Corps de l’article

Le présent article porte sur la re-performance comme mode de réanimation intergénérationnelle d’un matrimoine performatif féministe, ainsi que sur la place qu’occupe cet héritage dans les réflexions et les pratiques actuelles en matière d’art et de féminisme. Mon but est de mieux circonscrire ce qui anime les artistes qui travaillent sur des projets de re-performance féministe et de situer leurs efforts dans le contexte des tendances actuelles des domaines de l’art et de l’histoire de l’art. Le texte qui suit est issu, d’une part, d’une série d’interrogations posées à quatre artistes femmes s’intéressant à la réanimation du matrimoine dans leur travail de performance. D’autre part, il est nourri de ma propre expérience : en tant qu’artiste de la scène, soucieuse de prendre en considération les défis et les enjeux de la représentation directe du corps féminin; en tant qu’historienne de l’art, attentive à la présence grandissante des corps vivants en milieux muséaux (Jones 2012b : 12-14), ainsi qu’à l’intégration de pratiques radicales au sein des canons de l’histoire de l’art, où figurent maintenant « art féministe[2] » et performance; et en tant que chargée de cours, appelée à transmettre les histoires de l’art et du féminisme aux prochaines générations.

À l’automne 2011, je donnais un cours de premier cycle universitaire traitant du féminisme en art et en histoire de l’art. Je me suis trouvée devant une centaine d’étudiantes et d’étudiants, majoritairement des femmes, dans le petit amphithéâtre où j’avais moi-même suivi ce cours une quinzaine d’années auparavant. En concevant mon plan de cours, j’ai dû évaluer non seulement comment la place des féminismes en art et en histoire de l’art s’était solidifiée depuis mes premières études universitaires, mais également comment mon propre rapport au terme « féminisme » avait, lui aussi, évolué. De plus, je me suis questionnée à savoir comment transmettre les valeurs et la pertinence des « féminismes historiques » de manière signifiante aux étudiantes et aux étudiants de la génération Web 2.0, pour qui « le féminisme » avait sans doute d’autres significations. Ma préoccupation quant à cette responsabilité de transmission intergénérationnelle n’était pas uniquement d’ordre pédagogique : elle était à la fois affective et engagée. Voulant faire le pont entre la jeune génération aux études, la mienne, à cheval sur les générations X et Y, ainsi que celles des féminismes des deuxième et troisième vagues[3], j’ai cherché des pratiques d’art actuel qui répondent directement à l’héritage du matrimoine de l’art féministe en Occident, à l’échelle tant locale qu’internationale. Une tactique récurrente qui a ressorti de cette enquête était la reprise ou « re-performance » d’oeuvres marquantes des générations antérieures.

Dans les pages qui suivent, je commenterai des témoignages livrés dans des entrevues écrites, tenues par courrier électronique à l’automne 2013, avec quatre artistes performeuses de ma génération : Oriana Fox, Américaine basée à Londres, dont j’ai découvert l’abondante pratique de re-performance féministe en préparant le cours mentionné plus haut; Julie Châteauvert et Valérie Perron, artistes montréalaises travaillant ensemble sous le nom « Les Délicates Attentions », qui développent actuellement Les attentes, inspirées de la performance iconique Waiting de Faith Wilding; et Julie Lassonde, performeuse québécoise travaillant à Toronto, qui a obtenu le consentement de l’artiste canadienne Margaret Dragu pour la reprise de son personnage Lady Justice[4]. Comme je souhaitais faire la lumière sur ce qui anime le désir de la re-performance féministe à l’heure actuelle, les questions qui leur ont été adressées traitaient davantage des impulsions qui les ont menées à la re-performance que des oeuvres entreprises dans cette veine. Les questions posées à ces artistes, qui entreprennent toutes des projets (réalisés ou en développement) de re-performance, portaient, d’une part, sur leurs liens, en tant qu’artistes femmes, avec le matrimoine de la performance féministe, ainsi que sur la place et la pertinence continue des féminismes en art actuel. D’autre part, mes questions avaient pour objet de mieux saisir les rapports qu’entretiennent ces femmes à l’égard de l’engagement féministe et de la pratique artistique dans une perspective temporelle, qu’il s’agisse du passé et des héritages artistique ou féministe ou encore de l’avenir, avec notamment le souci d’opérer une transmission du matrimoine aux nouvelles générations, préoccupation instigatrice de cette enquête.

