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Du xvie au xviiie siècle, le vieillissement féminin donne naissance à des témoignages iconographiques et textuels contrastés qui nourrissent aujourd’hui encore notre imaginaire et notre regard sur la sénescence. Images et textes rendent compte des fonctions consenties alors à la vieille femme, tout comme des préjugés souvent négatifs à son égard qui culminent dans la figure de la sorcière. Au sein d’une société qui glorifie, dès la Renaissance, la jeunesse, la beauté et la fécondité, il n’est pas aisé pour une femme vieillissante de maintenir un rôle lui assurant une considération familiale et sociale. L’objet de la critique est, avant tout, le corps féminin et ses transformations dues au vieillissement. Les modifications de l’apparence ne sont que péniblement acceptées et suscitent des stratégies de dissimulation incluant artifices ou déguisements. Dans des cas exceptionnels, des femmes artistes ou des femmes de lettres prennent elles-mêmes position en invoquant les défis du grand âge et les enjeux d’une conquête qui est, en grande partie, encore la nôtre : accepter l’altérité de la vieillesse et lui donner un sens et une dignité. Le présent article expose un choix de fonctions et de préjugés touchant les femmes vieillissantes de l’aube de l’époque moderne et le met en parallèle avec le témoignage et le vécu des intéressées elles-mêmes. Ce regard croisé, par l’image et le texte, permet de considérer aussi bien les difficultés que les possibles manières d’apprivoiser l’inéluctable sénescence[1].

Les fonctions majeures de la vieille femme à l’aube de l’époque moderne

L’aube de l’époque moderne correspond à l’émergence du personnage de la vieille femme et à la construction d’une iconographie qui se développe durant les siècles suivants. L’apparition du sujet va de pair avec l’affirmation croissante de l’individu perceptible dans les portraits et autoportraits de la Renaissance. Cette conscience de soi influe la perception et la représentation de la vieillesse. De manière négative, la sénescence annonce la finalité de toute vie humaine. Positivement, les images de vieillesse témoignent d’une volonté des artistes d’englober et de représenter la totalité de la vie dans toutes ses contradictions incluant la beauté et la laideur, la jeunesse et la vieillesse, la vie et la mort.

Dans le domaine de l’histoire de l’art, la figure de la femme âgée est une figure passionnante, plus contrastée que son pendant masculin. En effet, bien que les hommes fassent, eux aussi, l’expérience du grand âge qui les exclut souvent de la société active, le vieillissement ne met pas en danger leur statut, comme c’est le cas pour les femmes. Les portraits d’hommes âgés sont pour cette raison, le plus souvent, positifs. Ils soulignent l’accomplissement du modèle en évoquant sa vieillesse, certes, mais aussi sa sagesse. Si l’on s’intéresse à l’iconographie féminine, on se rend compte que la vieille femme est une figure plus controversée. Au xvie siècle, à la suite du vieillissement, la femme perd les qualités féminines centrales de son époque qui tournent, toutes, autour de son corps et qui sont sa fertilité, sa jeunesse et sa beauté. Comme ses rôles d’épouse, d’amante et de mère sont liés à la jeunesse de son corps, elle n’a que très peu de solutions de rechange et d’autres rôles positifs à jouer. Elle peut encore oeuvrer au service des autres – en tant que mère âgée, nourrice ou veuve –, mais même ces fonctions apparemment inoffensives sont souvent interprétées négativement. Arrêtons-nous sur deux rôles qui rythment la vie féminine tardive : celui de mère âgée et celui de veuve.

Après sa phase de génitrice, la fonction majeure d’une mère d’âge mûr est de s’occuper de ses plus jeunes enfants, de maintenir les liens familiaux et de seconder son mari dans la recherche d’un bon parti pour ses filles aînées. Vu le cadre domestique de ces activités, leur iconographie est peu développée, car il n’y a pas de raison majeure d’évoquer picturalement ces années-là de la vie féminine. Il existe néanmoins une exception à la règle constituée par les portraits de la mère d’artiste. De Phaétis, la mère d’Aristote dont Pline l’Ancien raconte qu’elle a été portraiturée par Protogène, grand peintre de l’Antiquité, à Julia Warhola, mère d’Andy Warhol, immortalisée par son fils, la tradition offre de nombreux exemples illustrant la volonté d’un peintre de conserver les traits de sa mère. Pour la Renaissance, l’un des plus célèbres portraits maternels est celui d’Albrecht Dürer représentant sa mère Barbara, âgée de 63 ans, juste avant qu’elle meure[2]. Les signes de décrépitude n’y sont ni minimisés ni dissimulés, mais, au contraire, transcrits avec sincérité. Dürer mêle dans ce dessin le respect du modèle et le désir de documenter les traits d’un être cher dont les jours sont comptés. Réalisé en 1514, ce dessin se veut réaliste, comme en témoigne l’inscription qui l’accompagne, mais il transmet une empathie évidente pour le modèle qui le transforme en un émouvant témoignage d’affection filiale. La fonction de l’oeuvre explique aussi le caractère bouleversant du portrait : le dessin servait à la piété privée de la famille, ce qui explique qu’il ne soit pas signé. Il accompagnait à l’origine le Gedenkbuch dans lequel l’artiste a consigné les derniers instants de sa mère (Roth 2006 : 133). La figure de la mère âgée est, comme Dürer le démontre, une présence forte et discrète à la fois : rarement documentée, cette fonction souligne souvent des liens familiaux privilégiés qui perdurent au-delà de la vie active de la mater familias.

