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Depuis 40 ans, de nombreuses recherches en sociologie du travail et de l’emploi se sont intéressées à la question de la « conciliation entre famille et profession », démontrant combien les « charges familiales » ou « domestiques » constituent pour les femmes un handicap majeur dans l’accès à l’emploi et le déroulement d’une carrière professionnelle, et soulignant la nécessité, dans une perspective d’égalité professionnelle entre les sexes, de politiques publiques et de pratiques managériales prenant en considération ces « charges ». Pourtant, malgré le temps considérable que ces tâches occupent dans la vie quotidienne, elles restent assimilées à un « hors travail », et comme tel relevant des seuls sociologues de la famille.

La centralité du salariat dans les sociétés occidentales, persistante malgré les transformations des années 2000, constitue sans doute une explication à cette exclusion. Pourtant, des champs de recherche importants ont été ouverts dans le même temps concernant d’autres formes de travail, non salarié comme le travail agricole ou artisanal, ou même non rémunéré, par exemple le travail bénévole (Simonet-Cusset 2000). Comment comprendre alors le manque d’intérêt des sociologues du travail pour le travail domestique? Comment expliquer que, malgré l’important travail de conceptualisation mené par les féministes à partir des années 70, le « travail domestique » ne constitue toujours pas un objet d’étude légitime pour les sociologues du travail? Et comment, alors, penser ce travail non rémunéré effectué dans la sphère privée, pour les féministes?

On proposera ici, à partir du cas français, de lier la réflexion sur les analyses féministes du travail domestique aux transformations historiques de l’emploi et des politiques publiques, en focalisant sur les rapports sociaux de sexe[1]. Dans un premier temps, on rappellera les constructions théoriques des années 70 définissant le concept de « travail domestique », en soulignant leur ancrage dans le modèle d’activité féminine discontinue de l’époque. On verra ainsi comment, à la fin des années 80, dans une période de montée de l’activité féminine salariée, l’analyse du travail non rémunéré est rabattue sur la question du « partage des tâches » et, à nouveau, réduite à un « problème privé ». Dans un second temps, on analysera le passage de cette conceptualisation en termes de rapport sociaux de production à une conceptualisation centrée sur le contenu du travail et l’engagement subjectif, à partir des années 90. Dans une période où les politiques publiques à la recherche de « gisements d’emploi » encouragent une externalisation de certaines tâches domestiques, à travers une dérégulation du salariat, la conceptualisation en termes de soin (care) présente l’intérêt de lier les différentes formes de travail, rémunéré et non rémunéré, accompli principalement par les femmes. Cependant, l’accent mis sur le souci d’autrui lié aux soins aux personnes débouche sur une position normative, introduit le doute sur la qualité de « travail » du care et entraîne une segmentation de l’ensemble « travail domestique », en distinguant à nouveau « tâches ménagères » et care, ce qui empêche son analyse en termes de rapports sociaux de sexe.

Ces constats invitent à reprendre l’élaboration théorique interrompue du « travail domestique » en intégrant les avancées permises par le concept de care, en termes de rapports sociaux de sexe.

Une construction théorique interrompue

Les années 70 : la politisation du privé et la conceptualisation du « travail domestique »

Dans une période où les auteurs marxistes considèrent la sphère privée comme simplement « reproductive » et où les femmes au foyer disent couramment qu’elles ne « travaillent pas », il faudra le mouvement féministe pour que soit remarqué que tout n’est pas consommation dans la reproduction, puisque c’est le « travail » effectué par les femmes dans l’espace domestique qui la permet.

Le mouvement des femmes proclame alors que « le privé est politique » et oriente ses revendications vers des problèmes apparemment « personnels » : liberté de la contraception, droit à l’avortement. Pour les féministes radicales, l’oppression des femmes ne peut être analysée à travers les seuls concepts théoriques du marxisme, car elle est spécifique, distincte de l’oppression de classe. Dans le premier numéro de Questions féministes, le collectif de rédaction (1977 : 7) affirme la nécessité d’approfondir l’analyse du patriarcat « comme système de production comportant des rapports de production particuliers entre les sexes », ajoutant ceci :

Si les hommes salariés et une partie des femmes (les femmes salariées, environ 45 %) subissent une exploitation commune dans les rapports de production capitalistes, l’ensemble des femmes (celles qui font la « double journée » et les femmes au foyer) subissent une exploitation économique commune que ne subissent pas les hommes (au contraire ils en retirent des bénéfices), dans des rapports de production autres que capitalistes : la production des services domestiques sur le mode gratuit. C’est la gratuité de ce travail qui le situe, dans l’analyse, hors du système capitaliste, dont un des caractères est le salariat.

Du fait de cette assignation prioritaire aux tâches de reproduction non rémunérées, les femmes se trouvent globalement, et quelle que soit leur situation individuelle, infériorisées par rapport aux hommes.

