Corps de l’article

L’automne 2014 a été marqué par un mouvement de dénonciation où plusieurs femmes ont divulgué dans les médias québécois et internationaux les agressions sexuelles dont elles avaient été victimes. Le mouvement a été instauré le 30 octobre par deux femmes journalistes d’un quotidien anglophone qui ont lancé le mot-clic #BeenRapedNeverReported. Cette initiative a fait boule de neige dans les réseaux sociaux si bien qu’au Québec la Fédération des femmes du Québec a repris le pendant francophone du mot-clic pour lancer #AgressionNonDenoncee. Cet appel à la divulgation a été reçu par plusieurs femmes qui ont choisi de briser le silence en partageant leurs expériences, tandis que d’autres ont souligné leur courage. En réaction à ce mouvement et à la nécessité de reconduire le Plan d’action gouvernemental 2008-2013 en matière d’agression sexuelle (Gouvernement du Québec 2008), la ministre de la Justice et responsable de la Condition féminine, Stéphanie Vallée, ainsi que d’autres parlementaires ont déposé, le 25 novembre 2014, une motion en sept points à l’Assemblée nationale. Cette motion a pour objet de lutter contre la violence et l’agression sexuelle dirigée principalement vers les femmes. Considérant que l’agression sexuelle représente un problème social et une violence inacceptable, la motion a été adoptée à l’unanimité.

Le gouvernement du Québec a pris l’engagement, entre autres, de mener un forum itinérant sur l’agression sexuelle en guise d’élément contributif à la rédaction du troisième Plan d’action gouvernemental en matière d’agression sexuelle. Une invitation a été lancée à la Chaire de recherche sur la maltraitance envers les personnes aînées afin qu’elle communique, en juin 2015, son point de vue et ses réflexions aux parlementaires et aux organismes présents. De par sa mission, la Chaire a un intérêt pour toutes les formes et tous les types de maltraitance envers les personnes aînées. Ainsi, la question de l’agression sexuelle envers ces dernières fait partie des travaux explorant le type de maltraitance dit « sexuel ».

La problématique liée à la maltraitance

Les agressions sexuelles commises envers les personnes aînées constituent un problème en croissance partout dans le monde (Vierthaler 2008). Elles peuvent prendre plusieurs formes et se produire dans différents milieux (Connolly et autres 2012). Pourtant, les agressions sexuelles envers les personnes aînées se traduisent par une méconnaissance et une non-reconnaissance du phénomène (Vierthaler 2008).

L’agression sexuelle est présentée comme un type de maltraitance dans le Plan d’action gouvernemental pour contrer la maltraitance envers les personnes aînées 2010-2015 (Ministère de la famille et des aînés (MFA) 2010) et dans le Guide de référence pour contrer la maltraitance envers les personnes aînées (Ministère de la santé et des services sociaux (MSSS) 2013). Pour sa part, le gouvernement du Québec décrit la maltraitance sexuelle comme le fait de « harceler une personne, lui faire des attouchements, faire de l’exhibitionnisme devant elle, l’agresser sexuellement, [ou] ridiculiser un aîné qui souhaite exprimer sa sexualité » (MFA 2010; MSSS 2013). Quant au Secrétariat aux aînés, il a adopté, en 2015, la définition suivante de la maltraitance sexuelle : « gestes, actions, paroles ou attitudes à connotation sexuelle non consentis, qui portent atteinte au bien-être, à l’intégrité ou à l’identité sexuelle » en y joignant une série d’exemples de violence sexuelle tels que des : « propos ou attitudes suggestifs, blagues ou insultes à connotation sexuelle, promiscuité, comportements exhibitionnistes, agressions à caractère sexuel (attouchements non désirés, relation sexuelle imposée), etc. » (Chaire de recherche sur la maltraitance envers les personnes aînées et autres 2015 : 1). Ces définitions de 2013 et de 2015 ont une portée nettement plus vaste que le concept d’agression sexuelle lui-même, bien que les deux définitions y fassent référence précisément. Cela conforte notre démarche en vue de circonscrire les connaissances sur les agressions sexuelles envers les aînées à travers une recension des écrits à l’échelle internationale sur la maltraitance de type sexuel envers les personnes aînées.

