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Nelly Arcan, disparue en 2009, laisse en guise de testament une oeuvre hautement singulière. Comme l’illustre son roman À ciel ouvert, Arcan (2007) traque sans répit les formes évanescentes de ce désir de plaire qui renvoie à une condition féminine blanche essentialisée. On peut se demander si, grâce à son travail acharné de déconstruction de l’image de la femme consommable[1], Arcan n’accomplit pas quelque chose de l’ordre de ce qu’Angela Carter (1978) avait réussi un quart de siècle plus tôt avec son ouvrage Sadeian Woman : pousser les présupposés des relations hétéroexuelles de la Blanche occidentale dans ses derniers retranchements pour en exhiber la flagrante imposture. En effet, la mise en scène de cette surenchère n’expose-t-elle pas une volonté de ramener le « performatif » des Blanches occidentales à leur corps? En effet, les Occidentales utilisent souvent paradoxalement leur agentivité pour mettre leurs corps aux normes esthétiques du jour.

Ainsi, le passif traditionnellement attribué aux femmes réapparaîtrait sous la performativité de la féminité, leurs corps s’approchant plus vite d’un idéal grâce aux avancées de la chirurgie[2].

Cependant, l’oeuvre d’Arcan, et particulièrement À ciel ouvert, montre que ce pouvoir que leur obtiennent leurs corps bonifiés se retourne contre les Occidentales, car les canons de beauté auxquels elles s’accrochent changent toujours, les obligeant à de constantes retouches par la chirurgie. Arcan montre ainsi du doigt, en examinant des pratiques extrêmes des femmes blanches occidentales, quoique ces pratiques se révèlent de plus en plus courantes[3], le socle des relations hétérosexuelles. Elle met le plus souvent en scène des alter ego, des jeunes hétérosexuelles d’une intelligence à la précision chirurgicale qui modèlent leur corps pour atteindre un idéal hypermoderne de féminité, un corps délicatement musclé mais fort, qui reflète paradoxalement leur statut d’objet du désir. Cette opposition sujet/objet, agir/subir, qui définissait autrefois grosso modo les sexes, me permettra de souligner l’examen que fait Arcan d’une construction problématique du corps féminin hétérosexuel, qui reflète la tension entre la représentation de corps-objets et le déploiement d’une agentivité dans le discours réflexif de ses protagonistes, tension qui différencie Arcan d’autres écrivaines blanches hétérosexuelles ayant abordé les mêmes sujets dans leurs fictions ou autofictions. Je montrerai donc, par l’entremise des oppositions qui structurent À ciel ouvert, la manière dont la relation des trois protagonistes au masculin et au féminin délimitera l’arène dans laquelle on les verra se débattre.

Je voudrais enfin m’arrêter sur une catégorie qui n’est jamais mentionnée dans l’analyse politico-sociologique ou philosophique de la protagoniste, celle de la « blanchitude », de ses présupposés et prérogatives racistes tus. Je proposerai donc une définition de cette blanchitude pour ensuite m’interoger sur son lien avec le point de vue de la protagoniste d’À ciel ouvert, qui oblitère cet aspect de sa condition et de celle du milieu dans lequel elle évolue strictement.

Le symbolisme des catégories sexuelles

Comme le titre de son recueil posthume, Burqa de chair[4], le souligne, Arcan, « d’une lucidité javellisante » (Huston, citée dans Arcan (2011 : 9), effectue dans ses oeuvres un travail épistémologique qui met au jour un fondamentalisme dualiste à l’aune d’autres récents fondamentalismes. J’entends ici par « fondamentalisme » une idéologie très conservatrice, appliquée aux différences sexuelles naturalisées. Ce fondamentalisme exagère les différences entre les sexes, les naturalise par des techniques corporelles (musculation, chirurgie, remodelage du corps (body sculpting), habillement) ou par un figement des positions sociales, économiques et religieuses, selon les sexes. Les femmes que met en scène Arcan dans À ciel ouvert appartiennent à la première catégorie : elles travaillent sans cesse à naturaliser leur féminité tant par de la musculation que par la chirurgie. Ce sont par ailleurs des femmes parfaitement indépendantes, qui ont des emplois créatifs et prestigieux, ce qui accentue le paradoxe de la position d’objet à laquelle elles adhèrent en travaillant ainsi leur corps.

Je mettrai d’abord au jour le symbolisme opposant le féminin au masculin dans ce premier roman d’Arcan, parce qu’il éclaire le sentiment d’étouffement ressenti par les personnages principaux, Rose et Charles, et plus encore celui de la protagoniste Julie. J’effectuerai donc une analyse des particularités thématiques et structurales d’À ciel ouvert, dont le style convoque des ressources formelles et symboliques d’une grande maîtrise. Le roman met en scène dès le départ un symbolisme stratifié de l’espace qui oppose le féminin au masculin, confortant les traditionnelles catégories sexuelles, ce qui ne manque pas de rappeler les paroles de Judith Butler (1993) selon lesquelles l’humain n’est que rarement intelligible sans les catégories de sexe.

