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Les normes sociales et la socialisation déterminent notre façon de penser nos représentations, nos manières d’agir et nos comportements (Rouyer, Croity-Belz et Prêteur 2010; Guionnet et Neveu 2009). La vie en société est marquée par trois systèmes de domination à l’origine des inégalités et des discriminations : le patriarcat, le racisme et le capitalisme (Delphy 2008a; De Wandeler et Estenne 2009). Devant les inégalités sociales, particulièrement vécues par les femmes des milieux populaires, le mouvement féministe belge Vie féminine (VF) a notamment mis au point un outil critique : la créativité féministe alliant technique artistique et décodage d’une thématique avec une démarche féministe. Le coeur de notre article sera d’évaluer l’impact des stages de créativité féministe « Un monde couleurs femmes » sur l’évolution des rôles féminins et de comprendre la manière dont ils amènent les femmes à se définir en dehors des normes sociales. L’enjeu sera alors de déterminer si les moyens mis en oeuvre sont autant de leviers saisis par les participantes pour manifester leur pouvoir d’agir au niveau individuel et collectif. Deux portes d’entrée, éminemment féministes, ont été privilégiées : le corps ainsi que les sphères privée et publique.

Vie féminine, un mouvement féministe d’éducation permanente

Créée en 1921, en lien avec le mouvement ouvrier chrétien, VF a redéfini en 2001 son identité comme un « mouvement féministe d’action interculturelle et sociale ». Représentant plusieurs milliers de femmes, VF est composée, d’une part, d’une coordination nationale, qui produit des analyses critiques et des campagnes de sensibilisation tout en organisant des actions politiques et des formations, et, d’autre part, des sections régionales basées en Wallonie et à Bruxelles, qui déploient leurs actions en antennes. Le public cible de VF est volontairement non mixte (Delphy 2008b) et issu des milieux populaires. Son travail est composé d’animations (avec comme méthodes l’éducation permanente et la créativité féministes) et d’une série de services (Service maternel et infantile, Cours de promotion sociale, Service d’insertion socioprofessionnelle).

VF vise l’émancipation individuelle et collective des femmes, dans une société marquée par les inégalités et les discriminations. Dans ce contexte, son travail politique se concentre essentiellement sur le développement et l’expression du potentiel critique et citoyen des femmes, en pesant sur les structures sociétales, en pensant et en agissant par elles-mêmes pour transformer et améliorer leurs conditions de vie, pour in fine accéder à leurs droits et les faire valoir. Depuis 1976, VF est reconnue et financée comme association d’Éducation permanente selon les critères de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Précisément belge et en relation avec l’histoire du mouvement ouvrier, l’Éducation permanente est à la fois un concept, une démarche d’éducation critique, une pédagogie émancipatrice et un secteur reconnu par le ministère de la Culture de la FWB. Elle se base sur la conception de Paul Ricoeur (cité par Lepage 2006) : « Est démocratique une société qui, se sachant irrémédiablement divisée, donne droit et égales possibilités à chacun de ses membres pour exprimer, analyser ses décisions, pour en délibérer et les arbitrer. » Les associations reconnues favorisent et développent chez les adultes, tout particulièrement les publics socioculturellement défavorisés, les capacités « d’analyse critique de la société et de stimulation d’initiatives démocratiques et collectives, le développement de la citoyenneté active et l’exercice des droits sociaux, culturels, environnementaux et économiques dans une perspective d’émancipation individuelle et collective des publics en privilégiant leur participation active et leur expression culturelle[2] ».

Le fondement du travail de VF est de susciter avec les femmes « entre elles, par elles et pour elles » une réflexion critique croisant leurs expériences individuelles, de les outiller pour analyser et comprendre les discriminations vécues, mais aussi de les aider à passer à l’action en imaginant des solutions collectives et en proposant des revendications politiques pour prendre davantage de place dans les sphères d’influence. Cette démarche est liée à la méthode du Voir-Juger-Agir de Joseph Cardijn, issue du mouvement ouvrier chrétien (Mirkes 1996). Les moyens retenus par VF se concentrent sur le développement des capacités des femmes qui, en « prenant conscience que les problèmes vécus trouvent leurs origines dans les conditions économiques, politiques et sociales », sont considérées comme expertes de leur propre vie. Ces capacités font référence à l’acquisition de compétences, de savoirs et de savoir-faire émancipateurs, mais aussi à l’expérimentation des différentes formes de la puissance d’agir, en faisant pression sur le politique et les institutions pour obtenir des « changements collectifs et radicaux de notre société vers une société égalitaire, solidaire et juste » (VF 2012 : 10).

Situé dans le champ de l’éducation populaire, ce travail avec les femmes est « une praxis particulière, une expérience vécue qui se construit par l’action et qui, dans le même temps, produit de l’action », et contribue à « conduire les contradictions sociales jusqu’à leur résolution » et à « construire des alliances, que celles-ci soient coopératives ou conflictuelles, avec les autres champs des pratiques de l’activité sociale » (Maurel 2010, cité par Boucq 2011 : 18).