Par différents plans d’action et politiques publiques, le gouvernement du Québec reconnaît l’agression sexuelle envers les personnes aînées comme un problème social et de santé publique. Pourtant, peu d’études dans la littérature scientifique semblent mettre en avant des pratiques de lutte contre l’agression sexuelle envers les personnes aînées, et cela, tant pour prévenir, repérer, qu’intervenir.

Nous présenterons, dans un premier temps, un état des connaissances au sujet des agressions sexuelles envers les personnes aînées. Dans un second temps, nous exposerons les pratiques adoptées en vue de les contrer, telles qu’elles ont été mises en évidence dans la littérature. Nous conclurons par une réflexion sur l’importance de poursuivre le développement des connaissances et des pratiques sur ce sujet encore tabou.

La démarche méthodologique

En nous appuyant sur la collection de textes réunis et référencés à la Chaire[1], nous avons créé un corpus de textes (n = 20) qui ont été publiés de 2003 à 2012 et qui traitaient d’agression sexuelle envers les personnes aînées[2]. Le nombre total d’écrits colligés montre que le sujet des agressions sexuelles envers ces personnes demeure peu documenté dans la littérature, d’où la nécessité de se pencher sur le phénomène.

Dans les textes rassemblés et lorsqu’elles étaient documentées, les agressions sexuelles envers les personnes aînées sont généralement abordées sous l’angle biomédical, même si les écrits démontrent qu’elles suscitent plusieurs enjeux psychosociaux. L’angle psychosocial a été utilisé seulement lorsqu’il fut question de la maltraitance en général, donc dans les textes qui ne sont pas propres aux agressions sexuelles envers les personnes aînées.

La littérature traitant exclusivement de la violence ou des agressions sexuelles envers les aînées ne comprend que trois articles. Les autres articles abordent les agressions sexuelles envers les personnes aînées sans nécessairement en préciser le genre, tandis que d’autres encore apportent certaines nuances genrées aux statistiques présentées. Ce premier constat surprend considérant que les femmes sont principalement la cible d’agressions sexuelles.

En reprenant ce constat et en considérant que les mouvements de femmes ont reconnu les agressions sexuelles comme une problématique sociale, nous trouvons également étonnant d’observer que seulement deux textes présentent les mouvements de femmes ou l’approche féministe. Dans ces deux textes, l’apport des mouvements de femmes est reconnu en vue de l’atteinte de l’égalité des sexes, tout en soulignant la place minime laissée aux aînées dans le débat. Ce deuxième constat s’avère parlant puisque les théories féministes sont peu mobilisées dans les études sur les aînées. En ce sens, Betty Friedan avait témoigné de cette situation dans son ouvrage de 1993 où elle relate son parcours de femme vieillissante surprise de constater qu’une fois âgée la femme est invisibilisée puisque toute l’attention se trouve mise sur l’âge plutôt que le genre. Elle ajoutait même que toutes les batailles des femmes devaient être refaites une fois qu’elles avaient atteint l’âge de la retraite, car celles-ci perdaient symboliquement leur statut de femme pour être affublée d’un statut de personne âgée, sans genre. En 1999, Hooyman posait clairement la question dans la revue scientifique la plus reconnue en gérontologie sociale : « Research on older woman : where is feminism? »

Les écrits répertoriés, tous publiés en anglais, proviennent essentiellement des États-Unis et du Royaume-Uni. Un seul texte vient du Canada (Colombie-Britannique). Ce troisième constat mène à une interrogation à laquelle les réponses se font rares : qu’est-ce que les féministes québécoises ont à dire sur les agressions sexuelles subies par les aînées?