Médiatisation et institutionnalisation des pratiques féministes et performatives

Ces échanges et ces réflexions se sont naturellement déroulés sur fond de renouvellement médiatique des dernières années et, plus précisément, des répercussions sur le plan de la conservation et de la dissémination de l’art de la performance en particulier. La croissance fulgurante de l’archivage numérique a facilité l’accès en ligne à des images et à des documents de pratiques performatives qui, il n’y a que dix ans, seraient demeurés hors d’atteinte pour les personnes non initiées. Des images de performance, jadis rares, sont maintenant retransmises sur maintes pages Tumblr ou sur Pinterest. De même que, depuis la montée des médias sociaux, l’expérience de la performance en direct (live) ne se voit plus restreinte à la coprésence spatiotemporelle (même lorsqu’elle est médiatisée par le Web), car elle est retransmise aussitôt sur les profils Twitter, Facebook ou autres des spectateurs et des spectatrices, ainsi que par l’intermédiaire des pages Web ou Flickr des institutions (Bénichou 2011), ce qui donne ainsi un accès privilégié à la performance à tous ceux et celles qui n’« y » sont pas, même virtuellement[5].

Si le « Web social » a facilité une certaine démocratisation de l’accès aux performances en différé ainsi qu’à leurs archives, il a aussi permis la consolidation de divers répertoires d’art féministe en ligne, notamment à travers des ressources libres d’accès telles que re.act.feminism ou Perform Feminism[6]. L’intérêt grandissant qui s’est manifesté pour la redistribution et l’archivage en ligne de la performance au cours de la dernière décennie recoupe des tendances semblables en ce qui a trait au matrimoine de l’art féministe. Et dans les deux cas, on témoigne en parallèle de leur visibilité accrue dans les espaces muséaux. Comme l’art féministe a souvent impliqué des corps vivants et en action, les problématiques de conservation et de (re)diffusion propres à la performance (Bénichou 2010) coïncident aussi avec certains enjeux de la conservation de l’art féministe.

Bien que chacune de ces traditions – art féministe et performance – ait été divisée entre des élans pro- ou anti-establishment dans leurs histoires respectives[7], le tournant du xxie siècle représentera une époque charnière pour ce qui est de la conservation des oeuvres qui en sont issues. À l’heure actuelle, nous constatons l’institutionnalisation croissante de ces deux pratiques, phénomène qui se voit accompagné de leur inscription respective dans une histoire de l’art officielle, avec expositions, publications et outils pédagogiques à l’appui. Qu’il s’agisse de l’inauguration en 2007 de l’Elizabeth A. Sackler Center for Feminist Art au Brooklyn Museum, où l’on y a présenté l’exposition Global Feminisms, sous la direction de Maura Reilley et Linda Nochlin, commissaires, ou d’expositions d’envergure telles que elles@centrepompidou (2009) et Wack! Art and the Feminist Revolution au Museum of Contemporary Art (MOCA) à Los Angeles en 2007, il semblerait que, au début du xxie siècle, un certain compte rendu de l’histoire de l’art féministe – dans lequel figure évidemment la performance – trouve une place légitime au sein des institutions culturelles (Jones 2008; Jones, Reilly et Butler 2010).

Bien que les expositions d’envergure sur l’art des femmes mentionnées ci-dessus aient été critiquées, tant pour les oeuvres et les pratiques incluses dans leurs portraits d’un courant/mouvement/moment artistique contestataire que pour les voix qui en ont été éclipsées[8], elles confèrent néanmoins, de par leur existence même, une autorité descriptive, et potentiellement historisante, au label contesté d’« art féministe ». Laissons l’histoire nous montrer si la reconnaissance actuelle de la valeur du féminisme en art se réalise sans qu’il y ait de récupération de la part des acteurs et des actrices de même que des institutions culturelles qui, ensemble, exercent le pouvoir légitimant, contexte dans lequel l’engagement politique risque toujours d’être transformé en une commodité qui reflète des préoccupations au goût du jour. Comme quoi ce serait peut-être justement l’historicité de la notion d’« art féministe » qui entretient une résonnance particulière avec le moment présent.

Mettant de côté les dangers potentiels qui pourraient être occasionnés par une remise en vogue de l’art féministe à une époque qui se déclare post-postféministe[9], il reste que cette renaissance est le produit d’un recul temporel qui aura aussi permis de mettre en évidence l’importance de ce « mouvement-qui-n’est-pas-un[10] ». Elle a également pour effet positif de transmettre les formes et les discours de l’art féministe à une génération qui n’a pas été témoin de son premier essor, et pour qui « le » féminisme – tant en art qu’en société – risque d’être perçu comme un fait accompli.