Le titre du premier chapitre d’À ciel ouvert, « Le ciel à marée haute », annonce déjà la symbolique spatiale des oppositions masculin/féminin, le masculin étant assimilé dès le départ à la verticalité (ciel, soleil, Dieu) et le féminin, à l’horizontalité (eau). Remarquons toutefois que l’horizontal se verticalise (« à marée haute »), comme si le féminin était emporté par un masculin générique. Des leitmotivs du masculin parcourent la première page : d’abord, le masculin s’inscrit dans le nom de la protagoniste, Julie O’Brien. Ce patronyme − nos sociétés étant patrilinéaires − inscrit doublement le père, puisque O’Brien (of Brien) signifie « fils ou fille de Brien », comme si la fille, dans sa vie sociale, que représente le nom de famille, ne pouvait se dégager de la gangue du père. Dans The Handmaid’s Tale (La servante écarlate) (Atwood 1984), le nom de famille de la protagoniste sert les mêmes fins : il attire l’attention de la lectrice sur le génitif, indice de possession de la femme par l’homme. La protagoniste est renommée « ofGlenn » après le remplacement de la démocratie par une théocratie, la préposition of devant le prénom masculin indiquant clairement l’appartenance de la jeune femme à ce Glenn. Ainsi, Atwood établit dans cette dystopie des liens clairs entre un patriarcat forcené, un christianisme fondamentaliste de mèche avec l’État, qui annule la démocratie existante, et la misogynie qu’il met au jour en voilant ses femmes. Elle met donc en évidence la soumission des jeunes femmes aux hommes qui ont l’âge d’être leur père, thème qui nous ramène à l’un des motifs sous-jacents d’À ciel ouvert.

Attardons-nous pour le moment à l’incipit d’À ciel ouvert, à la « carte du ciel » remplie de symboles masculins : le ciel, lié au vertical masculin, est ici associé à une autre image masculine dans notre langue française comme dans les langues latines : le soleil, qui darde, pique, métaphore phallique peu voilée, et qui, autrefois lointain, se rapproche, descend, comme un père inconscient, pour brûler sa progéniture (Arcan 2007 : 7 et 11; l’italique est de moi) :

C’est sous un soleil d’été que cette histoire avait commencé, l’an dernier, sur le toit de l’immeuble où vivait Julie O’Brien et où elle était allongée comme une écorchure, sans mentir, mot qu’elle s’était donné en respect pour sa peau formée de rousseur et de blondeur, une peau qui venait de l’Irlande si on la faisait remonter à la troisième génération paternelle, et qui n’était pas armée, s’était-elle dit ce jour-là, contre l’acidité du soleil d’aujourd’hui, qui darde, qui pique vers la population mondiale ses rayons […] Jamais le soleil n’avait paru plus près de la Terre qu’en ce jour-là. Il faisait même peur à voir, donnait l’impression de s’être agenouillé, prosterné sur le corps de Montréal en géant débile qui méconnaît sa force.

Le soleil est aussi associé au ciel, lui-même lié au divin. Dieu le père (théologie catholique), avec ses colères d’enfant gâté, ses intransigeances et ses jugements à l’emporte-pièce, flotte toujours quelque part dans le ciel. Le ciel est d’ailleurs plus présent que la terre comme entité géographique et reflète, dans ses manifestations météorologiques, les dérangements spectaculaires du trio Julie-Charles-Rose.

Toujours dans l’incipit, le toit de l’édifice où vit le trio amoureux reprend et réunit l’antinomique doublet horizontal/vertical en ce qu’il constitue l’espace le plus haut d’une construction (un édifice à huit étages) et qu’il se présente, dans ce cas-ci, comme une terrasse, un plan horizontal. Ainsi, avec une phrase de la première page comme « Le toit de l’immeuble où elle habitait la rapprochait du soleil et de ses aiguilles » (Arcan 2007 : 7), se profile la relation de la fille au père et le désir de lui plaire à ses propres dépens. La menace paternelle qui plombe sur la fille, Julie, est réitérée dans la métaphore de sa peau blanche, vulnérable au soleil : « une peau qui venait de l’Irlande si on la faisait remonter à la troisième génération paternelle » : le père est ici à la fois géniteur de cette peau blanche et le soleil qui la frappe, l’abuseur (id.). Ce qui n’empêche pas Julie de s’efforcer « de plonger dans ses pensées pour résister à la brûlure par laquelle elle souhaite gagner en beauté » (ibid. : 8). Voilà donc où le bât blesse : le père symbolique « brûlant » de désir pour sa fille, le soleil comme oeil désirant et impitoyable (parce qu’il est incestueux) du père, la fille qui souffre de la brûlure qu’infligent ses dards et songe à mourir, et pourtant brûle du désir de lui plaire[5]. Voilà la trame sur laquelle se bâtira la relation de Julie aux hommes et, par ricochet, sa relation de concurrence avec les femmes, basée sur celle qui vise à évincer la femme plus jeune (ici Rose).

Toutefois, on l’a vu, si le toit est symboliquement chargé, le lieu verticalisé d’un idéal à atteindre, il est aussi le lieu horizontal, l’arène, où se présentent (soit réellement, soit par la pensée) et le dangereux idéal (le soleil, plus haut, qui brûle) et les obstacles à l’atteinte de cet idéal : on l’a vu, c’est l’endroit où, bronzant, Julie O’Brien se représente son père comme celui qui lui a transmis les gènes la rendant vulnérable au soleil.