Pour ce qui est du rôle de veuve, il semble, d’après les sources, poser problème. Dépassée la quarantaine, une veuve n’a que peu de chances de se remarier et devient alors doublement marginale : d’une part, en raison de son corps ménopausé ou préménopausé, situé désormais au-delà de l’ordre biologique; d’autre part, socialement, car elle échappe à la surveillance de son mari. Le danger potentiel que représente, pour les veuves, une indépendance toute relative est à l’origine d’un avis couramment partagé à l’époque qui voit en elles des femmes qui, libérées de la peur de la procréation et du pouvoir de leurs époux, se vouent sans retenue à leur libido. Malgré la méfiance à l’égard des veuves, certaines d’entre elles sont perçues comme des femmes d’action et de responsabilité. Diverses sources les décrivent comme des chefs de famille assumant des tâches viriles, par exemple, celle de consigner par écrit les faits marquants de leur vie, activité habituellement strictement réservée aux hommes.

Ces tâches masculines accomplies par certaines veuves ont contribué à l’appellation de « veuves viriles » qui évoque d’ailleurs aussi la métamorphose du corps sénescent féminin, autrement dit sa désexualisation. Cette transformation comporte deux aspects : d’une part, elle rappelle un avis courant au Moyen Âge et à la Renaissance, selon lequel le vieillissement féminin mène à une altération sexuelle conduisant à une lente masculinisation; d’autre part, cette virilisation correspond à l’idéal de l’époque d’une femme libérée des vices naturels de son sexe.

Dans le domaine de l’histoire de l’art, le portrait de veuve constitue un type iconographique : affichant par ses vêtements et la sévérité de son visage la douleur de la perte de son époux, la veuve symbolise l’endeuillée perpétuelle vouée à la mémoire du défunt. L’indépendance que suggèrent les portraits de veuve n’est qu’apparente, car il ne faut pas oublier que, souvent, les commanditaires de ces portraits sont masculins : père, fils ou petits-fils souhaitent, par ce genre d’oeuvres, représenter la continuité de leur lignage. Il arrive même qu’un tel tableau soit commandé du vivant de l’époux qui, poussé par le désir de freiner les possibles dérives du futur statut de sa femme, lui impose ainsi la manière dont elle doit porter le deuil. Certaines images de veuves évoquent des femmes dont les traits et les poses traduisent un dynamisme et un pouvoir non dissimulé. Le buste d’Agnesina Badoer Giustinian en est un bel exemple[3] : devenue veuve pour la seconde fois à l’âge de 62 ans, elle décide de s’occuper de la reconstruction de l’église San Francesco della Vigna à Venise qui renferme la chapelle Badoer ainsi que les inscriptions funéraires de ses proches. Sa vie d’épouse et de mère, tout comme son activité dédiée à la mémoire de sa famille et de son second mari, font d’elle une digne représentante de la veuve devenue chef de famille (Frank 2006 : 143-146).

Les préjugés négatifs : les menaces du corps vieillissant

Les préjugés négatifs visant la vieille femme sont nombreux et touchent pour la plupart aux domaines du physique, de la sexualité, voire de la maternité tardive. Sous-jacente à ces problématiques est la question du corps vieillissant qui s’oppose au discours de la beauté focalisé, dès la Renaissance, sur le jeune corps féminin. Lieu de projection de la perfection physique et morale, objet de désir ou d’émulation, la figure de la belle jeune femme allie les attributs de la représentation du beau et du bon (Pedraza 1998 : 194). Ainsi l’école néoplatonicienne considère-t-elle la beauté physique comme le reflet de celle de l’âme conduisant à l’amour divin (Maclean 1980 : 17). À l’opposé, la laideur est incarnée par la vieillarde. Comble de disgrâce, cette dernière symbolise aussi la déchéance morale attribuée à la décrépitude : en vieillissant, la femme perd non seulement sa féminité mais aussi son humanité.

À l’aube de l’époque moderne, la plupart des écrits médicaux ou traitant de longévité se penchent sur le corps masculin qui représente la norme et le modèle de vie comme de vieillissement, alors que le corps féminin est perçu comme un organisme hors norme dont on ne se préoccupe guère[4]. Le corps de la vieille femme est considéré comme un corps froid et sec, qui n’est plus alourdi par la grossesse et qui devient ainsi, croit-on, errant et même ouvert à la pénétration par le diable (reproche qui sera fait aux sorcières). Depuis l’Antiquité (notamment dans l’ouvrage Maladies des femmes d’Hippocrate), une matrice qui n’est plus lestée par la procréation est un organe incontrôlable qui dérègle l’organisme et la raison de la femme. Le principal problème concernait la ménopause, fixée par le Trotula, premier ouvrage gynécologique (xie siècle), entre l’âge de 45 et de 65 ans. Les médecins qui se sont explicitement exprimés sur la ménopause ne sont pas nombreux avant le xviie siècle. L’un deux est Giovanni Marinello qui, dans son oeuvre Le medicine partenenti alle infermità delle donne (Venise, 1563), mentionne divers malaises et maladies causés par la ménopause. Il cite des gênes du ventre, de l’utérus mais aussi de la tête, et décrit des désordres plus disparates encore (Stolbert 1999 : 406). D’autres caractéristiques physiques du vieillissement féminin communément mentionnées sont le rapetissement, l’affaissement et un changement de la pilosité (Schäfer 2005)[5].