L’état des connaissances

Une définition de l’agression sexuelle

La pluralité de définitions recensées met en relief de nombreux concepts associés à l’agression sexuelle envers les personnes aînées. De façon plus spécifique, ce type d’agression est associé au concept de la maltraitance (maltraitance de type sexuel) (Daly et Jogerst 2005; Daskalopoulos et autres 2006; Dong, Simon et Gorbien 2007; Dyer et autres 2005; Kennely, O’Neill et O’Brien 2011; Peisah, Brodaty et Bridger 2008) ou à celui de la violence (violence, violence sexuelle, violence interpersonnelle, agression sexuelle, abus sexuel) (Acierno et autres 2007 et 2010; Brandl, Heisler et Stiegel 2005; Cambridge et autres 2011; Chatterjee 2005; Connolly et autres 2012; Cook, Dinnen et O’Donnell 2011; Daly et Jogerst 2005; Dong, Simon et Gorbien 2007; Fitzsimons, Hagemeister et Braun 2011; Hightower 2004; Ramsey-Klawsnik et autres 2008; Stöckl, Watts et Penhale 2012; Sweeney 2003; Vierthaler 2008). Toutefois, les distinctions ou les définitions dans les textes recensés ne sont pas présentées de façon systématique, ce qui crée un flou étymologique.

Dans plusieurs écrits, la violence envers les aînées englobe à la fois la violence physique, sexuelle et psychologique (Cook, Dinnen et O’Donnell 2011). Les résultats varient ainsi d’une étude à l’autre puisque de nombreuses recherches intègrent à leurs résultats divers types de violence ou de maltraitance (Daly et Jogerst 2005), sans mettre l’accent sur le problème précis de l’agression sexuelle (Cook, Dinnen et O’Donnell 2011).

L’âgisme (Connolly et autres 2012; Cook, Dinnen et O’Donnell 2011; Hightower 2004; Vierthaler 2008) inspire différentes attitudes et perceptions qui influent sur la reconnaissance de l’agression sexuelle et de la violence envers les aînées (Hightower 2004). En effet, les croyances veulent que seules les jeunes femmes soient la cible d’agression sexuelle et non les aînées (Hightower 2004; Vierthaler 2008). Ces croyances ont également été soutenues par certains mouvements de femmes qui, à l’origine, ont considéré la violence et les agressions sexuelles contre les jeunes femmes comme une problématique sociale touchant à l’enjeu de l’inégalité des sexes sans toutefois y inclure les aînées (Hightower 2004; Vierthaler 2008). Plus largement, le biais social de la non-désirabilité des aînées perdure (Thomas, Scott Tilley et Esquibel 2012), ce qui ferait passer les femmes avançant en âge de « femme-objet » à « femme rejetée » (Calasanti, Slevin et King 2006). Cependant, cela amène surtout un discrédit de la parole des aînées qui osent dénoncer les agressions sexuelles subies, car ce qu’elles relatent suscite de l’incrédulité.

Ce manque de reconnaissance a un impact significatif sur la réponse sociale, tant en prévention ou en repérage qu’en intervention en matière d’agression sexuelle (Connolly et autres 2012). Non seulement certains intervenants ou intervenantes ne croiront pas les personnes aînées, mais en présence de troubles cognitifs, il sera présumé qu’elles ne peuvent rapporter fidèlement leur expérience (Connolly et autres 2012). Sans compter que, jusqu’à tout récemment, plusieurs ressources communautaires en matière d’agression sexuelle et de services d’hébergement d’urgence offraient un accompagnement uniquement aux jeunes femmes (Hightower 2004). En somme, l’âgisme empêche une réponse sensible, réfléchie, humaine, juridique et éthique dans les situations d’agression sexuelle envers les personnes aînées (Connolly et autres 2012).

La prévalence de l’agression sexuelle

Il est difficile d’établir la prévalence de l’agression sexuelle envers les personnes aînées en raison de la pluralité des définitions utilisées et des diverses méthodes employées pour en faire le recensement. Au Québec, aucune étude n’a été réalisée en ce sens jusqu’à maintenant.