Le toit horizontal est aussi le lieu où peu après Julie rencontrera Rose, Blanche trentenaire qui, comme Julie son aînée, a subi de nombreuses chirurgies plastiques pour se maintenir au summum de la beauté. Mais Rose ne possède pas l’introspection de Julie, sa décapante capacité d’analyse. Dès les présentations, Rose parle à Julie de son conjoint Charles, afin que Julie les reconnaisse comme un couple, ce qui produit l’effet contraire. Le désir nécessite une triangulation[6], et l’on envie de préférence ce que l’autre a : Julie, qui n’a pas été amoureuse depuis sept ans, bien qu’elle ait été jusque-là indifférente à Charles, ressent pour lui un regain d’intérêt parce que Rose constitue une rivale intéressante. Enfin, le toit deviendra l’arène où se dérouleront de nombreuses scènes entre Julie et Rose. Parmi ces scènes, il faut noter la spectaculaire et cathartique finale qui clora le combat mortel engagé par Julie et Rose pour que la gagnante occupe la place de conjointe officielle de Charles. On voit que la verticalité, disons la hiérarchisation qu’imposent à la fois le décor de la grande ville et son présupposé, la concurrence, rejoignent une quête d’absolu. Le mythe d’un dieu raisonnable ou plein de compassion ayant été déboulonné, les protagonistes, Julie et Rose, se rabattent sur leurs corps, le ciselant à l’infini : le grand idéal loge désormais dans les possibilités des corps d’atteindre une perfection de déesse.

Ces premiers paragraphes du roman, qui servent d’incipit tonal, se terminent par une assertion paradoxale, mais bien d’Arcan : « et elle avait eu une autre pensée, que ce monde était une maison dont il fallait pouvoir sortir, si on voulait y rester » (Arcan 2007 : 8). Ce paradoxe annonce un état d’urgence généralisé, que Martine-Emmanuelle Lapointe (2008 : 143), dans un compte rendu critique, a étiqueté le « syndrome de la fin ». Dans celui-ci, Lapointe discute, peu après la parution d’À ciel ouvert, et donc avant le suicide d’Arcan, à la fois de la mort dont est imprégné ce récit et de l’impression générale de fin du monde qui filtre à travers le tissu du texte, dans un article plutôt mitigé.

Déjà, dans l’incipit du texte, le soleil crée une atmosphère « comme un four, tourné vers l’enfer ». Il s’agit de l’élargissement du point de vue précédent, une planète surpeuplée invivable parce que, s’y tailler une place, c’est monter l’échelle jusqu’en haut, défi qui relève d’une lutte épuisante : « des milliards d’existences à côtoyer en un voisinage planétaire […] ses bilans de morts […] ses incessantes manifestations à repousser si l’on tenait à la vie » (Arcan 2007 : 7). Ainsi, bien que cette énumération accablante situe le désespoir de Julie à l’échelle planétaire, ce désespoir tient fondamentalement à ce qu’elle perçoit comme intenables les demandes de la société sur les femmes, qui sont de l’ordre de la représentation, de l’apparence : ces exigences empêchent les femmes de se tailler légitimement une place dans le monde, de s’accomplir en oubliant le corps qui les emprisonne. D’ailleurs, la comparaison qu’établit Julie avec les exigences minimales de la société envers les hommes quant à leur physique, en raison de leur statut hégémonique, montre bien que la « pornographisation » des relations hétérosexuelles empire la domination sur les femmes, pour laquelle Julie accepte toutefois sa part de responsabilité : « Charles était grand aux yeux bleus […] avait […] des mains immenses qui la manipulaient au lit, qui la renvoyaient à sa place dans une attitude immobile et attentionnée, dirigée vers les plans de l’autre, des plans pornos comme chez d’innombrables hommes de sa génération, mais dans lesquels elle trouvait aussi son compte » (Lapointe 2008 : 143; l’italique est de moi).

On l’a vu, cela n’empêche pas la paradoxale Arcan de montrer des personnages de femmes se complaisant dans une lutte épuisante contre leur corps pour atteindre et conserver une perfection d’adolescente, cependant que ses protagonistes, dont Julie, dénoncent par leurs questions et remarques impertinentes l’imposture généralisée à laquelle participent pères et mères, fils et filles, ce dont je parlerai à l’instant.

La tension entre la réification du corps et l’agentivité du discours

Dans ce premier roman d’Arcan, la narration passe sans transition des préoccupations immédiates de sa protagoniste à des considérations sociologiques, où Arcan touche au socle de nos sociétés traditionnellement genrées et « racisées », au nerf de la division sexuelle traditionnelle et, de ce fait, dénude l’humain souffrant sous la mascarade des sexes. Comme plusieurs critiques l’ont remarqué[7], les protagonistes féminines d’Arcan se distinguent en se prêtant à l’objectification tout en s’arrogeant une parole démystifiante qui en fait des sujets. Cette particularité n’est donc pas propre à ce premier roman. En effet, une des singularités de l’écriture d’Arcan, qui a valu à son auteure le titre de « philosophe » − de la part de Nancy Huston (2011 : 9), dans son introduction aux derniers écrits publiés, Burqa de chair − est celle qui consiste à réunir, à l’intérieur d’autofictions ou de récits qui en ont l’apparence, des considérations générales à partir de sa position, à la fois point de vue d’observation (viewpoint) et point de vue situé (standpoint). Comme l’écrit Isabelle Boisclair (2009a), Nelly et ses doubles se conforment à la position d’objet assignée à la femme, mais elles parlent, commentent depuis cette position, ce qui en fait des sujets dotés d’agentivité.