La vision négative de la ménopause est tributaire du regard porté sur la menstruation, considérée au xvie siècle majoritairement comme une évacuation salutaire d’un sang impur et dangereux. Sous cet angle, le corps ménopausé devient un corps menaçant, accumulant le sang qui ne peut plus s’échapper et qui provoque mélancolie et humeur noire. Quant aux raisons de l’arrêt des menstruations, elles sont, jusqu’au xviiie siècle, attribuées à un changement de la composition sanguine ou à un durcissement de l’utérus (Cegarra 2004 : 341-350)[6].

Premières manifestations du corps vieillissant, les rides forment un sujet qui n’a jamais perdu de son actualité. À la Renaissance déjà, elles sont les stigmates de la sénescence, comme l’affirme le théoricien de l’art Leon Battista Alberti dans son De Pictura :

De la composition des surfaces naît cette élégante harmonie dans les corps et cette grâce qu’on appelle beauté. Tel visage qui aura des surfaces grandes, d’autres petites, ici proéminentes, ailleurs trop rentrées et comme enfoncées, comme nous le voyons dans les visages des vieilles femmes, sera d’un aspect laid. Mais le visage dans lequel les surfaces se rejoindront de façon que les lumières douces se changent en ombres délicates, sans angles prononcés, nous le dirons justement beau et gracieux.

Alberti 1993 : 158-159

Le visage ridé d’une vieille femme est, pour Alberti, le paradigme de la laideur et de la non-conformité aux règles classiques de beauté. Les affaissements de la chair, premiers signes du vieillissement, mettent en péril l’harmonie du visage. Cette déformation détruit la concinnitas, l’un des paradigmes de la beauté, c’est-à-dire l’harmonie des parties avec le tout. L’artiste désireux de représenter un visage de vieille femme doit donc composer avec une réalité cruelle et un idéal de beauté contraignant, en évitant, par exemple, de documenter avec trop de rigueur les défauts de la nature. En 1624, la célèbre artiste Sophonisba Anguissola, âgée de plus de 80 ans, répond précisément à ce point du discours d’Alberti par les propos qu’elle tient au peintre Anthony van Dyck. Recevant la visite du jeune artiste qui souhaite faire son portrait, Anguissola se montre soucieuse de paraître à son avantage pour sauver une dernière prestance. Elle use de son expérience de peintre et explique à van Dyck comment répartir l’ombre et la lumière sur un visage décrépi, pour en amoindrir les rides. Impressionné par l’artiste, van Dyck laisse à la postérité un document de cette rencontre réunissant l’esquisse du futur portrait, accompagné d’une description de la séance de pose[7] (Perlingieri 1992 : 204; Döring 1993 : 17).

Cet épisode aborde un thème récurrent lorsqu’on tente le rapprochement beauté/vieillesse : celui de la dissimulation, voire de la supercherie. Ne pouvant plus prétendre à la « beauté », la vieille femme doit – si elle veut correspondre aux exigences esthétiques de son époque – assurer, ne fût-ce que dans la simulation, certains critères de présentation. Pour ce qui est de Sophonisba Anguissola âgée, l’artifice est léger et se résume à une astuce de peintre destinée à estomper ses rides dans un portrait. Dans d’autres cas, certaines femmes matures développent un véritable culte du paraître touchant aux lieux clés de la féminité : la couleur des cheveux, le maquillage du visage et du décolleté, l’ampleur de certaines parties du corps (Bohde 2002 : 103). Dans le contexte de la tromperie, le vrai corps est le corps laid, que l’on cache en le transformant ou le masquant. Fort de ce constat, le poète et juriste Franco Sacchetti n’hésite pas à qualifier, durant la seconde moitié du xive siècle, les Florentines de « peintres modernes », qui, elles seules, savent cacher les défauts féminins (Schäpers 1997 : 103).

Outre les rides, le corps vieillissant est aussi critiqué en raison de son rapport à la sexualité et à la procréation, des domaines dont la vieille femme est communément écartée en raison de son âge. L’exclusion de la sexualité n’est pourtant qu’apparente, comme le démontre l’iconographie récurrente de la vieille lubrique. À l’aube de l’époque moderne, la sexualité du grand âge féminin est majoritairement décriée. L’argument théologique principal à son encontre affirme que, privée de la possibilité de procréer, la vieille femme ne peut moralement pas justifier une sexualité dont la seule raison légitime est la reproduction. Pourtant, malgré les condamnations, le personnage de la vieillarde lascive est bien présent dans la littérature et les arts. On le trouve sous les traits de la vieille entremetteuse, par exemple, qui, en tant qu’observatrice attentive, jouit par procuration[8]. La vieille lubrique intervient également dans les nombreuses images du « couple mal assorti » représentant une vieille libidineuse assortie d’un jeune homme qui incarne une concupiscence tardive évoquant le danger et l’indécence d’un mélange moralement aussi explosif que celui qui relie la débauche à la sénescence.