La créativité féministe, bien plus qu’une technique : une méthode

Le potentiel créatif permet à l’être humain de sortir du cadre pour inventer d’autres manières de vivre, d’agir et de penser. C’est là, pour VF, tout l’enjeu de la créativité qui devient « subversion » en faisant éclater les codes, en ouvrant les imaginaires et en proposant des actions innovantes pour lutter contre les injustices vécues.

Depuis la fondation de VF, les ateliers traditionnels de créativité font partie des activités proposées aux membres, qui se rassemblent autour d’une passion commune : la couture, la broderie, la cuisine, la peinture ou le chant. En 2009, la créativité devient une méthode d’action à part entière. Signée avec le ministère de la Culture, la Convention « Un monde couleurs femmes » a comme objectif de développer la créativité féministe qui allie « savoir-faire technique à savoir-faire féministe, complémentarité entre artistes techniciennes et animatrices » (VF 2009 : 2-3).

Annuellement et pour l’ensemble des sections régionales de VF, les stages comprennent au moins 600 heures par année et 120 femmes y participent, chaque stage étant au minimum de 15 heures. Membres ou non de VF, les participantes sont d’âges et de profils socioéconomique et culturel très variés. Diverses techniques artistiques et créatives (écriture, peinture, vidéo, chant, théâtre, sculpture, photographie) facilitent l’expression et la structuration d’une pensée pour celles qui sont moins à l’aise avec l’expression orale. Les arts dits « mineurs », comme le tricot, la broderie, la couture, reconnus par ailleurs comme des activités typiquement féminines, sont tout particulièrement réinvestis.

Accessibles à toutes, les stages prêtent attention tout particulièrement aux aspects financiers (réduction des coûts, mise à disposition de matériel, etc.), à la mobilité (en privilégiant la proximité) et aux horaires (pour les femmes qui travaillent à l’extérieur de la maison ou non, avec ou sans enfants)[3]. L’encadrement systématique par une artiste (faisant l’objet d’une charte), le croisement de temps d’appropriation technique et des moments de réflexion avec une animatrice de VF ainsi que l’exposition des créations artistiques dans l’espace public sont des éléments essentiels des ateliers.

Instaurés soit pour redynamiser une section régionale, en parallèle d’un atelier d’alphabétisation ou encore à l’occasion d’un atelier de loisirs, ces stages impulsent une nouvelle dynamique, où la créativité est utilisée à d’autres fins : soutien à l’apprentissage, mise en valeur des capacités, levier d’insertion, questionnement et analyse des trajectoires personnelles, fédération de groupe autour d’une thématique. Cette méthode induit une production de valeurs sociales, l’accès à un niveau symbolique, le partage d’une nouvelle vision du monde de même qu’un accroissement d’un sentiment d’appartenance et de prises de décision avec les autres. C’est pourquoi les productions artistiques sont chargées d’émotions et de subjectivité. Dès la première séance, les contenus thématiques (par exemple, la charge mentale, la santé, l’emploi, le racisme, la maternité, les violences conjugales, les droits des femmes ou la mobilité) font l’objet d’une réappropriation critique par le groupe, grâce à une technique artistique, qui permet de dénoncer et de révéler les discriminations tout en mettant à plat les affects, avec une visée féministe. En effet, « la force, l’intelligence du féminisme résulte de la prise de conscience par les femmes de ce qui les relie comme de ce qui les distingue. Le cheminement féministe implique de se situer par rapport aux autres, de se voir comme un maillon de la chaîne » (Plateau s. d.). Pour l’artiste et animatrice Diane Delafontaine, la créativité féministe est « un moyen d’expression qui peut servir à promouvoir les valeurs égalitaires, […] un outil pour parler du féminisme, [qui] peut appuyer nos actions politiques ou en rue » (Axelle 2011 : 12).

La créativité féministe peut aussi être lue à deux niveaux : d’une part, comme objet de la Culture et construction socioculturelle et, d’autre part, comme processus permettant la mise en forme de la pensée. Le dispositif fait apparaître cette double dimension à la fois dans la phase de création artistique (le processus, la technique) et dans la phase de mise en valeur des créations. La créativité féministe est pensée comme expression politique à des fins émancipatrices. Avec les réalisations et leur mise en valeur dans l’espace public (à l’occasion de festivals, dans des centres culturels, des musées, une bibliothèque, une association), les stages font entrer l’expression artistique féministe dans le champ culturel, interrogeant la Culture comme norme sociale, remettant en question la place des productions dans les institutions culturelles et représentant une occasion de réfléchir à la Culture comme système dominant. Selon le philosophe Jacques Rancière, « l’Art […] ou toute autre production culturelle peut être un outil pour décrire, de façon critique, l’état du monde » (Ait Ahmed 2013 : 4).

L’empowerment (autonomisation) comme grille d’analyse du pouvoir d’agir

Comment la participation aux stages de créativité féministe influe-t-elle sur la capacité des femmes à dénoncer des discriminations, à prendre des décisions et à faire des choix pour leur propre vie, à créer de nouvelles solidarités pour peser collectivement sur les décisions politiques? Pour mesurer cet impact, nous nous sommes référées aux indicateurs d’empowerment élaborés par la sociologue belge Sophie Charlier (2006).