Continuité des luttes

Certains exemples marquants de la re-performance féministe mettent en scène un dialogue intergénérationnel pour éviter, justement, la hantise du fait accompli. Pour le xiie dOCUMENTA, tenu à Kassel en 2007, l’artiste américaine Mary Kelly – elle-même membre de ce matrimoine d’artistes femmes et féministes – a présenté Love Songs (2005-2007), installation multimédia dont les éléments ont été conçus en collaboration avec ses étudiantes. Cette présentation de dOCUMENTA comportait des oeuvres de plusieurs femmes importantes dans l’histoire de l’art et de la performance, notamment Eleanor Antin, Jo Spence et la chorégraphe Trisha Brown. L’oeuvre de Kelly se distinguait par son caractère plus récent que celle de ses contemporaines[11], mais aussi parce qu’elle abordait directement la question de la transmission intergénérationnelle d’un parcours militant.

L’installation Love Songs comprenait Multi-Story House, petite maison illuminée et semi-translucide, à l’intérieur de laquelle on pouvait lire des témoignages issus de la deuxième vague féministe, tandis qu’à l’extérieur étaient reproduits des commentaires de la jeune génération reflétant certaines préoccupations typiquement attribuées à la troisième vague. Pour faire le pont entre les générations, il fallait pénétrer cette structure et prendre la peine d’examiner les traces écrites par des personnes représentant la deuxième vague pour éviter de percevoir ce moment historique uniquement avec un regard d’aujourd’hui. L’installation comprenait aussi des re-performances de manifestations politiques issues de la deuxième vague, reprises par les étudiantes de Kelly en 2005. Dans WLM Demo Remix (2005) par exemple, elles copient les poses d’une photographie d’archives montrant des militantes féministes en 1970; l’image source apparaît et disparaît en fondu avec celle de la reprise[12].

Si, à l’automne 2011, ma préoccupation en donnant un cours sur l’histoire de l’art féministe portait, entre autres, sur la manière de rendre ce sujet d’actualité aux nouvelles générations, il se peut que j’aie été guidée par la sensation que j’avais eue en faisant l’expérience de l’installation de Kelly en 2007. Car d’abord et avant tout, je constatais la fragilité de l’image principale qui nous était présentée dans cette salle : une maison d’enfant faite en bois, acrylique et verre, translucide et accessible, mais délicate comme une relique, propre, et, à mes yeux, étrangement nostalgique, même si l’oeuvre était clairement animée par le désir de créer un pont intergénérationnel[13].

La qualité nostalgique que m’a signalée cette oeuvre est sans doute tributaire du fait que le travail et les écrits préalables de l’artiste m’étaient familiers, et que son importance dans l’histoire de l’art féministe m’avait bien été transmise au cours de ma formation. En effet, Kelly a directement participé aux interventions et aux débats féministes dans le monde de l’art depuis les années 70. À travers son enseignement, elle a pu témoigner de l’évolution du féminisme pour les générations subséquentes d’artistes. L’historienne de l’art Jones fait allusion à une nostalgie connexe dans ses écrits sur l’art féministe d’aujourd’hui, par contraste avec « l’utopisme perdu du féminisme [qu’elle a] connu et aimé alors qu’elle arrivait à maturité en tant qu’historienne de l’art à la fin des années 80 » (traduction libre; Jones (2008)).

Pour expliquer la montée récente de l’art féministe « historique » dans les institutions, le phénomène d’une nostalgie plus globale du militantisme en art s’additionne à celle que j’ai perçue dans l’oeuvre de Kelly. Ajoutons à cela la nostalgie des générations qui auraient voulu être là à l’époque de Mai 68, à l’époque des avant-gardes, etc. : on souhaite un retour à la source dont on n’a jamais fait l’expérience, à un idéal qui est sans doute plus accompli dans l’imaginaire que dans les faits réels. La « nostalgie du militantisme » définit l’époque actuelle (quelle qu’elle soit) comme un moment de perte plutôt que de perspective de renouvellement social. Dans le contexte du monde de l’art, la nostalgie du militantisme articulerait ainsi un désir pour un espace-temps, réel ou imaginaire, où l’art incarnerait le potentiel d’un pouvoir agissant sur la réalité sociopolitique du quotidien[14]. Une telle nostalgie se traduirait aussi par les retours que permet la re-performance du matrimoine féministe.

