Corps de l’article

L’ouvrage recensé ici propose deux articles de Christine Delphy déjà publiés : « Par où attaquer le “ partage inégal ” du “ travail ménager ” » (Delphy 2003a) et « Pour une théorie générale de l’exploitation » (en deux parties) (Delphy 2003b et 2004). Selon Richard Poulin, de M éditeur, « ce sont les Francis Dupuis-Déri, Mélissa Blais et d’autres qui [lui] ont suggéré de reprendre ces deux textes et d’en faire un livre pour alimenter les réflexions et, pourquoi pas, les débats » (Poulin 2015). La préface de Mélissa Blais, doctorante en sociologie, et d’Isabelle Courcy, titulaire d’un doctorat en sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), précède ces deux articles. Cet ouvrage s’adresse à toute personne qui poursuit une réflexion sur l’exploitation du travail tant salarié que gratuit dans une perspective genrée. Il comprend 30 références dont la moitié date de moins de cinq ans de la première publication.

D’origine française, Delphy est sociologue et chercheuse au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) de France, depuis 1966, dans le domaine des études féministes et de genre. Cofondatrice de la revue Nouvelles Questions féministes, instituée en 1981, et bien connue des féministes, Delphy a donné naissance au courant du féminisme matérialiste au début des années 70. Sa thèse centrale est que la domination patriarcale des femmes s’opère par des pratiques matérielles, notamment par l’extorsion du travail ménager par la classe des hommes. Pour les féministes matérialistes, l’émancipation des femmes ne constitue pas un front secondaire des luttes contre le capitalisme puisque ce dernier doit être combattu simultanément au patriarcat.

Dans cet ouvrage, Delphy analyse d’abord les rapports de domination dans le partage inégal du travail ménager, où elle constate une absence quasi totale de changement dans ce domaine malgré les avancées des mouvements féministes (p. 25). Ensuite, l’auteure critique la théorie de la plus-value, élaborée par Karl Marx. Enfin, elle relève trois erreurs à éviter pour être en mesure de bâtir une théorie générale de l’exploitation.

Préface de l’ouvrage

Dans la préface, Mélissa Blais et Isabelle Courcy exposent de manière éloquente la démarche intellectuelle de Delphy. Elles insistent sur l’apport de l’auteure à l’économie politique (p. 11) :

[Elle met en lumière les] écueils des théories de Marx sur l’économie et les rapports d’exploitation […] elle remet aussi en question certaines revendications féministes, notamment celles autour de la “ conciliation travail-famille ”, du “ partage des tâches ”, osant même dire que le système de subvention des garderies est un leurre du point de vue de la libération des femmes.

Les auteures de la préface estiment que les analyses de Delphy permettent de rendre visible l’exploitation des femmes, en dehors du salariat, par la classe des hommes. Elles soulignent l’apport substantiel de l’auteure, « comme en font état ses travaux sur l’imbrication entre le capitalisme, le servage et le patriarcat » (p. 16).

Première partie : Par où attaquer le « partage inégal » du « travail ménager »

À l’aide des statistiques françaises, Delphy conclut dans la première partie de l’ouvrage « que la théorie selon laquelle le travail ménager bénéficie au capitalisme ne résiste pas à l’examen des faits » (p. 35). En effet, depuis les années 70, les mouvements féministes ont dénoncé la « double journée » pour les femmes qui travaillent en dehors du foyer. Ainsi, selon les enquêtes décennales sur le budget-temps, « on constate que la cohabitation hétérosexuelle signifie un surcroît de travail [ménager] pour les femmes et, au contraire, un allègement du travail [domestique] pour les hommes » (p. 28). Parmi les couples sans enfant, les femmes effectuent en moyenne trois heures et quart par jour de tâches ménagères, alors qu’une heure et quart y est allouée par les hommes. En présence d’enfants, le nombre d’heures de travail ménager des hommes demeure toujours le même, tandis que celui des femmes augmente constamment selon le nombre d’enfants du couple, passant de trois heures et quart jusqu’à cinq heures et demie par jour. Cela représente 83 heures par semaine en moyenne de travaux ménagers tels que la cuisine, la vaisselle, le ménage, les courses ou l’entretien du linge.

Le manque de temps qui empêcherait les hommes de contribuer davantage aux travaux ménagers, proposé par l’analyse marxiste, est un argument injustifié puisque « c’est dès qu’ils ont une compagne qu’ils “ ne trouvent plus de temps ” et se déchargent de leur propre entretien sur elle » (p. 33). De plus, ce modèle théorique est bâti sur les hommes mariés dont tout le temps disponible serait consacré au travail. Or, il y a aussi des travailleuses mariées ainsi que des travailleurs et des femmes célibataires qui entretiennent leur propre force de travail ou achètent les services « ménagers » qui leur sont nécessaires sans que les employeurs les surpaient pour compenser l’absence d’une épouse.

Delphy considère que « [le] travail gratuit est l’exploitation économique la plus radicale » (p. 39). Ainsi propose-t-elle l’abolition du travail gratuit plutôt que le partage équitable de cette exploitation. S’intéressant au rôle des institutions, tels que l’État, le marché du travail et la division sexuelle du travail, Delphy veut comprendre la persistance de l’appropriation du travail gratuit des femmes par la classe des hommes.