Apparu au cours des années 70, l’empowerment désigne le processus dynamique permettant aux individus et aux groupes sociaux, souvent dominés, d’acquérir du pouvoir sur leur propre vie ou de développer leur capacité d’action et de décision, pour modifier leurs conditions et in fine accroître leur emprise sur leur environnement. Aujourd’hui, l’empowerment est à la fois un outil d’analyse de l’intégration du genre dans les projets et un processus d’acquisition ou de renforcement, ou des deux à la fois, du pouvoir d’action des individus ou des groupes sociaux opprimés, mais aussi elle offre « les moyens nécessaires ainsi que le processus pour atteindre cette capacité d’agir, de prise de décision dans ses choix de vie et de société » et « les capacités individuelles et collectives à gagner un espace sociopolitique, à accéder aux moyens et à les contrôler (ressources, pouvoirs, etc.) » (Charlier 2006 : 6). L’empowerment permet d’évaluer l’impact émancipateur d’un projet ou d’une formation sur son public, tout en donnant une place non négligeable à sa parole.

Cette définition se rapproche de la notion d’« émanciper », en tant que capacité à « accroître l’autonomie de pensée » des personnes ou des groupes sociaux dominés en développant leur esprit critique, en les aidant à structurer leur pensée pour se détacher de la pensée dominante et construire leur opinion relativement aux problématiques qui les touchent (Le Grain 2011). Ainsi, transformations individuelle et sociale sont au coeur de la pédagogie émancipatrice. Comme en Éducation permanente, la pédagogie émancipatrice consiste à amener les personnes dominées à prendre une part active dans leur processus de libération. Les féministes distinguent l’empowerment du pouvoir de domination qui s’exerce sur une personne (pouvoir sur) et « le définissent plutôt comme un pouvoir créateur qui rend apte à accomplir des choses (pouvoir de), un pouvoir collectif et politique mobilisé notamment au sein des organisations de base (pouvoir avec) et un pouvoir intérieur qui renvoie à la confiance en soi et à la capacité de se défaire des effets de l’oppression intériorisée » (Calvès 2009 : 4). Intrinsèquement liée à l’empowerment, la notion de « pouvoir » est lue à la lumière de la théorie des pouvoirs de Michel Foucault : quatre niveaux de pouvoirs (le « pouvoir sur », le « pouvoir de », le « pouvoir avec » et le « pouvoir intérieur ») sont ainsi schématisés avec des cercles d’empowerment.

Les cercles d’empowerment

Les cercles d’empowerment
Source : Charlier (2006 : 13)

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Ainsi, les quatre niveaux de pouvoir peuvent être définis de la manière suivante :

  • Le « pouvoir sur » (avoir, individuel et collectif) renvoie au pouvoir que la société exerce sur les individus, les organisations sociales et sur elle-même à travers ses institutions et ses organisations sociales;

  • Le « pouvoir de » (savoir et savoir-faire, individuel et collectif) fait référence aux capacités intellectuelles (savoir et savoir-faire) mais aussi aux ressources économiques (avoir). Il augmente et met en pratique les connaissances pour mieux saisir les occasions d’améliorer l’appropriation de l’environnement;

  • Le « pouvoir avec » (vouloir, collectif) renvoie au niveau politique et social, à la capacité de s’organiser pour influencer les négociations et de développer le sentiment d’appartenance à un groupe pour un projet commun de société;

  • Le « pouvoir intérieur » (pouvoir, individuel) fait référence à l’image et à l’estime de soi, à l’identité et à la force psychologique (savoir-être), ainsi qu’à la capacité de décoder et d’agir pour changer sa vie, de s’organiser et de gérer les groupes, de négocier et d’influencer les institutions.

Ces dimensions du pouvoir sont mises en relation avec le « pouvoir sur ». Par le renforcement du pouvoir des individus et des associations, les différentes sphères de la société sont influencées pour provoquer des changements. En se rassemblant dans une association (« pouvoir avec »), les femmes créent de nouvelles solidarités et développent une identité et une vision communes pour soutenir leurs actions.

La créativité féministe permet de décloisonner sa perception de soi et du monde selon quatre dimensions : se voir autrement (pouvoir intérieur); se voir avec les autres (« pouvoir avec » et « pouvoir de »); voir les autres et le monde (élaborer des problématiques collectives); agir pour des transformations sociétales.

Au niveau méthodologique, les indicateurs d’empowerment élaborés par Charlier pour apprécier le pouvoir d’agir des femmes dans des programmes de développement économique dans le Sud ont été déclinés en une grille de questions ouvertes (Charlier et Caubergs 2007). Vu le contexte différent et la spécificité des stages de VF, ce questionnaire modifié a constitué la base des entrevues menées en 2012 (Voyeux 2014 : 73-78). Notre recherche s’est penchée sur un corpus de témoignages de cinq femmes ayant pris part à différents stages. Ce nombre restreint est lié au refus de participer à notre recherche des stagiaires, celles-ci estimant que « leurs expériences n’étaient pas intéressantes à relater ». Pour pallier cette difficulté, nous avons puisé des témoignages de femmes présentés dans le magazine de VF : Axelle.