Et pourtant, les quatre artistes que j’ai interviewées mettent l’accent sur la poursuite des luttes, plutôt que sur la nostalgie d’un idéal perdu ou passé. Pour elles, les gestes de leurs prédecesseures demeurent d’actualité, et c’est la sphère intime qui représente, à leur avis, le prochain bastion à affronter. Leurs pratiques de re-performance sont motivées, d’un côté, par un désir de « continuité » (Châteauvert et Perron 2013) ou de mise en relation (Lassonde 2013) avec les actrices et les actions des oeuvres du matrimoine[15]. D’un autre côté, elles sont animées par une perception de généalogie presque latérale avec les générations antérieures et d’« abolition du temps » (Châteauvert et Perron 2013). Pour Fox ainsi que pour Châteauvert et Perron, les oeuvres de la deuxième vague semblent même inviter la collaboration. Pour ces artistes, ce n’est pas la transmission unidirectionnelle d’un héritage, mais plutôt un échange intergénérationnel, l’entretien d’un dialogue en différé avec leurs prédécesseures et la poursuite d’un projet qui leur est commun. Selon Châteauvert et Perron (2013), la re-performance du matrimoine, avec leur reprise de Waiting en particulier, représente « une action délibérée de se mettre en continuité et de dire : ce n’est pas fini, on est encore là, on a avancé et même face au ressac, et surtout à cause du ressac, on avancera encore ».

Re-performance et canonicité

La stratégie esthétique de la re-performance, telle qu’elle est envisagée par Châteauvert et Perron, permet de confronter le public à une archive vivante du passé adaptée aux temps présents. Ce n’est pas une reprise fidèle, mais plutôt un geste d’appropriation qui, pour ces artistes, s’inscrit dans la continuité des luttes féministes. Ainsi, le statut iconique, voire canonique de l’oeuvre source, présentée en 1972 dans le contexte de Womanhouse (contexte reconnu comme le berceau de l’art féministe de la côte ouest américaine), importe moins pour Châteauvert et Perron que le phénomène de « correspondance à travers les générations » qui s’articule dans leur geste de reprise. Toutefois, il s’avère que c’est le statut canonique de l’oeuvre qui aura indirectement signalé à Châteauvert et Perron (2013) l’autorisation de la reprendre :

Nous nous intéressons particulièrement à cette performance [Waiting] puisqu’elle est considérée comme une icône de la performance féministe des années 70 […] [Wilding] a repris cette performance en 2008 lors de WACK! Art and the Feminist Revolution au Musée d’art contemporain de Los Angeles, accompagnant la documentation vidéo de celle d’origine par un texte où elle décrit l’attente comme un acte de résistance […] Dans les Attentes, la re-enactment est directe, mais encore c’est Faith Wilding elle-même qui fait l’appel à la reprise pendant Wack… On n’est pas à cheval sur le temps, mais c’est cette invitation qui nous a accroché[es] et non le fait que l’oeuvre soit canonique, bien qu’on la reconnaisse comme telle.

Ces réflexions soulignent l’un des nombreux paradoxes qui surviennent de la notion même d’un matrimoine artistique féministe, et qui s’enracinent au gré des reprises des oeuvres : le devenir-canon de l’oeuvre contre-canonique. Le dilemme pro-/anti-establishment au sein d’un art contestataire qui se voit devenir-canon se propage des oeuvres comme telles aux disciplines qui les encadrent et aux institutions qui les hébergent. Car, même si la re-performance opère un potentiel réanimant sur les oeuvres du matrimoine, les reprises performatives, tout comme les expositions bilan où certaines ont été présentées dernièrement, participent aussi au processus sélectif qui détermine la nature et la configuration du canon en évolution. D’où l’importance d’articuler une réactualisation du propos de l’oeuvre source dans la re-performance : « une réinterprétation et une re-contextualisation » de celle-ci, selon les termes de Lassonde (2013), ou comme l’articule Fox (2010 : 107) : « evoking the past in today’s terms ».