L’affirmation que les gestes effectués à destination d’autrui dans la sphère privée constituent un « travail » marque un tournant. C’était alors, en premier lieu, une prise de position politique : dire que du travail gratuit était effectué par les femmes signifiait qu’elles subissaient une forme d’injustice qu’une société démocratique se devait d’éradiquer. En second lieu, il s’agissait aussi, dans l’ordre universitaire, d’une révolution conceptuelle. Christine Delphy (1972 : 116), en particulier, soulignait l’importance sociale de ces tâches apparemment triviales et non rémunérées : « toutes les sociétés actuelles, y compris les sociétés “ socialistes ”, reposent, pour l’élevage des enfants et les services domestiques, sur le travail gratuit des femmes ». Les auteures féministes vont ainsi imposer une analyse conceptualisée en termes de « travail domestique », en soulignant qu’il « n’y a pas de différences entre les services domestiques produits par les femmes et les autres biens et services dits productifs, produits et consommés dans la famille » (ibid. : 121). C’est dire que la « reproduction » domestique constitue une production de richesse, tout comme celle qui est réalisée dans le salariat, mais le fait qu’elle se situe dans la sphère privée permet de l’obtenir gratuitement, sans échange monétaire. Les différentes « tâches domestiques » forment bien un « travail » à part entière, productif comme le travail salarié, et qui trouve sa spécificité et son unité dans le rapport de production dans lequel il est réalisé.

L’intérêt des féministes pour la sphère privée s’explique aisément quand on considère le contexte. C’est en effet au cours de cette période que, en France, le modèle de la « mère au foyer » prend sa pleine extension. Depuis le xixe siècle, hygiénistes, médecins et philanthropes ont dénoncé la « désertion » du foyer par les femmes en les rappelant à leurs « devoirs maternels » : la tâche des femmes est, par nature, de prendre soin de leurs enfants, leur domaine est l’espace privé. L’énorme mortalité infantile dans les classes populaires a conforté la thèse de l’incompatibilité entre travail salarié maternel et soins aux enfants. Une idéologie prescriptive a ainsi été élaborée et diffusée qui désigne l’espace privé et l’activité qui s’y déroule comme place et mission principales, sinon exclusives, des femmes. Toutefois, et malgré la virulence de ces campagnes d’opinion, elles n’auront guère d’effet avant le xxe siècle, le travail rémunéré des femmes constituant toujours une part indispensable du budget des ménages ouvriers (Tilly et Scott 1987). Ce n’est que lorsque ceux-ci accèdent enfin à un niveau de vie qui assure leur subsistance sans engager l’ensemble des membres de la famille dans un travail rémunéré que se produit un véritable mouvement de « retour des femmes à la maison », avec des rythmes et des modalités différents de la fin du xixe siècle aux années 1960, suivant les pays considérés. En Angleterre, ce mouvement commence pour les classes moyennes dès la seconde moitié du xixe siècle : « dans une famille qui peut désormais pourvoir à ses besoins grâce au travail d’un seul, l’un se consacrera à la production, l’autre à l’idéologie. Le clivage familial entre actif et inactif se met en place » (Blunden 1982 : 17); ce clivage fait diminuer l’activité féminine dès les années 1880. En France, la population active féminine augmente en chiffres absolus jusqu’en 1921 avant de connaître une forte décroissance durant les années 1930 (Rollet 1988), et ce n’est véritablement qu’après la Seconde Guerre mondiale et la mise en place de la sécurité sociale que le modèle de la « mère au foyer » devient dominant.

Même si les mères au foyer de cette période, souvent chargées de familles nombreuses, font face à des activités dévoreuses de temps et d’énergie (par exemple, la machine à laver est peu répandue avant la fin des années 60), leurs tâches, accomplies de façon non marchande et non salariée dans le huis clos de l’espace domestique, sont perçues par leur entourage et vécues par elles-mêmes comme l’expression « naturelle » de leur rôle d’épouse et de mère et non comme un « travail ».

Dans ces conditions, affirmer, ainsi que le font les féministes, que les gestes effectués à destination d’autrui dans la sphère privée constituent un « travail domestique » permet de penser la position particulière des femmes à l’égard du travail et d’ouvrir un champ de recherches spécifiques. C’est dans ce sens que le concept de « travail domestique » est utilisé en France par les chercheuses féministes à la fin des années 70 et pendant les années 80.