Un entretien de plusieurs heures a ainsi été réalisé avec les témoins. Des cinq femmes, seules trois ont été retenues en fonction du nombre de stages réalisés, ce qui a permis d’inscrire la participation à long terme et d’établir plus finement l’assise et l’évolution des différents types de pouvoir.

  • Le pouvoir intérieur (confiance, estime et meilleure image de soi) : Lisette a participé à l’atelier d’écriture « Ces petits bouts de riens… ces petits bouts de vie de femmes » (à Liège, en 2012), où l’écriture constitue une matière aux dimensions plurielles (collage, écriture spontanée en groupe ou en individuel, récits de vie). L’objectif du stage était de construire une parole détachée des contraintes sociales et engagée sur le front des aliénations ou des facteurs d’exclusion vécus par les femmes (pression à la maternité, diktat de la mode). À la suite du stage, Lisette reconnaît ses propres capacités créatives et sa légitimité en tant qu’artiste. Elle entreprend ensuite seule des démarches pour exposer.

Les participantes du stage « Nos droits mis à nu » (à Andenne, en 2013) ont détourné des sacs avec du matériel de récupération en y insérant des textes qu’elles avaient rédigés. Bénévole à VF, Fabienne y a retrouvé confiance en se reconstruisant une image positive et valorisante aux yeux de sa famille. Elle a appris à vivre davantage pour elle-même : prendre du temps pour elle sans culpabiliser et se défaire des attentes des proches. Par ses actions et ses activités au sein de VF, elle a découvert d’autres formes de reconnaissance, qui, jusque-là, passaient par le travail et le statut social de mère.

  • Le pouvoir de (savoirs) : capacités de réflexion et d’expression de la pensée et des sentiments, d’analyse critique des expériences vécues, de l’accès au symbolique, des prises de décision en collaboration avec d’autres femmes. Le pouvoir de en tant que savoir-faire : apprentissage des techniques artistiques issues de la culture dominante ou de la culture populaire.

Dans le stage « Nos droits mis à nu », la créativité féministe soutient un travail sur les droits à l’accès aux soins de santé. Fabienne y a exprimé ses difficultés quotidiennes imposées par la maladie. Par son contenu et son enveloppe, le sac symbolise les droits auxquels les femmes ne peuvent pas toujours prétendre et la manière d’y accéder pour les rendre effectifs. Création de solidarité, il témoigne de la multiplicité de leurs vies et de leurs processus d’exclusion, ainsi que des moyens qui leur sont donnés de réaliser leur autonomie, tout en portant la marque du collectif et d’une communauté d’intérêts, qui fait corps et révèle en contrepoint les faiblesses d’un système qui les précarise. À travers son sac détourné, Fabienne a aussi symbolisé les discriminations subies par les femmes dans sa situation. Par la suite, elle s’est investie dans la vie de son quartier et de sa commune, tout en se formant à VF pour élargir ses compétences et en participant à des conférences, qui ont alimenté les groupes de travail sur la santé auxquels elle participe.

  • Le pouvoir avec : capacités de développer et d’encourager des modes d’action et d’intervention originaux, qui allient conscience critique sociale et créativité, accès à une mémoire partagée, construction d’un imaginaire collectif, accroissement d’un sentiment d’appartenance, transmission des savoirs et des apprentissages.

Après le stage, Fabienne a réalisé, avec d’autres bénévoles, un inventaire des structures et des services existants en matière de soins de santé dans sa commune. Elle a ainsi rencontré les acteurs et les actrices du monde médical, associatif et institutionnel. En partageant ses connaissances avec d’autres femmes, elle les aide à renforcer leurs droits, les accompagne dans leurs démarches, tout en revendiquant la mise en place de services absents.

Avant de participer aux stages de VF, Lisette était engagée dans la lutte contre le racisme. Son travail de collage et son parcours de vie sont néanmoins imprégnés de questions féministes. Enceinte, elle a réalisé de nombreux travaux en rapport avec la sexualité et le désir des femmes. En se positionnant en tant qu’artiste féministe engagée, elle accorde du crédit à son travail : pour elle, le message compte davantage que la technique utilisée.

Virginie a participé en 2012 au stage « Les violences conjugales et mon métier d’assistante sociale (AS) ». Durant ses études d’AS, elle fonde, avec d’autres étudiantes, un collectif de jeunes femmes encadré par VF, qui dénonce l’absence, dans le programme des cours d’assistance sociale de la Haute École Louvain en Hainaut (HELHa) à Louvain-la-Neuve, d’informations sur les violences conjugales et l’accompagnement des femmes victimes. Le collectif s’est emparé des outils de la créativité féministe pour sensibiliser les étudiantes et les étudiants à cette thématique et pour proposer d’inscrire un cours obligatoire dans le programme. In fine, des capsules vidéo ont été réalisées et remettent en question les représentations; des affiches ont proposé une lecture des rapports inégalitaires entre les sexes autour des violences conjugales.

