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L’intérêt scientifique marqué pour cet objet « trivial[1] » qu’est la publicité correspond sans aucun doute à son omniprésence dans nos sociétés occidentales : les discours marchands infiltrent la plupart de nos activités quotidiennes, du travail aux loisirs, de l’école à la maison. Depuis que la revue Communication a publié la fameuse « Rhétorique de l’image » de Roland Barthes il y a tout juste 50 ans, article phare maintes et maintes fois cité, les recherches se sont multipliées dans le champ des études en communication, tant en France et au Québec que dans le milieu anglo-saxon. Karine Berthelot-Guiet, qui signe la préface de Publicité, genre et stéréotypes, souligne toutefois que, au sein de ce déferlement d’études, l’approche de Stéphanie Kunert se distingue de toutes celles, nombreuses, dont le point de vue est d’emblée critique par rapport à la publicité. L’auteure parvient en effet à présenter une analyse qui se veut neutre, son objectif n’étant pas de condamner, non plus que de célébrer, cette « technologie du genre hyperbolique[2] » participant à la construction des normes de genre et de sexualité contemporaines à travers un phénomène de normalisation et de normativité. Kunert précise d’ailleurs qu’elle appréhende ces normes de genre et de sexualité comme des standards implicites et qu’elle s’éloigne ainsi de la conception foucaldienne de la norme comme instrument de contrôle et de coercition à l’oeuvre dans les « dispositifs disciplinaires » que sont l’école et la prison, par exemple.

L’originalité et l’intérêt de l’ouvrage tiennent dans l’attention accordée par l’auteure à la nature même de la publicité, conçue comme un discours « stéréotypique mass-médiatisé », essentiellement déterminé par ses impératifs économiques et, de ce fait, régulièrement évalué, jugé et dénoncé. Aussi, à travers l’étude des représentations des « minorités sexuelles et de genre[3] », mettant en lumière les transformations de ces représentations sociales, Kunert propose une réflexion théorique porteuse sur le concept de stéréotype. L’auteure, qui le définit comme un « ensemble réduit de caractéristiques attribuées de façon récurrente, répétitive, à une catégorie construite » (p. 32), reconnaît qu’il uniformise et qu’il nie les singularités, mais elle remet en question son caractère figé : « s’il est souvent dénoncé en tant que représentation figée, le stéréotype fait l’objet de détournements critiques et de re-significations qui opèrent une forme de défigement » (p. 32). Cette importante remise en question tient au fait que Kunert croise deux questions qui, d’ordinaire, sont posées séparément : d’une part, elle s’intéresse aux représentations des minorités sexuelles et de genre dans la publicité (sémiotique de l’image); d’autre part, elle examine les propos des groupes de défense des droits des minorités sexuelles et de genre sur la publicité (analyse du discours). Ainsi, en exposant la « circulation discursive[4] » des messages publicitaires, Kunert montre l’intrication des discours marchands (discours sur une personne ou un objet, discours d’assignation) et militants (discours sur soi, discours d’autonomination).

Divisé en six courts chapitres, l’ouvrage présente d’abord le contexte qui sous-tend la recherche de Kunert. En introduction, l’auteure souligne la prolifération des représentations des minorités sexuelles et de genre dans les médias européens et américains au cours des années 1990 et 2000, lesquelles sont construites à travers la « gay vague » et le « gay marketing ». Elle note que ce phénomène entraîne le développement d’un discours critique émanant des groupes militant contre le sexisme et l’homophobie, discours « visant à déconstruire voire détourner ces représentations, dénoncées comme normatives et relevant d’un discours d’assignation, dans un contexte d’intensification des mouvements dits “ antipub ” » (p. 17). Le premier chapitre mobilise la réflexion de Teresa De Laurentis et aborde la question de la publicité en tant que « technologie du genre stéréotypique », en ce sens qu’elle produit des représentations qui participent à la construction – de même qu’à la déconstruction – des genres.