Les années 80 : de la fertilité du concept au « partage des tâches »

Il s’agit alors de saisir conjointement le travail rémunéré et le « travail domestique », non rémunéré. C’est ce que permet en particulier le concept de « division sociale et sexuelle du travail », élaboré au début des années 80 par Danièle Kergoat (1981 : 3). Parce qu’il est transversal à la partition entre sphères publique et privée, il souligne la place centrale du travail, quelle que soit sa forme, rémunérée ou non, dans les « rapports sociaux de sexe », et dans les processus de domination. Les travaux publiés dans l’ouvrage « Le sexe du travail » (Barrère-Maurisson et autres 1984) émanant du collectif de chercheuses réunies dans le séminaire « Atelier Production/Reproduction » au long des années 80, ont ainsi en commun, malgré leur diversité, de considérer conjointement le travail réalisé dans la sphère privée et dans la sphère professionnelle et de démontrer l’impossibilité d’une analyse du travail salarié des femmes éludant leur travail domestique.

Dans ce cadre théorique, certaines chercheuses approfondissent l’analyse de ce travail à travers des recherches d’ordre qualitatif et en soulignent les spécificités, produisant ainsi des concepts particulièrement heuristiques, tels ceux de « disponibilité permanente » des femmes (Chabaud-Rychter, Fougeyrollas-Schwebel et Sonthonnax 1985), de « charge mentale » (Haicault 1984) ou encore de « préoccupation » (Dussuet 1983), qui caractérisent la spécificité temporelle du travail domestique. Les concepts élaborés montrent en particulier que ce temps ne peut être mesuré par les outils habituels de comptage du temps de travail. Le travail salarié suppose la mesure parce qu’il donne lieu à un échange marchand : « plutôt que de définir un objectif, le contrat de travail salarial définit une durée d’usage des capacités » (Linhart 2005 : 7). L’employeur achète alors du temps et ce dernier devient l’étalon de mesure du travail, le moyen de l’objectiver. L’équivalence entre travail et temps passé donne sa valeur au travail en le réduisant à une marchandise. Au contraire, dans le travail domestique, les différentes occupations s’enchevêtrent, ce qui rend difficile leur comptabilisation. Cette spécificité avait été relevée dès 1963 par Madeleine Guilbert, Nicole Lowit et Joseph Creusen, à l’occasion d’une enquête comparative de budget-temps. Leur recherche soulignait la complexité des activités domestiques, du fait de l’existence d’occupations simultanées (Guilbert, Lowit et Creusen 1965 : 331) : « un budget-temps ne représente pas toujours une succession d’occupations. À certains moments il apparaît plutôt comme une constellation d’occupations, voire de préoccupations ». Cela constitue une « charge mentale » importante (Haicault 1984), qui prive les femmes de leur disponibilité à l’égard d’autres tâches, professionnelles notamment, mais particulièrement difficile à objectiver, à mesurer, et, le cas échéant, à partager, donc à faire reconnaître socialement. Les rapports sociaux de sexe impliquent également pour les femmes une posture de « disponibilité permanente » à l’égard de l’ensemble des membres du groupe familial qui leur enjoint de répondre inconditionnellement à leurs besoins, comme l’ont montré Danièle Chabaud-Rychter, Dominique Fougeyrollas-Schwebel et Françoise Sonthonnax (1985). Pour la mère de famille, cela signifie être disponible quand il le faut, immédiatement, et donc assurer une présence qui doit permettre de parer à toute éventualité. Cet ensemble, que l’on peut désigner comme « préoccupation » (Dussuet 1997), est incontournable pour adapter le travail réalisé aux besoins singuliers de ses destinataires et, par là, il fait partie intégrante du « travail domestique ». Le rapport spécifique au temps, invisible pour qui l’observe de l’extérieur, et même pour ceux et celles qui en bénéficient, constitue empiriquement l’unité du travail domestique.

Les difficultés de comptabilisation n’ont pourtant pas empêché l’approfondissement, durant la même période, de la prise en compte statistique du travail non rémunéré par des chercheuses de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) (Chadeau et Fouquet 1981b). Les premières enquêtes sur les emplois du temps des Français, menées par l’Institut national d’études démographiques (Ined) dès la fin des années 40, affichaient comme objectif de mesurer le temps consacré par les mères de famille aux activités domestiques, afin de « savoir ce que coûte à la société en heures de travail la formation d’un enfant » (Fouquet 2001 : 103). Dans une perspective macroéconomique keynésienne, il s’agissait alors de dénombrer les forces productives, et les femmes « au foyer » constituaient un réservoir potentiel de main-d’oeuvre, à la condition toutefois que ces activités domestiques ne les accaparent pas complètement. Malgré cette perspective de substituabilité et en dépit de l’importance des temps révélés[2], ces comptabilisations ne susciteront guère d’intérêt tant que le temps passé aux tâches domestiques ne sera pas traduit en valeur monétaire. Annie Fouquet rappelle que les chiffres publiés par Hélène Rousse et Caroline Roy (1981) ont été accueillis à l’époque avec les plaisanteries habituelles accompagnant les revendications féministes de partage des tâches. À l’inverse, ceux qui avaient été établis par Ann Chadeau et elle-même à partir des mêmes données, mais cette fois converties en unités monétaires, ont fait l’effet d’une « révélation » (Fouquet 2001 : 103). Grâce à cette mise en évidence de la « valeur » produite, la conceptualisation des tâches domestiques comme « travail » devient plus acceptable socialement et dans les milieux universitaires.