Il est difficile de soulever la thématique de la re-performance d’oeuvres d’artistes femmes sans faire appel aux actions de Marina Abramović, actions qui ont fortement attiré l’attention populaire, surtout après l’exposition intitulée The Artist is Present. Cette rétrospective solo de l’artiste au Museum of Modern Art (MoMA) à New York en 2010 portait le même nom que l’unique nouvelle performance qu’elle y présentait, The Artist is Present (2010), ainsi que le catalogue qui documente la performance et l’exposition, sans compter un récent film (2012). Cette nomenclature peut bien prêter à confusion, car si ladite « présence » de l’artiste se référait à son « être-là » étiré dans le temps, assise devant un membre du public pour sa nouvelle performance, le titre faisait également référence à la totalité de l’exposition comme modalité des présences de l’artiste (Bénichou 2011) – affirmation d’autant plus confondante, puisque l’exposition comportait aussi des re-performances autorisées d’oeuvres antérieures d’Abramović par d’autres corps/interprètes (par exemple, la reprise de la performance Imponderabilia, qu’Abramović avait réalisée avec Ulay en 1977).

Sans aborder tous les enjeux qui ont été soulevés par cette exposition et ses mises en abyme de la présence – enjeux qui ont déjà été discutés abondamment et qui portent, entre autres, sur l’ontologie de la performance, son archivage et sa présentation dans les musées (Jones 2011; Jones 2010; Bénichou 2011), sur les conditions de travail des performeurs (Rainer 2011, Wookey 2011), sur la commercialisation de la performance et la « marchandisation » de cette plus-value que l’on attribue à la présence incarnée (Jones 2012a : 198), même à l’ère numérique –, c’est sans doute Abramović qui aura donné le plus de visibilité par ses actes à la re-performance en art contemporain (elle en a d’ailleurs formalisé certains principes directeurs (Abramović 2007 : 11)) et, qui plus est, à la re-performance d’oeuvres signées par des femmes en particulier.

Selon l’emploi que je fais de ce terme, la re-performance consiste en la reprise d’une oeuvre performative signée par autrui. La reprise peut être autorisée ou appropriative, fidèle ou simplement citationnelle. L’important est qu’il y ait une référence explicite à l’« original » dans les actes qui en sont dérivés. Selon cette logique, dans le cas d’Abramović, le terme « re-performance » s’appliquerait aux performances autorisées de ses oeuvres par d’autres interprètes, ainsi qu’à ses propres reprises d’oeuvres d’autrui, mais pas des siennes. Abramović embauche et forme des interprètes afin qu’ils et elles reproduisent des versions autorisées de ses performances dans des contextes muséaux ou autres, ce qui assure ainsi une certaine pérennité de son oeuvre, autrement éphémère, au sein des institutions. L’artiste maintient la signature de ses oeuvres, mais elle ne les incarne plus : les règles de la performance se mêlent dès lors aux traditions du théâtre ou de la chorégraphie, où l’adoption d’un script d’autrui est pratique courante. Mis à part le fait que la re-performance permet un rapprochement entre le domaine de la performance et des arts de la scène, et qu’elle facilite aussi la réinsertion de certaines oeuvres historiques au sein des institutions, la re-performance oblige surtout à reconnaître que l’oeuvre performative en tant que telle n’est pas close. En effet, la nature même de l’objet artistique se transforme selon les modalités de sa mise en représentation, ses contextes de diffusion et de réception, sans parler de la personne qui l’exécute.

L’une des retombées possibles de la re-performance est l’inscription historique ou le devenir-canonique de l’oeuvre qui est reprise. Dans le contexte de Seven Easy Pieces, présenté au Guggenheim Museum à New York en 2005, Abramović a réalisé sept performances, dont deux étaient les siennes (une ancienne et une nouvelle) et deux autres étaient signées par des artistes femmes. Ce n’est bien sûr pas Abramović qui aura conféré par ses gestes le statut canonique aux actions de Vito Acconci ou de Joseph Beuys qu’elle a reproduites; cependant, en s’insérant dans la programmation de Seven Easy Pieces, elle a certainement créé une relation de continuité entre ses actions et les leurs. On pourrait même dire qu’elle s’est positionnée elle-même (ainsi que Gina Pane et Valie Export) au même rang du répertoire performatif que Vito Acconci, Joseph Beuys et Bruce Nauman, autres artistes dont elle reprenait les oeuvres. Vues sous cet angle, les re-performances d’Abramović pourraient être interprétées comme des actes d’inscription (ou de réinscription) historique – geste qui n’est pas anodin dans une histoire de l’art féministe, si l’on pense aux contributions pionnières de Linda Nochlin ou de Judy Chicago, pour ne citer, justement, que les plus canoniques.

