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Le présent article s’intéresse à l’internationalisation des militantes pour les droits des femmes au Burundi et au Libéria depuis 2003, année de la fin des guerres civiles qui ont respectivement touché ces pays, par l’entremise d’une analyse de leurs parcours personnel et professionnel. Il veut contribuer à mettre en évidence les ressorts de l’émergence d’un large espace professionnel consacré aux activités de plaidoyer pour la mise en place de l’Agenda sur les femmes, la paix et la sécurité du Conseil de sécurité des Nations unies. Cet agenda, constitué par un ensemble de huit résolutions adoptées entre 2000 et 2015, établit des nouvelles normes et des standards sur l’égalité de genre dans les opérations de paix des Nations unies et de ses États membres, y compris dans les activités de résolution des conflits violents, de réconciliation communautaire, de justice de transition, de médiation politique ou encore de maintien ou de consolidation de la paix. Les activités de mise en place de cet agenda offrent un cadre d’étude instructif aux chercheurs et aux chercheuses pour éclairer certains aspects, méthodes et enjeux du processus d’internationalisation du militantisme féminin. Reflétant les priorités établies au niveau international, cet agenda accorde aux organisations féminines et à leurs dirigeantes un rôle important dans la mise en oeuvre des programmes et des projets de reconstruction postconflit. Par ailleurs, l’augmentation progressive des activités des organisations féminines dans la reconstruction a accéléré leur professionnalisation et celles de leurs dirigeantes partout dans les pays postconflit (Kim et Campbell 2013; Martin de Almagro 2016).

En ce qui nous concerne, la nécessité d’étudier les dirigeantes de ces organisations féminines part du constat effectué pendant des recherches sur le terrain : malgré le nombre croissant d’organisations féminines dans des pays postconflit, seulement quelques-unes d’entre elles ont une relation constante avec des organisations non gouvernementales (ONG) ou des organisations internationales. Ce sont des organisations féminines avec des dirigeantes fortement internationalisées, parlant plusieurs langues et ayant fait des études universitaires. Lorsque celles-ci décident d’aller travailler dans une autre organisation de la société civile ou pour la fonction publique, il arrive souvent que leur organisation s’écroule faute de financement et d’aide internationale (Martin de Almagro 2015).

Malgré le rôle essentiel joué par ces femmes, nous n’avons pas trouvé d’études qui se focalisent particulièrement sur ces figures pour expliquer le processus par lequel quelques organisations locales féminines dans les pays postconflit deviennent des partenaires privilégiés des acteurs internationaux, se professionnalisent et s’internationalisent. À notre avis, reconstituer leur trajectoire peut permettre non seulement de préciser des facteurs qui déterminent les « moments de passage » de l’activisme bénévole pour la cause des femmes à la professionnalisation et à la création d’une association féminine et, enfin, à l’internationalisation, mais aussi de comprendre les règles de circulation dans l’espace du militantisme transnational.

Si aucun dispositif d’enquête relevant des sciences sociales n’a encore permis de l’établir, il est courant d’entendre dire au Burundi et au Libéria que ces pays ont constitué un laboratoire d’exploration et d’essai de méthodes de mobilisation des femmes aux yeux des acteurs internationaux et locaux spécialisés dans ces domaines. Ces pays ont, en tout cas, suscité une attention internationale importante depuis que deux Libériennes, Ellen Johnson Sirleaf, actuelle présidente du Libéria, et Leymah Gbowee, dirigeante du Mouvement des femmes pour la paix, qui a contribué aux efforts des paix pour mettre fin à la deuxième guerre civile dans le pays en 2003, ont reçu le prix Nobel de la paix en 2011 « pour leur lutte non violente en faveur de la sécurité des femmes et de leurs droits à participer aux processus de paix ». Vu le nombre et la diversité des acteurs qui seront déployés dans les deux pays dans l’après-guerre, pour mettre en place des mécanismes et des programmes directement liés à l’Agenda sur les femmes, la paix et la sécurité, ces deux terrains d’étude apparaissent comme des cas exceptionnels pour examiner le militantisme féminin en Afrique postconflit.

En travaillant à partir d’entretiens personnels avec quatre femmes, soit deux Burundaises et deux Libériennes, dans une démarche biographique soucieuse des conditions et de l’environnement sociohistoriques dans lesquels chacune d’entre elles a évolué, nous voulons mettre en lumière quelques facteurs clés dans les modes d’internationalisation du militantisme féminin. Pour nous, il s’agit de remettre en cause l’idée selon laquelle les trajectoires individuelles seraient des trajectoires singulières et de montrer qu’il existe des parcours types et communs. Ceux-ci servent à illustrer la structure du monde du militantisme féminin dans des pays postconflit et à, progressivement, la dessiner. Retracer le parcours d’internationalisation de ces militantes permet de faire ressortir, dans leur temporalité, les points de contact qu’elles ont eus avec l’« international », pour mesurer les formes et l’intensité de ces relations avec des acteurs non burundais ou non libériens et les opportunités qui en découlent : réseaux et mobilités physiques liés à leurs activités de militantes, chaînes d’amitié, projets et financements confiées par des organisations étrangères, contrats d’embauche pour une organisation internationale, etc. Le regard que nous posons sur ces relations se dirige en particulier vers les espaces sociaux dans lesquels ces femmes se trouvent. Notre étude permet de détacher des points d’ancrage déterminants sur la voie de la spécialisation, du développement des compétences et de la valorisation des expériences sur le marché international du militantisme féminin auquel le Libéria et le Burundi se sont trouvés connectés (Richter-Devroe 2009; Pommerolle et Siméant 2010; Kim et Campbell 2013; Martin de Almagro à paraître). Les quatre histoires que nous relatons ci-dessous témoignent ainsi de formes et de modes d’internationalisation directement liés à la lutte pour les droits des femmes dans des environnements postconflit au début du xxie siècle.

Le militantisme féminin africain du début du xxie siècle en général, et le militantisme burundais et libérien en particulier, est en effet différent du militantisme postindépendance. Tripp et autres (2008 : 62) attribuent ces différences aux influences internationales qui ont permis une diffusion de savoirs et de tactiques entre activistes, un meilleur accès à des sources de financement alternatifs et un espace politique national plus favorable aux associations féminines. Par ailleurs, le mouvement mondial des femmes des années 80 et des années 90, avec les quatre conférences mondiales sur les femmes[1] a eu un impact encourageant sur les Africaines, qui ont commencé à lier leur militantisme féminin au militantisme mondial pour l’égalité de genre (Mbire-Barungi 1999 : 435). En matière de financement, les bailleurs de fonds occidentaux ont aidé les organisations féminines africaines au cours des années 90 à devenir indépendantes du financement de l’État. Ces bailleurs de fonds financent alors non seulement la mise en place de services de santé, d’éducation ou autres, mais aussi des activités de plaidoyer et la promotion de la participation de la femme au domaine politique (Tripp et autres 2008 : 74). Cependant, l’aide financière internationale directe à ces organisations féminines ne fait que diminuer et se voit redirigée de nos jours vers les institutions gouvernementales des pays postconflit qui décident de la redistribution de l’aide entre les organisations de la société civile, ce qui crée des compétitions plutôt rudes entre organisations (Clark, Sprenger et VeneKlasen 2006 : 2 et 141).