Ainsi, tant que les tâches ménagères demeurent quantifiées en temps circonscrit à l’espace privé, elles restent incomparables, comme si ce temps empreint de subjectivité ne « comptait pas » vraiment. Cependant, la traduction en unités monétaires donne à ce temps une objectivité apparente qui l’impose dans la sphère publique : il devient comparable aux autres temps sociaux, au temps professionnel en particulier. C’est pourquoi, dans leur essai d’évaluation monétaire du travail domestique paru au début des années 80, Fouquet et Chadeau (1981a : 31) s’efforcent d’en donner une définition objective, en adoptant un critère distinguant le « travail » des autres activités domestiques :

[Notre choix] est dicté par l’usage ultérieur de la définition : il s’agit de valoriser le travail domestique pour le comparer au travail marchand. On fera donc référence au marché, et le critère sera celui de la « tierce personne » ou du « substitut marchand » : si l’on peut acheter sur le marché un bien ou un service équivalent à celui qui a été produit dans la famille, alors on déclare qu’il s’agit de travail domestique.

Dans les enquêtes ultérieures, le même critère sera réutilisé pour distinguer les temps de « travail » domestique du temps « libre ». En se distanciant de la liste fourre-tout des tâches ménagères, la catégorie « travail domestique » a acquis une légitimité dans l’ordre de l’objectivité scientifique. Certaines auteures féministes ont critiqué ce mode d’objectivation parce qu’il occulte les fondements androcentristes et ethnocentristes du discours économique dominant sur la valeur (Hakiki-Talahite 1984 : 226) :

Vient tout de suite après la question de la mesure, et d’abord de savoir quoi valider […] : d’un côté, ce qui est valeur (utile… au capital), de l’autre, ce qui ne l’est pas (ce qui reste incontrôlé, hors des zones de domination directe du capital). Ici, la distinction travail/loisir, production/consommation, activité/inactivité, etc., masque le véritable critère qui départage ces termes. Un loisir décrété utile sera dès lors estimé en tant que valeur.

Le recours à une valorisation basée sur le prix de marché reflète le degré de marchandisation et les rapports de domination (Vandelac 1988 : 218-219) :

Par un double effet de miroir, les activités marchandes associées au travail domestique non payé sont sous-évaluées, ce qui contribue par ricochet à sous-estimer les évaluations monétaires du travail domestique […] Même si les hommes n’accomplissent que 10 % à 35 % du temps de travail domestique de leur conjointe, le fait qu’ils se cantonnent dans des activités masculines beaucoup mieux rétribuées hausse considérablement la valeur monétaire de leur mince contribution.

Pourtant, avec ce critère de la tierce personne, un « investissement de forme » a, de fait, été réalisé, validant l’objet statistique « travail domestique », au sens où « c’est l’ampleur de l’investissement de forme réalisé dans le passé qui conditionne la solidité, la durée et l’espace de validité des objets construits » (Desrosières 2000 : 19). Les enquêtes statistiques ultérieures tiendront pour acquise cette construction (Dumontier et Pan Ké Shon 2000; Roy 2011).

Paradoxalement, malgré ces constructions théoriques, et alors que l’évaluation statistique progresse, durant les années 1990 et 2000, la réflexion sur le travail domestique non rémunéré marque le pas. L’attention, que ce soit celle des chercheuses et des chercheurs ou celle des autorités politiques, se porte plutôt désormais sur ce qui apparaît comme le « vrai » problème social : la crise de l’emploi salarié. Pour les féministes aussi, cette question devient majeure, étant donné les modifications de l’emploi des femmes depuis les années 70 : le modèle dominant d’activité féminine est devenu celui de la continuité (Maruani et Meron 2012), ce qui suggère une moindre importance de l’investissement domestique des femmes. La pertinence d’une construction théorique du « travail domestique » semble moins grande lorsque, de plus en plus souvent actives professionnellement, les femmes ne peuvent plus aussi nettement et uniquement être caractérisées par leur assignation à ce travail.

Dans le monde universitaire, la division sexuelle du travail est alors le plus souvent rabattue dans les recherches sur celle du « partage des tâches » et laissée à l’économie orthodoxe et à une approche sociologique individualiste, centrée sur les fonctionnements familiaux. Dans cette perspective, le « privé » est à nouveau envisagé comme un monde séparé de la production et de l’économie, où ne se déroulent que des activités fort triviales, les tâches ménagères, constituant certes un handicap pour les femmes dans le monde professionnel, mais qu’un partage plus équilibré avec leur partenaire devrait leur permettre de dépasser.

