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Depuis les années 70, la théorisation de l’exploitation du travail domestique en tant que travail « ménager » (Della Costa et James 1973), « gratuit » (Delphy 2003; Fougeyrollas-Schwebel 2004), « reproductif » (Falquet et Moujoud 2010; Nakano Glenn 2009), « de care » (Hochschild 2004; Molinier 2013), « de santé » ou « de soin » (Cresson 2006; Guberman, Maheu et Maillé 1993) assigné aux femmes constitue un enjeu fondamental de la critique féministe. Outre ce constat unanime de la mise au travail spécifique des femmes dans la famille quant à la prise en charge des personnes (proches âgés, malades, enfants, conjoint et conjointe), l’élaboration progressive d’une conceptualisation extensive[2] du travail a soulevé la nécessité d’une analyse de la production selon laquelle la famille est inséparable de l’étude des autres institutions (économiques, politiques, culturelles, religieuses, médicales, etc.) (Fougeyrollas-Schwebel 2004). Dans leur ouvrage intitulé Espace et temps du travail domestique (1985), Danielle Chabaud-Rychter, Dominique Fougeyrollas-Schwebel et Françoise Sonthonnax montrent comment le travail domestique est fondé sur la disponibilité maternelle et conjugale des femmes au sein de la famille. À cet effet, les travaux de Christine Delphy posent l’inscription du travail domestique dans un rapport de domination, soit l’exploitation patriarcale, qui a cours dans le mode de production domestique. Ce travail gratuit, qui paradoxalement a une valeur s’il est échangé contre un salaire dans l’économie de marché, est un travail « approprié » (Delphy 1970, 1978, 1998 et 2003).

La question du travail domestique demeure au coeur de l’analyse de l’oppression des femmes, qui prend de nos jours des formes variées. Par exemple, il s’accompagne aujourd’hui d’une externalisation internationale et raciale inédite du travail domestique vers d’autres femmes, rendue notamment possible par la formation récente d’une classe de femmes à haut revenu (Kergoat 2009 : 113). Au Québec, la proportion de femmes (et de mères) qui occupent un emploi est plus élevée que jamais, ce qui n’enlève rien, ou presque rien, au fait que la distribution asymétrique du travail domestique incombe aux femmes de manière très marquée[3]. La description de ces inégalités de sexe est bien documentée, ce qui n’est pas nécessairement le cas des facteurs et des mécanismes qui les reproduisent, les renforcent ou, au contraire, pourraient être susceptibles de les atténuer. Ces angles morts dans l’analyse de l’oppression des femmes nous apparaissent liés à la nature même de ce travail, corollaire des rapports sociaux de sexe, et aux problèmes de méthode qui en découlent.

La nature du travail domestique et les problèmes de méthode

Pour les raisons décrites ci-dessus, il fait généralement consensus que le travail domestique ne peut pas être entièrement objectivé et rationalisé, et son évaluation ne peut être réduite à une mesure du temps qu’il faut pour le réaliser. Les aspects émotionnels du travail domestique, comme l’empathie, la préoccupation pour autrui ou la sollicitude (Dussuet 2013; Hochschild 2004), et ses aspects cognitifs, comme l’ampleur de la charge mentale qu’il induit (Haicault 2000), ne s’évaluent ni ne se mesurent dans les outils de l’économie conventionnelle (Benelli et Modak 2010; Damamme et Paperman 2009; Folbre et Nelson 2000; Madörin 2013). Dans la perspective des rapports sociaux de sexe, le travail domestique ne peut pas être entièrement objectivé parce qu’il s’inscrit, d’ores et déjà, dans les dynamiques qui distribuent les sexes en deux catégories suivant un rapport de production à la fois matérielle et idéelle (Haicault 2000). Participant de l’élaboration d’un statut de « mère » (Fougeyrollas-Schwebel 2004), le travail domestique tend à être naturalisé ou vu comme « allant de soi » dans le contexte de la parentalité, ce qui peut poser des problèmes de repérage (Cresson 2006), à la fois pour les pères et les mères, mais aussi pour les professionnels et les professionnelles de la santé et du travail social. Ainsi, bien que la méthode « budget-temps » et les échelles de répartition des tâches aient été utilisées pour analyser le travail domestique, ces outils ne peuvent mettre au jour ni sa nature (une heure de travail domestique n’égale pas une heure de travail salarié), ni les causes de son non-partage dans le couple hétérosexuel (Chabaud-Rychter, Fougeyrollas-Schwebel et Sonthonnax 1985; Delphy 2003).

Force est donc de constater que les efforts pour appréhender de façon empirique le travail domestique se butent à plusieurs obstacles politiques, théoriques et méthodologiques. Il n’empêche que ces efforts sont inévitables, ne serait-ce que pour saisir l’ampleur et les ressorts de l’exploitation qui se réalise dans et par la division sexuelle du travail. Pour ce faire, une attention particulière doit être accordée aux dimensions « invisibles », et souvent inconscientes, du travail domestique, puisque non seulement elles participent à sa dévalorisation, mais qu’elles déterminent aussi les rapports au travail et les modalités selon lesquelles il est vécu, le rendant plus ou moins lourd, agréable ou valorisé (Dussuet 1997; Fougeyrollas-Schwebel 2004; Molinier 2004). Sur la base de ces considérations, notre article propose une réflexion autour d’un dispositif méthodologique ayant pour objet de mettre au jour les activités regroupées sous la notion de « travail domestique », dispositif que nous avons élaboré dans le contexte d’une recherche menée auprès de parents d’enfants ayant reçu un diagnostic de trouble du spectre de l’autisme (TSA).

