Corps de l’article

Selon Beatriz Gimeno, la prostitution est une des questions majeures au sein du mouvement féministe, celle qui l’a le plus divisé en deux moitiés apparemment irréconciliables. Pour l’auteure, ce blocage sur le sujet a été l’objet de prises de position virulentes, rend difficile le fait de prendre en considération des arguments féministes à l’occasion des débats politiques sur la prostitution. Dans son ouvrage paru en 2012, elle cherche à dépasser ce « dialogue de sourdes » pour tenter de resituer ce débat. Elle émet l’hypothèse que ce dernier est mal posé et postule qu’il est possible d’en arriver à un « accord minimal » entre les deux positions qu’elle préfère nommer « proprostitution » et « antiprostitution » plutôt que « réglementaristes » et « abolitionnistes ». Pour elle, la prostitution concerne toutes les femmes, et toutes ont le droit de se saisir de la question. Activiste féministe et lesbienne, Gimeno, d’origine espagnole, est très connue comme écrivaine, poétesse et ancienne présidente de la Fédération étatique des lesbiennes, gays, transsexuels et bisexuels (FELGTB) de 2003 à 2007, période au cours de laquelle le mariage entre personnes du même sexe a été légalisé en Espagne. Depuis mai 2015, elle est députée de Podemos (gauche) à l’Assemblée de Madrid. Cet ouvrage est son premier consacré au sujet de la prostitution qu’elle considère comme « une blessure ouverte au sein du féminisme partout dans le monde » (p. 16).

Gimeno ne cache pas sa position « antiprostitution », mais elle reconnaît être d’accord avec plusieurs arguments « proprostitution ». L’écriture de ce livre a été déclenchée par sa participation à deux conférences sur la prostitution en 2009. Elle y a constaté un décalage générationnel marqué par un désaccord de la plupart des jeunes féministes radicales par rapport aux arguments abolitionnistes. Gimeno pointe ce décalage comme inquiétant et propose un exercice d’autocritique, de contre-argumentation de ses propres idées, déconstruisant les points faibles des arguments des unes et des autres. Comme elle le souligne, ce débat a lieu à un moment où l’usage de la prostitution et sa banalisation sociale ne font qu’augmenter. De plus en plus de personnes se positionnent pour sa régulation, surtout en Espagne, pays semi-réglementariste, considéré par certaines personnes comme « le plus grand bordel d’Europe » (p. 18). En effet, Gimeno fait le constat qu’à partir des années 90 la prostitution a explosé en Espagne et qu’elle est devenue très visible, dans et hors les villes. D’anciens hôtels routiers (motels) sont devenus des bordels : en 2008, on dénombrait 11 000 places hôtelières réservées à la prostitution et de 300 000 à 600 000 prostituées en Espagne (Brufao Curiel 2008 : 11). Le proxénétisme y a été partialement dépénalisé avec la réforme du Code pénal de 1995. La prostitution est donc partout, à commencer par les grands médias espagnols, dont elle alimente substantiellement les revenus publicitaires. Des associations offrent des cours de « professionnalisation à la prostitution » avec la promesse d’embauche immédiate (par exemple, le « cours basique de prostitution professionnelle », donné en mai 2012 à Valence, ou le cours de l’association Aprosex, donné en février 2014 dans le contexte de l’augmentation de la demande de prostituées à l’occasion du Mobile World Congress à Barcelone). Les proxénètes – ou « entrepreneurs de maisons closes » – ont leur propre syndicat, l’Asociación Nacional de Empresarios de Locales de Alterne (ANELA), qui lutte pour la réglementation et qui entretient des liens forts avec l’extrême droite (Cantarero 2007). De plus, l’Espagne arrive en première position des pays européens pour la « consommation de la prostitution » : « 39 % des hommes espagnols déclarent avoir eu recours à une prostituée au cours de leur vie » (p. 241). Il existe un terme en espagnol pour les nommer : los puteros. Pour finir, certaines mairies délivrent des ordonnances prohibitionnistes qui pénalisent les femmes exerçant la prostitution dans l’espace public, comme à Barcelone où l’on trouve l’« ordonnance du civisme » [sic] en vigueur depuis 2006, ou la Loi 10/2011 qui criminalise les prostituées présentes le long des autoroutes. Le contexte de ce livre est donc très différent de celui des pays abolitionnistes comme la France ou la Suède et se rapproche plutôt des modèles réglementaristes de l’Allemagne ou des Pays-Bas. En 2006, un débat sur la situation de la prostitution en Espagne a eu lieu au Parlement espagnol : la réglementation de la prostitution y a été refusée par 37 voix contre 3, mais, selon Gimeno, ce débat n’a pas servi à renouveler les questionnements.