En choisissant de reprendre des éléments d’un répertoire performatif féministe, les quatre artistes interviewées pour le présent article s’insèrent aussi délibérément dans une certaine lignée. Toutefois, elles se sentent libres de transformer les performances auxquelles elles font référence afin de produire une « nouvelle interprétation », comme le propose Abramović (2007 : 11). Dans le contexte de Seven Easy Pieces, Abramović s’est permis plusieurs décalages par rapport aux « originaux » : elle n’est pas nécessairement restée fidèle à la lettre du script, mais plutôt à la valeur iconique de l’original[16], approche que l’on trouve aussi chez les quatre artistes interviewées. Ainsi, la re-performance n’a pas la qualité du bis, de la simple répétition : elle établit plutôt une relation entre différents temps et lieux, et ce, avec plus ou moins de distance ou de proximité par rapport au référent. La re-performance se voit à la fois avec l’original et en supplément de celui-ci, supplément qui y est intimement lié, mais qui peut aussi potentiellement gagner de cette relation. Comme mode d’appropriation, donc, la re-performance peut incorporer bien plus que la forme de l’oeuvre, en vue d’en dériver aussi un certain pouvoir ou statut, par exemple une méta-inscription dans le canon[17].

Permission et permissivité

Parmi les conditions établies par Abramović (2007 : 11) pour entreprendre la re-performance d’oeuvres d’autrui, la première règle à suivre serait de demander la permission à l’auteur ou à l’auteure. C’est aussi un élément clé dans l’approche de Lassonde (2013), artiste de la performance et avocate, selon laquelle « [t]oute re-performance devrait se faire dans le respect et sans s’approprier le travail de l’autre ». Le travail performatif de Lassonde se centre sur des thèmes liés à la justice. Bien que la reprise du personnage de Lady Justice soit son premier projet de re-performance[18], Lassonde (2006 : 151) aborde depuis plusieurs années des problématiques liées au genre et à la permissivité dans ses écrits et ses performances, qui explorent les contraintes sociales tacitement imposées sur les gestes et le mouvement, ainsi que les performances du droit à travers les actes physiques du quotidien[19]. Selon l’artiste, c’est la réciprocité de ses intérêts et de ceux de Margaret Dragu qui a justifié son projet de reprise de Lady Justice. Elle explique :

Le fait que Margaret Dragu soit une artiste de la performance femme et féministe, qu’elle ait subi des injustices comme femme et comme artiste, qu’elle ait abordé le thème de la justice en art, que je la connaisse, que j’aie écrit à son sujet et que j’aie déjà participé à l’une de ses performances fait en sorte que j’ai l’impression d’avoir un lien assez réel avec elle pour me permettre de refaire l’une de ses performances. Comme elle est toujours vivante, je lui ai par ailleurs demandé la permission.

Par contraste, pour Fox (2013), le matrimoine de l’art féministe représente « a treasure trove of material to be inspired by, to embody and respond to ». Selon elle, le travail de re-performance lui permet d’actualiser son rapport avec le passé, ce qui l’amène, de par ce fait, « to find [her] place in the legacy of feminist art ». Ses gestes d’appropriation, même s’ils empruntent au passé, sont axés sur l’articulation d’un positionnement présent. À ma question sur la place qu’occupe le matrimoine de l’art féministe dans sa pratique, si c’est un héritage, un fardeau ou autre chose, Fox répond (2013) : « I have never seen feminist art heritage as a burden even when it became one (i.e. artists getting angry with me for reenacting their work without permission)[20] ».

L’intérêt d’aborder la question de la permission et de la permissivité dans les pratiques de re-performance du matrimoine féministe n’est pas de porter un jugement quelconque, mais plutôt de mieux comprendre en quoi et pourquoi ces artistes se sentent liées au matrimoine à un point tel qu’elles considèrent qu’il leur appartienne. Fox (2010 : 120) affirme d’ailleurs que c’est avec « a sense of ownership » qu’elle cite les oeuvres des féministes précurseures. L’une des principales motivations animant son travail re-performatif est justement de répondre au canon du matrimoine, tel qu’il lui avait été présenté dans des cours d’histoire de l’art au premier cycle. Fox constate ceci (2013) : « the feminist artists of the 70s had to excavate their predecessors […] while I only have to go to the library, an art bookshop or take a contemporary art history class. This was their achievement – the ease with which I can access that legacy and cite it. »

Dans un même ordre d’idées, Châteauvert et Perron (2013) reconnaissent que l’un de nos acquis est d’avoir « désormais une histoire constituée et des [kilomètres] de rayons de bibliothèque ». Le matrimoine devient ainsi une ressource pour elles et il leur sert aussi à « fabriquer des outils militants » au moyen de la re-performance.