La segmentation du « travail domestique » : la spécificité du care et le retour des « tâches ménagères »

D’une façon qui peut sembler paradoxale, les politiques publiques vont alors s’intéresser aux activités domestiques et, par là, brouiller le sens du concept de « travail domestique ». En effet, aux prises avec une montée du chômage qui s’amplifie au cours des années 80, les différents gouvernements, en France comme ailleurs en Europe, sont à la recherche de « gisements d’emploi », de préférence impossibles à délocaliser. Dans cette perspective, l’ensemble des tâches domestiques apparaissent prometteuses : il suffirait en quelque sorte de les « externaliser » en les faisant effectuer sous forme salariée pour « créer » des emplois. De plus, le vieillissement démographique impose l’organisation de services en vue du maintien à domicile des personnes plus âgées confrontées à la perte progressive de leur autonomie. Depuis 30 ans, le développement de ces « nouveaux services[3] » ‒ puis, à partir de 2005 en France, des « services à la personne » ‒ a ainsi été encouragé par des mesures sociofiscales diverses, mais récurrentes, avec l’objectif commun de solvabiliser la demande des ménages. Parallèlement, ces emplois salariés ont attiré l’attention des chercheurs et des chercheuses, et les études se sont multipliées durant les années 2000 et 2010 : elles ont permis de documenter la précarité de ces emplois occupés quasi exclusivement par des femmes. On aurait pu dès lors s’attendre à une remobilisation du concept de « travail domestique », mais c’est plutôt celui de care qui a été abondamment employé. Celui-ci présente l’intérêt de souligner les spécificités du travail domestique non rémunéré, en s’attachant en particulier à sa dimension subjective, spécificités présentes aussi dans les emplois de service à domicile; mais cet accent mis sur le sens a l’inconvénient de rompre l’unité du concept de travail domestique et, par là, de délaisser l’analyse de la dimension sexuée des rapports sociaux.

Les spécificités du care

Issu de travaux féministes américains (Finch et Groves 1983; Tronto 1993; Daly et Lewis 2000), le concept de care permet d’envisager conjointement les différentes formes du travail accompli, principalement par les femmes, pour répondre aux besoins des autres, qu’il soit rémunéré ou non. Suivant la définition donnée par Joan Tronto (1993 : 13), d’une « activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “ monde ”, de sorte que nous puissions y vivre ensemble aussi bien que possible », l’unité du care est constituée par son orientation vers les besoins d’autrui. On perçoit clairement cette orientation vers autrui dans l’ensemble des tâches réalisées dans la sphère privée comme « travail domestique ». Cependant, alors que le concept de travail domestique insiste sur la similitude de ce dernier et du « travail » effectué dans d’autres rapports de production, avec le care, l’accent est mis au contraire sur le sens des tâches et sur les spécificités en fait de posture et de liens sociaux qu’elles impliquent.

Ainsi, mes recherches sur les représentations du travail domestique montrent que, dans la sphère privée, toutes les tâches sont effectuées comme « service rendu » aux personnes composant le groupe familial. Les femmes qui passent du temps à cuisiner ou à nettoyer disent le faire « pour » autrui, pour ceux et celles qu’elles aiment, leurs enfants, leur partenaire ou leur ascendance (Dussuet 1997 : 40). Dans cette perspective, il leur est impossible de distinguer des tâches « maternelles » (le bain de bébé, par exemple), de tâches « simplement ménagères » (la lessive à la main de ses vêtements) : il s’agit dans les deux cas de « prendre soin » de sa santé et de son bien-être. Cela implique des manières de faire spécifiques que l’on peut caractériser comme une « posture » d’attention à autrui, permettant d’ajuster la tâche aux besoins singuliers repérés. Le travail domestique, au sens conceptuel de travail non rémunéré effectué dans un rapport social caractéristique de la sphère privée, pourrait ainsi être analysé globalement comme care.

Ces caractéristiques du care sont liées aux « logiques domestiques » qui constituent le système normatif de la sphère privée. Les sociétés occidentales contemporaines sont caractérisées en effet par une partition normative entre sphères publique et privée. Au contraire de l’espace public démocratique où les individus sont censés être à égalité du fait de leur commune humanité, dans la sphère privée, ce sont les différences qui priment. Toutes les personnes ne sont donc pas égales, certaines sont même clairement plus faibles que les autres, dépendantes d’autrui pour leur subsistance comme les très jeunes enfants ou certaines personnes âgées : elles nécessitent de ce fait des services et une attention plus importants. Toutefois, dans la sphère privée, leur capacité à échanger (leur « pouvoir d’achat » dans le monde marchand) importe peu, ce sont leurs « besoins[4] » qui priment et engendrent un devoir de service à leur égard. Dans la sphère privée domestique, le care représente donc à l’égard des enfants, et plus largement de tous les membres de la famille, un dû, une dette qui oblige les femmes. Car les relations et les activités qui s’y déroulent ont en commun d’être gouvernées, au moins en principe[5], par la logique du don.

