Corps de l’article

Dans l’ouvrage TIC, colonialité, patriarcat : société mondialisée, occidentalisée, excessive, accélérée… quels impacts sur la pensée féministe? Pistes africaines, Joelle Palmieri part du constat selon lequel les effets politiques des usages des technologies de l’information et de la communication (TIC) par les organisations féminines et féministes en Afrique ne peuvent être classifiés sur le plan tant géographique que temporel, et ce, contrairement aux effets politiques des actions de ces organisations. S’appuyant sur le contexte dans lequel ces actions se produisent, elle émet une hypothèse, à savoir que les inégalités de genre sont à l’origine de l’invisibilité politique de ces organisations dans le cyberespace. Pour vérifier son hypothèse, elle a mené une enquête de deux mois, en Afrique du Sud et au Sénégal, auprès de femmes et d’hommes de différentes races, d’âges variés et de divers milieux socioéconomiques. Ils vivaient tous en milieu urbain et travaillaient dans des organisations portées à étudier les questions de discriminations à l’égard des femmes ou bien d’égalité de genre ou de féminisme ou encore de l’usage citoyen, social ou créatif d’Internet. Malgré les nuances et les ressemblances entre les deux pays considérés, Palmieri conclut sa démarche de recherche en affirmant qu’en Afrique les impacts des TIC et les inégalités de genre se conjuguent et aggravent les rapports de domination entre les sexes. Toutefois, et de façon paradoxale, les TIC peuvent créer en même temps des espaces où émergent des savoirs exempts de discrimination sexuée.

L’ouvrage de Palmieri est structuré en quatre parties principales, hormis l’introduction qui met en perspective les expériences internationales de l’auteure et qui précise son cadre conceptuel. La première partie, intitulée « À l’origine, il y a », présente le contexte des pays considérés, soit l’Afrique du Sud et le Sénégal, en faisant ressortir les différences et les similitudes concernant la tradition et les vestiges de la colonisation, et leurs effets sur les relations homme-femme. Les deuxième et troisième parties, « “ Colonialité numérique ” : redéfinir la colonialité du pouvoir » et « Le genre, facteur de subalternité », analysent l’expression de l’ère numérique en Afrique et ses incidences sur les rapports de domination homme-femme. Enfin, la quatrième et dernière partie, « Théoriser et transgresser », propose le dépassement de ces rapports de domination par des stratégies inversées et informelles, tout en ouvrant de nouvelles avenues à la théorie féministe. Pour mieux rendre compte de la lecture de cet ouvrage, j’ai choisi de structurer mon évaluation autour des questions suivantes : Que signifie pour Palmieri les concepts de patriarcat et de colonialité? Quels sont les rapports entre ces concepts et les usages des TIC en Afrique et quelles en sont les conséquences sur les inégalités de genre? J’y apporte des réponses, tirées des propos de l’auteure, dans les paragraphes qui suivent.

Dans un contexte marqué par le patriarcat et la colonialité, les sociétés africaines développent désormais des relations sociales d’« urgence » réglementées par l’usage des TIC. Citant différentes sources, Palmieri définit le patriarcat comme « un système qui utilise ‒ ouvertement ou de façon subtile ‒ tous les mécanismes institutionnels et idéologiques à sa portée (le droit, la politique, l’économie, la morale, la science, la médecine, la mode, la culture, l’éducation, les médias, etc.) afin de reproduire les rapports de domination entre les hommes et les femmes » (p. 27-28). Le patriarcat institue donc une tradition de domination des hommes sur les femmes que l’auteure appelle « masculinisme ». Celui-ci se reflète dans les politiques publiques et précisément économiques qui, par différents mécanismes, féminisent la pauvreté et encouragent le féminicide ou toute tentative d’élimination des femmes des sphères sociales importantes. Le passé colonial tend d’ailleurs à orienter les luttes institutionnelles et sociales vers la remise en cause de la division de classe et de race, soit l’indépendance coloniale, au détriment de la lutte pour une égalité sexuelle.

Pour l’auteure, la domination des femmes illustre par ailleurs l’existence d’une « colonialité de pouvoir » qui se traduit par des échanges économiques et financiers accélérés, marqués par l’emprise du secteur privé européen et nord-américain, elle-même favorisée par l’élan libéral de concurrence économique. Palmieri redéfinit cette colonialité de pouvoir par une « colonialité numérique » qui s’exprime par le but contre-culturel des TIC et d’Internet en particulier, accompagné de la division binaire du monde entre les populations connectées, représentées par l’Occident, auxquelles sont subordonnées les populations non connectées, notamment les États africains. Cette colonialité numérique entre les hommes connectés et dominants et les femmes non connectées et dominées s’explique par la sous-représentativité de ces dernières dans le secteur des TIC où elles ont peu de contrôle. Deux perspectives se dessinent dans les rapports des femmes aux TIC : le mouvement « Genre et TIC » axé sur l’appropriation institutionnelle des TIC par les femmes et reconnaissant la nécessité de la lutte contre la fracture numérique de genre; le « cyberféminisme » davantage porté sur le recours aux TIC comme outils de transformation des relations d’oppression liées au genre par les militantes des droits des femmes.

