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Créé sous la direction de Christine Corbeil et d’Isabelle Marchand, cet ouvrage réunit les textes de spécialistes de la recherche universitaire et de l’intervention féministe à l’oeuvre dans différents domaines[1]. Regroupés en cinq parties, ces textes présentent les avancées, les réalisations, les enjeux et les défis contemporains de l’intervention féministe. Il s’intéresse de différentes manières à la question centrale de ce projet, à savoir : « Où en est l’intervention féministe en ce début de XXIe siècle? », compte tenu des changements considérables survenus depuis 40 ans dans les politiques et les structures sociales.

Dans la première partie de l’ouvrage, Christine Corbeil et Isabelle Marchand présentent les fondements de l’intervention féministe d’après une recension des écrits de 1990 à aujourd’hui. Dans la deuxième partie, les objectifs, les stratégies et les défis de l’intervention sont examinés à partir des résultats d’une recherche menée auprès d’intervenantes féministes de 2004 à 2009. La troisième partie, qui a pour titre « Sexisme et racisme : la diversité ethnoculturelle, défi au mouvement féministe », aborde les questions liées à la diversité. Dans la quatrième partie, quatre textes documentent les réalisations et les enjeux actuels en matière de violence conjugale et d’agressions à caractère sexuel. Enfin, deux textes portent sur la marginalité et la pauvreté. Le premier présente les approches et les pratiques d’interventions préconisées par les centres de femmes au Québec; et le second, des expériences d’intervention en milieu carcéral où la danse est utilisée comme médium.

Nous avons dégagé de cet ouvrage les enjeux qui nous semblent incontournables pour l’analyse et l’intervention féministe au Québec : 1) l’intégration d’une analyse intersectionnelle; 2) la méconnaissance et l’animosité à l’égard du mouvement féministe; 3) les appréhensions de plusieurs féministes à parler publiquement de la violence dans les relations lesbiennes; 4) la valorisation de la professionnalisation de l’intervention; et 5) la marginalisation et l’instrumentalisation des discours féministes.

L’analyse intersectionnelle, de plus en plus populaire au Québec, prend en considération l’interaction entre les différents statuts d’oppression pour composer avec la diversité des femmes. Dans cette perspective, cette approche reconnaît, d’une part, le rapport de pouvoir d’oppression des femmes blanches par rapport aux femmes « de couleur » et, d’autre part, l’importance des interactions entre les différents statuts d’oppression comme le sexe, la classe, l’ethnie ou l’orientation sexuelle. Or, si l’on constate une ouverture au sein du mouvement féministe relativement à la remise en question des rapports de pouvoir et aux interactions entre les statuts d’oppression, quelques interrogations subsistent quant à son intégration. Les auteures soulignent qu’il peut être difficile d’intégrer une analyse intersectionnelle et de s’assurer que d’autres formes d’oppression comme le racisme, le classisme ou l’homophobie ne viendront pas surdéterminer l’oppression liée au genre (p. 72). Dans le même ordre d’idées, les centres de femmes s’interrogent à savoir comment elles pourront intégrer cette analyse dans leur pratique tout en poursuivant la lutte contre le patriarcat et le néolibéralisme (p. 220).

La méconnaissance et l’animosité à l’égard du mouvement féministe sont aussi des obstacles mis en évidence dans les textes de cet ouvrage. En effet, les croyances et les discours populaires tendent à affirmer que l’égalité entre les hommes et les femmes serait atteinte (p. 160), ou même que les femmes auraient « trop de droits » au Québec (p. 117). Certaines personnes prétendent aussi que le mouvement féministe serait à l’origine de plusieurs maux sociaux comme la crise existentielle des hommes et des garçons (p. 160). Ces croyances portent atteinte à la crédibilité du discours sociopolitique sur la violence faite aux femmes (p. 161) et contraignent des groupes de femmes à adapter les messages portant sur la violence conjugale afin de s’assurer de la réussite de programmes de sensibilisation, notamment auprès des communautés ethniques (p. 113).