Si la sexualité sénescente est férocement critiquée, la grossesse tardive est un sujet plus complexe. À leur entrée dans la ménopause, les femmes se retrouvent spoliées de leurs principales fonctions liées au groupe familial et social. Elles perdent leurs qualités physiques et attributs reconnus, sans compensation véritable. Devant cette situation, les images considérées proposent deux solutions : le miracle ou la transgression.

La maternité miraculeuse, à l’instar de celle de sainte Élisabeth ou de sainte Anne, met en scène de pieuses vieillardes dont le vieux corps enceint symbolise la grâce divine qui accomplit des miracles. Ces images-là sont les versions nobles de l’histoire de l’art. Dans le domaine profane, les oeuvres révèlent que, au-delà du cadre religieux, la grossesse tardive est condamnable. Toute infraction à la règle signifie dévergondage, indigence ou sorcellerie. Les principaux cas de figure associant maternité et grand âge dans un cadre profane sont, par conséquent, la grossesse grotesque, sous les traits d’une vieille corrompue pour laquelle maternité rime avec sexualité pervertie, mais aussi l’indigence paysanne, symbolisée par un corps vieux et enceint, et enfin, la mauvaise mère, la sorcière, qui a donné naissance à de puissantes images de maternité inversée.

Le spectre de la sorcière hante, en effet, bon nombre d’images de la sénescence féminine : toute femme vieille, laide, capricieuse ou mélancolique est d’emblée ressentie comme une proche parente de ce modèle négatif absolu. Les images du début de l’époque moderne liées à l’iconographie de la sorcière expriment les angoisses profondes qu’ont suscitées les vieilles femmes dont la seule faute n’était souvent que celle de ne pas correspondre à la norme, par choix ou par nécessité. Le corps de la sorcière, de la vieillarde vindicative, ou vieille femme (vetula), a été étudié par Jole Agrimi et Chiara Chrisciani qui le décrivent ainsi :

La vetula est une nature physiopathologique maligne. Froide et sèche comme la terre – c’est l’élément qui la domine – la vieille femme a besoin d’une chaleur qu’elle va chercher dans la boisson et la luxure. Privée de menstruations, instrument biologique par lequel le corps se purifie des humeurs infectées et empoisonnées produites par le corps féminin, la vetula est intensément toxique.

Agrimi et Crisciani 1993 : 1298

Si la vieille sorcière concentre tous les défauts du corps féminin sénescent, il en va de même de son équilibre mental. Dès l’Antiquité, on accuse la vetula de crédulité et de raison défaillante. Or, la frontière entre le statut de victime impressionnable et celui de sorcière perverse est rapidement franchie. La crédulité des vieillardes est utilisée, par exemple dans des ouvrages contre la sorcellerie pour tracer le portrait de vieilles abusées par des rêves mensongers. Car le rapport entre vieille sorcière et maternité n’est pas une exclusivité de l’image, mais il ressort aussi des textes de l’époque. C’est ainsi que de nombreux procès de sorcellerie décrivent l’élément conflictuel que signifie le rapport supposé déviant des vieilles femmes incriminées à la maternité.

Les accusations sont prononcées par de jeunes femmes qui viennent d’accoucher à l’encontre de femmes ménopausées, venant de couches sociales humbles, engagées temporairement pour s’occuper de la mère et de l’enfant. Les motifs d’accusation mentionnent, par exemple, des tentatives de succion des sucs vitaux des enfants par les vieilles sorcières. Cet allaitement contre-nature, qui s’inspire du discours médical sur le corps comme renfermant des fluides, exemplifie le renversement de la fonction maternelle. Considérée comme un être qui se dessèche progressivement, la vieille femme était vue comme celle qui cherchait à récupérer ses fluides chez les autres, en particulier chez l’enfant qui vient de naître et dont les sucs vitaux sont tenus pour efficaces (Roper 1994 : 201; 207-208). Pour mieux comprendre ces assertions, il faut les replacer dans le contexte d’une conception du corps comme remède dans la médecine médiévale, renaissante et même jusqu’au xviiie siècle : une familiarité avec le corps, voire avec le corps mort et ses dérivés, qui s’explique par l’omniprésence de la maladie et de la mort (Camporesi 1981 : 37).

Comment expliquer le rapport conflictuel entre accouchée et vieille femme? Sans doute est-ce un sentiment d’inaction de la mère ne pouvant prendre soin ni d’elle-même ni de son enfant. Mise à l’écart, elle est recluse dans son lit alors qu’elle attribue à la vieille femme qui s’occupe d’elle un pouvoir de vie ou de mort, certainement démesuré en raison de ce que nous appelons aujourd’hui une « dépression postnatale ». La projection du danger de mort de l’enfant, souvent réel en raison de la précarité de l’accouchement, se focalise sur la personne qui s’occupe de l’enfant. La vieille femme, quant à elle, est l’accusée idéale : infertile, souvent seule, elle ne fait que passagèrement partie de la maisonnée. Sa position est ambiguë : à la fois faible, au regard de ses origines humbles, mais aussi dominante, dans le sens où elle a un réel pouvoir sur l’enfant, la mère et parfois aussi sur le mari (Roper 1994 : 210-211).