Cette forme d’échange y est privilégiée, non pas parce que l’agressivité serait « naturellement » suspendue au profit de la bienveillance, mais parce que le don est nécessaire pour créer et entretenir les liens qui structurent la sphère privée. Il impose une posture spécifique d’attention aux destinataires des activités, avec qui l’entretien du lien est perçu comme fondamental. Au risque de paraphraser Mauss, il faut souligner ici le caractère obligatoire du don, qui, en un sens, s’oppose à ce que l’on pourrait mettre sous le terme de « gratuité » : le don n’est pas gratuit, il est obligatoire et il oblige. Ainsi que le montrent Françoise Bloch et Monique Buisson (1991), l’obligation de rendre ne doit donc pas être comprise comme un paiement qui solderait l’échange et délierait les partenaires, mais comme une obligation de perpétuer le lien établi grâce à une « dette » inextinguible. Cependant, ce lien familial ne « tient » que dans la mesure où il n’y a pas de comptabilité de ce qui est échangé. Le calcul, réalisant une mise en équivalence des prestations, risquerait, en « individualisant » chacun et chacune et en lui permettant d’acquitter sa dette, de l’autoriser à échapper à la position de donataire et de futur donateur ou future donatrice. En dehors des périodes de crise, dans le fonctionnement quotidien du groupe familial, la comptabilité des prestations de chaque personne destinées aux autres membres du groupe est prohibée et cette interdiction est grosso modo respectée. Par exemple, lorsque des femmes de milieu populaire interrogées au début des années 80 analysent les tâches domestiques qu’elles effectuent (Dussuet 1997), elles se conforment à cette interdiction puisque, tout en réalisant un calcul minutieux destiné à évaluer la « rentabilité » des tâches qu’elles accomplissent, elles « oublient » systématiquement de compter leur contribution propre, c’est-à-dire le temps qu’elles y passent. Elles explicitent parfois l’incomparabilité du temps passé, disant le prendre avec plaisir, parce qu’elles savent qu’il est destiné au bien-être de personnes qu’elles aiment, elles ne considèrent pas légitime de le compter. Dans la sphère privée, les tâches sont effectuées dans un régime normatif différent de celui du travail effectué dans la sphère publique du travail rémunéré où le calcul est au contraire de rigueur.

L’intérêt du concept de care est donc de mettre en évidence la partition des régimes normatifs du travail qui aboutit à l’invisibilisation du travail effectué dans la sphère privée. Toutefois, utilisé comme simple descripteur des tâches réalisées, il risque de renforcer cette invisibilité, et la dévalorisation sociale qui l’accompagne.

Le care : un travail? L’impossible professionnalisation du care salarié

Dans le contexte actuel de vieillissement démographique, où la question de l’organisation et du financement de l’aide et des soins apportés aux personnes âgées devient de plus en plus incontournable dans les politiques publiques, le concept de care a été abondamment utilisé dans le monde de la recherche, en même temps qu’il trouvait un écho dans les politiques publiques. Ainsi, tout en visant une industrialisation de ce secteur (Le Roy et Puissant 2016), le plan Borloo de développement des « services aux personnes », voté en 2005, joue habilement sur les mots en mettant en exergue les besoins des personnes âgées dépendantes tout particulièrement, pour justifier les importantes exonérations fiscales (Ledoux 2015) devant permettre la création d’emplois. Le registre de justification spécifique de la sphère privée est utilisé de cette façon pour la promotion d’emplois qui constitueraient une externalisation du care.

Cependant, cette définition des emplois sur le mode du care, comme réponse ajustée aux besoins d’autrui, détermine aussi les conditions de réalisation du travail et, par là, le type d’emploi offert aux travailleuses du care, sur un mode salarié (Dussuet 2005). En effet, la « personnalisation » du service inhérente à la posture de care implique un déficit d’objectivation des tâches à réaliser, en même temps que des difficultés dans la comptabilisation du temps, incompatibles avec les normes établies dans les relations salariales. La délimitation des tâches à accomplir dépend des besoins ressentis et exprimés par les personnes à aider. Surtout, comme l’écrit Pascale Molinier (2005 : 303), pour atteindre leur but, « les moyens mis en oeuvre ne doivent pas attirer l’attention de celui qui en bénéficie et doivent pouvoir être mobilisés sans en attendre de la gratitude. Il en résulte que le travail de care se voit avant tout quand il échoue ». L’invisibilisation du travail qui en résulte s’étend aux savoirs et aux savoir-faire : il faudrait « être la bonne personne » plutôt qu’« avoir la bonne qualification ». Parce que les tâches du care ne sont le plus souvent instrumentées par aucun appareillage technique, elles prennent fréquemment l’aspect de gestes anodins, de conversations, voire de bavardages. L’accent mis sur les sentiments, sur le lien avec les personnes aidées, tend à occulter le travail effectué, parfois aux yeux des salariées elles-mêmes. Leur engagement subjectif, partie intégrante et indispensable de leur travail, n’est ni reconnu, car il n’a pas fait l’objet d’une formation institutionnalisée, ni bien sûr rémunéré, parce qu’il n’est pas prévu explicitement dans le contrat de travail, les seules tâches décrites (et encore pas toujours) étant matérielles.