Les données empiriques présentées ici résultent d’une série d’entretiens semi-directifs et de l’observation d’activités menées par les organisations féminines dans lesquelles travaillent les quatre femmes engagées dans la lutte pour les droits des femmes que nous avons interrogées[2]. Les noms ont été modifiés à la demande de ces militantes qui, surtout dans le cas du Libéria, se posent des questions par rapport à la sollicitation croissante de, comme le dit l’une d’elles, « toute cette quantité de chercheurs et journalistes qui viennent écouter nos histoires ». Nous les avons choisies en fonction d’indices, d’intuitions et de positions professionnelles au moment des entretiens. Dans les quatre cas, nous avons évité d’analyser des parcours des femmes qui ne sont plus des militantes des organisations féminines et qui sont devenues des représentantes publiques après avoir gagné des élections. Il était essentiel pour nous de trouver des femmes engagées dans la lutte militante depuis la fin des guerres civiles en 2003 afin de pouvoir nous attacher au caractère longitudinal des données recueillies. Ce sont des femmes vers qui tous nos interlocuteurs et interlocutrices sur le terrain nous dirigeaient quand nous posions la question à savoir qui était représentante du mouvement féminin au pays. Dans des entretiens menés en 2012, à Bujumbura et en 2013, à Monrovia, ces quatre femmes ont accepté de raconter leurs parcours personnels et professionnels ainsi que le contexte dans lequel elles se trouvent. Leurs histoires ont été complétées, dans la mesure du possible, par des entretiens avec d’autres personnes-ressources et de la littérature secondaire, des sources en ligne, des articles de presse burundais et libériens de même que des rapports d’organisations locales ou internationales.

Nous avons divisé notre article en trois parties. La première propose un parcours sur la création du militantisme féminin au Burundi et au Libéria. Après une description du contexte historique et des modalités de création des associations féminines, nous nous concentrons sur une brève introduction au sujet des quatre dirigeantes activistes. La deuxième partie se focalise sur les moments déterminants qui ont conduit à leur engagement et sur les moments de passage d’un activisme bénévole à une professionnalisation. Dans la troisième partie, nous explorons l’étroite relation entre la professionnalisation du militantisme féminin au Burundi et au Libéria et son internationalisation à travers l’analyse des deux logiques principales : une logique d’alliances avec l’international et une logique de réappropriation et de transformation des outils internationaux.

Création du militantisme féminin de l’après-guerre : femmes, paix et sécurité

La première résolution de l’Agenda sur les femmes, la paix et la sécurité du Conseil de sécurité des Nations unies a été adoptée en 2000. La résolution 1325 (2000), qui compte 18 points, se concentre sur la protection des femmes et leur participation aux affaires de paix et de conflit de même que sur la prévention des violences à leur endroit pendant les périodes de conflit et postconflit (UNSCR 1325). Pour la première fois en 2000, le Conseil de sécurité négocie et approuve à l’unanimité une résolution concernant les droits des femmes et inscrit l’égalité de genre à l’Agenda international de la paix et la sécurité. Depuis, de nombreux plans d’action pour la mise en place de la résolution 1325 ont été adoptés par des organisations internationales et régionales, ainsi que par de nombreux pays. Cette résolution concède un poids extraordinaire aux organisations de femmes de la société civile et aux dirigeantes à travers la reconnaissance de leur rôle dans la résolution des conflits et dans la paix et elle assure leur inclusion dans tous les processus de prises de décision de l’après-guerre (ACCORD 2011). Même si les promesses de changements n’ont pas toujours porté leurs fruits et que les femmes ne participent pas encore sur un pied d’égalité aux initiatives de paix et de sécurité (Basini 2013; Reardon et Asha 2010; Porter 2007), la résolution 1325 et les différentes initiatives pour la mettre en place constituent une occasion de professionnalisation et d’internationalisation pour les militantes des droits de femmes dans des pays postconflit. En effet, c’est grâce à la volonté des Nations unies d’inclure d’une manière systématique les acteurs non étatiques dans les sommets mondiaux (Otto 1996 et 2009; Weiss et Gordenker 1996; Clark, Friedman et Hochstetler 1998 : 6) que beaucoup de groupements de femmes ont commencé à établir des liens avec des ONG internationales afin de faire entendre leur voix à l’international (Basu 1995). C’est à travers leur collaboration avec des ONG féministes dans le Nord que ces groupements de femmes ont eu accès à de nouvelles stratégies et à du financement pour influencer leur gouvernement et plaider en vue du changement des normes internationales (Alvarez 2000 et 2009).

Dans la plupart des pays africains, après l’indépendance des pouvoirs coloniaux, les organisations féminines ont été limitées dans leurs capacités d’action. En effet, les activistes féministes devaient se regrouper dans une organisation féminine nationale qui avait normalement des liens avec le parti politique au pouvoir (Staudt 1985; Steady 1975). Si ces organisations disaient représenter les intérêts de toutes les femmes dans leurs pays, en particulier les intérêts des femmes rurales, en réalité elles constituaient une plateforme de génération de votes et d’appui au parti politique au pouvoir (Tripp et autres 2008 : 45). Ce n’est qu’à partir des années 90, en raison de la libéralisation politique et du besoin de génération des ressources pour pallier la crise économique, que les gouvernements de nombreux pays africains ont ouvert l’espace public aux organisations de la société civile. Ce processus vient accompagner une nouvelle politique des pays bailleurs de fonds qui veulent collaborer financièrement et logistiquement avec la société civile, ce qui a contribué énormément à la prolifération des associations professionnelles non gouvernementales dans les pays africains.

La création des premières ONG de femmes au Burundi s’inscrit dans le contexte de libéralisation politique qui s’est créé après le coup d’État du major Pierre Buyoya en 1987. Cependant, ce n’est qu’à la suite de la signature des Accords d’Arusha en 2000 et de l’arrêt des violences avec le cessez-le-feu à la fin de 2008 avec le mouvement de rébellion hutu Forces nationales de libération (FNL), qui n’avait pas signé les Accords, que les principales associations féminines autonomes et indépendantes ont été mises sur pied. En effet, le Burundi est un pays ayant connu plus de 30 années de monopartisme depuis son indépendance en 1962, où les organisations féminines étaient en réalité ce que l’on appelle des « mouvements intégrés », c’est-à-dire organisés au sein du parti unique, largement dominé par les hommes, et par ce dernier.