Le pouvoir de la « mauvaise mère » dépasse le contexte familial lorsque la sorcière s’en prend à une communauté, voire à toute une région. Il existe de nombreux exemples témoignant de la crainte des gens du village par rapport au pouvoir destructeur de la sorcière sur les animaux, les récoltes et la nature en général. Le champ d’action de la sorcière prend alors des dimensions cosmiques et met en cause l’image de la mère nourricière devenant une ogresse qui menace d’engloutir l’humanité. Des études sur les variations climatologiques des xvie et xviie siècles au sud de l’Allemagne ont été comparées aux dates d’exécution des sorcières et ont prouvé que les famines étaient directement imputées au pouvoir des sorcières.

L’image de la vieille sorcière infanticide culmine dans celle de la dévoreuse d’enfants perceptible dans les textes et, plus tardivement, dans les images. Les stimuli de l’iconographie cannibale des sorcières sont marqués par deux modèles visuels, tout d’abord par les images des pratiques cannibales des populations indiennes du Nouveau Monde diffusées dès 1550, et ensuite par le motif mythologique de Saturne (Zika 2003 : 445-446)[9]. Ce dernier, qui réunit les sujets de l’agression sexuelle et du cannibalisme, est le père spirituel des populations indiennes sauvages comme des sorcières.

Les scènes de cannibalisme – attribuées aux sorcières ou aux peuples amérindiens – reflètent une crainte profonde de l’Autre qui met en péril la civilisation. On a reproché ainsi successivement des pratiques cannibales aux Templiers, au peuple juif et, enfin, aux sorcières (Zika 2003 : 472). Dans le contexte de la sorcellerie, la crainte est encore amplifiée par le fait que l’Autre, la sorcière, agit de l’intérieur de la société : par ses pratiques, elle dérègle la chaîne alimentaire et la chaîne de vie en transgressant les règles biologiques et sociales. Si la mauvaise mère incarnée par la vieille sorcière comporte indéniablement des aspects liés à une sexualité et à une maternité perverties, il faut y ajouter l’indigence extrême comme cause supplémentaire de ce comportement déviant. Le médecin lombard Jérôme Cardan (1501-1576) en témoigne en faisant le lien entre l’indigence de ces femmes et leur marginalité sociale :

Ces pauvres femmes sont des mendiantes misérables, elles vivent dans les creux, de châtaignes et d’herbes sauvages, et sans un peu de lait elles ne pourraient même pas survivre. Aussi sont-elles également maigres, difformes, les yeux hagards, pâles, un peu sombres, laissant apparaître à un simple regard leur humeur atrabilaire et mélancolique. Elles sont taciturnes, égarées, et elles diffèrent peu de celles que l’on voit possédées par le démon.

Camporesi 1981 : 157

Ce passage souligne l’impact qu’avaient la faim et la sous-alimentation sur la volonté et la capacité de travail des gens mais aussi sur leurs qualités morales et intellectuelles (Camporesi 1981 : 161-162).

Le regard dans le miroir

Après avoir considéré les préjugés négatifs qui sous-tendent les images de la vieillesse féminine, abordons les témoignages de la vieillesse en deux temps : tout d’abord, en considérant les évocations du vieillissement par l’entremise du miroir et de ses reflets annonciateurs de déclin; et ensuite, en découvrant le vécu de deux femmes artistes.

Le regard dans le miroir possède une longue tradition dans le domaine de l’histoire de l’art qui associe l’idée de décrépitude au regard narcissique de celle ou de celui qui s’examine dans un miroir. Parfois les peintres joignent à la figure de la jeune femme absorbée dans la contemplation de son reflet une personnification de la mort qui l’espionne. Dans d’autres cas, c’est le reflet renvoyé par le miroir qui dessine la silhouette d’un squelette ou d’une apparition cadavérique.

Moins explicites, d’autres exemples suggèrent la vanité du corps par une mise en scène subtile du processus de vieillissement. C’est le cas dans le tableau Vénus au miroir de Titien réalisé autour de 1555[10]. La déesse y est accompagnée de deux petits amours et son apparence physique correspond à la beauté féminine idéale décrite dans la littérature artistique. L’énigme majeure du tableau est le reflet de Vénus dans le miroir qui révèle une partie de son profil et de son épaule, mais en premier lieu, un oeil partiellement visible qui regarde hors du tableau, en direction du spectateur ou de la spectatrice. L’oeil de la déesse évoque le thème du regard, mais aussi celui de la connaissance de soi et de l’introspection. Le reflet visible dans le miroir montre une parcelle de corps qui apparaît en raccourci, mais surtout défaite, floue et bien loin de la texture lisse et ferme du corps vénusien. Le mouvement de rotation de la tête, visible dans le miroir, provoque, de plus, un plissement de la peau inexplicable en regard de la jeunesse du modèle. Devant ce reflet, certains critiques ont soulevé l’hypothèse d’un miroir de mauvaise qualité renvoyant un éclat irrégulier[11]. D’autres ont mentionné la possibilité d’une représentation d’un corps vieilli symbolisant la vanité de la beauté et de la jeunesse ainsi qu’une possible évocation des trois âges de la vie (Hart Nibbrig 1987 : 18; Schäpers 1997 : 116-117). Cette dernière hypothèse, audacieuse mais cohérente, est renforcée par la couleur de la chair reflétée, moins lumineuse et, par conséquent, moins vivante. Elle démontre le souci du peintre de rendre compte du processus de flétrissement de la peau par des moyens picturaux. Dans la tradition artistique, une carnation éteinte évoque la chair masculine ou sénescente[12]. L’inéluctabilité de la vieillesse révélée par le miroir est aussi au centre de la Canzone inachevée de Michel-Ange qui écrit : « Hélas, hélas, je suis trahi par les jours en fuite et par le miroir qui dit vrai à quiconque le regarde en face! Tous ceux qui tardent trop à songer à leur fin, moi le premier, dont le temps est passé, se découvrent un jour âgés » (Michel-Ange 2004 : 57-58).