Le couple, le mariage et la division sexuelle hiérarchisée du travail sont des facteurs qui accentuent l’affectation des femmes au travail ménager. Ainsi, elles travaillent plus que les hommes (double journée) et elles travaillent gratuitement pour eux. Quoique « l’accaparement de leur temps [soit] vécu par la majorité des femmes comme un quelconque destin » (p. 45), Delphy souligne l’émergence de jeunes femmes adultes qui refusent de servir les hommes. De plus, « l’idée que seules les mères ou principalement les mères doivent s’occuper des enfants » (p. 45) doit également être remise en question, alors que légalement « les droits et les devoirs afférents aux enfants reviennent aux deux parents de manière indivise » (p. 45). Puis Delphy aborde l’imbrication de la surexploitation des femmes sur le marché du travail et de l’extorsion du travail gratuit dans le cadre domestique qu’elle appelle la « discrimination contre les femmes », et qu’il serait plus juste d’appeler la « préférence masculine » du marché (p. 47). Cette dernière donne à la classe des hommes « un premier privilège évident et le met en situation d’extorquer à la maison le travail domestique de l’autre groupe » (p. 47). Comme dernier facteur de la persistance du partage inégal du travail ménager, Delphy analyse le rôle de l’État dont les systèmes « favorisent l’extorsion du travail patriarcal en subventionnant les hommes dont la femme n’a pas de revenu propre » (p. 47). Ainsi, les systèmes d’assurance maladie, des pensions ou des retraites et la fiscalité favorisent les hommes mariés avec une épouse au foyer (25 %), systèmes auxquels contribuent les hommes célibataires de même que les femmes sur le marché du travail. S’il est vrai que ces systèmes « ont été mis en place pour donner une protection minimale aux femmes ne travaillant pas […] ils rendent aussi plus facile aux femmes le fait de ne pas travailler et donc de continuer de travailler gratuitement pour leur mari » (p. 51). Selon l’auteure, il s’agit là du maintien du système patriarcal financé par l’ensemble des travailleuses et des travailleurs. Il faut donc agir sur les politiques publiques dans les « trois grands domaines : le système de protection sociale (assurance maladie et retraite), le système de fiscalité, et l’ensemble des prestations sociales » (p. 66).

Seconde partie : Pour une théorie générale de l’exploitation

Dans la seconde partie de l’ouvrage, Delphy pose la question centrale de l’articulation des concepts de classe, de genre et de race ou d’ethnie dans une théorie générale de l’exploitation. Elle reproche aux marxistes d’avoir restreint l’exploitation à l’économie de marché capitaliste, alors que persistent encore des modes de production féodaux et esclavagistes. De plus, l’auteure déconstruit la théorie de la plus-value élaborée par Marx qu’elle estime trop poussée, abstraite et non vérifiable empiriquement.

Premièrement, en distinguant la force de travail et le travail, Marx leur attribue des valeurs différentes et il ne « réussit donc pas vraiment à éviter la substantialisation du travail dont il se défend » (p. 81). Deuxièmement, la valeur de la force de travail est censée déterminer le salaire : « Or, cette valeur de la force de travail, qui est constituée par le prix des biens que l’ouvrier doit acheter pour survivre, est difficile à mesurer, car elle comprend un élément moral et historique » (p. 83) qui varie selon les époques et les pays ainsi que selon le statut des personnes (hommes, femmes et enfants). Troisièmement, Delphy s’intéresse à la manière dont est définie la valeur du travail qui intervient dans la valeur d’un bien. Pour qu’il y ait une valeur, le bien doit être échangé équitablement, « car c’est de l’équité de cet échange que naît la notion même de valeur du travail » (p. 84). Finalement, l’auteure estime que la notion de valeur du travail fondée sur la rencontre des producteurs et des échangistes est fausse puisque Marx se réfère davantage à la production familiale. Cette dernière comprend également la valeur du travail de la femme et des enfants qui ne sont pas rémunérés et dont on ne connaît pas la valeur. Ainsi, la plus-value repose sur la différence entre deux valeurs non mesurables.

Pour Delphy, « les concepts qui encadrent, définissent et produisent le concept de plus-value ne sont pas opératoires » (p. 86). Puisque les concepts de valeur de la force de travail, du travail et de la plus-value sont abstraits, il faut éviter de prendre « ces modèles pour des réalités » (p. 87). L’exploitation existe bel et bien. Toutefois, il ne faut pas prendre son explication pour le phénomène. De plus, les explications de Marx ne doivent pas être prises trop au sérieux puisque le profit ne mesure pas l’exploitation des travailleuses et des travailleurs (faibles revenus, conditions de vie et de travail précaires). Par ailleurs, Delphy mentionne que l’on ne doit pas chercher une explication entièrement contenue dans le marché capitaliste : « Si en revanche on refuse cette définition de l’économie et qu’on la considère, de façon matérialiste et anti-naturaliste, comme un arrangement normatif social, fondé sur la force, on peut se passer de la théorie de la plus-value » (p. 91).

En terminant, Delphy décrit trois impasses à éviter pour en arriver à bâtir une théorie générale de l’exploitation : 1) l’idée que chaque type d’exploitation emprunte des moyens radicalement différents (p. 112); 2) la difficulté de définir l’économique dans des exploitations non capitalistes (p. 115); et 3) la porosité des frontières entre les divers types d’exploitation (p. 116).

Conclusion

Les propos de Delphy s’avèrent incontournables pour comprendre l’extorsion par les hommes du travail gratuit des femmes à l’intérieur des ménages. Et les solutions proposées par la sociologue sont radicales : si les hommes ne veulent pas faire leur part du travail ménager, alors qu’ils paient eux-mêmes pour les services requis et que l’ensemble de la société arrête de payer pour eux. Ce serait là une révolution politique majeure où les femmes devraient se mobiliser dans les sphères tant privées que publiques pour faire adopter des politiques sociales en vue de la participation équitable des hommes aux travaux domestiques.

Bonne lecture!