Une étude sur la prévalence de la maltraitance chez les personnes aînées dans la population urbaine chinoise a révélé une prévalence de 1,2 % pour la maltraitance de type sexuel (Dong, Simon et Gorbien 2007). Une autre étude menée aux États-Unis, en 2008, a permis d’établir que 0,6 % des 5 777 répondantes et répondants de 60 ans et plus avaient été agressés sexuellement au cours de l’année précédant l’étude (Acierno et autres 2010).

Dans les faits, la majorité des personnes aînées agressées sexuellement sont des femmes (Chatterjee 2005; Connolly et autres 2012; Hightower 2004; Ramsey-Klawsnik et autres 2008; Stöckl, Watts et Penhale 2012; Vierthaler 2008). Ce constat soulève l’enjeu de l’inégalité des sexes (Hightower 2004). En effet, sans égard à l’âge, elles se voient 7,5 fois plus affectées par des agressions sexuelles que les hommes (Vierthaler 2008). Les résultats de l’étude d’Acierno et autres (2007), réalisée auprès de 549 femmes de 55 ans et plus, ont démontré que la prévalence de l’agression sexuelle se chiffrait à 8 %. Ce résultat tranche, à la hausse, avec les autres précédemment mentionnés.

Une hypothèse veut que la prévalence de l’agression sexuelle envers les aînées soit sous-estimée (Cook, Dinnen et O’Donnell 2011), considérant, entre autres, les différents freins à la demande d’aide et à la dénonciation. Comme pour d’autres types de crimes, les données les plus fiables proviennent d’études de victimisation autorévélée, soit des travaux où les personnes aînées nomment les agressions vécues, qu’elles aient été ou non rapportées à diverses instances. Les agressions sexuelles sont donc plus susceptibles de ne pas être révélées dans les études que nous avons analysées.

Les conséquences

Les conséquences des agressions sexuelles, vécues à différents âges du parcours de vie, sont nombreuses chez les personnes aînées (Connolly et autres 2012; Cook, Dinnen et O’Donnell 2011; Hightower 2004; Vierthaler 2008). Une agression envers une femme dans son enfance peut entraîner, à un âge avancé, des problèmes de santé importants, telles des douleurs chroniques, une dépression ou des incapacités (Hightower 2004).

Lorsqu’elles sont agressées à un âge avancé, les personnes aînées peuvent ressentir des symptômes de dépression, de la nervosité, de la peur, de la confusion, de la colère, etc. (Cook, Dinnen et O’Donnell 2011; Hightower 2004; Vierthaler 2008). En outre, les agressions sexuelles engendrent un traumatisme tant émotionnel que physique chez la personne aînée qui peut aller jusqu’à précipiter son décès (Vierthaler 2008).

Les caractéristiques des personnes qui commettent des agressions sexuelles envers les personnes aînées

Les aînées sont surtout agressées par des personnes inconnues qui se présentent à leur domicile (Cook, Dinnen et O’Donnell 2011). La majorité des personnes qui commettent des agressions sexuelles envers les personnes aînées sont des hommes dont l’âge varie (Hightower 2004; Ramsey-Klawsnik et autres 2008). Leurs proies sont des personnes aînées vulnérables, faciles à manipuler, qui ne les dénonceront pas, ou qui, en cas de dénonciation, risquent de ne pas être crues (Vierthaler 2008). En ce sens, les personnes aînées qui ont une déficience intellectuelle (Cambridge et autres 2011) ou qui présentent des troubles cognitifs (Peisah, Brodaty et Bridger 2008; Ramsey-Klawsnik 2006) constituent une population vulnérable aux agressions sexuelles.

L’agression sexuelle en établissement de soins de longue durée

Plusieurs recherches accordent une attention particulière à l’agression sexuelle envers les personnes aînées dans les établissements de soins de longue durée, puisque les relations entre la personne aînée et les membres du personnel reposent à la fois sur la confiance et sur la dépendance (Connolly et autres 2012; Kennely, O’Neill et O’Brien 2011; Ramsey-Klawsnik et autres 2008; Vierthaler 2008).