Le travail « intensifié » des parents d’enfants ayant un TSA

Dans nos recherches antérieures, nous nous sommes intéressées au travail domestique « intensifié » (comprenant l’éducation, la stimulation, la recherche d’aide, les soins et les tâches d’entretien liées à l’enfant) qu’effectuent quotidiennement des mères de jeunes enfants ayant reçu un diagnostic de TSA (Courcy 2014; Courcy et des Rivières-Pigeon 2013). Comme d’autres chercheuses (Green 2007; Home 2008), nous avons constaté l’ampleur de ce travail auquel les mères sont de facto assignées. La prégnance du travail cognitif qu’elles effectuent, notamment en raison des besoins particuliers de ces enfants, est apparue comme un aspect central de leur expérience, de même que la charge émotionnelle qui accompagnait la réalisation de certaines tâches (par exemple, intervenir auprès de l’enfant qui est en crise et qui s’automutile). Par ailleurs, ces aspects cognitifs et émotionnels étaient difficilement saisissables, les répondantes n’en faisant pas toujours état ou préférant parler des aspects plus « concrets » de leur travail, tels que faire des séances de stimulation ou aider les intervenantes. Enfin, la présence de tâches simultanées, concomitantes et sujettes à de multiples interruptions a également posé des défis à la mesure du travail domestique effectué par ces mères.

Comme nous l’avons expérimenté, il ne suffit pas d’observer ou de questionner les parents pour faire apparaître le contenu de leur travail et la charge immatérielle qui y est associée. Cette entreprise nécessite, ainsi que le proposent Natalie Benelli et Marianne Modak (2010 : 41), de « mettre en place le dispositif méthodologique de sa mise en visibilité » afin, s’agissant de notre recherche, de mieux comprendre comment, dans un contexte d’assignation prioritaire de ce travail aux mères, le couple vit concrètement cette asymétrie, la tolère ou la compense. Le dispositif de mise en visibilité du travail domestique effectué et par la mère et par le père – qui se charge de quoi, qui délègue quoi à qui et sur la base de quels motifs – devait permettre de documenter la réponse à ces questions. Dans les lignes qui suivent, nous présenterons tout d’abord le dispositif méthodologique élaboré, puis une réflexion quant à ses apports à l’analyse du travail domestique dans une perspective féministe.

Le dispositif méthodologique retenu

Nous avons privilégié une démarche qualitative afin de dépasser un questionnement sous forme de « quoi » et de « combien », dont nous avons évoqué les limites plus haut, pour nous investir dans les questions de compréhension du travail domestique : « comment » et « pourquoi » les choses surviennent-elles de telle ou telle façon (Miles et Huberman 2003 : 27)? À cet effet, nous avons choisi d’effectuer des entretiens semi-dirigés sur la base de photos, de notes écrites ou d’enregistrements (audio ou vidéo) recueillis par les deux parents au cours des deux semaines précédant l’entretien. Cette démarche méthodologique originale intègre des éléments de la méthode des photovoix[4]. Ainsi, les entretiens, bonifiés de traces photographiques, écrites, sonores et audiovisuelles, permettent davantage de liberté de présentation de soi et de « mise en scène » aux personnes interviewées et offrent une diversité de matériaux d’analyse et une comparabilité plus grande pour orienter les chercheuses dans leur compréhension de la réalité étudiée, en l’occurrence le travail domestique et les modalités de sa prise en charge dans le couple. Une double coconstruction des données peut ainsi être constatée, d’une part, de la chercheuse et, d’autre part, de la personne interviewée qui sélectionne ce qui lui semble pertinent ou significatif dans son expérience. Enfin, l’entretien avec chaque parent sur la base des traces photographiques, écrites, sonores ou audiovisuelles permet d’explorer une double réflexivité qui constitue en quelque sorte les deux faces d’une même médaille. Côté pile, on a les tâches photographiées, enregistrées ou notées; côté face, on regroupe celles qui ne sont pas montrées par les parents et les raisons qui sous-tendent ces choix. Dans le présent article, nous centrerons notre analyse sur les tâches que, dans l’ensemble du travail domestique, les parents ont documentées afin de tenir compte, d’une part, de l’importance que les parents accordent à ces tâches et, d’autre part, de la façon dont la réalisation de chacune d’entre elles est vécue par la personne qui l’effectue.