Le corps objet et sujet créateur

Le corps est avant tout le produit d’une construction sociale et culturelle. Selon l’approche genrée, le donné biologique se construit à partir des rapports sociaux de sexe, expliquant ainsi la répartition sexuée des rôles. Comme le souligne le slogan « Mon corps est à moi », le corps des femmes a toujours représenté un enjeu essentiel des luttes féministes. Malgré des avancées législatives, le droit des femmes de disposer de leur corps et de maîtriser leur fécondité est toujours limité, voire remis en question. Pour beaucoup, le corps reste un carcan soumis au système patriarcal, aux violences et au sexisme ambiant, tout autant que l’indicateur de référence de la norme de beauté.

La créativité féministe engage particulièrement le corps des femmes par l’entremise d’un rapport physique à la matière et à la création, en élaborant un cheminement intellectuel à partir du corps ou lorsque ce dernier fait sens. Ainsi, le travail sur le sens (analyse d’une thématique et prise de distance critique) est doublé d’une expression des sens. Le corps des participantes est en action et la création les fait entrer dans la symbolique. Avant d’être investi par la pensée, le corps est conducteur des émotions et de l’appréhension du monde, surtout chez les femmes qui, dès l’enfance, ont « appris » à valoriser le registre de l’émotionnel. L’objet et la technique artistique déclenchent le mouvement, le geste et l’action des participantes. Plus accessible et plus concret que les mots, le geste les place en prise directe avec leur vécu et en connexion avec leurs émotions ou sensations. Les stagiaires se saisissent d’une matière, la déstructurent (guidées par l’artiste dans les techniques artistiques et outillées de clés d’analyse féministe fournies par l’animatrice), la donnent à voir, proposent une signification autre (prise de distance critique et niveau symbolique) et, enfin, transforment cette réalité en une oeuvre porteuse d’un message et des revendications collectives. Dans l’acte physique de créer, le corps et les émotions sont partie prenante au regard des thématiques, parmi lesquelles on trouve certaines préoccupations traditionnellement féminines : la maternité, la santé, l’image de soi et les violences. À l’instar de la philosophe féministe Françoise Collin (2006), on peut conclure ceci :

[De] quelque manière qu’elle s’identifie, la pensée des femmes se travaille dans le corps du réel et le corpus du savoir « patrocentrique », dans un corps à corps direct ou indirect, et non à partir d’une « table rase » qui permettrait la construction d’un savoir alternatif dit féminin. Elle est non pas un savoir autre mais une altération du savoir. Elle n’est pas une nouvelle pensée de l’expérience mais d’abord le bouleversement de cette expérience.

Les participantes jouent un rôle non négligeable dans le processus de création, en se réappropriant ce à quoi elles sont le plus souvent réduites : un corps-objet marqué par le système capitaliste et investi socialement par d’autres, sexuellement exploité, transmetteur d’émotions, mais aussi objet de désirs et de plaisirs, lieu de l’intime et victime des stéréotypes. L’écriture créative constitue un des outils dont se servent les femmes de VF pour s’affranchir des normes patriarcales par rapport à leur corps. À Liège, le journal créatif, qui associe des collages et des dessins à du texte, a permis d’explorer « avec une verve débridée » (Axelle 2013 : 16) les conditions des participantes. En imposant l’écriture à la troisième personne du singulier, en recourant aux métaphores et aux personnages animaliers, ce stage a libéré certaines de leur manque de confiance, pour exprimer des tabous, liés à leur intimité, comme en témoigne l’animatrice : « on a senti que leur force osait se révéler et s’imposer » et « qu’elles osaient exposer leurs faiblesses » (Axelle 2013 : 17). Des participantes utilisent l’ironie pour décortiquer les stéréotypes, qu’elles « tournent en ridicule pour libérer la pensée » (Marsilli 2012 : 14). Pour d’autres, « la frénésie des mots-images a laissé place aux premières vraies images. Le détournement de syntaxe s’est mué en déroutement du réel. J’avais envie de bousculer des icônes figées dans nos mémoires collectives » (Axelle 2014b : 18). Ailleurs, en se réappropriant un vêtement usagé, des stagiaires ont témoigné que « leur affirmation de soi tient souvent à une attitude ou à un état d’esprit […] car la créativité est un moteur aussi! Chacune est allée chercher au fond d’elle-même et les ateliers leur ont permis de penser autrement » (Axelle 2011 : 12).