Gimeno a rédigé son ouvrage pour révéler les nuances et avouer ses doutes dans cette polémique (p. 27), tout en refusant un quelconque relativisme. Elle dit faire le pari du dépassement des binarismes et s’engage pour des positions hybrides, hétérodoxes, entre les arguments des réglementaristes et des abolitionnistes. Ce pari audacieux mais périlleux implique de faire toutes sortes de concessions, ce qui lui a valu des critiques venant des deux camps. La clef de voûte de l’analyse de Gimeno est que la prostitution se révèle une institution incompatible avec l’égalité entre les femmes et les hommes et qu’elle renforce l’inégalité : « depuis le féminisme, la légitimation de la prostitution est impossible » (p. 23). Selon l’auteure, la normalisation de la prostitution aggrave la position sociale de toutes les femmes dans un pays: sa banalisation dans l’entreprise constitue une entrave à l’égalité au travail, elle influe aussi sur les coutumes des jeunes et rend impossible leur éducation à l’égalité. Gimeno précise dès le début de son livre que l’on est devant une institution très complexe qui maintient l’ordre du genre (gender order), selon l’expression de Raewyn Connell (p. 26). Elle considère que le point nodal du problème, si l’on adopte une perspective féministe, est le type de sexualité masculine véhiculée dans la prostitution. Il faut donc mettre les hommes au centre du débat : « qu’il y ait des femmes qui se prostituent est parfaitement logique : il y a un marché qui paie pour ce service et beaucoup de femmes qui ont besoin d’argent. Ce qu’il faut expliquer, c’est pourquoi les hommes croient avoir besoin de la prostitution » (p. 71). Pour Gimeno, « l’idéologie sexuelle masculine la plus hégémonique et patriarcale se fait passer comme antihégémonique, progressiste, féministe. Il n’y a rien de plus normal pour un homme que de se vanter d’aller aux putes » (p. 201). Elle cite Slavoj Žižek (p. 25), pour qui le propre de la postmodernité est de faire passer les discours conservateurs pour progressistes. Gimeno affirme que la majeure partie de la prostitution en Europe a un lien avec le trafic ou la traite (p. 28) et ce serait un des points sur lequel les deux camps pourraient trouver des bases communes.

Dans son ouvrage structuré en huit chapitres, Gimeno pose la question suivante : comment lutter contre l’institution tout en respectant les droits fondamentaux des femmes qui se prostituent? Pour l’auteure, la discussion avec les prostituées est un principe de base, ces dernières n’ayant d’ailleurs pas une position monolithique. Il faut donc démythifier l’idée fausse selon laquelle les positions proprostitution représentent les prostituées. Elle cite à plusieurs reprises Carla Corso ou Pia Covre, leaders du mouvement des prostituées. En revanche, elle ne mentionne pas les témoignages des femmes qui sont sorties de la prostitution, et elle semble également méconnaître les associations des femmes survivantes de la prostitution.

Dans le premier chapitre, Gimeno pointe les faiblesses de l’argumentation des deux camps. Le point faible de l’argument antiprostitution est la question du consentement : il ne faut pas nier le consentement des femmes dans la prostitution. Quant au point faible des arguments proprostitution, Gimeno parle de leur incapacité à considérer la prostitution comme un problème structurel de l’inégalité de genre. Elle estime que la considération de la prostitution comme étant ou non un travail, la distinction entre prostitution et traite ainsi que l’existence de violences sont des éléments du débat qui ne sont pas pertinents et qu’il faudrait parvenir à les dépasser. Elle renverse ainsi les principales questions en jeu, notamment les principes de base du mouvement néoabolitionniste, qu’elle semble parfois ne pas bien maîtriser en opérant des glissements entre abolitionnisme et prohibitionnisme (p. 268).