Les étapes de la collecte des données

Le dispositif méthodologique se divisait en trois temps. Dans un premier temps, une entrevue avait pour objet de mieux connaître la situation des familles et de répertorier les tâches quotidiennes liées à l’enfant relevées par les personnes interviewées. Ainsi, les mères et les pères ont d’abord été rencontrés séparément, généralement à une semaine d’intervalle. Dans un deuxième temps, soit entre la première et la seconde rencontre, les parents étaient invités à prendre des photos, des notes et des enregistrements (audio ou vidéo) de leurs tâches auprès de l’enfant, et ce, à l’aide d’un appareil multimédia portatif qui leur était fourni. Enfin, dans un troisième temps, une entrevue avait lieu avec chaque parent pour lui permettre de raconter (décrire, expliquer) les photos, notes ou enregistrements réalisés au cours de la semaine précédente. Les documents recueillis par les parents n’ont pas été analysés en tant que tels, mais ils nous ont été utiles durant l’entretien pour enrichir notre compréhension de la nature des tâches domestiques. Le but était d’entendre les pères et les mères parler des tâches domestiques, de comprendre leurs impressions et leurs perceptions subjectives à propos des tâches qu’ils et elles avaient choisi de nous présenter et non de faire la liste exhaustive de toutes les tâches effectuées. Ces données, tout comme les autres, sont ainsi construites sur la base d’observations nécessairement orientées.

Les familles rencontrées

Une soixantaine de familles ont répondu à l’appel de la recherche qui a circulé dans les réseaux sociaux. Nous avons sélectionné 15 familles sur la base de leurs caractéristiques afin de composer un échantillon hétérogène, à l’image de la grande diversité des familles d’enfants ayant un TSA au Québec (nombre d’enfants, âge et diagnostic; revenu des parents; état civil; expérience d’immigration au pays, etc.)[5]. La plupart des participantes et des participants vivaient en couple avec l’autre parent de l’enfant présentant un TSA. Nous avons également rencontré deux familles monoparentales dirigées par une femme, un père qui avait la garde partagée de ses enfants et une famille recomposée constituée de la mère de l’enfant et de son nouveau conjoint. Presque toutes les familles comptaient deux ou trois enfants et quatre familles comptaient plus d’un ou d’une enfant présentant un TSA. Les entrevues ont été amorcées en mai 2013 et se sont terminées en février 2014. Nous avons rencontré les parents séparément à deux reprises : 15 l’ont été à leur domicile (10 mères et 5 pères); 4, sur leur lieu de travail (2 mères et 2 pères); et 3, dans un local de l’Université du Québec à Montréal (1 mère et 2 pères)[6]. Au total, 44 entrevues ont été conduites, chacune d’une durée moyenne d’une heure et demie[7].

L’analyse des données

Notre démarche d’analyse comportait deux volets. Dans un premier temps, nous avons effectué une analyse thématique de l’ensemble des entrevues réalisées afin de mettre en évidence les tâches domestiques repérées par les mères et les pères ainsi que leur répartition dans le couple, s’il y avait lieu. Dans un second temps, nous avons comparé, pour chaque personne, ces résultats selon qu’ils provenaient de la première ou de la seconde rencontre, puisque la description des tâches, durant celle-ci, était soutenue, objectivée en quelque sorte, par le dispositif méthodologique. Par exemple, lorsqu’une répondante nous parlait au cours d’une des rencontres des activités de stimulation qu’elle effectuait avec son enfant, nous avons alors constitué une catégorie nommée « tâches d’éducation et de stimulation » qui comprenait tous les extraits s’y rapportant. Ces derniers pouvaient aborder la façon dont cette tâche était effectuée et vécue, la manière dont elle était répartie ou négociée dans le couple, etc. Pour chacune des catégories constituées, nous avons ainsi comparé les extraits selon qu’ils provenaient de la première ou de la seconde rencontre effectuée avec chaque parent.

Une réflexion sur les apports du dispositif méthodologique

Cette section regroupe des résultats centraux de l’enquête en vue de mettre au jour, grâce au dispositif méthodologique choisi, les tâches généralement englobées sous l’expression « travail domestique ». Cependant, notre réflexion portera ici essentiellement sur les avantages ou les inconvénients de ce dispositif méthodologique pour le repérage et l’analyse des inégalités de genre propres au travail domestique, dans un contexte (le soin, extrêmement lourd, à un ou une enfant présentant un TSA) qui sollicite énormément les parents. Nous ferons d’abord le constat de l’investissement personnel dissymétrique des pères et des mères dans les tâches ménagères et liées à l’éducation et au soin de l’enfant. Nous exposerons par la suite les variations constatées dans le discours des parents sur leur répartition de ces tâches entre la première et la seconde rencontre. Puis nous montrerons la manière dont le dispositif méthodologique a également permis la documentation des aspects moins visibles du travail effectué par les parents rencontrés. Enfin, nous avancerons que son caractère participatif favorise une mise en évidence stratégique de l’inégalité vécue par les participantes.