La maternité est un sujet récurrent dans les discussions entre stagiaires. Relevant de la sphère tant privée que publique, elle a longtemps servi de socle pour définir la « nature » féminine, oscillant entre maternité-aliénation et maternité-identité, désignant leur « seule véritable contribution sociale attendue, tout comme leur seule raison identitaire » (Corbeil et Descarries 2002 : 23). Sa primauté est contestée par les féministes comme seule voie de réalisation des femmes, qui en dénoncent aussi l’impact sur leurs conditions de vie (Hong et Huart 2013). En détournant des objets féminins (par exemple, un soutien-gorge, un miroir ou une culotte), en collant textes et images, des stagiaires ont développé un regard critique sur les stéréotypes de la super femme (superwoman) mère-ménagère-travailleuse et sur l’oppression ou l’idéologie de l’instinct maternel. Ainsi, cette prise de distance relativement à leur vécu leur a permis de reconstruire une autre perspective sociale. À Charleroi, un abécédaire féministe croisant images et textes a provoqué « des ressentis différents » autour de la maternité (Sirilma 2014 : 26).

Beaucoup de créations dénoncent les violences (physiques, conjugales, institutionnelles) endurées pendant l’enfance ou quotidiennement à l’âge adulte par les participantes, mais aussi les violations, le silence qui pèse sur leur intimité, le poids des tabous et du contrôle social. Dans son texte « Le silence qui fait du bruit », une stagiaire témoigne difficilement des « non-dits qui ont scellé [son] histoire familiale », « malgré sa culpabilité à laisser parler ses envies personnelles » (Axelle 2013 : 16-17). Que ce soit dans la sphère privée ou publique, le corps des femmes est soumis à la violence du patriarcat. Dans l’atelier « Danser mon corps » (à Nivelles), les participantes se sont réapproprié leur corps soumis au regard des autres et à l’image renvoyée par la société. D’autres ont réalisé un conte radiophonique et un calendrier photographique féministes, exposant ainsi la violence culturelle et sociale qui pèse sur le corps des femmes, sur « l’image qu’elles doivent donner d’elles, une image qui efface l’identité de l’héroïne » (Axelle 2011 : 12) et pointent les mécanismes d’aliénation des systèmes sociaux de domination.

Les violences présentes dans l’espace public (harcèlement de rue et sexisme) sont aussi dénoncées par les jeunes femmes de VF femmes par l’entremise des productions poétiques ou graphiques ou encore du tricot urbain. À l’instar de ce nouvel art urbain venu des États-Unis (dénommé yarn bombing) qui embellit l’espace public et suscite la réaction des passants et des passantes, les membres du collectif liégeois « Elles bougent » ont recouvert de leurs tricots les installations urbaines et les arbres d’un quartier, pour exprimer publiquement leur opposition aux stéréotypes. Pour elles, le tricot et le crochet représentent « un moyen d’investir pacifiquement l’espace public », car « seule, c’est assez difficile de faire entendre sa voix. Ici, on revendique ensemble d’être reconnues et entendues en tant que citoyennes. Ce pas franchi collectivement nous rend ensuite plus à l’aise individuellement » (Legrand 2013 : 20-21).

Les stagiaires doivent tout d’abord affronter le regard qu’elles portent sur elles en fait d’image et d’estime de soi (pouvoir intérieur), mais aussi l’image qu’elles se font de leurs savoir-faire et connaissances, qu’elles considèrent très souvent négativement (« pouvoir intérieur » et « pouvoir de »). Lors des stages, elles se découvrent des compétences jusque-là insoupçonnées ou ignorées. Elles deviennent capables de créer, de développer un point de vue critique, d’explorer d’autres manières de se définir en tant que femmes, d’occuper une place et de se situer sur l’échiquier social. Le regard des autres stagiaires (regard porté sur elles-mêmes et sur leur travail) les fait également évoluer : elles se sentent soumises au jugement et à la comparaison. Cet exercice les oblige à se mesurer à d’autres points de vue.

Quand le privé devient politique

Si les choix des femmes se définissent en fonction d’une sphère d’expression privilégiée ‒ le privé ‒, ils dépendent également de l’accessibilité à différentes options : savoir reconnaître ces lieux de pouvoir, y avoir accès, disposer de ressources économiques et d’information ainsi qu’éprouver de la confiance en soi. La construction des rôles féminins dans la sphère publique se fait notamment à partir de la représentation de leur rôle dans le champ privé. Pour les féministes, ce passage du privé vers le politique a toujours constitué un enjeu important, à l’instar du slogan « The personal is political ».

Lors des stages de VF, le rapport étroit entre intérieur et extérieur est constamment présent. Ainsi, les participantes font entrer leur quotidien, donc leur privé (et parfois leur intimité), dans l’espace culturel, en l’exposant et le partageant avec d’autres. L’articulation entre privé et public se lit également sous l’angle d’une transformation du rapport entre la sphère reproductive et la sphère productive. Les femmes s’extraient ainsi de la sphère reproductive pour entrer dans la production artistique et se trouvent dans un espace qui leur permet d’être extérieures aux tâches ménagères, éloignées des tracas de l’éducation des enfants, de leur rôle d’épouse, de compagne, de mère ou de pourvoyeuse de soins. Cette créativité induit l’idée de production, de matérialisation et du passage du concept théorique à l’objet concret. L’acte créatif provoque la rencontre d’éléments préexistants dans des univers séparés : l’expression d’un vécu individuel devient un objet culturel valorisé par son inscription dans le champ de la Culture et de l’Éducation permanente :

[En effet,] ces expressions, par l’intermédiaire de l’oeuvre ou de la représentation, orientent les usagers vers l’extérieur, vers l’autre, vers l’espace public. La capacité symbolique est déterminante dans l’appropriation culturelle et artistique : c’est elle qui permet de transformer le monde et de se l’approprier. C’est la capacité que nous avons à pouvoir mettre du sens sur un fait, une action, un objet autre que son sens premier.