Dans le deuxième chapitre, Gimeno se demande si la prostitution est un problème moral et montre que les arguments moraux sont présents dans les deux camps. Dans le troisième chapitre, Gimeno défend le besoin d’historiciser la prostitution et retrace une généalogie du débat à partir de la promulgation des Contagious Disease Acts en Angleterre au xixe siècle. Dans le quatrième chapitre, sur la question de l’agentivité (agency) et du consentement, elle défend l’idée qu’il faut distinguer prostitution choisie, prostitution forcée et traite, ce qui contredit ainsi l’argument selon lequel « toute prostitution est identique ». Dans le cinquième chapitre, Gimeno aborde la question du stigmate et s’oppose aux théories qui affirment que le principal problème dans la prostitution serait la stigmatisation des prostituées, comme le soutient Gail Pheterson (2000). Pour Gimeno, le stigmate est intrinsèque à la prostitution et dans l’actuel ordre de genre légitimer la prostitution n’affaiblit pas le stigmate, mais le renforce : « Le stigmate existe parce qu’il est nécessaire à l’existence de la prostitution, car en réalité ce qui est vendu, ce n’est pas du sexe mais la dévaluation féminine […] ce que les hommes érotisent dans la prostitution, c’est le stigmate » (p. 194).

Sur les liens entre sexe, genre et prostitution (sixième et septième chapitres), Gimeno argumente contre ceux et celles qui considèrent la prostitution comme du « sexe transgressif, non reproductif, comme du plaisir » : la prostitution n’est pas du sexe mais du pouvoir. Finalement, Gimeno se positionne contre la réglementation de la prostitution (huitième chapitre) et propose de s’attaquer aux hommes qui achètent des femmes dans la prostitution afin qu’ils deviennent des parias sociaux. Même si Gimeno s’intéresse aux hommes, elle ne cite pas les recherches qui sont faites sur les puteros, notamment les travaux de Malarek (2013) ou de Farley, Bindel et Golding (2009). Par ailleurs, on regrette que la question des conséquences de l’exercice de la prostitution ne soit pas abordée, en particulier celle de la dissociation (Ekis Ekman 2013).

Tout au long de l’ouvrage, Gimeno se demande s’il existe un réel débat. Toutefois, elle ne s’interroge pas sur le fait que le problème, peut-être, est précisément de faire de la prostitution un débat intellectuel, de rester dans le « monde des idées », comme l’a dit Andrea Dworkin (2007 : 77), au lieu d’en faire un sujet politique ancré dans la réalité sociale. Étant donné que très peu de livres critiques sur la prostitution ont été publiés en Espagne, l’ouvrage de Gimeno est devenu une référence incontournable sur le sujet. Après sa parution, Gimeno a parcouru l’Espagne afin de le présenter et d’en débattre. Un an après sa sortie, dans un article paru en ligne sur le site de la plateforme féministe Feminicidio (2013), Gimeno abandonne l’ambition première du livre et admet être placée devant deux courants irréconciliables : « maintenant je pense que le débat entre positions réglementaristes et abolitionnistes est irréductible et je crains qu’il continuera à l’être. Il n’est pas possible d’approcher des positions, ni de débattre ni de trouver aucun terrain commun parce qu’il n’existe pas. » Gimeno considère que le courant réglementariste utilise souvent un discours d’insultes, sans nuances, et ajoute que « l’image de l’abolitionnisme comme un secteur du féminisme moralement conservateur, qui prétend criminaliser les prostituées, qui ne parle pas avec elles et qui ne les respecte pas, est une image intentionnellement biaisée et qui n’est pas vraie » (Gimeno 2013). Elle invite finalement les lectrices et les lecteurs à entreprendre une analyse macrosociale : « toute critique de la prostitution doit transcender les raisons personnelles de ces femmes pour se centrer sur l’institution prostitutionnelle, cela veut dire l’historiciser et indiquer quel rôle joue aujourd’hui la prostitution dans le patriarcat et le capitalisme contemporains, quels intérêts elle sert » (Gimeno 2013).