Ramsey-Klawsnik et autres ont réalisé, en 2005, une étude pour comprendre la victimisation sexuelle qui se produit dans les établissements de soins de longue durée (Ramsey-Klawsnik et autres 2008). Dans 43 % des situations, l’agression sexuelle avait été commise par des membres du personnel de l’établissement, tandis que dans 41 % des cas elle avait été le fait d’autres personnes aînées y résidant (ibid.). Les « résidents agresseurs » présentaient des problèmes de santé mentale diagnostiqués, des problèmes de consommation ou un dossier criminel (ibid.). Les résultats ont également révélé que des membres de la famille, principalement les fils ou le mari, sont susceptibles de commettre des agressions sexuelles (ibid.). Ces statistiques démontrent la nécessité de resserrer la sécurité des personnes aînées qui vivent dans les établissements de soins de longue durée et de réfléchir aux problèmes de cohabitation qui peuvent survenir. Cela pose l’enjeu de la gestion des risques associés aux symptômes comportementaux liés aux pertes cognitives, qui sont notamment de nature sexuelle.

Par exemple, à l’été 2015, des membres du personnel d’un centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) à Sherbrooke ont dénoncé des situations d’agression sexuelle où des résidents tentent d’avoir des contacts physiques avec des résidentes non consentantes et vulnérables. Certaines résidentes évitent les endroits communs et elles se mettent en contention elles-mêmes par crainte d’être agressées sexuellement. Les membres du personnel recommandent alors d’accroître la surveillance et l’encadrement de certains résidents afin d’assurer une sécurité et l’intégrité physique dans le CHSLD (Noël 2015).

Des freins à la demande d’aide et à la dénonciation

Les personnes aînées rencontrent plusieurs barrières à la recherche d’aide : attitudes et perceptions âgistes, inconfort à parler de sexualité (tant de la part de la personne aînée que des intervenants et des intervenantes), incapacités physiques, troubles cognitifs, peur, etc. (Connolly et autres 2012; Hightower 2004; Vierthaler 2008). Sans compter que, dans plusieurs cas, la famille ou les proches ne signaleront pas l’agression sexuelle puisqu’il existe un malaise et un manque de reconnaissance quant à la possibilité qu’une personne aînée soit maltraitée par son enfant (Daskalopoulos et autres 2006).

Le faible nombre d’agressions sexuelles signalées aux autorités policières mènent rarement à des poursuites (Connolly et autres 2012). En effet, les personnes aînées hésitent à dénoncer leur agresseur sexuel en raison de sentiments de honte et de culpabilité; elles vont craindre l’isolement, le retrait des soins et des représailles (Cook, Dinnen et O’Donnell 2011). Les croyances religieuses s’inscrivent aussi dans les freins à la dénonciation (Hightower 2004). Il y aurait également un effet générationnel à la dénonciation : les aînées cherchent moins que les jeunes femmes à dénoncer les situations d’agression sexuelle, à demander de l’aide ou à utiliser les ressources d’hébergement d’urgence (Hightower 2004).

Les pratiques dans la lutte contre l’agression sexuelle envers les personnes aînées

Peu de recherches présentent des pratiques de lutte contre l’agression sexuelle envers les personnes aînées, ce qui soulève plusieurs questionnements. En réalité, les études contiennent principalement des recommandations.

Prévenir

La sensibilisation représente une stratégie de prévention de l’agression sexuelle rapportée dans les recherches (Connolly et autres 2012; Dyer et autres 2005; Hightower 2004; Vierthaler 2008). Elle a pour objet de déconstruire le mythe voulant que les personnes aînées soient asexuées et qu’elles ne puissent pas être la cible d’une agression sexuelle. Cette stratégie véhicule aussi des messages clés : les agressions sexuelles peuvent toucher tout le monde, une aînée agressée n’est pas seule et elle peut obtenir de l’aide et des services (Hightower 2004). Les quelques initiatives recensées, fort peu explicites sur leur contenu, visent surtout les femmes.