En vivant dans leur corps cette position d’objet que leur discours, leur position énonciative ne cessent de dénoncer, les héroïnes d’Arcan adoptent une position d’ethnographe postmoderne : elles ne s’imaginent pas la vie de l’objet, elles la vivent, poussant à l’extrême les conséquences de leur aliénation pour en tirer une leçon qui rejoint la catégorie classe/genre/sexe/race à laquelle elles s’associent.

De cette analyse ressortent deux des aspects qui me semblent les plus prégnants : d’abord, les relations hétérosexuelles représentées repoussent les limites traditionnellement assignées aux sexes en les exagérant − Arcan, effectuant une anatomie des relations hétérosexuelles blanches, à la fois les dépouille et en exagère les traits pour en faire ressortir le dénominateur commun : l’objectification à laquelle se prêtent ces Blanches pour rester dans la mire du désir de leurs hommes. Ensuite, Arcan fait paradoxalement porter ce discours sur l’objectification volontaire à ses narratrices, en en faisant des êtres déchirés, scindés.

Manifestement, À ciel ouvert structure aussi son récit aux paroles jaillissantes selon ces deux pôles : l’un, individuel, un huis clos étouffant où deux femmes, Julie et Rose, se disputent un homme par ailleurs peu agentif, Charles; et l’autre, collectif, une réflexion sociologique, voire épistémologique, sur notre monde et sur le « commerce » des humains − « commerce » recouvrant ici le sens ancien de relation, de même que le sens moderne d’affaires (business), puisqu’en ce terme se fondent des relations réifiées.

C’est dans cette tension entre deux pôles qu’il faut, selon moi, comprendre l’originalité d’Arcan, objet d’étude retournant sa conscience sur lui-même. Ce premier pôle pourrait lui-même se diviser si on contemple la relation de Julie à son corps : elle l’aguerrit, car il menace constamment de l’abandonner, tente de lâcher prise en évoluant lentement vers son inéluctable vieillesse. Cependant, même jeune et au summum de sa forme, le corps devient perfectible avec les avancées de la chirurgie, les interventions chirurgicales participant de sa performativité.

Il faut noter toutefois un itinéraire des plus inquiétants dans le refus graduel des hommes de vivre dans l’intimité avec les femmes, tel qu’il est représenté dans les récits autofictifs d’Arcan et dans le roman qui fait l’objet de cette étude, et dont Boisclair (2009a) a amplement discuté. Très brièvement, disons que, dans Putain, le rapport à l’homme mis en scène est celui de la prostituée-escorte avec des hommes de deux fois son âge, des figures paternelles. Arcan a elle-même montré comment s’effectue déjà une distanciation du fait que la pute se présente comme un stéréotype de la femme que son statut et l’argent qu’on lui paie permettent d’avilir. Dans Folle, l’homme dont Nelly s’est éprise, un cyberpornographe, interpose entre elle et lui, par l’intermédiaire d’un écran, de très jeunes filles virtuelles, glanées sur le Web, dont on perçoit encore les visages, et donc, les traits raciaux, mais qui sont doublement éloignées du fait qu’elles sont réduites à des représentations imagées et dépersonnalisées. Nelly doit mimer leur comportement pour attirer son amant, tout en sachant qu’elle ne fait pas le poids justement parce qu’elle a un poids, qu’elle n’est pas virtuelle, comme Boisclair (2009a) l’a astucieusement remarqué.

Dans À ciel ouvert, la situation d’éloignement entre homme et femme a atteint un comble, une anatomisation : Charles consomme de la cyberpornographie dure (hardcore), se masturbant devant des images de parties sexuelles blessées, ecchymosées, abîmées de jeunes femmes déjà fragmentées, car aucun corps complet n’est visible, encore moins les visages liés à ces corps. Toutes les particularités des femmes à qui appartiennent ces « morceaux » ayant disparu, dont le visage, et donc l’ethnie, on serait bien en peine de dire quoi que ce soit des particularités individuelles ou ethniques de ces femmes, les morceaux réunis ne constituant jamais un être humain. Il y a donc d’un côté, avec le virtuel, un éloignement de la relation à des femmes réelles et, de l’autre, un rapprochement (avec gros plans) de parties de l’anatomie féminine.

On voit d’ailleurs que dans À ciel ouvert une autre frontière de l’anatomisation est franchie, car Charles consomme non seulement des parties sexuelles sur le Web, mais des parties de corps féminisés par leur victimisation, par la violence qui leur est faite, les hématomes, les blessures béantes ou les ecchymoses les marquant d’un abaissement, d’une réification supplémentaire. Il s’agit de la fragmentation au carré puisqu’il ne reste que des parties de corps féminins anonymes devenues morceaux de viande abîmés[8]. Comme la Cynthia de Putain, qui, à ses clients d’âge mûr, demandait s’ils aimeraient que leur fille se prostitue, leur remettant au visage la nécessité du tabou de l’inceste pour la survie de la famille, Julie établira pour Charles des liens entre ses goûts sexuels très particuliers et les quartiers de viande en compagnie desquels, enfant, il était enfermé par son père boucher lorsqu’il demandait où étaient sa mère et sa soeur.

L’explication de Julie, bien qu’elle soit un « raccourci odieux », avait fasciné Charles « parce qu’elle lui avait fait revivre son enfance, avec comme guide cette femme qu’il connaissait à peine et qui avait tiré l’essentiel de sa vie, en sa voyance, avec deux cartes, celle de la boucherie, qui ouvre, et celle de la photographie, qui scelle » (Arcan 2007 : 61). Cette phrase d’une limpidité lucide, magnifique de simplicité, est aussi la clé de la vie de Julie et de Rose, qui travaillent, comme Charles, dans l’image, la représentation. Toutes deux entretiennent des frontières floues entre leur réalité et celle de l’image, car elles aussi font boucherie de leur corps, pour ensuite le sceller en une image parfaite, prête à être consommée dans la rue ou au gymnase.