Le contraste entre beauté et laideur, jeunesse et vieillesse fait intervenir la question du regard de l’autre. « L’autre » est le spectateur ou la spectatrice du tableau, mais aussi Vénus elle-même en tant que représentante de toute personne se contemplant dans un miroir. Le regard dans le miroir entraîne une conscience de soi qui revêt un caractère aliénant lorsque le corps ou le visage observé est perçu comme divergent, comme n’appartenant pas à celui ou à celle qui se regarde. C’est ce phénomène que suggère Titien lorsqu’il peint un oeil surpris, peut-être de son propre reflet. Entre soi-même et son reflet, il y a sa biographie, son vieillissement et la lente marche vers la mort. Léonard de Vinci y fait allusion en paraphrasant les Métamorphoses d’Ovide qui raconte les souffrances d’Hélène de Troie, âgée, surprenant son reflet dans un miroir : « Elle pleure aussi, en se regardant au miroir, vieille et ridée, la fille de Tyndare, et elle se demande pourquoi elle fut deux fois enlevée. Ô temps insatiable, et toi, envieuse vieillesse, vous détruisez tout, et tout ce que l’âge a gâté de sa dent, peu à peu vous l’achevez lentement par la mort[13] » (Ovide 1966 : 377).

Le thème du vieillissement perceptible dans le reflet d’un miroir possède une fortune quasi illimitée, manifeste dès le xviie siècle dans le domaine du texte comme de l’image. Ainsi en est-il de ce témoignage nuancé de Mme de Sévigné qui rend compte du regard autobiographique d’une femme dont les conditions de vie et la longévité ont favorisé une fructueuse méditation sur les changements de statut et d’apparence qu’engendre la sénescence féminine. Le 27 janvier 1687, elle écrit ceci :

La Providence nous conduit avec tant de bonté dans tous ces temps différents de notre vie que nous ne les sentons quasi pas. Cette pente va doucement, elle est imperceptible; c’est l’aiguille du cadran que nous ne voyons pas aller. Si à vingt ans on nous donnait le degré de supériorité dans notre famille et qu’on nous fît voir dans un miroir le visage que nous aurons ou que nous avons à soixante ans, en le comparant à celui de vingt, nous tomberions à la renverse et nous aurions peur de cette figure; mais c’est jour à jour que nous avançons; nous sommes aujourd’hui comme hier et demain comme aujourd’hui; ainsi nous avançons sans le sentir et c’est un des miracles de cette Providence que j’aime tant.

Beauvoir 1970 : 305

Le regard dans le miroir et le malaise qu’il provoque continuent à hanter les esprits ainsi qu’en témoigne la fortune moderne, artistique et littéraire, du sujet comme ce passage poignant de La force des choses de Simone de Beauvoir : « Au fond du miroir la vieillesse guette; et c’est fatal, elle m’aura. Elle m’a. Souvent je m’arrête, éberluée, devant cette chose incroyable qui me sert de visage […] Rien ne va plus. Je déteste mon image […] je vois mon ancienne tête où une vérole s’est mise dont je ne guérirai jamais » (Beauvoir 1996 : 505; Laznik 2003 : 96).

Le reflet tronqué du miroir de Titien est destiné aux personnes qui regardent le tableau. Il symbolise le regard de soi-même comme de l’autre sur le phénomène du vieillissement : un regard qui, à l’aube de l’époque moderne, n’était, dans sa grande majorité, ni compréhensif ni bienveillant. L’image de soi, qui participe à la structuration de la perception morale de l’être, en relation avec les autres comme avec soi-même, est fondamentalement altérée par la vieillesse. Les images du corps vieillissant sont, par conséquent, les témoins de ce décalage entre le monde interne, subjectif et privé, et le monde extérieur, les autres (Hepworth 1995 : 13).

L’art plus fort que la mort

Après le sujet du regard dans le miroir qui témoigne, en direct, du processus même de vieillissement, arrêtons-nous sur deux destins féminins qui démontrent non seulement un apprivoisement de la sénescence grâce à une longévité hors norme, mais aussi le désir de perdurer par son art, au-delà de la mort, en transformant la peinture en filiation spirituelle. Deux femmes à la trajectoire exceptionnelle ont dû faire face à cette expérience : Sophonisba Anguissola, que nous avons mentionnée plus haut, et Rosalba Carriera.