Grâce à leur expertise et à leur financement, des ONG internationales arrivées en Afrique à cette époque-là ont aidé à la création d’associations de femmes reconnues par le gouvernement burundais (Martin de Almagro à paraître). En effet, depuis la promulgation du décret-loi 1/11 du 18 avril 1992, le gouvernement burundais reconnaît les associations sans but lucratif (ASBL) et les différencie ainsi des groupements locaux et ruraux qui ne sont pas agréés officiellement (Palmans 2006). C’est ainsi que des associations telles que Dushirehamwe! (Réconcilions-nous!), le Collectif des associations et ONGs féminines de Burundi (CAFOB), le Réseau femme et paix, l’Association pour la défense des droits de la femme (ADDF) et l’Association des femmes juristes du Burundi (AFB) ont vu le jour. Parfois une rencontre fortuite ou le bouche à oreille suffisent pour qu’une organisation, ou une ONG internationale qui veut créer un projet en partenariat avec une association locale, finance la création d’une ASBL reconnue par le gouvernement burundais. Ainsi, Gertrude se rappelle :

On m’a recrutée moi et une autre collègue pour accomplir toute une série d’ateliers pour renforcer les capacités des femmes, pour qu’elles puissent jouer le rôle d’influences pour la paix et pour qu’elles puissent aussi amorcer quelque part la réconciliation, le dialogue entre femmes de toutes les ethnies. Et notre organisation est le résultat du premier atelier.

Par l’entremise du recrutement de deux femmes, dont Gertrude, à vocation d’activiste féministe, et la création d’une série d’ateliers financés par les ONG Search for Common Ground et International Alert, ainsi que par le Fonds de développement des Nations unies pour la femme (UNIFEM)[3] en 1996, une des organisations féminines leader de la société civile se crée. Par ailleurs, une fois l’organisation reconnue à ce titre, la dirigeante d’une organisation reçoit des invitations pour se rendre dans des conférences et des ateliers à l’étranger et établit beaucoup de contacts avec ses homologues d’autres pays de la région. Marie-Paule se souvient que « les femmes burundaises ont eu l’appui aussi d’autres femmes leaders d’autres pays en Afrique qui nous ont aidées juste pour amorcer l’entrée des droits des femmes au niveau de la paix ».

C’est en particulier ce qui s’est passé lors de la Conférence pluripartite des Burundaises pour la paix, organisée par l’UNIFEM et la Mwalimu Nyerere Foundation, avec l’appui de Nelson Mandela et de la première dame d’Afrique du Sud, Zanele Mbeki. L’objectif de cette conférence, organisée de façon parallèle aux négociations de paix à Arusha en 2000, était d’assurer que les accords à venir contiennent des dispositions garantissant l’égalité de genre. Marie-Paule va jusqu’à dire que la mobilisation féminine burundaise aurait directement inspiré le Conseil de sécurité pour qu’il approuve la résolution 1325 : « Je crois que ça a été le premier mouvement au Burundi projeté au niveau international… Ça a été la participation des femmes. Oui parce qu’on dit que ça aurait inspiré la création de la résolution 1325. »

Au Libéria, une guerre civile de 14 ans (1989-2003) a vu se développer un niveau remarquable de militantisme féminin (Fuest 2008). Durant les années 90, la Liberian Women’s Initiative (LWI) (Initiative des femmes du Libéria) a commencé une campagne qui avait pour objectif d’arrêter les violences dans le pays (Press 2010). Les Libériennes ont alors organisé des grèves, des manifestations et des marches de protestation, et beaucoup d’entre elles ont été persécutées et emprisonnées. Faith précise que pendant l’après-guerre un véritable mouvement des femmes s’est créé dans le pays : « Pendant le processus de paix, les femmes libériennes étaient seulement des observatrices, mais on n’avait pas de voix. Et alors, qu’est-ce qui s’est passé? Qu’au retour d’Accra [où les négociations de paix pour la fin de la guerre civile au Libéria se sont déroulées], nous avons créé le mouvement des femmes. » À partir de la signature de la résolution 1325 en 2000, un groupe d’activistes féminines du Libéria, de la Sierra Leone et de la Guinée s’est réuni sous le nom de Mano River Women’s Peace Network (MARWOPNET) (Réseau des femmes du fleuve Mano pour la paix), à l’occasion d’une conférence organisée en mai 2000 par l’ONG internationale Femmes Africa Solidarité, avec l’appui financier de l’Union africaine, de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), le Programme de développement des Nations unies (PNUD) et le gouvernement du Nigéria (MARWOPNET 2015). Ce « groupe constitué d’une élite de femmes professionnelles » (Moran et Pitcher 2004 : 508) travaille depuis cette époque avec un vaste réseau d’organisations, par exemple la LWI, sur des projets de reconstruction et de maintien de la paix en Afrique de l’Ouest (Femmes Africa Solidarité 2011).

Au Libéria et au Burundi, les responsables des principales organisations féminines ont formalisé leurs statuts après la guerre pour bénéficier de l’aide financière et de l’appui technique des bailleurs de fonds internationaux, les agences d’aide préférant travailler avec des organisations formelles et reconnues. D’une part, il y avait une volonté d’engager les organisations féminines dans la mise en oeuvre de certains éléments de l’Agenda sur les femmes, la paix et la sécurité, en leur confiant des tâches comme le soutien psychosocial, la sensibilisation ou la médiation, dans l’idée que celles-ci aideraient à maintenir la sécurité et la paix dans leur pays (Olonisakin, Barnes et Ikpe 2011; Shepherd 2011 et 2016). Leurs dirigeantes sont ainsi devenues au cours du temps des partenaires privilégiées des bailleurs de fonds et ont pu obtenir plus facilement du financement international. Par ailleurs, les fonds internationaux sont leur seul moyen de financement, étant donné qu’aucun des gouvernements nationaux des deux pays ne contribue financièrement aux activités des organisations féminines. D’autre part, il existait un consensus à savoir que, pour que l’aide soit efficace, mieux valait avoir des partenaires formés à la gestion orientée vers les résultats, par l’entremise de formations de renforcement des capacités.

Le parcours et les positions actuelles des quatre militantes dont nous parlons ici sont différents, mais ils se croisent à certains moments, comme lors de conférences internationales ou d’ateliers de renforcement des capacités du leadership organisés grâce à l’appui et au financement des bailleurs de fonds. L’une des femmes que nous avons rencontrées, Gertrude, a été recrutée par des bailleurs internationaux pour lancer une association locale féminine au Burundi; Faith, de son côté, militante du Mouvement de paix libérien, a fondé sa propre organisation et travaille actuellement avec l’un des plus grands groupes de réflexion (think tanks) américains dans le domaine des affaires étrangères; Marie-Paule, à l’origine militante pour l’annulation de la dette burundaise, est ensuite devenue membre du personnel d’ONU Femmes au Burundi; enfin, Mary, professeure, est désormais gestionnaire (manager) au sein d’une ONG internationale à Monrovia, au Libéria. Nous verrons maintenant pour chacune d’entre elles leur itinéraire individuel.