Un investissement dissymétrique

Comme nous l’avons relevé, parmi les couples sollicités pour l’enquête, trois pères et une mère ont refusé de participer à l’étude et un père s’est retiré une fois la recherche amorcée. De façon générale, il est documenté que la participation des femmes est beaucoup plus élevée que celle des hommes dans les recherches portant sur la famille, et ce, d’autant plus lorsqu’il s’agit de familles d’enfant ayant un TSA (Flippin et Crais 2011). Par ailleurs, le refus de participer à ces recherches alors que l’autre parent y est investi constitue en soi un indicateur d’inégalité au sein du couple (Costigan et Cox 2001). Dans cette recherche, l’investissement personnel des participantes et des participants est effectivement apparu comme un révélateur de leur engagement dans les tâches ménagères, particulièrement dans celles qui concernent le bien-être et le développement de l’enfant ayant un TSA. Les pères qui se percevaient et se présentaient aux chercheuses comme étant très engagés dans l’éducation et les interventions auprès de l’enfant montraient, comparativement aux autres pères, plus de photos, d’enregistrements ou de notes. Cette perception était également confirmée par les conjointes que nous avons interrogées. Bien que les parents se soient accordés pour dire que l’appareil était facile à utiliser et à transporter pour documenter ses tâches, plusieurs pères ont confié l’avoir oublié à un certain nombre de reprises, voire pendant des jours. Des mères ont également oublié l’appareil à certains moments, mais, contrairement aux pères, elles ont « compensé » (M8E2)[8] en produisant plus de matériel dans les jours suivants. Sans surprise, l’ajout de travail occasionné par la participation à la recherche était surtout soulevé par les mères. L’une d’entre elles, esquissant au passage un portrait du non-partage des tâches dans son couple, s’exprimait en ce sens :

C’était difficile parce que je dois tout gérer. J’ai eu une grosse semaine, mais j’ai tout de même réussi à prendre des photos. J’arrivais à 22 h, je n’avais pas pris ma douche, je n’avais pas soupé, je n’avais encore rien fait [dans la maison]. C’était une chose de plus à penser.

M5E2

De plus, la participation du conjoint à la recherche constituait pour des mères une tâche additionnelle qu’elles ont d’ailleurs documentée, photo à l’appui ou, comme le confiait ce père, par la prise de notes concernant les tâches de son conjoint afin qu’il « ait quelque chose à dire » lors de sa seconde rencontre (P6E2). De façon générale, les pères qui avaient moins de matériel à partager (photos, enregistrements, notes) se disaient moins investis dans les tâches de la maisonnée et semblaient dans plusieurs cas se décharger de la collecte des données sur leur compagne. L’investissement dissymétrique dans la recherche a fait apparaître la logique conjugale sexuée de la répartition des tâches domestiques.

Des variations dans les discours et la doxa de sexe

Le dispositif méthodologique nous a également permis de dépasser un premier niveau de discours sur le travail domestique pour mieux comprendre les mécanismes de sa répartition inégalitaire. Lors de la première rencontre, les parents interrogés étaient très peu bavards à ce sujet. Une grande majorité s’en tenait à établir la liste des tâches et de leur répartition dans le couple. Relancés à plusieurs reprises sur les raisons qui, selon les personnes interviewées, expliquent cette division du travail au sein de leur famille, les mères comme les pères mentionnaient leurs préférences respectives. Au dire des parents, tout semblait s’organiser de façon harmonieuse et « naturelle », sans qu’ils aient à discuter ou à négocier : « Ça s’est fait comme ça, naturellement. Chacun ses tâches, comme dans un bureau : c’est moi qui gère ce dossier-là. C’est du non-dit », précisait une mère (M4E1). Paradoxalement, les propos recueillis démontraient que les préférences ne pouvaient expliquer à elles seules la répartition indiquée, certaines tâches étant désignées comme « moins plaisantes » (par exemple, faire le ménage ou le lavage ou encore entamer un processus de plainte lorsque l’enfant ne pouvait recevoir des services d’intervention appropriés) ou « difficiles » (par exemple, la gestion des crises de l’enfant, la préparation des repas selon la diète sans gluten ou l’articulation des heures en emploi avec sa présence aux rendez-vous de l’enfant). Les mères qui assumaient la grande partie de ces tâches « moins plaisantes » et « difficiles » le justifiaient alors, non plus sur la base de préférences, mais parce qu’elles leur revenaient sur la base d’« allants de soi » du type : « c’est comme ça parce que je suis la maman » (M7E1) ou encore « c’est comme ça dans toutes les autres familles » (M6E1). En droite ligne avec la théorie de la justice distributrice (Baxter 2000), ces extraits montrent que les rôles de sexe naturalisés étaient individuellement évalués par les mères à la lumière de comparaisons avec la situation d’autres mères de leur entourage.

Lors de la seconde rencontre, d’autres éléments sont ressortis dans les discours sur la répartition des tâches dans le couple. Tout d’abord, l’enjeu de la « bonne » réalisation des tâches liées à l’enfant. En effet, les parents soulignaient les conséquences négatives sur l’enfant (par exemple, les crises, la régression des apprentissages), mais aussi sur leur propre personne (devoir gérer la crise et les coups donnés par l’enfant, reprendre ses apprentissages) si les tâches n’étaient pas réalisées comme elles devaient l’être. La justification alors exposée à la répartition de la tâche était que le parent le plus « habile » s’en chargeait. Toutefois, soulignons que cette « compétence » pour une tâche spécifique reposait sur l’expérience de l’avoir souvent effectuée (Kaufmann 1997). Ainsi, plus une mère avait assumé une tâche, plus elle était susceptible d’avoir développé une façon de faire plus efficace que son conjoint, et donc plus cette tâche tendait à lui revenir. À titre d’exemple, un père nous a expliqué que sa conjointe se charge toujours de faire les recherches et les demandes de services puisque, « comme elle est restée à la maison, elle connaît mieux tous les petits détails et les diagnostics que l’on a eus » (P7E2). Cette stratégie semblait ainsi justifier le fait qu’un parent puisse se décharger de ses tâches sur l’autre. Non sans lien, l’idéal d’un partage égalitaire de la tâche faisait donc l’objet de commentaires mitigés puisqu’il avait un « coût » : générer des tâches supplémentaires (montrer comment faire au conjoint « moins habile » et le superviser (« coacher »)), outre le fait d’assumer les conséquences auprès de l’enfant si la tâche n’était pas réalisée comme il se devait. Une mère raconte avec éloquence :