Sophonisba Anguissola est née à Crémone vers 1532. À 22 ans, elle se rend à Rome puis en Espagne où elle oeuvre pendant 12 ans comme portraitiste à la cour de Philippe II. Elle se marie une première fois à l’âge de 39 ans et s’installe en Sicile. Peu après son union, devenue brusquement veuve, elle décide de retourner dans sa ville natale et fait la connaissance de son second époux avec qui elle vivra pendant plus de 40 ans, reconnue et admirée par des générations de peintres, jusqu’à sa mort à plus de 90 ans, en 1625.

Rosalba Carriera est née en 1673. Elle se lance rapidement dans la voie artistique et réalise plusieurs voyages, dont le plus célèbre est son séjour à Paris, de 1720 à 1721, pendant lequel elle fait la connaissance de nombreux artistes français. En octobre 1720, elle est même acceptée au sein de l’Académie royale de peinture et de sculpture (Henning et autres 2007 : 33). L’artiste ne se marie pas, mais restera, pendant toute sa vie, très liée à sa famille. Elle encourage les vocations féminines en s’entourant de femmes dans son atelier, parmi lesquelles sa soeur Angela, son héritière universelle (Mehler 2006 : 29). La fin de vie de Carriera est marquée par des ennuis de santé. En 1746, elle se soumet à une opération des yeux, puis à une autre en 1749, qui ne peut empêcher sa cécité dès 1751. Elle meurt en avril 1757 (Henning et autres 2007 : 100).

Pour Anguissola et Carriera, la question de la fécondité et de la filiation s’est posée de manière similaire puisque aucune des deux n’a voulu ou n’a pu compter sur une descendance. Dans leur cas, le lien entre procréation et maternité spirituelle se définit par l’exclusivité avec laquelle ces deux femmes se consacrent à leur art. Anguissola se marie une première fois à près de 40 ans, elle n’aura pas d’enfants et réalisera une grande partie de sa carrière à un âge où la femme ménopausée n’a plus aucun rapport avec la maternité (Perlingieri 1992 : 151 et 164). Lors de son second mariage, à 47 ans, Anguissola a devant elle une période de plusieurs décennies qu’elle consacrera à son art. Ses oeuvres constituent donc une manière de se perpétuer et de laisser un héritage à la postérité. De plus, le fait qu’elle se voue exclusivement à sa production picturale renvoie au topo de la création réservée aux vierges, à l’instar de Marcia, célèbre peintre de l’Antiquité, surnommée par Boccace la perpetua virgo. Or, il est intéressant de noter qu’Anguissola ajoute à la signature de certains de ses tableaux le titre de virgo, complément riche en connotations : d’une part, il souligne sa féminité; d’autre part, par l’emploi du latin, il fait d’elle une intellectuelle; et, enfin, sur le plan moral, il affirme sa vertu (Christadler 2000 : 190). Finalement, la virginité confère à la création une dimension de pureté et de qualité comparable au choix de l’artiste de se consacrer exclusivement à ses oeuvres (Schweikhart 1992 : 116-117).

Le dévouement total à son activité artistique est encore plus intense chez Rosalba Carriera puisqu’il n’est pas relativisé par le choix d’un compagnon. Si l’on se fie à son propre témoignage, cela correspondait à son naturel et à sa volonté. Dans une lettre adressée à un destinataire non identifié qui lui demande de l’épouser, Carriera répond qu’à son âge elle ne pense pas changer de style de vie. Elle souligne plus loin, expressément, que son travail l’accapare entièrement et qu’un naturel plutôt froid l’éloigne d’éventuels amours ou intentions de mariage (Mehler 2006 : 133).

Carriera témoigne également d’un souci permanent pour la qualité de son art. Il en va ainsi dans une lettre de 1744 qu’Antonio dall’Agata lui adresse, alors qu’elle est déjà âgée. Cet ami répond sans doute aux interrogations de l’artiste par rapport à la postérité de sa production. La missive rassure Carriera en deux points : d’une part, en affirmant que ses oeuvres seront toujours belles et fabuleuses, malgré le passage des ans; d’autre part, en mentionnant que, si une grande partie des artistes âgés ne produisent plus d’oeuvres à la hauteur de leur renommée, cela ne sera jamais le cas des pastels de la « grande dame Rosalba » (Sani 1985; Sohm 2007 : 20).

Les carrières d’Anguissola et de Carriera montrent la complexité du statut de l’artiste vieillissante mais aussi la richesse d’une démarche artistique développée et mûrie durant de longues décennies. Dans leur cas, il semble qu’une longue expérience de vie et de travail ait contribué à une meilleure intégration et reconnaissance sociales – malgré les inégalités par rapport à la condition artistique masculine – et surtout à une résilience intime. Comme si la création jusqu’à un âge tardif conférait à celles qui s’y adonnent une énergie libératrice, non pas pour créer un véritable corpus d’oeuvres de vieillesse, détaché et revendiqué en tant que tel, mais afin de poursuivre, avec lucidité, un cheminement artistique propre et se positionner, dans leur vie quotidienne, leur environnement et leurs choix esthétiques, comme des femmes qui sont des artistes autonomes.

