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Mon père avait sur moi le terrible pouvoir de l’adulte sur l’enfant.

Niki de Saint Phalle (2010 : s. p.)

Dans nos sociétés occidentales contemporaines, le discours commun fait coïncider les premières expériences sexuelles avec la période pubertaire (reconnue comme marquant le début de l’adolescence[1]). Ce n’est, en effet, qu’à partir du moment où le corps se transforme et se « sexualise » (Renoton-Lépine 2012) qu’est autorisée, pour la première fois, l’exploration avec autrui des potentialités sexuelles du corps. Ce point de rupture entre une enfance prétendument asexuée et une jeunesse sexualisée codifie un moment précis d’« entrée dans la sexualité[2] ». Avant cela, toute interaction sexuelle paraît frappée d’interdiction. Or c’est précisément ce refus de reconnaître aux enfants le droit de s’approprier l’univers de la sexualité qui crée tout le drame autour de la « première fois », comprise, dans une perspective hétéronormée, comme le premier coït. La « première fois » s’accompagne généralement d’une « panique morale » (Bozon 2012), surtout lorsqu’il est question des jeunes filles, de qui on attend davantage de retenue. Cependant, toute l’importance conférée à la première relation (hétéro)sexuelle, que l’on considère d’emblée comme consensuelle[3], oblitère d’autres « entrées », soit celles qui précèdent le moment prévu. Comment parler de ces cas où une personne adulte amène de force un ou une enfant sur le territoire de la sexualité, et ce, bien avant la puberté? Alors que l’enfant n’a que peu ou pas de connaissances à l’égard de la sexualité, l’adulte, de son côté, se voit accorder tous les pouvoirs – cette dissymétrie entre les statuts ouvrant potentiellement la voie à la domination et à la violence. Et lorsqu’une telle rencontre met en scène un homme et une jeune fille, le rapport de pouvoir qui préside à la relation se trouve redoublé, en fonction non plus seulement de l’âge, mais aussi du sexe et du genre.

J’aimerais me pencher ici sur les représentations littéraires de rapports violents entre hommes et filles, au cours desquels les uns initient les autres à la sexualité sous la contrainte – rapports que je désigne par l’expression « entrée imposée » dans la sexualité. Ce type d’« entrée », bien qu’il soit oblitéré dans plusieurs études sur les premières expériences sexuelles, occupe pourtant une place de choix au sein des oeuvres écrites par des femmes. Il faut voir à cet effet que la trajectoire sociale effectuée par ces dernières, modulée en fonction de l’intériorisation d’une posture subalterne, leur offre un point de vue privilégié sur les rapports de domination qui imprègnent le rituel de l’initiation (hétéro)sexuelle, rapports qui résultent des postures symboliques octroyées selon les paradigmes traditionnels : homme-sujet-désirant/femme-objet-désiré[4], de même que de l’écart d’âge jouant en faveur des garçons dans la majorité des premiers rapports sexuels (Bajos et Bozon 2008; Lhomond 2009). Aussi, puisque les jeunes filles représentent les principales victimes de rapports forcés[5], j’examinerai d’abord la position particulière qui leur est réservée dans la société patriarcale et hétérocentrée.

De manière générale, la période de l’enfance et de la jeunesse est marquée par l’assujettissement au monde adulte (Firestone 1972; Bourdieu 2002; Bonnardel 2015; Leventidi 2015). Dépourvus d’autonomie et de statut légitime, les enfants – et, plus largement, les jeunes – se trouvent en constante dépendance à l’égard des adultes qui en ont la charge. Or ces conditions précises en font des sujets caractérisés par une grande vulnérabilité. Cependant, si les enfants, filles comme garçons, occupent, au sein des structures sociopolitiques occidentales, une position subordonnée, il semble que les filles en soient davantage touchées. Aussi, en réponse aux impératifs de genre qui meublent l’espace social, on attendra plus des filles qu’elles se montrent dociles par rapport à l’ordre établi (Monnot 2009) – alors qu’à l’inverse on aura tendance à mieux accepter l’agressivité et la contestation chez les garçons, voire à naturaliser celles-ci. Les filles étant encouragées à suivre la voie de la passivité, leur force de résistance envers l’autorité s’en trouve radicalement diminuée[6]. La socialisation différenciée, imposée dès la naissance, programme ainsi un parcours identitaire diamétralement opposé pour les filles et les garçons, notamment à l’égard de la sexualité, sphère d’expériences où les jeunes filles se révèlent plus démunies en raison de l’injonction à la « pureté » à la fois morale et corporelle qui pèse toujours sur elles (Monnot 2009; Valenti 2009). Elles apparaissent, par conséquent, plus sujettes à subir de la violence. Il en va de même dans la littérature, où la figure de la « jeune fille » représente un « devenir-femme » au sens où l’entend Monique Wittig (2013), soit une femme pour un homme – objet approprié par la classe masculine dominante. Son enfance et sa jeunesse se présentent ainsi comme une période de formation à la féminité normative. Dans un tel contexte, la jeunesse féminine apparaît comme une phase de conditionnement, voire d’endoctrinement à l’idéologie patriarcale dominante, laquelle oriente la trajectoire sexuelle des filles. À cet égard, l’étude des représentations des entrées imposées dans la sexualité permet de jeter un éclairage particulier sur les violences inhérentes au processus de domestication du corps et des désirs que subissent l’ensemble des jeunes filles.