Mon conjoint essaie d’embarquer [dans les interventions], mais il ne va pas forcément penser de lui-même. Il me demande quoi faire. Comme hier, il a voulu couper les ongles du petit sans le préparer et le petit a fait une crise. J’ai dû aller gérer. Je lui ai dit : « La prochaine fois, tu lui mets un timer pour lui dire que c’est ce qui se passe dans trois minutes. » Si je ne lui dis pas, il n’y pensera pas nécessairement tout seul.

M6E2

En fin d’entrevue, plusieurs parents nous ont également confié que les tâches à réaliser génèrent des conflits au sein de leur couple. Un père soulignait en ce sens : « [Sur le dictaphone], j’ai parlé des difficultés que les tâches génèrent sur la famille. Comme le fait que l’on se soit obstiné, ma conjointe et moi » (P3E2). Le fait d’avoir rencontré les parents à deux reprises semble également avoir favorisé une relation de confiance, ce qui expliquerait en partie que les parents nous ont parlé de ces difficultés, tues lors de la première rencontre et conséquentes de la relation antagonique entre les sexes. Le caractère implicite et « désavantageux » du partage des tâches pour les mères (ici en leur ajoutant du travail) ont ainsi fait apparaître la doxa de sexe dans les discours (Haicault 2000) ainsi que les « coûts » personnels qu’entraîne le fait d’y déroger à court terme.

Une meilleure saisie des contours de l’invisible

Les documents réunis par les parents afin de nous raconter leurs tâches ont constitué de précieux compléments des entretiens et nous ont permis une meilleure saisie des contours de l’invisible du travail domestique qu’ils effectuent. Plus précisément, nous avons considéré trois éléments révélés par le dispositif méthodologique dans notre analyse de ce travail : le contexte dans lequel il est réalisé; le travail « en amont » qu’il comprend; et les dimensions émotionnelles et taboues du travail domestique. Nous avons ainsi accédé à une plus grande richesse d’information que ce que nous auraient permis de recueillir des entrevues du type « classique », qu’elles soient effectuées sur la base d’un seul entretien ou sous la forme d’une enquête budget-temps.

Le contexte de réalisation

La pluralité des formes que pouvait prendre la documentation des tâches nous a fait accéder à une foule de petits éléments qualitatifs qui enrichissent non seulement la description de la tâche effectuée, mais aussi notre compréhension du contexte dans lequel cette tâche est réalisée. Par exemple, des mères et des pères ont préféré utiliser les enregistrements vidéo, jugeant qu’ils permettaient de montrer des éléments contextuels. Une mère souligne à ce propos :

Mon fils est très sonore. Tu ne peux pas avoir ça en photo. Il fait toujours des bruits. Avec la vidéo, tu peux entendre le bruit. On entend l’ambiance qui devient de plus en plus intense. [Autre exemple :] il a fait une crise et il s’est enfermé dans sa chambre. Si je prends une photo de la porte, on ne peut pas savoir ce qui se passe de l’autre côté. Mais avec la vidéo, on l’entend crier et tout lancer par terre.

M1E2

En comparant ce que la même mère nous a dit sur la tâche quotidienne d’aller chercher l’enfant à son retour de l’école et ce que la vidéo nous en montre, on remarque une différence notable des niveaux d’information accessibles à propos de cette tâche :

Première rencontre : À 15 h, il arrive de l’école. C’est compliqué de le sortir de l’autobus. Des fois, je suis obligée de l’agripper avec son harnais parce qu’il veut s’écraser par terre.

M1E1

Seconde rencontre : [Nous regardons une vidéo qui montre l’enfant sortir de l’autobus scolaire, et que la mère commente]. C’est là que le combat commence. Il s’en va vers la rue […] Je le tiens par le harnais. Il s’écrase. Je suis obligée de mettre mon genou pour pas qu’il tombe complètement par terre […] Tu vois, il me pousse et s’écrase à terre. Physiquement, c’est hyper dur. C’est comme ça jusqu’à la porte. C’est tous les jours.