La combinaison du patriarcat et de la colonialité numérique induit des politiques publiques en matière de télécommunication considérées par les États africains comme étant la responsabilité du secteur privé. Par conséquent, sous l’optique illusoire d’un libre exercice de la citoyenneté et de la démocratie, les TIC sont en réalité des outils de pression politique entre groupes dominants et dominés, qui renforcent ces rapports de domination. Ainsi, les inégalités entre les sexes, qui existent dans les représentations et la socialisation des relations homme-femme, dans l’invisibilité politique des violences de genre, dans la réduction des femmes au secteur informel, entre autres, sont reproduites et accentuées par les TIC. Malgré l’accès aux ressources et les compétences des Africaines, la fracture numérique entre les hommes et les femmes aurait des racines profondes dans les relations sociales et culturelles inégalitaires en vigueur.

Quant aux actions des organisations féminines et féministes, leurs revendications pour l’amélioration de la condition, des droits et de l’entrepreneuriat des femmes ne se reflètent pas dans leurs usages des TIC. Elles se servent de leur site Web essentiellement pour une visibilité auprès des partenaires et des bailleurs de fonds, sans aucune ‒ ou presque ‒ propagande éditorialiste orientée vers leurs principaux bénéficiaires. D’ailleurs, ceux-ci et celles-ci sont essentiellement les femmes de la « base », qui se trouvent très occupées par leurs activités de survie quotidienne et de gestion de l’urgence, et ont rarement accès aux ressources. Considéré par Palmieri comme un monopole essentiellement masculin, le Web conforte ces femmes dans une position de subalterne, est aveugle au genre et nourrit les bases inégalitaires de la société numérique.

Forte de son expérience dans l’organisation des formations sur l’utilisation stratégique des TIC et dans le mouvement « Genre et TIC », Palmieri constate que les organisations de femmes et féminines en Afrique ne font pas la distinction entre communication, information et média. Il n’existe pas de stratégie concertée entre ces organisations, l’État et le secteur privé de développement des TIC. Il y a en outre un déficit de communication entre ces organisations, sur le plan tant national que continental, en raison des divergences d’intérêts et d’objets de lutte, malgré l’existence des TIC et des occasions d’échange et de mutualisation des moyens qu’elles offrent.

Toutefois, l’auteure constate l’engouement créé par la montée de figures féminines de contestation, bien que celles-ci contribuent à personnaliser et à vedettiser (« peopleiser ») les revendications féministes plutôt qu’à les généraliser et à susciter la contribution des autres. Elle note d’autres formes de résilience ou de « transgression », comme l’engagement de jeunes générations de féministes qui s’expriment sur des sujets tabous, l’utilisation de Facebook, entre autres, comme stratégie de communication concertée sur les luttes personnelles et collectives contre les féminicides, la conduite de recherches dont les résultats enrichissent les savoirs sur les usages des TIC par les jeunes. Bref, elle remarque, sur le continent africain, l’exercice d’une « citoyenneté active » dont le contenu est diffusé à travers les TIC, mais aussi par une communication informelle à effets idéologiques et politiques, libérant ainsi la parole des subalternes.

Selon Palmieri, ces solutions de rechange et démarches innovantes devraient inspirer les organisations de femmes et féministes en Afrique, et susciter de nouvelles réflexions pour la théorie féministe, précisément sur les rapports de domination. Ces réflexions devraient partir du quotidien, des inégalités contextuelles, de même que des stratégies privées, intimes et invisibles de contournement de la domination masculine.

Une des forces de l’ouvrage de Palmieri est le récit des particularités historiques, institutionnelles et socioéconomiques des deux pays considérés, récit accompagné de données géographiques et statistiques illustratives. J’ai apprécié l’analyse faite par l’auteure sur les liens entre cet historique et les représentations des relations homme-femme avec les différences entre l’Afrique du Sud et le Sénégal. Il m’a paru intéressant d’avoir une lecture différente et critique de mes origines culturelles à travers ses yeux, d’autant plus qu’elle a pris la peine, au début de son livre, de partager avec ses lectrices et ses lecteurs son parcours et ce qui l’a menée à entamer cette étude. L’analyse de la violence comme forme de socialisation de la population noire m’a portée à réfléchir. La violence semble avoir été érigée en mode de communication interpersonnelle et en réponse à un héritage ségrégationniste fait de violences subies et encore présentes. Ainsi, la description que fait Palmieri des violences envers les femmes et des différences culturelles entre les deux pays considérés est remarquable. J’ai beaucoup aimé également les définitions conceptuelles apportées tout au long du livre, notamment sur la différence entre organisation féminine et organisation féministe, entre domination et pouvoir.

L’ouvrage de Palmieri fournit par ailleurs une riche documentation touchant différents sujets, notamment les politiques publiques en matière d’informatique et de télécommunications, la notion d’usage dans le secteur des TIC, les différentes approches des rapports de domination et l’institutionnalisation du genre entre colonisation et capitalisme en Afrique. Toute cette richesse ne peut être appréhendée parfaitement que par la lecture de cet ouvrage que je recommande grandement.