 : 280). Dans l’éditorial programmatique de son périodique, Françoise affirme sa volonté de « favoriser la diffusion de toute théorie juste, de toute idée généreuse, qui tendraient à l’intérêt public et au progrès national » (I, 1, 1902 : 2). Ses années à La Patrie où elle a été témoin de luttes entre libres-penseurs et membres du clergé (Lamonde 1991 : 282-284) l’ont aguerrie aux affrontements. Si l’Église commence à changer son approche, passant de la censure à la « cléricalisation accrue », selon l’expression de Fernande Roy (1993 : 67), de son côté, Bruchési continue d’exercer sa vigilance (Hébert 1995 : 141-143), souvent sous forme d’avertissements personnels (Saint-Jacques 1987 : 25, 43) dont Françoise fait l’expérience.

Dès le deuxième numéro du Journal de Françoise, la directrice manifeste son indignation devant le refus de l’Université Laval à Montréal d’accueillir des conférenciers français (I, 2, 1902 : 13) :

Quand les portes de l’Université Laval, canadienne et française, sont demeurées closes – et pour quelle raison, nous nous le demandons vainement – à ces visiteurs, qui l’auraient pourtant honorée par leur présence, quand les gouverneurs, – gouverneurs constitutionnels? – n’ont pas semblé songer aux regrets amers causés par le spectacle d’une université anglaise seule donnant l’hospitalité à des orateurs de langue française, la Société Saint-Jean-Baptiste a fait noblement le devoir imposé par la circonstance.

Le ton outré de Françoise dénote une colère à peine contenue. Sans le nommer, Françoise remet en cause une décision prise par l’archevêque de Montréal, un des gouverneurs en question. Elle dit vouloir comprendre le raisonnement justifiant cette attitude. Son franc-parler lui attire des réprimandes qu’il lui exprime dans une lettre du 16 avril 1902[15] (Archives de l’Archevêché de Montréal 1901-1904) :

Je ne crois pas pouvoir m’abonner à votre journal et j’en éprouve un certain regret, mais je n’ai pas trouvé la note que j’y espérais. C’est contre moi que se trouve dirigé votre article intitulé : « La Société Saint-Jean-Baptiste » et j’en ai été un peu surpris. C’est un de vos premiers articles comme directrice du Journal de Françoise et ce n’est certainement pas un acte de prudence. Il est difficile de juger de toutes choses et il est bon de ne pas porter de jugement trop vite. Si je n’ai pas invité les derniers conférenciers français qui sont passés à Montréal à faire une conférence à notre université, c’est que j’ai eu de graves raisons. Ces raisons vous les cherchez, dites-vous vainement, mais elles existent et je n’ai pas à les donner au public.

Françoise refuse justement de s’en remettre aveuglément aux décisions de l’archevêque et demande une explication. Cette fausse note ne l’empêche pas de continuer à défendre ses convictions tout en demeurant consciente de la nécessité de manoeuvrer habilement. La visite de Thérèse Vianzone[16] lui procure l’occasion de revenir sur le sujet et de faire mine de s’amender (III, 2, 1904 : 339) :

Nous devons quelques mots de remerciements et de félicitations à notre Université pour la façon courtoise et libérale avec laquelle elle a ouvert ses portes à une femme conférencière. Il convenait à notre grande institution canadienne de donner la première le bon exemple et de prouver qu’elle était au-dessus des préjugés qui ont encore cours chez certaines personnes.

Messieurs les administrateurs et les gouverneurs ont compris leur devoir et nous les en félicitons cordialement.

Dans cette sortie marquée par l’ironie, Françoise brandit l’adjectif libérale comme un compliment, alors qu’elle connaît la méfiance de Bruchési pour cette idéologie et fait la leçon aux responsables de la décision : elle félicite les gouverneurs, deux fois plutôt qu’une, d’avoir su « donner […] le bon exemple », de s’être montré « au-dessus des préjugés » et d’avoir « compris leur devoir », une manière de réitérer a contrario les reproches qu’elle leur a servis dans d’autres circonstances. Elle émaille souvent ses textes d’une surenchère de titres pour désigner Bruchési et les autorités religieuses : « Sa Grâce, Mgr l’Archevêque de Montréal », « Sa Grandeur Mgr Bruchési », « Sa Grandeur l’Archevêque de Montréal », « nos Seigneurs les évêques », désignations officielles certes, mais dont l’accumulation et la pompe apportent une tonalité ironique. Son recours fréquent à l’ironie donne la mesure de son assurance et de sa capacité à s’affranchir du discours modéré attendu des femmes.