M1E2

Voir les tâches en train d’être réalisées en compagnie de la personne qui les a accomplies, et qui les (re)vit, était porteur d’un surplus de sens difficilement saisissable au travers d’une simple description orale des tâches, telle que nous l’avons recueillie lors de la première rencontre du type « classique ». Une mère soulignait que le visionnement des vidéos était « très important pour vraiment faire comprendre ce [qu’elle] vi[t] » (M9E1). Pour les chercheuses, voir se réaliser les tâches ménagères et les activités de soin consacrées à l’enfant leur a permis de mieux comprendre comment une tâche, « simple » a priori, peut se révéler dans le contexte exposé particulièrement lourde. De plus, la narration des tâches à partir des enregistrements vidéo et audio donnait à voir la simultanéité de certaines tâches et le fait qu’elles étaient sujettes à de multiples interruptions dans leur réalisation. Un extrait illustre bien ce fait :

[Cette vidéo] est pour montrer que je dois toujours regarder par la fenêtre quand je fais les repas. Je dois toujours arrêter. Aux trois minutes, je vais voir, c’est sans arrêt. Tu coupes une carotte. Tu vas voir. Une autre carotte. Tu y retournes. On ne tient jamais pour acquis qu’il est en sécurité dans la cour. Que fait-il? Est-il tombé? Est-il blessé? Il est cascadeur. Il grimpe partout. Là je suis sortie dehors. Je le cherchais. Je me suis battue avec lui pour le faire entrer dans la maison. [Plusieurs minutes plus tard,] je reviens au souper. Une chance que rien n’était sur le feu…

M1E2

Comme le montre l’extrait précédent, des vidéos nous ont permis de voir l’intrication de différentes tâches qui nécessitent la disponibilité permanente de la mère et génèrent de la charge mentale (Chabaud-Rychter, Fougeyrollas-Schwebel et Sonthonnax 1985; Haicault 2000), deux éléments constitutifs du travail domestique qui sont difficiles à imaginer en dehors de son contexte de réalisation. Les résultats découlant de la seconde rencontre effectuée sur la base des traces photographiques, écrites, audiovisuelles et sonores nous ont donc permis de mieux faire comprendre les tâches effectuées et le contexte dans lequel elles s’inscrivent à des personnes qui ne les ont jamais effectuées. En effet, le travail de soin aux enfants jumelé aux tâches d’entretien effectué par ces parents est en grande partie invisible parce que les personnes qui ne l’effectuent pas ne peuvent que difficilement imaginer ce qu’il implique en réalité, ce que facilite par ailleurs le dispositif méthodologique en montrant la personne à la tâche.

Le travail en amont et ses aspects cognitifs

Notre analyse comparative nous a également permis de constater que des tâches non mentionnées par les parents apparaissent sur les documents visuels et sonores. En fait, tous les parents nous ont fait part des tâches de stimulation et d’éducation qu’ils effectuaient quotidiennement et qui avaient généralement pour objet de favoriser l’acquisition du langage, le développement de l’autonomie, l’apprentissage des émotions ou encore le développement de la motricité fine chez l’enfant. Par ailleurs, lors de la seconde rencontre, les parents, et en particulier les mères, ont parlé du travail « en amont » nécessaire à ses tâches de stimulation et d’éducation. Par exemple, pour arriver à communiquer avec l’enfant et mettre en place des interventions appropriées, elles expliquaient qu’il fallait d’abord comprendre le mode de pensée de l’enfant et les raisons de ses comportements. Deux d’entre elles soulignaient :

Il faut toujours chercher à comprendre pourquoi il fait telle chose […] après c’est possible de comprendre pourquoi la crise est arrivée.

M1E2

J’ai appris le langage des signes […] je signe toute la journée […] À 2 ans, mon fils savait déjà une centaine de signes.

M11E2

Des mères avaient de ce fait complété les photos par l’ajout de notes écrites décrivant un ensemble de tâches préalables à celle qui était documentée sur la photo. La charge cognitive de ce travail en amont, notamment en fait de gestion, de planification ou d’anticipation, était également mise en exergue par les mères. À cet effet, des mères disaient avoir appris à anticiper les besoins de l’enfant, ce qui nécessitait de bien connaître ses particularités. À titre d’exemple, une mère mentionnait toujours garder une paire de gants avec elle parce que son fils « n’aime pas se salir les mains » (M4E2). Une autre s’est exclamée à la vue d’une photo des pictogrammes qu’elle avait conçus la semaine précédente :

J’en fais trois ou quatre fois par semaine […] Même si ça paraît simple, je peux rester des jours à bloquer sur le choix d’une image ou une autre. Ça peut me prendre dix jours pour penser à la bonne séquence.

M6E2

Le dispositif méthodologique nous a donc permis de mettre au jour ce travail de préparation en amont, de même que sa charge cognitive importante et le fait qu’il est davantage réalisé par les mères.

Les aspects émotionnels et tabous

L’analyse des données réunies par l’entremise du dispositif nous a également permis de mieux comprendre les dimensions émotionnelles du travail domestique raconté par les parents. En fait, plusieurs parents soulignaient qu’ils ne se souviendraient plus de certaines tâches, ni surtout, de leurs dimensions émotionnelles, s’ils n’en avaient pas consigné la réalisation quelque part. Les photos, les vidéos ou les notes étaient donc non seulement de bons aide-mémoire, mais également des supports pour revivre le moment passé. Une mère soulignait en ce sens : « Les photos m’aident parce qu’après avoir fait une tâche c’est comme si j’oubliais tout ce que ça demande, mais là je le vois bien » (M2E2). Les dimensions émotionnelles des tâches d’éducation n’étaient pas nécessairement documentées par les photos ou les vidéos, mais elles s’imposaient dans la narration qui les accompagnait. L’extrait suivant montre la gestion émotionnelle nécessaire pour « bien » intervenir :

Ça, c’est le moment le plus difficile [en montrant une photo de la salle de bain] : la mise en propreté. Émotionnellement, c’est quelque chose. On a l’impression qu’on n’arrive pas à lui transmettre ce qu’on veut […] S’il est en crise, je suis censée me retourner et l’ignorer. Attendre qu’il ait fini sa crise avant de lui donner de l’attention. Ça peut durer trois quarts d’heure […] Il ne faut pas entrer dans l’émotion, donc pas de colère, pas de larmes. D’autres fois, on a envie de rigoler, c’est nerveux.