Rouxel 2011 : 17

L’apport de chacune et la confrontation des idées construisent une parole collective. Il n’est pas question d’éluder le conflit qui peut alors émerger par le rapprochement des valeurs, des identités et des points de vue, mais de profiter de celui-ci pour révéler les conditions profondes qui structurent l’expérience de chaque femme et constituent la base commune des discriminations subies. Réaliser ensemble de la créativité est une « voie vers l’expression émancipée » (Rouxel 2011 : 17) des publics précaires. C’est pourquoi, dans d’autres domaines, le travail social recourt à la créativité : « par l’expression artistique qui mobilise l’expression des sens, il s’agit de donner du sens à l’existence individuelle et sociale, pour se projeter dans l’avenir, pouvoir anticiper, penser le monde en son absence » (Rouxel 2011 : 17). La collecte et l’expression collective des vécus des femmes font apparaître le caractère partagé (donc public) des discriminations dont elles sont victimes. Une situation problématique ne relève alors plus seulement du seul ressort de la responsabilité individuelle, mais est associée aux dysfonctionnements structurels. Pour les groupes sociaux dominés, le privé devient politique par la réappropriation de l’espace public et par l’interpellation des politiques publiques (Maus 2017 : 4-8). Avec le tricot urbain, les jeunes femmes de VF posent un acte de désobéissance civile : elles passent « à l’action dans l’espace public, sans demander l’autorisation et s’offrent la liberté de s’emparer de notre espace. Il faut oser le faire à visage découvert, mais cette liberté et ce côté pertinent nous plaisent beaucoup » (Legrand 2013 : 21). À Charleroi, le groupe des « Culottées » a d’abord détourné la signification de la culotte en y inscrivant des slogans féministes, ensuite « elles les arborent et exposent dans des endroits stratégiques, où les femmes se sentent souvent en insécurité » (Axelle 2014a : 34). Ces actions menées dans des quartiers défavorisés leur permettent d’« être reconnues et entendues comme citoyennes », suscitent des rencontres, valorisent la diversité et encouragent le vivre-ensemble. Sur une place, un damier géant et vivant constitué par des femmes de VF dénonce : « L’accueil de la petite enfance n’est pas un jeu de dames, mais un jeu de société! » Alternative, cette manière de faire et de poser leurs revendications permet à ces femmes de se faire entendre des autorités locales. À La Louvière, le collectif « Les femmes mobilisent la rue » s’est réapproprié un lieu jugé non sécuritaire en le décorant de fleurs et de papillons en papier pour exiger le droit de « sortir sans avoir peur », « se sentir bien dans l’espace public » et d’avoir une place comme actrices de leur cité (Axelle 2014a : 34).

Ce passage du privé vers le public se joue aussi à travers l’exposition des productions artistiques, qui clôt chaque stage de VF. Ces créations, réalisées expressément pour être exposées, quittent le lieu sécurisant du stage pour investir un lieu d’exposition, où elles sont soumises aux regards de la famille des stagiaires, des autres et de la société, mais aussi aux normes de l’Art. Certaines espèrent ainsi que « [leur] compagnon va voir [leur] travail et va finalement comprendre ce [qu’elles pensent] » (Sirilma 2014 : 26). Ces expositions mettent en tension deux espaces enchâssés : d’une part, la construction collective d’une prise de parole subversive à l’égard des trois systèmes de domination et, d’autre part, une représentation artistique. Un rapport se noue entre le social et le culturel sans qu’il soit toujours possible, pour le public qui y assiste, de les distinguer l’un de l’autre. La plupart du temps, les visiteuses et les visiteurs se trouvent face aux oeuvres, sans disposer d’informations sur le processus créatif. Avec l’objet exposé, la création quitte le champ de l’action sociale à proprement parler, pour intégrer la Culture, considérée à la fois comme produit d’une civilisation et comme expression artistique. Par exemple, un groupe de Charleroi a décliné les thématiques de la Marche mondiale des femmes (précarité et violences des femmes) dans une exposition de photos présentée au Musée de la photographie de Charleroi, autour du thème « Jour où j’ai vraiment découvert que j’étais une fille… ».