Conclusion

Les exemples ci-dessus – qu’il s’agisse de fonctions attribuées aux vieilles femmes ou de trajectoires de vie illustrées par les parcours d’Anguissola et de Carriera – montrent que la perception et les enjeux de la vieillesse féminine dans l’art à l’aube de l’époque moderne sont pluriels, certes, mais que tous ont un point commun essentiel : le lien avec le corps. Ce lien s’explique, nous l’avons vu, par les rôles d’épouse, d’amante, de mère, de nourrice qui dépendent étroitement du corps et garantissent, à l’aube de l’époque moderne, l’insertion sociale et familiale des femmes. Dans cette perspective, le déclin physique annonce inexorablement une déchéance sociale et un isolement croissant.

Pour ce qui est de la longévité d’Anguissola et de Carriera, celle-ci a exigé de ces créatrices une capacité d’adaptation constante : d’une part, en raison du bouleversement physique, tantôt lent et imperceptible, tantôt puissamment présent qu’implique toute sénescence; d’autre part, en raison de la création sur le tard qui modifie forcément le style, les thèmes et donc les manières de voir et de pratiquer la peinture.

Afin de mieux comprendre ce dernier point et pour conclure cet article sur les enjeux contemporains du thème abordé, je voudrais exposer brièvement la démarche de deux créatrices qui ont oeuvré avant tout durant la seconde partie du xxe siècle : Louise Bourgeois (1911-2010) et Marie-Agnès, dite Niki de Saint Phalle (1930-2002). Ces deux artistes thématisent sans relâche les sujets du corps et des rôles féminins de fille, de soeur, de compagne, de mère ou de grand-mère. Bourgeois est fascinée par le corps qu’elle représente sexué, enceint ou vieillissant, par les rapports de famille – notamment par la figure de la mère – et par le couple. Saint Phalle, pour sa part, n’a jamais cessé d’affirmer la dignité du corps féminin (notamment au travers de ses célèbres Nanas) et de célébrer le couple, la sexualité, la maternité et la différence, en n’ignorant jamais leur part d’ombre et de lumière.

Comme Anguissola ou Carriera avant elles, Bourgeois et Saint Phalle développent une créativité tardive d’une incroyable énergie en revenant, pour Bourgeois, sur des sujets de sa vie de femme et d’artiste ou alors en s’investissant dans de nouveaux projets colossaux, comme le fait Saint Phalle, dès les années 70, en construisant son célèbre Jardin des Tarots en Italie, devenu son oeuvre maîtresse[14]. Dans ce jardin, Saint Phalle choisit de réunir tous les thèmes évoqués dès ses premières décennies de création pour livrer son interprétation de la condition humaine par la représentation des symboles des cartes de tarot sous forme de sculptures-architectures monumentales.

L’un des souhaits de Saint Phalle était de faire de l’art pour tous et toutes qui puisse être apprécié avec les yeux et le coeur. Cependant, ses oeuvres offrent aussi d’autres interprétations destinées à ceux et à celles qui en connaissent un peu plus de sa vie, de ses rêves, de ses peurs et de ses combats. Ayant expérimenté dans sa jeunesse les dangers et les souffrances de l’agression et de l’instabilité psychologique, l’artiste cherchera, durant toute sa vie et jusque dans ses dernières années, des points de repère, des textes formateurs et des personnes susceptibles de lui donner une stabilité. De la même façon, elle conçoit ses oeuvres et le dialogue avec son public comme un cheminement partagé à la recherche d’un équilibre de vie.

À l’instar des exemples de l’aube de l’époque moderne considérés, la question du corps est omniprésente dans ces deux quêtes artistiques féminines contemporaines qu’incarnent Saint Phalle et Bourgeois. Elle les accompagne, dans leurs débuts d’artiste, d’épouse, de mère, et continue de nourrir leur réflexion tardive – aussi bien leur état de grand-mère, voire d’arrière-grand-mère, que leurs questionnements esthétiques et philosophiques de plasticiennes âgées et expérimentées.

Pourtant, cette réflexion autour du corps possède, chez Saint Phalle et Bourgeois, une dimension totalement nouvelle, libératrice et régénératrice, qui leur permet d’exprimer ouvertement leurs peurs, leurs attentes ou leurs plaisirs. En effet, les deux artistes utilisent le lien avec le corps pour affirmer et interroger leur féminité et leurs rôles dans la famille et la société en incitant leur public à faire de même.

À l’intérieur de ce rapport, plus libéré, au corps féminin, l’expérience du vieillissement demeure un défi. À une époque où la photographie numérique et la chirurgie plastique s’appliquent à masquer les traces de vieillissement pour conserver, voire reconstituer jusqu’à des limites indécentes le masque d’une jeunesse féminine éternelle, évoquer le corps fragile ou vieillissant dans des oeuvres d’art apparaît comme un acte anachronique ou défaitiste. L’art contemporain et les réactions parfois choquées des critiques et du public témoignent de la persistance du caractère dérangeant de la confrontation avec la vieillesse. Aujourd’hui comme au xvie siècle, le sujet incommode le public et est encore largement censuré. De nos jours, les images de la vieillesse renvoient à la fragilité identitaire d’un monde en perpétuel changement qui, dans sa quête de repères, peine à intégrer l’altérité de la vieillesse. Son lent apprivoisement reste une gageure à laquelle doivent faire face un nombre grandissant de créatrices et de créateurs actuels ainsi qu’un public désireux de trouver, par l’entremise de l’art, des clés et des pistes pour mieux intégrer les métamorphoses de la sénescence.