Marie-Paule est agronome. Au début de sa carrière, elle a travaillé pour le ministère de l’Agriculture et de l’Élevage au Burundi. Elle précise que, déjà très jeune, elle trouvait la situation des femmes particulièrement injuste et qu’elle voulait lutter pour que les femmes aient le droit d’étudier et d’avoir une profession. Elle voit un lien clair entre la situation de précarité de la femme dans les pays postconflit et la dette des pays en développement à la communauté internationale. C’est après la guerre qu’elle a voulu laisser de côté son travail comme agronome afin de travailler pour ce qu’elle considère comme sa vocation : la protection des droits de femmes. Elle a fait ses débuts dans un collectif d’associations féminines, le CAFOB, en appui technique au moment de la signature de l’Accord d’Arusha (août 2000), qui devait mettre fin au conflit armé au Burundi. Peu de temps après, elle s’est jointe à l’Agence de coopération et de recherche pour le développement (ACORD), ONG internationale, et elle travaillait au moment de notre rencontre (en 2012) pour ONU Femmes au Burundi.

Gertrude travaille pour une des organisations féminines les plus importantes du Burundi. Elle s’exprime dans un français parfait et explique qu’elle a été sélectionnée avec d’autres femmes pour faire du plaidoyer auprès du Conseil de sécurité des Nations unies. Pendant notre conversation, elle nous rappelle qu’après ses voyages à New York elle a fait partie du comité de rédaction du Plan national d’action pour la mise en place de la résolution 1325. Elle parle clairement d’un processus de recrutement à travers lequel certaines femmes qui avaient de capacités de leadership ont été mobilisées par des ONG internationales chargées de faire du plaidoyer : « Elles nous ont recrutées spécialement pour faire une série d’ateliers de renforcement des capacités afin de commencer à réaliser des projets pour la réconciliation. » À l’heure de la rédaction du présent article (octobre 2016), son organisation a 302 représentantes dans le pays, et c’est elle qui offre des formations « afin de donner tout ce [qu’elle a] appris ». Dushirehamwe, comme le reste des associations féminines au Burundi, continue à travailler au pays, bien que ses dirigeantes aient vu leur financement extérieur diminuer après la crise de 2015. En effet, malgré le rejet du Parlement burundais de la proposition du président du pays, Pierre Nkurunziza, de modifier la Constitution pour pouvoir se porter candidat à un troisième mandat, son parti politique, le Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces de défense de la démocratie (CNDD-FDD), l’a désigné comme candidat. Des manifestations et des mouvements de protestation ont suivi, comme le Mouvement des femmes et filles pour la paix et la sécurité. Le Mouvement a instauré les 10 et 13 mai les principales marches de femmes qui ont rassemblé plus de 200 personnes dans la capitale Bujumbura. Plusieurs des femmes activistes appartenant à des associations féminines se sont jointes au Mouvement et ont utilisé leur page Web et d’autres systèmes de communication pour lui donner leur soutien[4].

Faith a choisi de rester au Libéria pendant la guerre civile et a participé au Mouvement des femmes du Libéria d’action pour la paix. Ce mouvement a organisé des manifestations et des actions qui ont aidé à mettre un point final à la guerre civile en 2003. En 2005, Faith a créé sa propre organisation chrétienne qui fait du plaidoyer pour les droits des femmes, et qui, plus particulièrement, aide celles-ci à accéder à la justice. Elle est fière de « la création d’un forum dans lequel les femmes peuvent se rencontrer et apprendre sur les différents instruments légaux qui existent pour les protéger ». Son organisation a aidé des femmes victimes et témoins des atrocités pendant la guerre à témoigner devant la Commission vérité et réconciliation du Libéria. Il y a deux ans, elle a été présidente du Women’s NGO Secretariat of Liberia (WONGOSOL), plateforme des organisations féminines du Libéria, avant de se décider à faire partie de l’initiative Human Rights Defenders du Carter Center, fameux groupe de réflexion américain.

Mary a plus de 25 années d’expérience comme militante pour les droits de la jeunesse, des femmes et des personnes vivant avec le VIH-sida. Après avoir travaillé comme enseignante, elle a été directrice du programme de formation Liberia Teacher Training Program/Academy for Educational Development (LTTP/AED), et responsable dans des ONG internationales comme Action Aid ou l’Open Society Initiative for West Africa (OSIWA). Comme les trois autres militantes rencontrées, Mary a terminé des études universitaires et a obtenu un diplôme en sciences de l’éducation de la Cuttington University au Libéria. Elle nous raconte aussi être titulaire de plusieurs certificats, notamment en développement organisationnel et institutionnel, en gestion des risques, en microfinances, en développement participatif, en genre et développement ainsi que pour le VIH-sida et développement.

Conversion et carrière professionnelle : la figure de l’experte-consultante

Les motivations de l’engagement individuel des militantes féminines locales et leurs modes sont restés jusqu’à présent plutôt opaques dans la littérature sociologique (Fillieule 2001 : 199). Cependant, un élément qui réunit le parcours des quatre activistes ici analysées est le fait que les relations que ces militantes féminines entretiennent avec l’international tiennent d’abord à leur formation universitaire et professionnelle dans des milieux occidentaux. En effet, toutes les quatre ont terminé des études universitaires, parlent parfaitement le français ou l’anglais et ont des proches en Europe ou aux États-Unis. Elles sont souvent issues de familles aisées qui ont souhaité offrir des occasions d’ascension sociale à leurs enfants. Contrairement à ce qui se passe dans la majorité des ménages burundais et libériens, ces quatre militantes expliquent avoir reçu à la maison le même traitement que leurs frères, même si, en tant que jeunes filles, elles n’ont pas été dispensées des tâches ménagères liées à leur genre. Si l’on tient compte du fait qu’elles ne se sont pas senties discriminées en raison de leur genre à la maison, quelles ont alors été les raisons qui les ont poussées à s’engager dans le militantisme féminin?

Malgré les disparités de leur origine géographique et de leur parcours personnel, toutes parlent de leur intérêt pour les droits de femmes en termes de conversion. À la question de savoir pourquoi elles font ce type de travail, elles répondent toutes que, pour comprendre leur engagement, il faut se rapporter à leur histoire personnelle et à leur rapport à la période de guerre. D’une part, comme Gertrude indique, elle « ne pouvait pas comprendre pourquoi une telle discrimination de la femme dans la société, une femme qui a dû rester seule avec ses enfants pendant la guerre et qui a dû s’occuper de la survie de la famille ». Pour Mary, le fait que sa famille lui a donné la chance de faire des études, alors que ses voisines « s’occupaient du ménage », lui a permis de se rendre compte qu’elle devait apporter sa contribution (« faire sa part ») pour que les choses changent. Une réaction assez commune est celle de Mary, qui répond de la manière suivante à la question de savoir pourquoi elle s’est engagée comme militante pour les droits des femmes : « Puisque tu me demandes mon histoire, je vais te la raconter. » Cette phrase témoigne d’un lien clair et fort entre un vécu personnel et l’intérêt de rediriger la carrière professionnelle dans le domaine de la poursuite des droits des femmes.