La fermeture du Journal de Françoise, en avril 1909, ne met pas sa directrice à l’abri des reproches de l’archevêque de Montréal. Un incident provoque un affrontement. La conférence de Françoise intitulée « Le journalisme et l’éducation populaire », prononcée en 1909 au Deuxième Congrès de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, sera écartée de la publication sur recommandation de l’archevêque. Dans une lettre du 5 août 1909, il en explique la raison à Marie Gérin-Lajoie (Archives de l’Archevêché de Montréal 1901-1904) : « Vous avez dû remarquer comme moi dans sa conférence des lacunes, des affirmations contestables et des principes peu en harmonie avec les idées chrétiennes. La note catholique en est malheureusement absente, et il eût été si facile de l’y mettre! La morale dont il y est parlé est purement matérielle et civique. »

Cohérente avec sa manière de penser, Françoise y tient un discours dénué de références à la religion. Tout en s’affirmant catholique pratiquante, elle offre une vision du monde qui est d’abord laïque. À maintes reprises, elle dénonce l’autorité abusive de l’Église et estime que la religion ne doit pas envahir toutes les sphères de l’activité humaine, car elle relève d’un choix personnel. Françoise respecte la liberté de conscience et se lie volontiers avec des francs-maçons et des protestants qui partagent ses idées.

Françoise n’a plus la tribune de son périodique pour se défendre et a tenté auparavant, dans une lettre du 23 juillet 1909, d’expliquer sa position à Marie Gérin-Lajoie qui l’incitait à accepter la décision de l’archevêque Bruchési. Françoise fait voir à son amie les pièges de cette soumission et reprend l’idée centrale de son article intitulé « La religion canadienne » (IV, 24, 1906 : 378) pour dénoncer les conséquences d’un contrôle excessif (Archives de l’Institut Notre-Dame du Bon-Conseil) : « Je ne suis pas, d’ailleurs, une esclave pour me soumettre à un joug arbitraire et injuste : je me réclame de la belle religion catholique et non de la religion canadienne. Celle-ci qui fait de notre nation des hypocrites et des serviles me révolte trop. » Malgré les démarches de Françoise pour contrer cette décision, l’autorité épiscopale a raison de sa résistance et sa conférence est résumée en sept lignes (Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste 1909 : 78)[17]. Le censeur a eu le dernier mot cette fois, mais l’histoire ne s’arrête pas là.

… les écrits restent

Moins éphémères que les quotidiens, les revues, datées et ponctuelles, demeurent tout de même plus fragiles que les livres et certaines d’entre elles ne nous sont pas parvenues. Le Journal de Françoise a franchi l’épreuve du temps et permet de préciser le rôle de Françoise dans le milieu socioculturel montréalais. Le bâillon de l’archevêque n’efface pas les textes dans lesquels elle exprime son opinion sur des questions controversées. À plusieurs reprises, elle formule ouvertement sa dissidence à l’égard de l’autorité religieuse et ce discours l’inscrit dans une modernité qui étonne lorsqu’on le compare à celui de plusieurs de ses contemporaines. Il importe de ne pas perdre de vue que Françoise meurt le 7 janvier 1910. Une lecture du discours des Canadiennes françaises de cette époque qui souhaitent également des changements montre l’extrême prudence avec laquelle elles appuient des idées défendues avec audace et vigueur par Françoise, posture qui l’éloigne du « juste milieu » où la plupart des chroniqueuses se situent (Savoie 2009a 204; Robert 1993 : 235).

Dans un prochain article, j’examinerai le discours de Françoise lorsqu’elle appuie des idées conservatrices, mais il s’agissait ici de mettre l’accent sur sa dissidence. Elle transgresse souvent les codes de l’humilité et de la docilité, où se cantonnent la plupart des femmes en exprimant avec force sa désapprobation, voire sa colère sur des sujets controversés. L’ironie qu’elle manie avec un plaisir évident devient une arme pour combattre les préjugés et les idées reçues. Françoise se retire momentanément du « salon rose », évoqué par Marie-Louise Marmette-Brodeur dans la première livraison du Journal de Françoise (I, 1, 1902 : 11), afin de discuter sur un pied d’égalité avec les hommes. En fait, elle cherche à réunir femmes et hommes dans un même espace et met en pratique sa conception du journalisme : informer et instruire pour habiliter les individus à exercer leur jugement. Françoise fait partie de ces Québécoises du tournant du XXe siècle qui ont osé exercer leur autonomie devant le discours dominant et que les recherches sur les périodiques et les archives n’ont pas fini de révéler.