Arcan se garde bien de ne faire de Charles qu’un sale pornographe ou de taxer son père de psychopathe : on comprend que les voix récurrentes de la schizophrénie du père l’attaquant au seul rappel de l’abandon de sa femme et de sa fille, il séquestrait Charles parmi les quartiers de cadavres d’animaux accrochés au plafond pour lui épargner les ravages de sa folie.

Selon un paradoxe propre à Arcan, Julie, en établissant le lien pour Charles entre ses goûts sexuels pervers et les traumatismes de son enfance, éclaire leur origine et accepte les scénarios érotiques de Charles où elle doit demeurer comme morte pendant qu’il se masturbe devant son corps volontairement blessé ou déformé par une récente chirurgie. La séparation de Rose et Charles supposait que ce dernier devait faire connaître à une autre ses désirs singuliers, et ainsi les reconnaître pour lui-même, ce qui explique que Charles n’ait jamais été tenté par quelqu’un d’autre que Rose avant que Julie s’intéresse à lui. Et c’est Julie qui le révélera à lui-même.

La situation de plus en plus intenable dépeinte dans À ciel ouvert, contrairement aux romans pornographiques à la mode, montre la vulnérabilité psychique de tous ses protagonistes, ce qui proscrit tout jugement hâtif chez le lecteur ou la lectrice et tue dans l’oeuf toute velléité de titillation. On ne dira jamais assez qu’Arcan est une écrivaine morale.

Parallèlement, Arcan a aussi souligné, en le creusant jusqu’à l’écoeurement, que l’aplanissement du symbolique en un rationalisme matérialiste qui se traduit par un retour sur le corps, le sien et celui des autres – une réification causée ou aggravée par ce que Fredric Jameson (2007) a déjà appelé un « capitalisme tardif » − peut avoir pour étrange conséquence le retour du rapport au sacré. La fin d’À ciel ouvert, par exemple, que Lapointe (2008 : 147) qualifie de « grotesque » − Rose montrant sa vulve rajeunie par la chirurgie aux photographes invités par Julie lors d’une conférence de presse annonçant son documentaire sur les femmes accros à la chirurgie plastique –, ramène étrangement à l’obsession du père de Charles, qui, dans ses crises psychotiques, vénérait l’oeil-vulve des Amazones.

À cette difficulté pour Charles s’ajoute la mise au jour de son passé par la perspicace Julie, nouvelle situation qui l’ébranle au point que la réception de la photo du sexe remodelé que Rose lui a envoyée anonymement, avec lequel elle compte pouvoir le reconquérir, précipite chez lui une crise psychotique : Charles imagine alors que l’oeil des Amazones toutes-puissantes que son père craignait tant est revenu. En effet, le gros plan de sa vulve que Rose a transmis à Charles par courriel deux jours plus tôt déclenchera les voix de ce dernier, qui le somment de se rendre à l’oeil-vulve des Amazones. Les deux générations d’hommes se télescopent en une seule ici, Charles se rendant à l’obsession de son père pour la chair et les femmes en plongeant du toit de l’édifice où a lieu le battage médiatique du documentaire de Julie.

Si la relation au sacré est symbolisée par un dieu-le-père au sommet de sa hiérarchie, qui mime celle de l’homme en société, le fait que ce soit Charles qui perde le cap, et qui, conséquemment, se jette en bas de l’édifice, remet quelque peu en question la verticalité représentative du masculin, puisqu’elle s’inverse : Charles perd la tête, puis plonge vers sa mort : c’est vers le bas que Charles se dirige dès qu’il perd le contrôle de sa vie, dont les différents fragments étaient assemblés par le ciment de fantasmes qui recouvraient un récit dont Julie reconstitue le casse-tête devant lui.

Par ailleurs, les épisodes de vénération de l’oeil-vulve des Amazones, celles du père, puis du fils, sacralisation si enfouie qu’elle n’apparaît que lors de crises psychotiques, représentent l’autre versant de la réapparition du sacré dans la plus pure matérialité et révèlent ainsi le retour du réprimé : le regard de la femme, donc son esprit, dans la partie la plus représentative de son corps-mythe : la vulve, référent du sexe et de la reproduction. Tout se passe comme si ni Charles ni son père ne pouvaient gérer dans la relation hétérosexuelle autre chose que des corps morcelés de femmes, de peur de voir réapparaître une mère toute-puissante (Amazone), juge (l’oeil), donc castrante.

Le fait que les parties génitales (private parts) deviennent ici domaine public rappelle cet étrange tableau de Courbet intitulée L’origine du monde (1866), où est clairement exhibé le sexe velu entre les cuisses ouvertes d’un corps sans tête de femme étendue. En dépit du traitement réaliste, choquant à l’époque, le tableau se rapproche du sacré, du moins revêt un certain mystère du fait que le sexe est ici rapproché de la naissance de l’être humain, donc du monde. Marcel Duchamp s’inspirera de ce tableau dans sa dernière oeuvre multimédia, Étant donnés (1946-1966)[9], où également un corps sans tête (et vraisemblablement sans vie) de femme comportant des parties d’animaux gît au crépuscule dans un endroit liminaire. Il semble donc que la question de la représentation de la femme dans son entièreté, en particulier avec sa tête, pose problème. À ciel ouvert met en récit ces représentations masculines d’un féminin découpé, fragmenté, incomplet, pour révéler ce qui se cache derrière ce désir de fragmentation du féminin, qui tournerait autour de la peur de reconnaître la femme comme sujet.