Dans les chapitres suivants, illustrant son propos par une série d’exemples concrets tirés de son corpus[5], Kunert présente la « gay vague » et le « gay marketing », deux phénomènes publicitaires non exclusifs, qui se distinguent néanmoins dans le type de représentations des minorités sexuelles et de genre qu’ils proposent. La « gay vague » est définie comme l’augmentation de ces représentations dans les médias grand public et la publicité : « On voit alors représentés des couples de femmes érotisés, ainsi que des figures d’androgynes, des personnages transgenres, transsexuels et travestis » (p. 43).

L’objectif des publicitaires consiste ici à renforcer la dimension phatique de la publicité, alors que la transgression des normes de genre et de sexualité attire l’attention des publics. Kunert indique trois fonctions des personnages : érotisation (essentiellement féminine), ficelle comique (notamment par la dérision et la caricature) et illustration de la diversité sociale. Selon elle, les représentations des minorités sexuelles et de genre peuvent donc également servir à associer à la marque certaines valeurs : subversion, impertinence, ouverture d’esprit, tolérance. L’auteure soutient toutefois que ces « transgressions » contribuent paradoxalement à la réification des normes : en posant l’autre comme différent ou différente, le discours publicitaire « vient à la fois bousculer et légitimer les normes de genre et de sexualité » (p. 125).

Stimulé par la « gay vague », le « gay marketing » adopte comme destinataires les minorités sexuelles et de genre à travers des publicités publiées dans des médias gais et lesbiens. Les publicitaires qui ciblent la communauté gaie (fonction d’adresse) mettent en scène l’idéal type de l’homme blanc de classe moyenne, jeune, urbain, précurseur de tendances, qui jouit d’un grand pouvoir d’achat. En ce sens, les publicitaires créent un stéréotype social par l’amalgame d’une multitude de réalités différentes. Kunert note par ailleurs que « [c]es constructions du genre reposent sur la naturalisation du sexe, les marqueurs de féminité/masculinité étant rarement en rupture avec le sexe des personnages représentés » (p. 129). Ainsi, les marqueurs féminins correspondent le plus souvent aux normes canoniques de beauté, par exemple. L’auteure met en lumière ces « constructions de genre normatives » (p. 129) et souligne en même temps que les valeurs véhiculées dans les publicités destinées aux minorités sexuelles et de genre rejoignent aussi les valeurs traditionnelles dominantes : le couple monogame, la famille et la réussite sociale au premier chef.

Le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré aux répliques des groupes militants, qui dénoncent l’essentialisme des discours marchands et la normalisation de l’identité sexuelle tout en mobilisant des pratiques discursives similaires. Kunert évoque Stuart Hall et Michel de Certeau pour expliquer ce phénomène à partir des notions de « lecture négociée » et de « détournement ». Selon l’auteure, l’instrumentalisation de l’un par l’autre, et vice-versa, révèle l’intrication des deux discours par ailleurs opposés idéologiquement. Sa démonstration la mène à cette conclusion :

Plus un discours est stéréotypé et normatif, plus il prête le flanc à la critique, à la parodie, au piratage et au détournement. Plus un discours fige les représentations, plus il est susceptible de faire l’objet de pratiques discursives de défigement, participant du processus de circulation-transformation […] Si le stéréotype est une cage sémantique, ses barreaux souvent tordus par la critique laissent entrevoir de multiples possibilités de resignification et de résistance en réception.

p. 176

L’ouvrage Publicité, genre et stéréotypes propose sans contredit une réflexion originale, supportée par des exemples éloquents. L’insertion d’éléments visuels aurait avantageusement servi le propos, mais l’auteure n’a pas obtenu l’autorisation des entreprises, ce qui n’a rien d’étonnant compte tenu des critiques auxquelles font régulièrement face les publicitaires. Sur le plan de la forme, mises à part quelques coquilles et répétitions, l’ouvrage est bien construit et le format en demi-pages facilite la lecture. Enfin, la conclusion soulève de nouvelles questions liées à la réception des publicités représentant des minorités sexuelles et de genre : comment ces représentations sont-elles appréhendées, utilisées et éventuellement détournées par les non-militantes et les non-militants?