Toutes les histoires d’engagement de ces femmes commencent par la description d’une quête de sens dans leur vie à partir d’une tension claire entre l’éducation reçue à la maison (décrite dans tous les cas comme basée sur des valeurs de tolérance et d’égalité entre hommes et femmes) et l’observation croissante d’une société violente et discriminatoire, surtout à partir de la période de la guerre civile. Gertrude raconte qu’elle a « grandi dans une famille équilibrée. Les fils et les filles compt[ai]ent la même chose pour mes parents et on allait tous hériter une partie des propriétés de la famille ». Cette observation s’accompagne d’une vision particulière sur la manière de maîtriser la contradiction entre leurs croyances et valeurs et les faits. Pour sa part, Faith y arrive par l’entremise de sa foi :

La Bible me dit que je suis faite merveilleusement à l’image de Dieu. Et elle dit que je peux faire beaucoup de choses pour grandir et rester forte. Parce que souvent je vois des choses, et c’est frustrant. Tu te trouves dans une position de dirigeante, tu vois et tu entends des choses et tu ne peux pas t’empêcher de réagir.

Pour Mary, la discrimination n’est pas une question de culture ou de tradition :

Mais elles sont où cette culture et cette tradition? Les vieilles dames qui font la mutilation génitale féminine aux petites filles vont te dire qu’elles le font pour gagner de l’argent, parce que les parents de ces filles doivent amener de l’argent, de la nourriture, du tabac… Ce n’est pas culturel! Ce n’est pas bien, et il faut lutter contre ça!

Cette prise de conscience a lieu à un moment donné à partir d’un fait précis, comme la guerre. Pour Gertrude, « pendant la crise, les femmes sont restées seules et ont beaucoup souffert. Elles devaient prendre en charge les enfants, trouver à manger, garantir la sécurité alimentaire… Elles avaient beaucoup de rôles. » L’accès à de nouvelles connaissances, ou une rencontre importante avec une personne, souvent « un international » ou « une internationale » ayant la même vision de la vie et, ce qui est plus important, ayant les ressources matérielles et humaines pour aider, va permettre de mettre en pratique cette vision, par exemple, à travers la fondation d’une association.

Cette narration peut être comprise comme une conversion parce que la manière de penser et de travailler de ces femmes est désormais conçue comme une nouvelle mission. Leur nouveau militantisme est une vocation à laquelle il leur faut se dédier. Il ne leur suffit plus de vivre avec des valeurs et une vision de la vie : elles doivent y consacrer du temps. Gertrude précise que « ce travail est épuisant mentalement et physiquement. C’est une vocation en plus d’un travail ». Faith considère que c’est Dieu qui l’a poussée à défendre la cause des femmes : « Et après la guerre, Dieu m’a donné une vocation, c’était un appel, et je me suis retrouvée à lutter pour mes soeurs. » Selon elles, leur vocation devient leur métier. Lorsqu’elles arrivent à ce point, on pourrait se demander s’il n’y a pas en effet certaines formes de reconstruction a posteriori de leur histoire, de ce moment de passage, pour lui donner un sens favorable devant une interlocutrice ou un interlocuteur universitaire de niveau international qui récupérera leurs récits. Cependant, à la question « pourquoi vous êtes-vous engagée dans la lutte activiste pour les droits de femmes? », les quatre femmes ont répondu d’une manière similaire. Pour notre part, nous pouvons affirmer qu’en définitive, loin d’être seulement stratégique, le choix de militer de manière professionnelle est aussi déterminé par les perceptions subjectives et les choix de ces femmes par rapport à une histoire commune d’une éducation soucieuse de l’égalité de genre à la maison et une expérience de guerre qui influe de manière différente sur les femmes et les hommes sans que ce fait soit pris en considération dans l’élaboration des accords de paix ou des politiques de reconstruction et de réconciliation. Olivier Fillieule (2001 : 201) utilise le concept de « carrière » afin de comprendre comment, à chaque étape de la biographie, les attitudes et les comportements sont déterminés par des attitudes et des comportements passés qui conditionnent à leur tour les possibilités de l’avenir. Par conséquent, les expériences du passé influencent la manière dont les militantes s’engagent, mais aussi les raisons pour lesquelles elles ont fait le choix de s’engager à titre professionnel.

Professionnalisation, carrière et compétences

Même si les spécialistes des sciences sociales sont loin d’être unanimes quant à la définition précise de ce qu’est la professionnalisation, les deux aspects les plus mentionnés sont, d’une part, le développement des compétences, à travers des formations et des études supérieures au niveau individuel, et, d’autre part, l’institutionnalisation d’associations agissant auparavant de manière informelle (Roy 2011; Ganesh et McAllum 2012; Fernagu Oudet 2006; Rater-Garcette 1996). L’objectif de notre étude étant de retracer les parcours personnels d’internationalisation de militantes féministes, nous nous concentrerons seulement sur les aspects de leur professionnalisation individuelle. L’un des éléments clés de cette professionnalisation paraît être l’acquisition d’un poste salarié dans le milieu associatif et d’une expertise grâce à des formations spécialisées proposées, dans la majorité des cas, par des bailleurs de fonds internationaux. Bien que ces femmes aient déjà bénéficié pour la plupart d’une formation universitaire, souvent à l’étranger, leur professionnalisation à titre de diplômées se traduit par une mise à jour de compétences spécifiques, qui leur permet ensuite de faire carrière dans le militantisme féminin (Barbier 2005). Les ateliers offerts promettent une amélioration des capacités en matière de gestion du stress, de compréhension affective, et même de gestion d’équipe.

Marie-Paule nous raconte comment l’UNIFEM « a commencé à travailler au Burundi en 1994 dans un programme de renforcement du leadership féminin pour la consolidation de la paix afin de favoriser le rapprochement entre communautés hutu et tutsi ». De plus, tant au Burundi qu’au Libéria, ces ateliers offrent des possibilités de voyager à l’étranger, de rencontrer d’autres militantes et de se sentir appartenir à une élite internationale. Marie-Paule et Gertrude expliquent ainsi que certaines femmes (dont elles) ont été sélectionnées par ONU Femmes pour rencontrer des femmes de la diaspora burundaise en Tanzanie et créer de la sorte des liens transnationaux. C’est aussi à travers ces rencontres que les parcours des dirigeantes activistes dans le pays se croisent, offrant des occasions de socialisation, de débat et de tissage des liens. Faith nous raconte qu’au Libéria « ONU Femmes avait organisé un atelier Genre l’an dernier en novembre, et ils ont amené des femmes des pays où il y a des missions de paix des Nations unies afin que nous puissions étudier les similitudes et les différences entre nous ».