Les savoir-faire en question, le plus souvent acquis de façon informelle, dans la sphère privée, à travers les liens tissés avec les proches, et en dehors des institutions de formation reconnues, sont donc perçus comme une dimension, « naturellement féminine » de la personnalité des salariées. Ainsi que le souligne Arlie Hochschild (1983 : 168), le travail de « gestion des sentiments » est confondu avec la simple expression de sentiments : « because the well-managed feeling has an outside resemblance to spontaneous feeling, it is possible to confuse the condition of being more “ easily affected by emotion ” with the action of willingfully managing emotion when the occasion calls for it ». Non seulement le care, comme travail de personnalisation du service délivré, n’apparaissant jamais explicitement, n’est évidemment pas rémunéré, mais il contribue même à dévaloriser cette activité dans la sphère publique marchande, car gérer les émotions sous le masque des « sentiments naturels » entre en tension avec l’adoption d’une attitude « professionnelle ». Dans la sphère publique d’action, la « professionnalité » repose en effet, si l’on suit Everett Hughes (1996 : 85), sur la capacité à dépersonnaliser même les situations de crise les plus aiguës, afin d’élaborer des routines qui permettent d’accroître l’efficacité : « la compétence même [du professionnel ou de la professionnelle] vient de ce [que cette personne] a eu à traiter des milliers de cas semblables à celui que le client aimerait considérer comme unique » (Hughes 1996 : 85).

L’orientation vers autrui caractéristique du care entraîne également un rapport au temps différent. Celui-ci ne peut être strictement délimité pour être affecté à des tâches distinctes, comme c’est le cas habituellement pour le travail salarié. Il s’agit parfois simplement d’« être là », et il faut pouvoir « prendre son temps »; cela revient à l’occasion à délaisser d’autres tâches qui, in situ, semblent moins importantes. Le travail de care ne peut que difficilement être enfermé dans des limites précises, comme le souligne Tronto (2003). Mais lorsqu’il est effectué sur un mode salarié, le flou dans la comptabilisation du temps constitue un facteur de dégradation des conditions d’emploi.

Enfin, la pénibilité de l’activité devient impossible à exprimer quand la salariée entretient un lien affectif avec le ou la destinataire du service (Dussuet 2008). D’un côté, les salariées devraient rabaisser ainsi leur activité au rang d’un « sale boulot », dont il importe, au contraire, pour elles, de se démarquer en mettant l’accent sur la dimension relationnelle. D’un autre côté, le fait d’insister sur la pénibilité comporte aussi le risque d’être soupçonnées d’inauthenticité dans la relation : affirmer qu’une tâche est éprouvante, c’est souligner l’absence de plaisir intrinsèque, et fragiliser le lien avec les destinataires, en introduisant une logique comptable.

La conceptualisation comme care des tâches effectuées, par les femmes tout particulièrement, débouche ainsi sur une posture normative distinguant le « bon care », attentif aux personnes, du faux ou du mauvais care, effectué de façon mécanique. Cependant, l’orientation vers autrui et la gestion des sentiments que suppose le bon care produisent une occultation des caractéristiques qui donnent sa valeur au « travail » dans le monde salarié et posent la question de la possibilité, et des formes éventuelles, d’une reconnaissance du care lorsqu’il est réalisé dans un rapport salarial. D’une certaine manière, le penser comme care entraîne une « domestication » du travail au sens où le travail accompli, pourtant sous forme salariée, est alors modalisé par des manières de faire et un système normatif issus des rapports sociaux en jeu dans la sphère privée domestique.