Outre la sensibilisation, les activités de prévention destinées aux intervenantes et aux intervenants leur proposent de la formation pour les guider dans leurs actions éventuelles de repérage et de suivi de cas. Le Pennsylvania Elder Sexual Abuse Project, a démontré que le personnel professionnel avait peu de connaissances pour repérer les indices d’une agression sexuelle envers une aînée, notamment par manque de formation sur le problème (Vierthaler 2008). Mis à part les Sexual Assault Reponse Teams (SART), ce projet représente l’un des seuls exemples concrets exposés dans la littérature en vue d’encourager la formation et la collaboration entre les membres du personnel professionnel afin de lutter contre l’agression sexuelle envers les personnes aînées (Vierthaler 2008).

La formation traite des dynamiques de violence[3] et de maltraitance et, par le fait même, influe sur la prestation de services (Chatterjee 2005; Connolly et autres 2012; Hightower 2004; Vierthaler 2008). Le lien entre la formation et le repérage est établi dans l’étude menée par la Community and District Nursing Association (CDNA) au Royaume-Uni. Près de la moitié des infirmières interrogées ne se disent pas à l’aise de repérer les agressions sexuelles envers les personnes aînées, car elles ne se sentent pas bien outillées pour en détecter les différents signes (Chatterjee 2005).

Repérer

Le repérage passe d’abord par la reconnaissance de divers indices, puis par l’usage d’outils de détection conçus à l’intention des personnes aînées ou adaptés à leur spécificité. Ces outils doivent permettre de repérer les indices qui tiennent compte de différents contextes, notamment la culture et l’âge de la personne, l’unicité de l’expérience vécue et la perception de la violence selon les cultures (Cook, Dinnen et O’Donnell 2011).

Les professionnelles et les professionnels de la santé et des services sociaux ont un rôle à jouer pour repérer les indices d’une agression sexuelle envers les personnes aînées. Par exemple, les médecins, par leur contact fréquent avec ces dernières, bénéficient d’une relation de confiance, ce qui leur donne l’occasion de repérer et de vérifier les indices (Connolly et autres 2012; Hightower 2004). Pourtant, les membres du personnel professionnel dans le domaine de la santé n’ont pas les outils nécessaires pour poser les bonnes questions et pour intervenir de façon appropriée (Connolly et autres 2012). Plusieurs éprouvent même un inconfort à parler de sexualité avec les personnes aînées (Connolly et autres 2012). Il s’avère donc indispensable de mettre en avant des formations pertinentes et de mettre à jour les connaissances du personnel professionnel (Ramsey-Klawsnik et autres 2008).

Intervenir

Concernant les pratiques d’intervention directe, la littérature scientifique demeure plutôt muette, ce qui laisse supposer que peu de travaux y ont été consacrés. Pour sa part, Hightower (2004) aborde la nécessité pour les professionnelles et les professionnels de la santé d’établir une relation de confiance avec toute aînée. Vierthaler (2008) souligne plutôt l’importance d’accompagner la personne aînée tout au long du processus, tant en lui offrant un soutien émotionnel qu’en la dirigeant vers différents services. Il recommande de mettre en avant le développement du pouvoir d’agir dans les interventions afin de permettre à la personne aînée de reprendre le contrôle de sa vie (Vierthaler 2008).

De plus, Vierthaler (2008) soulève la pertinence de mettre en place des équipes interdisciplinaires et multidisciplinaires, telles que les SART, afin d’offrir des services spécialisés aux personnes agressées sexuellement (Vierthaler 2008). Dans le même sens, il mentionne l’importance de favoriser la collaboration entre la pratique et la recherche dans le but d’établir la prévalence, de dresser différents profils et de concevoir des stratégies d’intervention. La collaboration interdisciplinaire permet d’intervenir dans des situations complexes, de coordonner des services et les actions, d’améliorer la qualité de vie de la personne aînée (Dyer et autres 2005) et de comprendre les différentes réalités ‒ par exemple, la violence en milieu rural (Fitzsimons, Hagemeister et Braun 2011).