M6E2

Les propos recueillis sur la base des traces photographiques, sonores, écrites ou audiovisuelles nous ont également permis d’accéder à des aspects tabous de l’exercice de la « bonne » parentalité; le « côté obscur » (M1E2), comme le nommait une mère : ressentir de la colère et ne pas toujours avoir « une patience à toute épreuve » (M10E2) lors des interventions auprès de l’enfant. L’une d’entre elles confiait :

[La vidéo montre l’enfant en train de prendre un jouet]. Ça fait une heure qu’il lance des choses. Quand il fait ce rire-là, je sais qu’il est en train de tout briser. Des fois, il fait caca sur ses mains et il en met partout comme ça. C’est le même rire. Tu as le goût de le frapper. C’est très dur de ne rien faire. Il est mort de rire. Bien honnêtement, ça me demande tout un contrôle de moi-même.

M1E2

Le rôle de soutien qu’endossent des pères dans ces situations est également ressorti lors de la description de ces tâches émotionnellement prenantes. Plusieurs mères, comme dans l’extrait suivant, demandaient à leur conjoint de prendre le relais :

[À propos d’une note en rapport avec une demande faite à l’enfant qui ne l’écoutait pas]. J’avais dit à mon conjoint : « Fais quelque chose, je vais péter une coche! Je ne suis plus capable. »

M13E2

Cet extrait de citation atteste que, si les pères jouent un rôle de soutien sans doute important et nécessaire, c’est sur demande de la mère, lorsqu’elle-même sent avoir atteint les limites de ce qu’elle peut endurer, que ces derniers vont souvent intervenir auprès de l’enfant. En d’autres termes, celle-ci est et reste responsable du soin à l’enfant, jusque dans la délégation momentanée d’une partie de ce soin.

Dans l’ensemble, se revoir en action ou s’écouter commenter une situation n’était pas quelque chose d’agréable ou de « facile » pour les participantes. Le fait de se voir, de s’entendre ou de se lire en train de faire ou de décrire ses tâches semble avoir eu un pouvoir évocateur puissant, ce qui a favorisé ainsi les confidences sur la façon dont les tâches sont vécues. Par exemple, une mère a arrêté le visionnement d’un de ces enregistrements pour nous confier :

Quand j’ai filmé cette crise, mon fils n’arrêtait pas de crier qu’il voulait un câlin. Je lui dis : « Non, pas de câlin. Calme-toi avant. » Je me regarde là et je me dis : « Mon Dieu que je suis raide. » C’est tough pour moi. Souvent je me lève et je vais brailler. Ce n’est pas facile [La mère se met à pleurer.] Mon fils, je l’adore. Mais la gestion particulière qu’il demande, c’est difficile à dealer au quotidien.

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Tout comme cet extrait, les réactions et les commentaires émis lors du partage des matériaux recueillis étaient très éclairants quant à la charge émotive ressentie durant certains moments. Plusieurs participantes objectivaient ainsi un fait souvent justifié par les femmes : l’absence de participation de leur conjoint au travail domestique et son absence de solidarité qui ne sont pas évoqués dans le couple pour le préserver.

Une prise de conscience et une mise en évidence stratégique

Nous pensons que l’une des plus grandes forces, à la fois pratique et stratégique, du dispositif méthodologique retenu réside dans le caractère participatif de la collecte des données, ce qui a incité les participantes et les participants à « prendre un temps » pour penser aux tâches effectuées afin de favoriser le bien-être et le développement de l’enfant et, pour certaines personnes, à son inégale distribution entre les sexes. Un père souligne à ce propos :

C’est très intéressant. En y réfléchissant, il y a beaucoup de petites tâches que je ne remarquais pas [Là, j’ai dû] m’arrêter, prendre le temps d’analyser et d’observer tout ce qu’on fait.