En définitive, la professionnalisation constitue un changement de statut, avec le passage d’un niveau amateur à un niveau professionnel avec un salaire, un engagement pour répondre à une mission spécifique, avec des horaires déterminés, un bureau et des possibilités de faire carrière au pays, mais aussi à l’étranger, de voyager et d’apprendre un langage et un savoir-faire internationaux. La professionnalisation permet d’outiller le militant ou la militante pour accroître l’efficacité de son travail. Selon Raymond Bourdoncle (1991 : 119), « il y a professionnalisation d’une activité lorsque de gratuite, faite par des amateurs, des bénévoles ou des militants en fonction de leurs goûts et de leurs convictions, elle devient rémunérée et exercée à titre principal ».

Il y a alors une division claire entre les militantes qui commencent à exercer une profession et se sentent légitimées à devenir dirigeantes et à défendre la cause des femmes, par le fait d’avoir passé un processus de sélection et d’avoir un lieu physique où exercer leur mission avec du personnel à leur charge, et celles qui agissent de manière informelle, et sont considérées par les premières comme des « petites soeurs » qu’il faut protéger et à qui il faut apprendre leurs droits. Gertrude sent qu’elle doit donner à ses petites soeurs tout ce qu’elle a reçu de ses contacts internationaux : « On ne peut pas prétendre parler au nom des femmes de la base si on ne travaille pas avec elles. Alors, on fait beaucoup d’activités avec elles pour le renforcement de leurs capacités, pour le droit à la propriété, pour les violences faites aux femmes… Aujourd’hui, je voudrais les renforcer. » Pour Mary, cette professionnalisation entraîne aussi la création d’un fossé entre les dirigeantes et le reste des femmes du mouvement, et surtout, entre les organisations féminines les plus professionnalisées et les groupements locaux : « Au plus haut niveau [du plaidoyer] il y a très peu de femmes, et dans la majorité des cas, nous nous comportons comme des gardiennes qui ne laissent pas intervenir les autres femmes, vous savez? La majorité d’entre nous n’aident pas le reste des femmes à se dépasser. » Le résultat de ce fossé est un manque de communication et de responsabilité des dirigeantes professionnalisées envers la grande majorité des activistes non professionnelles.

Par ailleurs, dans ce contexte, les critiques du processus de professionnalisation des militantes (Alvarez 2009; Mojab 2009; Jad 2004; 2007; Bagic 2004; Lang 1997) suggèrent que le renforcement de capacités des militantes locales a pour conséquence principale leur dépolitisation. En effet, ces critiques estiment que les bailleurs de fonds internationaux facilitent des formations techniques dans lesquelles les militantes locales apprennent les discours et les techniques de plaidoyer des militantes internationales. Ces techniques et discours seront utilisés par la suite pour mettre en place les réformes indispensables ainsi que les programmes et les projets internationaux pour la reconstruction et le développement du pays. Les militantes, pour leur part, commencent à imiter les discours, les logiques et les problématiques que les bailleurs de fonds internationaux utilisent à leur arrivée au pays afin de montrer leur influence et leur respectabilité (Martin de Almagro à paraître). C’est à partir de cette professionnalisation individuelle (et, dans le cas qui nous occupe, de la militante) qu’apparaît la figure de l’experte-consultante.

Experte-consultante : entre contexte national, logique des bailleurs de fonds et temporalité du financement

L’experte-consultante est une militante, certes, mais avec des capacités techniques de base et un raisonnement de femme d’affaires. Les bailleurs de fonds ne font plus appel à l’association pour laquelle l’experte-consultante travaille, mais à elle-même en tant que personne disposant de connaissances, d’expériences et de réseaux professionnels spécifiques. De ce fait, les associations se personnalisent. Chaque militante responsable dirige une association qui partage son sort. Faith nous raconte ainsi que son « plus grand succès a été de [s’]assurer que [s]on organisation continue à exister à travers les années. Parce qu’il y a plein d’organisations ici qui ne sont pas arrivées à avoir des bureaux… Elles sont complètement déconnectées de ce qui se passe parce qu’elles sont en train de lutter pour leur survie ». La force et le caractère de la militante dirigeante sont des facteurs clés pour la survie de l’organisation, et souvent quand elle part, l’organisation disparaît. Faith se considère de la sorte comme responsable des femmes de son association et précise que, si elle n’est pas capable de leur vendre sa vision sur les droits de femmes, elle perd contre le gouvernement et contre les bailleurs de fonds. Marie-Paule, qui travaille actuellement pour ONU Femmes au Burundi, mentionne ceci : « Le principe de sélection des associations qui répondent aux appels à projet commence avec un appel à propositions, mais à part ça il y a ce que l’on appelle l’“ avantage comparatif ”, qui peut donner à ce qu’on travaille directement avec une personne ou une autre » si cette personne est déjà en contact avec ONU Femmes ou connaît quelqu’un qui la recommande.

Ces nouvelles expertes qui, d’une part, craignent leur instrumentalisation par les bailleurs de fonds et, d’autre part, suscitent la méfiance des autres militantes ne pouvant pas encore vivre de leur cause, travaillent et doivent répondre à des exigences multiples à trois niveaux différents : un contexte national, des bailleurs de fonds internationaux et des bases locales. Premièrement, leur travail est contraint et limité par le contexte politique national. Gertrude explique, par exemple, que le domaine de son travail quotidien est celui de la lutte pour une loi successorale qui concéderait aux femmes le droit à hériter de la terre de leurs parents, ce que la coutume de la société patriarcale burundaise empêche pour le moment. Au Libéria, Faith souligne que son travail consiste à favoriser la mise en place d’un quota obligatoire de 30 % de femmes au Parlement.

Deuxièmement, étant donné les volumes de financement international octroyés aux projets pour la mise en place de la résolution 1325 sur la participation des femmes en politique et au processus de reconstruction des pays, les logiques des bailleurs de fonds et la temporalité du financement jouent un rôle essentiel dans la sélection de la thématique et des méthodes de travail de ces militantes. Faith raconte, par exemple, comment elle a dû apprendre à accéder au financement afin de pouvoir continuer à travailler pour la communauté, tout en acceptant les discours de bailleurs de fonds qui se sont développés et transformés à travers les décennies. Elle explique ainsi avoir compris qu’après la logique de l’égalité des genres et de la parité des années 90, inscrite dans la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF) adoptée en 1979, c’est la logique de la complémentarité des genres inscrite dans la résolution 1325 qui a régné. Faith indique la manière dont elle a inclus cet élément afin d’obtenir financement et aide des bailleurs de fonds en tant qu’ambassadrice de la paix prônée par la résolution 1325. En ce qui concerne les méthodes de plaidoyer, les procédés que ces militantes utilisaient au début, souvent en opposition aux gouvernements, par le recours à des manifestations, à des grèves d’occupation (sit-in) et à des grèves de travail, ont été remplacés ensuite par des stratégies de collaboration avec les institutions gouvernementales et internationales ainsi que de participation à leurs projets (Falquet 1997). Dorénavant recrutées à titre personnel par les bailleurs de fonds pour créer des organisations, les militantes doivent mettre en place des projets conjointement avec le personnel de l’administration publique nationale.