L’intervention au moment d’agressions sexuelles envers les personnes aînées en établissements de soins de longue durée doit reposer sur des protocoles prévus pour assurer leur sécurité (Vierthaler 2008). La pluralité des agresseurs possibles (employé, résident ou visiteur) incite à une surveillance accrue à la suite d’allégations, à la formation des membres du personnel, à l’évaluation de la dangerosité des personnes qui y résident, à la vérification des antécédents judiciaires dans tout dossier de candidature, etc. (Ramsey-Klawsnik et autres 2008).

Les enjeux des approches féministes

Cet état des connaissances à partir d’un corpus de textes internationaux traitant des agressions sexuelles envers les aînées nous renvoie aux grands enjeux soulevés par les approches féministes dans le champ du vieillissement, ce que certaines nomment la « gérontologie féministe critique » (Freixas, Luque et Reina 2012). L’âge, le genre et l’ethnicité sont des construits sociaux qui modulent les attitudes et les conduites individuelles et collectives. Bien que l’âgisme soit souvent comparé au sexisme et au racisme, il s’en distingue du fait que le genre et la race (ou l’ethnie) sont des attributs de naissance, alors que le vieillissement est un processus inéluctable pour tous. Ainsi, l’âgisme vient s’immiscer sournoisement en cours de vie comme une nouvelle discrimination. La gérontologie féministe critique a pour objet de documenter l’expérience des femmes et de promouvoir de nouvelles interprétations de leur vieillissement. La robustesse de ces travaux repose sur un cadre théorique solide et des approches qui considèrent l’hétérogénéité personnelle, professionnelle et émotionnelle du vieillissement des femmes en donnant notamment la parole à celles qui sont invisibilisées, telles que les lesbiennes âgées, les femmes venant de groupes ethniques, les femmes en situation de pauvreté, etc. Ainsi, selon Freixas, Luque et Reina (2012), la gérontologie féministe critique s’intéresse à la transformation des théories et des recherches dominantes en gérontologie, tout en y introduisant de nouvelles interrogations qui aident à mieux comprendre la complexité du processus du vieillissement. Ce faisant, elle partage les enjeux du cadre théorique du vieillissement actif (OMS 2002) qui veut promouvoir des images positives des personnes aînées, mais sans édulcorer les effets des deuils et des changements qui accompagnent le processus du vieillissement.

Des écrits recensés dans notre corpus, force est de constater que la parole des femmes ayant vécu une agression sexuelle n’est pas présente, ce qui nous empêche de comprendre leur expérience de l’intérieur. Les données recueillies ne nous permettent donc pas de saisir leur représentation de l’agression, leur réflexion sur la personne qui a commis l’agression, leur désir ou non de demander de l’aide, leur appréciation ou non des différents services reçus et, par-dessus tout, leurs stratégies pour composer avec cet épisode de leur vie qui, dans un certain nombre de cas, peut être venu s’additionner à d’autres traumas subis au cours de leur existence. À notre connaissance, au Québec, peu de travaux ont donné la parole aux femmes âgées qui ont vécu ou vivent de la maltraitance ou de la violence (voir notamment Straka et Montminy (2006) ainsi que Beaulieu, Maillé et Éthier (2016)). Il y a donc tout un chantier de recherche à explorer.

Conclusion

Il est possible d’esquisser sommairement quelques caractéristiques des agressions sexuelles dont les personnes aînées sont précisément la cible : différences dans les formes d’agressions sexuelles et la perception de la violence par comparaison avec les femmes plus jeunes, risque moins grand d’agression physique ou armée, délai accru de divulgation, etc. (Cook, Dinnen et O’Donnell 2011; Hightower 2004). Or, il s’avère nécessaire de reconnaître l’agression sexuelle envers les personnes aînées comme un problème spécifique et à part entière. Dans le même sens, il serait important que les travaux de recherche s’appuient sur des cadres théoriques explicites, dont celui de la gérontologie féministe critique, que des perspectives genrées soient introduites dans les devis de recherche pour documenter non seulement le phénomène de l’agression sexuelle envers les personnes aînées, mais aussi les pratiques d’intervention, et ce, en vue de répondre aux besoins tant des femmes aînées que des hommes aînés qui la subissent. Une meilleure reconnaissance du phénomène permettra notamment d’améliorer les services pour prévenir et repérer les cas d’agression sexuelle et intervenir de manière efficace.