Enfin, paradoxalement, la mise en exergue du « bon care » aboutit à fragmenter l’unité du travail réalisé de façon salariée dans la sphère privée en introduisant une césure entre les tâches d’« aide à la personne » (care) et les « simples tâches ménagères ». Dans le travail salarié d’aide aux personnes âgées, ce découpage donne lieu à une distinction entre niveaux de qualification requis pour accomplir ces différentes composantes de l’aide (Dussuet et Puissant 2015), engendre une segmentation des temps de travail et structure l’exercice de l’activité comme « naturellement » à temps partiel. Pour les salariées concernées, contraintes d’enchaîner des interventions de plus en plus courtes et toujours plus nombreuses pour atteindre un salaire décent, cela constitue à la fois une dégradation des conditions de travail, à travers son intensification, et des conditions d’emploi, par la faiblesse de la rémunération qui en résulte. Surtout, dans une période de restriction budgétaire, où tendent à s’imposer les méthodes de la nouvelle gestion publique (new public management) dans les organisations publiques ou associatives, ces salariées sont placées devant une injonction paradoxale : effectuer correctement une tâche de care mais dans un temps de plus en plus limité et contrôlé (Devetter et autres 2017). Elles cumulent alors en quelque sorte les inconvénients d’une définition de type industriel (et de fait « masculine ») de leur travail, objectivée et éludant sa signification, et ceux d’une définition « féminine », naturalisant leurs gestes. Elles se trouvent ainsi acculées à un choix impossible : effectuer leur tâche mécaniquement et en perdre le sens ou réaliser un surplus de travail, non rémunéré, pour en conserver l’intégrité.

Pour une théorisation du travail domestique, ou care, en termes de rapports sociaux de sexe

Ainsi, la conceptualisation en tant que care du travail assigné aux femmes, si elle permet de mieux mettre en évidence la continuité entre care rémunéré et non rémunéré en en soulignant les spécificités, comporte le risque d’être comprise comme normative et, laissant alors dans l’ombre des segments du travail effectué dans la sphère privée perçus comme sans importance, de constituer une régression par rapport au concept unitaire de travail domestique. Au-delà des difficultés de mesure du travail de care, la question est donc de comprendre la façon dont les rapports sociaux de sexe construisent la faible valeur des activités indispensables et parfois très pénibles qui sont réalisées dans l’espace privé, le plus souvent par les femmes, en partitionnant la vie sociale en deux sphères aux systèmes normatifs contradictoires. C’est en effet la partition public/privé et la division sexuelle du travail qui lui est attachée qui aboutissent à dénier la qualité de « travail » aux activités, de fait accomplies par les femmes, empreintes des normes du privé.

Il semble donc opportun, dans une perspective féministe, de revenir sur la manière dont les rapports sociaux en jeu dans la sphère privée évincent le « travail domestique » de la définition commune du « travail ». Celle-ci s’est construite depuis la fin du xviiie dans les sociétés occidentales à travers le salariat, échange marchand qui contraint à la mesure. L’encadrement progressif du contrat de travail par les normes juridiques a accentué l’assimilation du travail au temps tout au long du xxe siècle. Ces limites portant sur le temps constituent une garantie contre les abus liés à la subordination salariale, mais elles entraînent aussi des restrictions dans la définition du travail, en excluant les activités difficiles à circonscrire dans un temps délimité et, par là, non mesurables. Le travail de care, salarié ou non, assigné prioritairement aux femmes dans la division sexuelle du travail en est rendu plus invisible. La partition sexuée des activités qui accompagne la division entre sphères privée et publique construit dans le même temps une définition sexuée du travail (Daune-Richard 2001). Celle-ci exclut la plus grande partie des tâches de care accomplies par les femmes, soit parce que, réalisées dans le cadre privé domestique, elles se présentent comme la manifestation de la nature des femmes, vouées à prendre soin des autres, et non comme travail, soit parce que, pourtant effectuées dans un rapport salarial, elles impliquent une posture d’attention aux autres qui les déqualifie comme travail. L’absence de reconnaissance comme travail des tâches de care s’enracine dans l’engagement subjectif de leurs auteures, qui dénie leur valeur.

Cette définition restrictive du travail place les femmes dans une situation sociale inégalitaire, non seulement parce que leur charge de travail domestique n’est pas prise en considération, mais aussi parce que, dans des activités de service très féminisées, tels les services d’aide à domicile, elles retrouvent dans le salariat la même incitation à l’engagement subjectif qui leur incombe déjà dans la sphère privée. Elles réalisent alors un « sur-travail » dont la valeur n’est jamais transformée en salaire et reste confinée au lien entre les personnes. Tout se passe alors comme si ce travail, pourtant réalisé dans un cadre salarié, n’était pas vraiment un « travail », mais plutôt un « service rendu » à des personnes singulières, dans une logique d’ordre privé.

Ainsi, l’accès des femmes à l’activité professionnelle à travers des emplois de care pourrait se traduire par l’importation, dans le rapport salarial, des normes attachées aux rapports sociaux en jeu dans la sphère privée domestique et, par là même, du déficit de reconnaissance et de rétribution du travail de care, du fait de son assimilation à un « service interpersonnel », de nature privée.