Comme l’expriment bien leurs témoignages, les militantes que nous avons interrogées sont devenues des expertes-consultantes à travers un processus de socialisation dans le milieu de la reconstruction postconflit. Elles ont gagné en autonomie par rapport au contexte national grâce à leurs salaires et à leurs nouveaux savoir-faire, et elles ont appris à jouer selon les règles du jeu qui leur étaient imposées : les logiques des bailleurs de fonds et la temporalité du financement (Martin de Almagro 2015). Cependant, même s’il pourrait être tentant d’analyser cette transformation en experte-consultante comme une simple adaptation stratégique permettant de survivre dans un environnement difficile, on ne peut oublier d’invoquer aussi le poids des expériences personnelles, du contexte et du processus de conversion. En effet, il faut prendre en considération les deux moments que les quatre militantes ont mentionné dans leur histoire d’engagement : d’un côté, la guerre civile et les atrocités commises contre les femmes en tant qu’événements historiques et, de l’autre, une action personnelle, celle de leur conversion au militantisme féminin. En conséquence, leur processus de professionnalisation est loin d’être seulement stratégique. Le discours des quatre militantes sur leur engagement est largement inspiré par leurs expériences locales et l’histoire de leur pays.

Passage de la professionnalisation à l’internationalisation

Bien que professionnalisation ne veuille pas toujours dire internationalisation, dans la plupart de cas, ces militantes devenues expertes multiplient les séjours à l’étranger dans le contexte de leur travail au cours des années 2000 et 2010. Ainsi, Gertrude a voyagé constamment à New York pour le suivi des comités de la CEDEF; en 2012, elle a fait partie d’une délégation de Burundaises à Genève à l’occasion de la Conférence des partenaires au développement du Burundi, où elle a présenté une déclaration sur l’intégration des priorités des femmes dans la stratégie de réduction de la pauvreté de son pays. De son côté, Mary vient de participer à l’atelier de la validation des expériences des Africaines commerçantes à Accra en novembre 2015, où elle a croisé d’autres militantes avec qui elle entretient des relations professionnelles sur Internet. Faith, pour sa part, travaille en parallèle avec l’initiative Human Rights Defenders du Carter Center, et elle voyage ainsi souvent aux États-Unis. Enfin, Marie-Paule est maintenant membre d’Empower Women, plateforme internationale pour les droits socioéconomiques des femmes qui fait partie d’ONU Femmes.

L’internationalisation de ces militantes, par l’entremise du renforcement de leurs capacités et de la conversion qui s’est produite dans leur discours, se matérialise donc par une recherche de postes dans d’autres parties du continent africain ou en Occident, où les compétences acquises et les diplômes spécialisés sur des sujets très précis peuvent les aider à élargir leur horizon professionnel. Marie-Paule qui travaille maintenant (août 2015) pour les Nations unies à Bujumbura vient aussi de finir une maîtrise (master) en genre, institutions et sociétés à l’Université Lumière (Burundi), en partenariat avec l’Université catholique de Louvain (Belgique). Sa soif d’instruction et son investissement dans les études ne se démentent pas, tout comme ses envies de travailler ailleurs, et elle explore les possibilités de terminer un doctorat à l’étranger :

  • Un doctorat pour faire carrière à l’étranger?

  • Oui, ou pour devenir professeure!

Les récits présentés ici se concentrent sur la manière dont les femmes responsables des associations féminines perçoivent leur propre situation en tant que militantes pour les droits des femmes, la paix et le développement. Nous pouvons ainsi distinguer deux logiques dans la quête d’internationalisation des nouvelles professionnelles du militantisme féminin. La première serait une dynamique d’alliances avec l’international et de possibilités accrues, par laquelle ces militantes savent qu’une internationalisation de leurs discours, de leurs amitiés et de leurs stratégies leur donne la légitimité et l’autorité nécessaires pour gagner leurs plaidoyers spécifiques devant leur gouvernement national. La seconde serait une logique de réappropriation, qui a pour objectif de filtrer le discours international à partir des expériences personnelles et du contexte national, et de le traduire afin qu’il puisse remplir une fonction dans les luttes quotidiennes des militantes.

Logique d’alliances et de possibilités accrues

Pour être prises au sérieux et pouvoir accéder à du financement ou à des entretiens directs avec les décideurs et les décideuses politiques, les militantes utilisent leurs contacts avec l’international. Comme Faith l’explique, elles sont « devenues presque des personnages publics et ce nouveau statut leur procure reconnaissance et légitimité ». Elle précise que cette légitimité est en train de changer le rapport de force entre un gouvernement national, qui considère que le travail des organisations de la société civile consiste à mettre en place des projets et de programmes dictés par le gouvernement sans les remettre en question, et les dirigeantes des organisations féminines, qui sont professionnalisées et internationalisées, qui ont des contacts étroits avec les bailleurs de fonds et qui sont vues par la population locale et la communauté internationale comme moins corrompues et plus légitimes que les autorités publiques. De plus, si pour ces militantes être alliées à l’international implique l’utilisation des logiques de bailleurs de fonds et la maîtrise de la temporalité du financement, cela signifie aussi recourir, même si elles n’en sont pas convaincues, au discours dominant dans les sphères de la gouvernance mondiale. Marie-Paule a fini par croire à ce discours : « Avant, je ne croyais pas qu’avoir des femmes dans le gouvernement pouvait aider la cause de la femme, mais depuis que je travaille pour ONU Femmes, je le crois. »

Au Burundi, celles qui combinent activisme et travail pour des organisations internationales, comme Marie-Paule, bénéficient d’un espace de parole beaucoup plus vaste que celles qui sont restées dans la société civile. Cette militante reconnaît d’ailleurs que le fait que le gouvernement burundais considère la société civile comme partie liée à l’opposition, et non comme partenaire dans la mise en place de projets et de programmes, comme dans le cas du Libéria, crée des tensions et empêche les messages de la société civile d’être écoutés. En revanche, le gouvernement prête très facilement attention aux messages provenant d’ONU Femmes. Par ailleurs, Marie-Paule ne sent pas la nécessité de devoir choisir entre travailler avec d’autres militantes ou avec le gouvernement, mais elle profite d’une position clé pour continuer à défendre les mêmes causes, à savoir les droits socioéconomiques des femmes.

Logique de réappropriation des outils internationaux

Les bailleurs de fonds ont aussi intérêt à internationaliser les parcours de ces militantes, puisque l’internationalisation s’avère une occasion de renforcer des capacités, mais aussi de transférer des normes, des valeurs et des comportements principalement articulés au niveau international. Ainsi, les personnes et les organismes engagés dans la mise en oeuvre de la résolution 1325 subventionnée par ONU Femmes insistent dans leur transfert sur un cadre de gestion précis qui correspond aux stratégies et aux méthodes d’ONU Femmes, à savoir l’instauration des quotas pour les femmes au Parlement et l’organisation d’ateliers de lutte contre les violences conjugales. Sans vouloir être très directe, Marie-Paule s’exprime sur le sujet de la manière suivante : « Je ne sais pas si on a plus utilisé certains volets que d’autres, mais on a eu plus de résultats dans certains volets, comme dans la participation des femmes aux processus des élections. » Elle confirme aussi qu’ONU Femmes propose des projets selon la temporalité du financement et les préférences des organisations de bailleurs de fonds :

On a évolué, les revendications sont souvent thématiques et cadrées dans le temps. Les organisations revendiquent par rapport aux priorités du moment. Avant, comme je disais, c’était la participation dans la paix et Arusha, et dès les premières élections après la guerre, c’était la participation dans l’organisation des élections. Après ça, on a commencé à travailler sur le renforcement des capacités des femmes dirigeantes.