La relation du corps à l’identité : la question de la blanchitude

Je me pencherai dans les pages qui suivent sur les conséquences de la blanchitude mise en scène dans À ciel ouvert, mais jamais discutée franchement dans la narration, en contraste avec la discussion omniprésente des identités sexuelles hétéronormatives.

Labrosse (2010 : 26) affirme que, chez Arcan,

le corps de l’héroïne, et plus particulièrement sa beauté, de même que le pouvoir sexuel qui en découle, constituent un enjeu incontournable, à tel point que le corps, d’une part, paraît indissociable de la quête identitaire des narratrices (ou personnages) et, d’autre part, semble conditionner les formes liées au discours romanesque[10].

Ainsi, le corps chez Arcan infléchit non seulement le parcours du personnage, mais la forme que le récit prendra. Arcan (2007 : 183-184), fine anthropologue, constate ce qui suit par l’intermédiaire du personnage cinéaste de Julie :

Dans toutes les sociétés, des plus traditionnelles aux plus libérales, le corps des femmes n’était pas montrable, enfin pas en soi, pas en vrai, il restait insoutenable, fondamentalement préoccupant. Quand cet insoutenable virait à l’obsession, le monde prenait les grands moyens pour traiter la maladie, des moyens d’anéantissement ou de triturations infinies.

Plus tard, Julie rencontre son alter ego, Rose, à qui elle suggère de changer le sujet du documentaire auquel elle participera : « Le sujet de photographie de mode a glissé vers le calvaire du corps à travailler. Le titre du documentaire pourrait être Burqa de chair. Il pourrait raconter l’histoire de femmes qui enterrent leur corps sous l’acharnement esthétique » (Arcan 2007 : 185), suggère Julie, qui a le sens de la formule et un esprit de synthèse.

Dans ses autofictions précédentes, Arcan incarnait une escorte, prostituée embellie et gardée jeune par la chirurgie et l’entraînement incessant : bien que cette notion de la beauté participe de l’hypermodernité, elle constitue par ailleurs une représentation traditionnelle de la féminité en ce que ses protagonistes sont tout entières définies par le corps et le désir qu’il suscite, y compris dans leur profession. Toutefois, dans le roman À ciel ouvert, Julie, qui possède le même type de corps, est une cinéaste documentariste connue. Elle réfléchit dans son métier sur les pratiques corporelles des Blanches montréalaises, groupe auquel elle appartient. Arcan, avec l’emploi de son alter ego Julie dans À ciel ouvert, ne vise pas à mettre en scène son propre corps idéalisé par la chirurgie; elle veut plutôt sublimer le phénomène qu’il reflète dans la réflexion que suscite le documentaire. D’ailleurs, Julie ne fait pas de cinéma de fiction, connu pour embellir la réalité, mais des documentaires, qui rapportent la réalité.

Julie suggère dans son documentaire que ce qui distingue les femmes occidentales des grandes villes tient à un surinvestissement du corps, qui signifierait la personne entière. Les femmes se soumettraient volontiers à la chirurgie plastique pour éviter l’opprobre social ou pour monnayer la permission de grimper l’échelle sociale traditionnellement réservée aux hommes. Cette mesure est parfois comparée au voile exigé pour les musulmanes, mesure que Julie nomme « burqa de chair ». Voici un des passages où cette réflexion se construit (Arcan 2007 : 183) :

Elle avait envie de parler des images comme des cages, dans un monde où les femmes, de plus en plus nues, de plus en plus photographiées […] devaient se donner des moyens de plus en plus fantastiques de temps et d’argent, des moyens de douleurs, moyens techniques, médicaux, pour se masquer, substituer à leur corps un uniforme voulu infaillible, imperméable, et où elles risquaient, dans le passage du temps, […] de basculer du côté des monstres.

Labrosse (2010 : 27) affirme que « les études qu’ont menées des chercheuses et des chercheurs tels qu’Efrat Tseëlon, Naomi Wolf et Ervin Goffman tendent à montrer qu’en Occident les femmes se définissent davantage par rapport à leur corps et à leur apparence physique que les hommes, pour qui l’apparence est sans conséquence réelle sur le plan de leur vie professionnelle, sociale ou affective ». Ces études sont fondées sur une population considérée comme principalement blanche et hétérosexuelle, bien que l’on puisse supposer que toutes les femmes des grandes villes soient soumises aux mêmes pressions.

Justement, À ciel ouvert se situant à Montréal, on imagine que seraient représentés, ne serait-ce qu’en arrière-plan, des hommes ou des femmes d’autres ethnies ou de minorités visibles. Et c’est le cas au début du roman, où une description de Julie concernant la foule bigarrée qui fête la coupe de soccer (foot) remportée par les Portugais donne lieu à des remarques d’ordre sociologique comparant le caractère de ces premiers (venus jouer sur le territoire québécois) et celui des Québécois, où l’on comprend que les Portugais ont le narcissisme sain, car ils fêtent bruyamment leur victoire, « accompagnés de leurs femelles » (Arcan 2007 : 20), alors que les Québécois ne sont bons qu’à ressasser leurs vies médiocres :

Les Montréalais allaient accorder leur assentiment, admirer en eux [les Portugais] le courage de la fierté nationale, leur audace de se proclamer les plus forts; ils allaient saluer une attitude guerrière à laquelle ils n’avaient plus droit depuis longtemps, une façon de bomber le torse qui avait été remplacée par un éternel examen de conscience.