Les stages de VF permettent aussi de rapprocher de la Culture les femmes des milieux populaires : ces dernières « pensent parfois qu’elle ne leur est pas accessible. Aujourd’hui, on investit un lieu culturel. Des femmes ont produit des choses, le résultat est esthétique » (Axelle 2011 : 12). Pour certaines, cette exposition constitue la première occasion d’entrer dans un lieu culturel et de l’occuper pour présenter leur oeuvre. De plus, elles ne possèdent pas nécessairement les codes de la culture artistique dominante. Selon les lieux d’exposition et en rapport avec la démarche d’éducation permanente, les participantes investissent la scène publique ou culturelle, en tant que citoyennes critiques de la Culture, élément constitutif du système dominant. À travers cette médiation symbolique, elles portent une parole publique (Burguet 2011 : 57) :

[Ces] expressions, par l’intermédiaire de l’oeuvre ou de la représentation, orientent les usagers vers l’extérieur, vers l’autre, vers l’espace public. Elles donnent à voir autrement : elles puisent leurs ressources à des fins socialement positives, l’art étant un vecteur valorisé et valorisant. L’art et ses expressions contribuent à effacer les stigmates en restaurant une image positive.

En conclusion

Par l’intermédiaire des stages « Un monde couleurs femmes », les participantes entrevoient d’autres manières de se définir en tant que femmes, d’occuper une place dans différents espaces et de se situer sur l’échiquier social pour se ou le transformer (Rouxel 2011 : 17).

La créativité féministe permet aussi d’ouvrir un chemin vers l’émancipation individuelle et collective. Étroitement liée à l’Éducation permanente féministe, la créativité féministe constitue à la fois un vecteur de transmission d’une parole collective et politique de femmes dominées, ainsi qu’un support de réflexion et un levier d’action pour elles : « une bouffée d’air émancipatrice pour les femmes » en passant par le non-verbal : en effet, « les mots peuvent souvent mentir […] et quand on aborde le non-verbal, on a des prises de conscience, des choses qui ne peuvent pas mentir, qui donnent des bases sûres et authentiques pour construire ou reconstruire » (Axelle 2011 : 12-13).

La créativité féministe représente aussi un acte de résistance en situant les femmes en désobéissance et en lutte par rapport à de multiples processus d’exclusion. Les techniques permettent de figurer physiquement le processus de déconstruction de la réalité et de construction mentale de nouvelles grilles d’analyse. Chaque femme peut inventer une nouvelle façon de composer avec son vécu, de se laisser imprégner ou non par les idées des autres, les approches diverses et le regard des autres. C’est une déconstruction symbolique de la Culture et des stéréotypes qui se fait de manière individuelle et avec le groupe. En effet, « si “ résister c’est créer ”, alors créer est absolument un acte de désobéissance […] L’art se fait moyen d’expression pour les mouvements féministes, et le féminisme devient un outil pour le travail des artistes; ce dialogue vivace entre chemins de création et interprétation est sans doute l’une des clés de la liberté [des femmes] » (Panet 2014 : 6). Ces stages constituent de l’« art engagé, non élitiste, accessible, qui offre aux femmes des possibilités d’émancipation en tant qu’actrice culturelle », qui les fait « basculer des icônes figées de nos mémoires collectives » (Axelle 2014b : 18).

En passant du « je » au « nous », chaque participante invente une nouvelle façon de composer avec son histoire et ses aspirations pour révéler l’émotion et libérer la parole autrement qu’à travers des mots. Devant faire face aux idées et aux regards des autres, elles participent à une dynamique collective qui dénonce les discriminations vécues et ose la subversion par rapport aux modèles dominants (que ce soit dans la société ou dans la Culture). Par l’entremise des oeuvres, les stages relient entre eux les enjeux de pouvoir et de transformation (pour les femmes collectivement et individuellement). Les luttes féministes se matérialisent autrement en s’appuyant davantage sur le symbolique et l’implicite, sur une conscience et une parole collectives qui se révèlent souvent bousculantes, émancipatrices et renforçantes. La créativité féministe représente ainsi un outil pertinent pour mener, dans la rue et dans des lieux culturels, des actions engagées, « pour stimuler et capter les expressions et expériences des femmes, et pour pouvoir révéler en quoi elles sont ou peuvent être un levier d’émancipation individuelle et collective […] une parole collective à construire et à partager ensemble pour mettre à jour des réalités peu connues, dévalorisées ou niées, pour dénoncer et déconstruire des rapports de pouvoirs opprimants ainsi que pour inventer une nouvelle société émancipatrice, solidaire et heureuse » (Voyeux 2014 : 35).

Objet éminemment social, le corps des femmes constitue en effet un élément central et transversal de la condition féminine. La créativité féministe associe l’engagement physique du corps (à la matière et à la création) à un cheminement intellectuel (réflexion critique sur les dominations). Le privé et le public désignent des lieux, réels ou symboliques, marqués par la distinction des rôles sociaux, des attentes et des vécus entre les femmes et les hommes, soulignée par un grand nombre de chercheuses et de chercheurs féministes. Ce passage de l’un vers l’autre est révélateur des pressions sociales qui marquent les parcours féminins. Le plus souvent cantonnées à l’espace privé, les femmes (surtout celles des milieux populaires) ont un usage restrictif et conditionné de l’espace public. Ce glissement interroge le corps à la fois comme objet de représentation et sujet de réappropriation à travers la médiation artistique.