Par ailleurs, la misogynie et l’homophobie semblent être au coeur d’un autre constat : les appréhensions de plusieurs féministes à parler publiquement de la violence dans les relations lesbiennes. Cette situation s’expliquerait par deux craintes : d’abord, celle que le lobby masculiniste s’empare de données afin de nourrir sa haine des féministes et en vienne à conclure à une symétrie de la violence masculine; et ensuite, celle du regard porté sur soi et sur l’autre, ou la peur de noircir l’image de la communauté lesbienne (p. 174). On souligne dans les textes que ces appréhensions auraient pour effet de restreindre les ressources pour venir en aide aux femmes, qu’elles soient victimes d’une agression ou qu’elles l’aient commise.

Un autre enjeu abordé est celui de la valorisation de la professionnalisation de l’intervention (p. 138, 163 et 191). À cet égard, la valorisation du mode d’intervention individuel et l’utilisation d’approches plus « psychologisantes » auraient pour effet de dépolitiser l’intervention féministe, l’éloignant petit à petit des principes et des valeurs qui devraient la guider. Ainsi, les organisations doivent s’assurer de soutenir la formation des intervenantes (p. 146) et de maintenir une analyse sociale et politique des problèmes vécus par les femmes, basée sur les principes d’intervention féministe (p. 163).

Finalement, un auteur nous rappelle que les féministes sont pionnières en matière d’intervention auprès des enfants exposés à la violence conjugale. Toutefois, les féministes ont vu leurs discours être récupérés, notamment par les centres jeunesse, afin de répondre aux intérêts supérieurs de l’enfant. On assiste alors à la marginalisation et à l’instrumentalisation des discours féministes au profit d’un discours centré sur l’enfant et basé sur les approches psychodéveloppementales et systémiques. Cette transformation du discours a non seulement pour effet de camoufler le problème d’origine qui est la violence conjugale, mais aussi de soulever chez les mères un sentiment d’échec et de culpabilité lorsqu’elles sont blâmées de leur propre victimisation (p. 198).

Au-delà de ces enjeux liés à la conjoncture, les lectrices et les lecteurs trouveront dans cet ouvrage une multitude de stratégies et d’innovations qui témoignent d’une grande capacité créatrice des chercheuses et des intervenantes féministes. Soulignons les nombreuses pistes d’analyse et d’intervention conçues pour adapter les pratiques de sensibilisation ou d’intervention auprès des communautés ethniques (p. 80, 111, 119 et 159), des réfugiées et de celles qui font une demande d’asile (p. 100) ainsi que des lesbiennes qui vivent une dynamique de violence conjugale (p. 181). En outre, les intervenantes travaillant en maison d’hébergement ont accès à des formations qui leur permettent d’adapter l’intervention et de répondre ainsi aux besoins de femmes ayant des problèmes connexes comme la toxicomanie ou la santé mentale, et ce, tout en préservant les principes de base de l’intervention féministe (p. 143). Enfin, on découvrira dans cet ouvrage des démarches innovantes pour permettre à celles qui sont marginalisées de retrouver leur dignité telles que la réalisation de démarches collectives (p. 217 et 222) et l’utilisation de la danse comme outil d’intervention féministe en milieu carcéral (p. 231).

Notons que certains chapitres, notamment celui qui porte sur les fondements et les principes de l’intervention féministe, sont des textes clés pour la formation des intervenantes. En outre, ce livre démontre à la fois les enjeux et les défis de l’intervention et il témoigne des nombreuses initiatives prises par les chercheuses et les intervenantes pour y faire face. En dressant un bilan des pratiques passées et présentes, cet ouvrage permet de prendre acte de la richesse et de la diversité de l’intervention féministe et donne ainsi de précieuses pistes pour la renouveler. Une lecture inspirante!