De plus, des campagnes de sensibilisation destinées aux personnes aînées sont à développer, des outils de repérage propres à cette population doivent être créés ou, du moins, adaptés s’ils ont été conçus pour d’autres groupes d’âge; des formations destinées au personnel professionnel de la santé restent à élaborer non seulement sur les agressions sexuelles envers les aînées, mais aussi sur les aspects structurels du vieillissement. Sans compter la nécessaire facilitation d’accès au processus judiciaire pour les personnes aînées qui désirent porter plainte (accès à l’information, réduction des délais, accompagnement psychosocial, mesures de sécurité, etc.) et le renforcement d’approches de justice réparatrice pour les personnes aînées qui souhaitent bénéficier d’une reconnaissance de leur statut de personne qui a subi de la violence et qui désire s’autodéterminer et s’affranchir d’un stigmate de victime.

Actuellement, plusieurs personnes aînées qui ont été ou sont agressées sexuellement n’ont pas accès aux services et, par le fait même, au soutien nécessaire, puisque les professionnelles et les professionnels de la santé n’ont pas reçu de formation appropriée pour repérer les signes d’une agression sexuelle envers les personnes aînées et pour intervenir lorsqu’il y a allégation ou confirmation de gestes de cette nature. Plusieurs perspectives âgistes restent encore à déconstruire et certains enjeux nécessitent des réflexions, telles l’exploitation sexuelle des personnes aînées sur Internet (Sweeney 2003) et la présence dans les établissements de soins de longue durée de délinquants sexuels condamnés (Ramsey-Klawsnik et autres 2008).

Au Québec, il faut souligner la méconnaissance du sujet, voire l’invisibilité des femmes âgées. Il aura fallu attendre le récent Plan d’action gouvernemental 2012-2017 en matière de violence conjugale (Gouvernement du Québec 2012) pour que la spécificité des aînées soit clairement nommée. Nous avons été étonnées de constater, lors de notre participation le 16 juin 2015 à la consultation tenue à Montréal sur les agressions sexuelles, que seule la Chaire portait la voix des aînées. Nous avons une fois de plus été surprises de rencontrer peu, voire pas, d’acteurs sociaux qui portaient la voix de ces femmes lors du forum de consultation sur invitation de la part du Secrétariat aux aînés de mai 2016, forum dont l’objet était de planifier le contenu de la seconde édition du Plan d’action gouvernemental pour contrer la maltraitance envers les personnes aînées prévu de 2017 à 2022. Est-ce parce qu’un petit nombre de groupes de femmes portent la parole des aînées ou parce qu’elles ne sont pas invitées à ce genre d’exercice important où les ministères consultent des expertes et des experts ainsi que des acteurs sociaux dans la définition des politiques publiques? Nous croyons qu’un dialogue entre les associations de personnes aînées (Association québécoise de défense des droits des personnes retraitées et préretraitées (AQDR), Association québécoise des retraité(e)s des secteurs public et parapublic (AQRP), le Réseau FADOQ (anciennement Fédération de l’âge d’or du Québec), etc.), les acteurs du terrain (police, centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS), centre d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC), réseau de la santé et des services sociaux, etc.), le milieu de la recherche ainsi que ceux et celles qui planifient des politiques publiques pourrait permettre de mieux circonscrire le phénomène et de dégager des pistes prometteuses d’action (prévenir, repérer, intervenir) et de recherche. La société est-elle prête à organiser une telle rencontre?