Le fait que cette procession se passe au coin de l’avenue Coloniale en dit long sur les conséquences à long terme de la colonisation au Québec, discutées un peu plus bas (Arcan 2007 : 21) :

Julie constatait en elle les symptômes de cette mise en procès de sa nation, de l’entreprise sociale de fustigation de soi-même, dont celui de se tenir dans les gradins du monde, de le regarder comme un théâtre où passait la vie des autres, dont l’ennui et la torpeur, la fuite, la mort par dénigrement, rabaissement, affaissement des pères, cette mort de l’âme qui pouvait frapper à grande échelle un peuple en le laissant se reproduire dans son propre tombeau.

La question de la « race » est toujours géographiquement contextualisée dans À ciel ouvert, réduite à l’ethnie ou à la région géopolitique, ce qui rend sa représentation problématique. N’empêche que les télescopages mêmes opérés ici – les « Musulmans[11] » sont traités en catégorie générique, sans que l’on sache, par exemple, s’il s’agit de Palestiniens, de Marocains, d’Afghans, de Françaises ou d’Indonésiennes; l’entière nation portugaise est réduite à ses fanatiques de soccer; les membres de l’ethnie franco-québécoise sont présentés comme ayant tous le même passé colonial, alors que l’on fait forcément référence à des Québécois de souche. Ce type de description, si efficace qu’il soit, suggère néanmoins une réduction de l’autre, et sous-tend par contraste une blanchitude naturalisée.

Il ne fait aucun doute que l’intrigue d’À ciel ouvert se limite à un huis clos entre Blancs et Blanches[12], comme dans les oeuvres précédentes d’Arcan, où la guerre entre les sexes et entre générations mise en scène est si intense que la question de la « race » est évacuée. En outre, l’invisibilité de la « race » du « racisant » est traditionnellement caractéristique de la blanchitude, affirmait Colette Guillaumin déjà en 1972 (2002 : 18) : « La fixation à la spécificité des racismes a contribué à voiler la très réelle spécificité du racisant en abordant ce dernier dans une optique de généralité qui excluait une définition sociologique de sa position ».

Chris Headly (2010 : 1423; ma traduction) définit ainsi le concept de blanchitude (whiteness) : « une construction sociohistorique qui se présente à la fois comme base de l’identité et comme critère de la distribution de différentes formes de capital, qu’il soit social, culturel, politique, humain ou financier[13] ». La blanchitude serait une « construction métaphorique » aux critères variables, mais qui constituerait une « catégorie normative dans des contextes social, civique et légal, ainsi que comme métaphore économique et psychologique » (Headley 2010 : 1425; ma traduction)[14]. On a vu que la construction idéologique de la race demeure, malgré les études publiées sur l’absence de valeur scientifique sous-tendant le terme, parce qu’elle donne droit à des avantages, qu’ils soient sociaux ou autres, pour celles et ceux qui sont considérés comme faisant partie de la population blanche[15]. C’est justement parce que les traits liés à la définition des races changent selon les sociétés et les époques que les sociétés ne se préoccupent pas de définir les traits spécifiques aux groupes « altérisés ». Guillaumin affirme d’ailleurs que le racisme est d’autant plus indélogeable qu’il est fondé sur un discours scientifique qui tient lieu, pour beaucoup d’Occidentales et d’Occidentaux, de sacré[16].

Qu’en est-il de l’intersection femme et race blanche? Ruth Frankenberg[17] a, il y a déjà plus de 20 ans, pensé l’intersection race, genre/sexe et classe en se concentrant sur ce que voulait dire « être blanche ». Elle affirmait en gros que la « race » définit les contours des vies des Blanches de la même manière que la vie des gens est marquée par leur sexe et le genre auquel ils s’identifient. La « blanchitude », résume Frankenberg (1993 : 1; ma traduction),

constitue d’abord le lieu d’un avantage structural, de privilège racial. Ensuite, la blanchitude est un point de vue (standpoint), un lieu depuis lequel les gens se regardent, regardent les autres et la société. Enfin, la « blanchitude » fait référence à un ensemble de pratiques culturelles qui ne sont pas examinées et donc qui ne sont pas nommées.

Comme le problématise Guillaumin (2002 : 12), « les catégories institutionnelles [sont] revêtues de la marque biologique ». Guillaumin affirme qu’il faut faire l’exercice d’élargir l’idéologie raciste à toute idéologie discriminatoire qui invoque la biologie pour asseoir le privilège des uns ou des unes sur les autres, de manière à en comprendre les préceptes. Elle inclut donc dans cette idéologie, selon ses manifestations, une discrimination fondée sur des critères prétendument biologiques envers les personnes psychiatrisées, les femmes, les enfants, les classes sociales inférieures, les gens qui se trouvent dans des situations légales les vulnérabilisant, ainsi qu’envers toutes les couleurs de peau, sauf la blanche. Elle distingue ainsi « une certaine identité de traitement verbal entre des catégories dont le dénominateur commun est d’être “ altérisées ” » (Guillaumin 2002 : 13).