Cependant, si les observations les plus critiques du discours de la résolution 1325 estiment qu’il est souvent utilisé de manière sélective afin de cantonner l’activisme féminin dans la construction de la paix plutôt que de le voir s’exprimer sur d’autres sujets, comme les droits socioéconomiques, les quatre militantes que nous avons rencontrées au Burundi et au Libéria sont en train, de facto, de transformer à long terme le rôle de la femme dans leur société à travers les occasions offertes par l’intervention internationale et les normes internationales sur le genre. Levitt et Merry (2009) ont employé le terme « vernacularisation » à propos des normes internationales sur le genre pour parler du processus de traduction à travers lequel la société civile à l’échelle locale et les gouvernements domestiquent la mise en place d’une norme. S’agissant de l’implantation des politiques pour l’égalité de genre au Burundi, la résolution 1325 est si vague qu’elle offre la possibilité aux organisations féminines « de l’interpréter et [de l’]appliquer dans des domaines spécifiques, dans un État en particulier, et en même temps de l’utiliser pour améliorer les objectifs [des] associations préexistantes » (McLeod 2012 : 145). Les dernières campagnes nationales pour le droit des femmes à l’héritage foncier au Burundi ont été témoins de cette interprétation : la résolution 1325 et ses objectifs de protection de la sécurité de la femme ont été traduits par une formulation en termes de sécurité économique par les militantes les plus importantes du Burundi. Marie-Paule raconte la manière dont les dirigeantes du mouvement féminin au Burundi ont concentré leurs actions de plaidoyer sur l’utilisation de la résolution 1325 afin d’instaurer le droit à l’héritage pour la femme au pays (Martin de Almagro 2016). Elle admet, par contre, que les organisations internationales telles qu’ONU Femmes n’ont pas pu soutenir cette cause d’une façon directe et que « cela a créé comme une déception chez les femmes activistes ». De son côté, Mary nous a expliqué qu’au Libéria la résolution 1325 a été utilisée pour accentuer les campagnes de lutte contre le VIH-sida, dont les principales victimes sont des femmes : « On a réussi à utiliser la résolution 1325 pour lutter contre le sida, puisque beaucoup de femmes sont contaminées pendant les périodes de guerre où le viol est utilisé comme une arme de guerre. »

Conclusion

Les quatre entretiens et parcours présentés dans notre article permettent de pointer plusieurs facteurs qui attestent un passage du monde de l’activisme bénévole à la professionnalisation et témoignent de l’évidente relation entre professionnalisation et internationalisation des dirigeantes des mouvements féminins du Burundi et du Libéria. Une lecture détaillée de ces histoires nous autorise à conclure que l’internationalisation et la professionnalisation dans le milieu du militantisme sont bien plus qu’un mouvement stratégique dans la quête de nouvelles occasions sur le plan personnel et professionnel pour ces dirigeantes. Elles en viennent aussi à réaliser une quête de sens à travers une conversion presque spirituelle qui amène les militantes à défendre les droits des femmes.

Toutes les histoires partagent un premier moment de passage à partir des expériences de guerre et d’après-guerre dans lesquelles les femmes sont exclues de la négociation des accords de paix et de la prise de décision relativement aux politiques de reconstruction et de réconciliation. Ces expériences de guerre se heurtent à leur éducation basée sur l’égalité reçue à la maison et les poussent à participer à la lutte féministe que les femmes ressentent dès lors comme une vocation. Étant donné leur formation universitaire de base, leurs aptitudes et les contacts de leurs familles ou de leur milieu professionnel, les quatre militantes sont toutes arrivées à faire de leur bénévolat leur métier. Ce deuxième moment de passage de bénévole à experte-consultante se matérialise soit par la création de leur propre organisation officielle, comme dans le cas de Faith, soit à travers une sélection et la formation de candidats et de candidates par une organisation internationale qui aide ces militantes à créer par la suite une organisation féminine agréée par l’État, comme dans le cas de Gertrude. Parfois, ces militantes bénévoles sont recrutées directement par des ONG qui ont des bureaux sur le terrain, comme cela a été le cas de Marie-Paule et de Mary. Toutes les quatre voient la professionnalisation comme un outil leur permettant d’être mieux armées pour défendre leur vision du monde et leurs valeurs, en même temps qu’elles ont une sécurité financière et un emploi intéressant. Le troisième moment de passage d’une professionnalisation à une internationalisation a une temporalité plutôt floue. En effet, étant donné que ces militantes professionnalisées et leurs organisations récemment créées ont besoin de financement, et que ce dernier vient en grande majorité de l’extérieur, professionnalisation et internationalisation ne peuvent pas se comprendre l’un sans l’autre. Cette dépendance de l’international pour se professionnaliser invite à jouer un jeu d’appropriation des logiques et des cadres d’action internationaux qui ont déterminé l’accès aux études et aux formations complémentaires des femmes que nous avons rencontrées ainsi que la multiplication de leurs voyages à l’extérieur de leur pays d’origine et de leurs contacts avec d’autres militantes étrangères.

Les résultats de nos recherches complémentent et confirment ceux d’autres études qui se sont focalisées sur l’analyse de la professionnalisation et de l’internationalisation des mouvements féminins dans d’autres parties du globe (Abu-Dayyeh Shamas 2002; Jad 2004; Al-Ali et Pratt 2009). Ces études argumentent que le militantisme féminin dans des pays postconflit se situe dans un espace entre l’imposition et l’appropriation des logiques internationales. Une fois professionnalisées et internationalisées, ces dirigeantes deviennent une élite influencée en grande partie par le programme des bailleurs de fonds. Elles ne participent plus, ou très occasionnellement, à l’organisation de la mobilisation de la résistance et du plaidoyer des collectivités féminines. D’autre part, si la professionnalisation est perçue par les quatre dirigeantes que nous avons rencontrées comme un moyen de légitimité qui les transforme en porte-paroles des mouvements des femmes, leur histoire démontre qu’elles ont été choisies en tant que partenaires par les bailleurs de fonds plutôt qu’à titre de dirigeantes par les membres du mouvement. Comme résultat, on pourrait mettre en doute la légitimité de ces dirigeantes dans leur rôle de représentantes d’un mouvement dont les actions, les discours et la temporalité subissent l’influence, en bonne partie, des organismes qui les financent et qui les ont aidées à transformer leur statut social individuel.