Répertoire et attachement

En cette ère des médias participatifs, de la culture du remixage (remix) et du bricolage (do-it-yourself ou D.I.Y.) l’idée que l’on puisse faire sienne une oeuvre – librement ou pas – n’est sans doute plus très étonnante. Si, dans le passé, des artistes comme Sherrie Levine ou Hermine Freed s’appropriaient les oeuvres des « maîtres », à l’heure actuelle, ce sont aussi les oeuvres du matrimoine qui se voient reprises[21]. Pour décrire l’appropriation faite par Abramović relativement au répertoire performatif dans le contexte de Seven Easy Pieces, plusieurs ont dû faire appel à une terminologie provenant d’autres disciplines : la musique, par exemple, où les interprètes donnent souffle à des partitions, et les arts vivants, où pièces de théâtre et chorégraphies se voient être régulièrement réinterprétées. Cependant, bien que ces analogies fassent le pont entre la re-performance et les disciplines connexes des arts d’interprétation, elles ne prennent pas nécessairement en considération les dimensions affectives qui peuvent relier l’artiste re-performeur à la source citée. Un compte rendu de Seven Easy Pieces dans le New York Times proposait l’analogie du groupe de reprise (cover band) – ce type de groupe musical qui reprend les meilleurs succès d’artistes adorés (Kennedy 2005). Bien qu’elle soit quelque peu dérisoire, cette analogie évoque l’attachement possible de la re-performeuse à l’oeuvre citée –dimension qui, comme l’a noté Grant (2011), anime plusieurs efforts contemporains de réanimation intergénérationnelle du matrimoine féministe.

Grant propose le label de « fanatique » (fandom) pour décrire le rapport d’admiration de la source et d’identification à celle-ci dans les réappropriations d’oeuvres et de performances féministes par des artistes de la jeune génération, prenant entre autres pour exemple le travail de Fox. Le mot fandom est généralement employé pour décrire les comportements des fanatiques du cinéma, de la musique, ou du sport. L’attachement des fanatiques est si fort que ces personnes vont même suppléer elles-mêmes à la production des talents qu’elles admirent – prolongeant les univers de téléséries ou de romans en d’autres histoires qu’elles développent, tout comme les artistes re-performeuses adaptent l’oeuvre source. Fox, qui s’approprie des actes d’autrui pour établir un pont entre l’histoire de la performance féministe avec la génération actuelle, prolonge en quelque sorte cette histoire tout en s’y insérant. Sa vidéo de 2003, Our Bodies, Ourselves, fait coïncider des figures de la deuxième vague (un personnage Judy Chicagoesque en train de coudre un grand édredon en forme vaginale) avec des représentations de « femmes libérées » de la fin du xxe siècle dans la télésérie Sex and the City (Sexe à New York). Contre la trame sonore originale d’un épisode, Fox incarne elle-même dans un montage les quatre personnages principaux, altérant la couleur de sa perruque pour chacune d’elles, et situant l’action dans une scénographie identifiable aux années 70. Pour la vidéo Tale of Narcissus (2003), elle reproduit les gestes de la série photo-performative Starification Object Series (1974-1982) de Hannah Wilke, mais à travers le personnage de Samantha Jones dans Sexe à New York. Voulant dresser une comparaison entre ces deux figures iconiques de femmes à la sexualité affirmée, elle incarne Samantha qui, lors d’une séance de photos, appose des gommes mâchées sur son corps dénudé, tout comme l’avait fait Wilke pendant ses performances.