Si l’on adopte ces catégories de Guillaumin, on peut remarquer que le projet paradoxal d’écriture d’Arcan est à la fois de se rapprocher de la catégorie du même, l’hégémonique, le mâle, le blanc − dont le soleil dans À ciel ouvert constitue un symbole partiel − et de dénoncer l’altérisation grandissante de la femme qui ne se prêterait pas au jeu de l’amélioration esthétique par la chirurgie. Selon les termes de Guillaumin, la femme serait une personne toujours déjà racisée, parce qu’elle est marquée par son sexe dévalorisé.

L’héritage colonial des Québécoises et des Québécois de souche, comme tient à le rappeller Arcan dans le passage que j’ai cité plus haut, pourrait constituer une sorte de malencontreuse justification du fait de ne pas considérer des relations sociales avec des gens racisés. Les protagonistes d’À ciel ouvert se trouvant déjà dans une position de grande vulnérabilité, ils et elles tendraient à fermer les portes à l’autre racisé ou racisée, n’en ayant tout simplement pas l’énergie psychique. Il faut ici considérer que Julie ou Rose, personnages principaux, sont déjà, de par leur sexe, altérisées. Leur passé de colonisées en fait donc d’autant plus des minoritaires.

Dans de telles circonstances, la lisibilité du sexe féminin, sa surdéfinition grâce à des critères valorisés par l’hégémonique masculin, aurait pour corollaire la quasi-absence de représentation de minorités visibles. Bien que beaucoup de gens d’origine québécoise, nord-américaine, n’appartiennent pas principalement à des minorités visibles, ils appartiennent à une ethnie au lourd passé colonial, qui, d’ailleurs, dès qu’elle s’aventure hors de ses frontières, devient une minorité audible par sa différence de langue.

Ainsi, pour résumer l’argument de cette partie, j’avancerais que, bien que les Québécoises et les Québécois dont parle la protagoniste d’Arcan bénificient pour la plupart du fort capital symbolique de la race blanche, et bien que le français qui est leur langue maternelle possède un capital symbolique considérable, comme l’ont montré les études de Pascale Casanova (2008), ils et elles ressentent encore les conséquences de leur passé de francophones colonisés dans un continent anglo-américain, se considèrent encore, selon les remarques de Julie citées plus haut (Arcan 2007 : 20-21), et pour emprunter les mots de Pierre Vallières (1994) comme des « nègres blancs d’Amérique » parlant un français pas tout à fait orthodoxe. Ajoutons à cela que le sexe féminin est « toujours déjà racisé » et l’on trouve chez les Québécoises blanches, selon la représentation qu’en fait Arcan, qui pourtant est une auteure de l’extrême contemporain, une double minorisation.

Conclusion

Bien que ce roman s’inscrive dans la lignée des autofictions d’Arcan, où l’identité a partie liée avec le corps remodelé, dans À ciel ouvert, Julie, la protagoniste, échappe à la superposition corps-emploi et dénonce, de par sa position de documentariste, la trop grande attention accordée au corps féminin en Occident, qui suggère que les femmes qui veulent réussir dans le monde doivent remodeler leur corps par un entraînement brutal et par la chirurgie, pratique résumée par la saisissante appellation « burqa de chair ».

Arcan condamne dans À ciel ouvert la réification accélérée du corps des Occidentales blanches, car ce sont elles qui accèdent au plus grand nombre de professions, et donc qui ont accès à un certain capital, dénonçant cette entrave − acceptée par un grand nombre en raison des paradoxaux avantages que la soumission à ces pratiques esthétiques comporte − à une réelle égalité. L’exigence de retour au corps pour la femme, dont il faut cacher les singularités en le recouvrant des signes d’une beauté canonisée, remet les Blanches à leur place de gardiennes des corps et de la beauté, obscurcissant leurs réelles avancées dans le monde social et artistique, comme les personnages d’À ciel ouvert l’illustrent. Elles acceptent ainsi de payer la rançon de leur réussite, ce contre quoi Arcan se bute et se rebute dans ce roman, montrant spectaculairement l’impasse où mène cette soumission aux diktats d’une hétéronormativité effrénée.

Quant à la représentation de la race dans À ciel ouvert, on note qu’elle n’est pour ainsi dire pas problématisée, ce qui prouve généralement que la blanchitude est un privilège qui ne nécessite pas d’explication à l’exclusivité de ses représentations, son statut hégémonique lui permettant de se poser comme non-race. La quasi-absence des « races » autres que blanches dans le Montréal pourtant multiethnique qui sert de décor à À ciel ouvert s’explique en partie par le désir d’Arcan de se concentrer sur ce qu’elle connaît intimement, soit la bataille que se livrent les femmes dans un contexte hétéronormatif balisé par les diktats d’un marché imprégné de culture patriarcale. Dans le contexte de la blessure d’une nation formée de personnes ex-colonisées, la minorisation vécue par la catégorie « femmes » est telle que lui additionner la représentation d’une autre minorité obligerait à tenir compte de facteurs complexes et peut-être à considérer le statut privilégié de la Blanche par rapport aux femmes racisées. L’économie de la représentation des autres « races » est ainsi en partie justifiée, d’autant plus que le toit de l’édifice et les cafés où l’essentiel de l’intrigue a lieu sont situés dans l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal, à très forte majorité blanche et francophone.