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Comme ce dernier, plusieurs parents affirmaient que la documentation des tâches de soin, de stimulation, d’éducation et de recherche d’aide leur avait fait prendre conscience de l’ampleur du travail entourant l’enfant qui a un TSA. Fait intéressant, des pères nous ont confié avoir réalisé à quel point leur conjointe « en faisait plus ». L’un d’entre eux dit ceci :

Ça m’a fait rendre compte que je ne fais pas tant d’affaires. Je ne monte pas des feuilles avec des pictogrammes. Je ne fais pas la planification des rendez-vous comme ma conjointe. Je me suis rendu compte que… ben coudon, elle en fait beaucoup…

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Une mère nous a confié que son conjoint, à la suite de sa participation à la recherche, avait fait « plus de ramassage que d’habitude » (M12E2). Bien que nous ne puissions pas affirmer s’il s’agit d’un changement à long terme ou d’un acte ponctuel motivé par un souci de désirabilité sociale chez ce conjoint, il est possible que le dispositif méthodologique ait été utilisé par des interviewées afin de mettre en évidence, auprès de leur conjoint, l’inégalité qu’elles subissent. Le dispositif méthodologique aurait ainsi fait l’objet d’un usage stratégique de mise en visibilité du travail domestique de la part des participantes pour étayer leur négociation, voire leur revendication, quant à son non-partage au sein du couple.

Une discussion à propos des avantages du dispositif méthodologique choisi

Dans notre recherche, nous voulions que les participantes et les participants aient la liberté de choisir le ou les médias qui leur convenaient le mieux pour nous montrer les tâches quotidiennes. À noter que nous ne cherchions pas à lister de façon exhaustive l’ensemble des tâches domestiques effectuées par les mères et les pères d’enfants ayant un TSA, mais plutôt à appréhender de façon qualitative le travail domestique assumé par ces parents en tenant compte de ses diverses composantes, du sens qu’il revêt à leurs yeux et du contexte dans lequel il est réalisé et non partagé. Au terme de notre article, nous estimons que le dispositif méthodologique élaboré s’avère un outil précieux pour appréhender le travail domestique, non pas, simplement, pour constater qu’il est assigné aux mères, mais surtout pour se rendre compte que cette assignation persiste et sans doute se renforce dans des situations où les tâches liées à l’enfant sont accrues et complexifiées par la présence du TSA. Nous estimons également que notre utilisation du dispositif méthodologique a contribué à mettre en lumière la doxa de sexe et les logiques de couples qui justifient la délégation de ce travail domestique aux mères.

De plus, le fait que les parents aient documenté personnellement leurs tâches, et donc défini non seulement les tâches qu’ils voulaient décrire, mais aussi la manière de présenter le récit de leur travail domestique, a été l’occasion dans leur cas de dévoiler publiquement l’ampleur du travail domestique assumé par les familles d’enfants ayant un TSA. Dans ce sens, et aussi parce qu’il montre les inégalités de sexe flagrantes relativement à la prise en charge de ces enfants, le dispositif méthodologique que nous avons utilisé est également un outil stratégique dévoilant, en direction de ceux que la question ne concerne apparemment pas, l’immensité de la charge des mères dans ces situations. Le dispositif méthodologique pourrait ainsi ouvrir sur des voies de résistance devant la division sexuelle du travail, non seulement du point de vue des participantes et des participants, mais également, peut-être, de celui des institutions de prise en charge des TSA, et des chercheuses engagées dans ce type de recherche. En effet, les logiques sous-jacentes qui émergent des données montrent bien la pertinence de poursuivre une réflexion autour des mécanismes individuels et sociaux qui sous-tendent le « non-partage » (Delphy 2003) du travail domestique au sein des familles et donc d’aller au-delà du simple constat de sa distribution inégalitaire entre les sexes (Roux et autres 1999).

Outre les réflexions que nous avons précédemment partagées, d’autres apports du dispositif méthodologique sont décelables, mais ils devront faire l’objet de vérifications empiriques. Comme nous l’avons souligné précédemment, celui-ci permet l’analyse des tâches documentées par les parents, mais aussi de celles qui ne sont pas montrées, sans doute parce qu’elles sont de celles dont on ne parle pas et qu’il conviendra d’analyser dans un autre temps pour en approfondir les logiques sous-jacentes. Les tâches « tues » ou « absentes » des récits pourraient être mises au jour par une analyse comparative intersujets et par d’autres entretiens semi-dirigés abordant les rationalisations (et les différences) individuelles qui consistent à éviter de parler de telle ou telle tâche. Le dispositif méthodologique est ainsi limité jusqu’à un certain point par ce que les gens veulent bien dévoiler, ce qui nous laisse présager que les inégalités entre les femmes et les hommes sont probablement plus importantes que ce qu’il nous a permis d’appréhender. Une autre limite du dispositif méthodologique retenu est le travail qu’il demande pour les personnes qui prennent part à une étude. En effet, documenter leurs tâches a constitué un exercice qui, dans le contexte de la présente recherche, s’ajoutait à la somme de travail importante, voire considérable, de plusieurs mères.

En terminant, nous croyons que le dispositif méthodologique pourrait également être pertinent en vue de l’étude du travail domestique effectué par les parents d’enfants « tout-venant » et les proches aidantes ou aidants, ce qui ouvrirait ainsi sur les questions qui entourent sa distribution, notamment celles de la délégation du soin (care) et de son externalisation vers d’autres catégories de femmes. Somme toute, la part invisible du travail domestique apparaît de plus en plus vaste au fur et à mesure que l’on s’y intéresse : on en vient ainsi à présumer de l’ampleur du « travail » qu’il reste à faire pour que le travail domestique soit reconnu et réfléchi, par-delà le champ des études féministes, sur la base du décloisonnement conceptuel « privé/public » et de son corollaire « productif/ reproductif ».