Fox rejoue des « scènes primales » de la performance féministe comme un répertoire qu’elle peut adapter librement, juxtaposant de manière volontaire culture populaire et performance d’avant-garde. Son approche lui permet de générer des oeuvres d’une légèreté étonnante, considérant le fondement sérieux de leurs propos. Un évènement qu’elle a organisé au Tate Modern en 2009, intitulé Once More with Feeling[22], « démontrait les sentiments partagés qu’a [sa] génération face aux artistes féministes précédentes, tout en montrant [leur] admiration et [leur] sentiment de dette envers elles » (traduction libre; Fox 2010 : 107). Elle a fait appel à six autres artistes pour des re-performances d’oeuvres créées par des femmes à cette occasion. On y retrouvait, entre autres, la performance Vital Statistics New and Improved par Katherine Araniello, inspirée de l’original de Martha Rosler (1977), où le sujet se faisant mesurer par les individus en sarraus blancs était une poupée gonflable, et où les données récitées étaient des statistiques inventées sur le handicap; ainsi qu’une mise à jour du Cock and Cunt Play de Judy Chicago (présenté dans le contexte de Womanhouse en 1972), où les personnages originaux Cock et Cunt ont été complétés par Sperm et Cervix, pour rendre hommage, entre autres, aux actions d’Annie Sprinkle, qui invitait le public à contempler de près le col de son utérus durant ses performances.

Pour cet événement, Fox a conçu aussi une performance de groupe intitulée Tableaux vivants, qu’elle décrit comme « une constellation d’images, de poses et de langage tirées de l’histoire de l’art de la performance[23] ». Parmi les oeuvres citées, on trouvait des performances de Vanessa Beecroft, une référence à la performance Interior Scroll (1975) de Carolee Schneemann, une reprise de la danse de Hannah Wilke, Through the Large Glass (1976), ainsi que des tableaux d’Artemisia Gentileschi, l’odalisque de Velasquez, l’Olympia de Manet, et même la reprise d’une séquence dansée d’un film mettant en vedette Rita Hayworth. C’était donc un véritable collage composite (mash-up) transhistorique de cultures savantes et populaires, le remixage d’un répertoire que l’artiste considérait comme étant à sa disposition.

Les anachronismes humoristiques de Fox transmettent à la fois sa fascination et son admiration pour ces figures maîtresses ayant marqué sa formation en tant qu’artiste, en tant que femme et en tant que femme artiste. Elles communiquent également le désir de Fox de poursuivre un travail qui demeure dans leur lignée, mais aussi d’altérer, par ses re-performances, la perception même du matrimoine féministe. Dans Once More with Feeling, par exemple, elle a délibérément voulu « montrer qu’il n’y avait pas cette division entre l’art sincère des années 1970, l’art académique des années 1980, et l’art ironique et taquin des décennies plus récentes » (traduction libre; Fox 2013). En « redonnant un souffle aux photographies d’archives de la performance », elle reconnaît aussi la résonnance de son projet avec celui de certaines artistes citées dans Tableaux vivants, qui cherchaient par leurs performances à donner « une voix aux femmes éclipsées de l’histoire de l’art » (traduction libre; Fox 2010 : 120).

J’avoue avoir été séduite par l’approche à la fois ludique et informée qu’emprunte Fox envers le matrimoine, et je l’ai tout de suite intégrée dans mon cours sur l’art et le féminisme. La liberté qu’elle se permet à l’égard des performances féministes des générations antérieures me semble en opposition avec les élans de mon propre attachement, qui risquerait plutôt de maintenir cet héritage à une distance respectueuse, comme dans un musée – instinct que j’ai justement voulu contrer en abordant la re-performance dans mon cours. À l’heure où les qualités radicales de l’art féministe et de la performance se voient potentiellement être récupérées, voire neutralisées, par leur intégration institutionnelle, les gestes de Fox renouvellent leur vitalité, refusant que les oeuvres soient embaumées.

Réitérant l’importance de la collaboration, de la mutualité plutôt que de l’hérédité, Fox ajoute dans ses réponses à mon questionnaire qu’elle aurait voulu lancer une invitation aux artistes des générations pionnières à répondre au travail des femmes artistes d’aujourd’hui. Tout comme le montrent les témoignages de Châteauvert et Perron ainsi que de Lassonde, ce qui ressort des désirs de re-performance des quatre artistes interviewées, c’est, d’une part, l’intérêt du dialogue intergénérationnel et, d’autre part, la nécessité de poursuivre dans cette lignée, tout en s’adaptant aux besoins présents : « réactualiser les problématiques liées au genre au moment où l’on assiste à un ressac, voilà sur quoi nous voulons réfléchir, sur quoi nous voulons agir », expliquent Châteauvert et Perron (2013). Pour ce faire, il importe d’abord de reconnaître les ruptures et les continuités de la lutte ainsi que de s’ouvrir aux renouvellements de sa forme et de ses propos : c’est la réalité que met en avant la diversité des impulsions et des approches qui encadrent la re-performance des oeuvres du matrimoine.