Dans les romans sur lesquels je me pencherai, l’initiation sexuelle forcée se déroule dans une relation qui s’étend de quelques mois à plusieurs années. La durée du lien offre un contexte propice à la mise en place d’un véritable dressage, lequel semble destiné à fabriquer des filles qui deviendront des sujets aisément maniables, des « filles-matière », voire des automates. Dans chacun des romans retenus, les filles sont dressées de façon à satisfaire un homme plus âgé qui, tel un Pygmalion des temps modernes, fait miroiter, dans l’imaginaire de Galatée[7], le reflet de ses propres désirs.

En m’appuyant sur trois romans états-uniens contemporains écrits par des femmes, soit Le Règlement de Heather Lewis (2010), Tigre, tigre! de Margaux Fragoso (2012) et La fille de Tupelo Hassman (2014)[8], je souhaite examiner les motifs principaux qui ponctuent ce dressage auquel sont contraintes les figures féminines : la désubjectivation, la colonisation du corps et de l’imaginaire et la normalisation. Puis j’étudierai les resubjectivations possibles à la suite du traumatisme de l’agression.

Les trois romans considérés

Le premier roman que j’examine, Le Règlement de Heather Lewis, paru originalement en 1994, raconte l’histoire de Lee, jeune cavalière de 15 ans, victime d’un père incestueux, qui a fui la maison familiale après son renvoi de l’école pour avoir consommé de la marijuana. Elle se rend en Floride, à des kilomètres de sa ville natale, où elle est recueillie par une écurie dirigée par un frère et une soeur reconnus pour droguer tant leurs chevaux que les cavalières et les cavaliers placés sous leur égide.

Le deuxième roman, Tigre, tigre! de Margaux Fragoso, publié en 2011 dans sa version originale, est en fait une autobiographie s’ouvrant sur la rencontre de l’autrice, alors qu’elle est âgée de 7 ans, avec Peter Curran, 51 ans. Ayant rapidement gagné la confiance de la mère de la jeune fille, l’homme réussit à devenir à la fois l’« ami » et le gardien de Margaux. À force de manipulations diverses, il entraîne cette dernière à prendre part à ses fantasmes et la convainc de lui prodiguer toutes sortes de services sexuels. La relation abusive dans laquelle Peter l’enferme peu à peu durera une quinzaine d’années.

Le troisième roman ayant retenu mon attention est La fille de Tupelo Hassman, paru en 2012. L’action se situe dans un parc de maisons mobiles (trailer park) du Nevada, nommé « La Calle », où habite Rory Dawn, agressée à l’âge de 7 ans par le quincaillier du village à qui elle est confiée en l’absence de sa mère.

La désubjectivation

Pour nombre de théoriciennes et de théoriciens, l’enfance et la jeunesse correspondent à un long processus de subjectivation, fait de constantes négociations par rapport aux modèles proposés par l’environnement familial et, plus largement, culturel (Bonnardel 2015; Bourdieu 2002; Firestone 1972; Quentel 2011). Selon la théorie intersubjective, telle que la conçoit la psychanalyste féministe Jessica Benjamin, le développement de la subjectivité est nécessairement tributaire de la relation entretenue avec les autres. En ce qui concerne le sujet enfant, celui-ci n’a d’autre choix que de se tourner, au cours des premières années de son existence, vers des sujets adultes, ceux-ci ayant la responsabilité de lui procurer les soins indispensables à sa croissance. Si ce premier lien place d’emblée l’enfant en situation de dépendance à l’égard de l’adulte parent à qui est, par le fait même, conféré un surplus de pouvoir, il est néanmoins possible (et évidemment souhaitable) pour l’adulte de reconnaître l’enfant sur un pied d’égalité et comme un être à part entière. Cette première reconnaissance réciproque – où les deux personnes se reconnaissent mutuellement à la fois comme « différent[s] et néanmoins semblable[s] » (Benjamin 1992 : 25) – est nécessaire pour « vivre dans une certaine mesure sans domination, et sans violences » (Benjamin 2012 : 45). En contrepartie, la rupture de la tension essentielle entre l’affirmation de soi et la reconnaissance par l’autre instaure la domination (Benjamin 2012 : 45; 1992 : 59)[9] : c’est ce qui se produit notamment dans les cas d’agressions sexuelles représentées dans le corpus que j’ai étudié, où le refus de reconnaître aux jeunes filles le droit de disposer de leur propre corps (et leur droit de s’opposer à l’usage qui en est fait par l’adulte) donne lieu à un processus de désubjectivation au cours duquel le sujet féminin perd toute maîtrise de ses expériences (Wieviorka 2012 : 12). Ce type de rapport emprunte, en cela, les codes de la relation incestueuse lorsque celle-ci est gouvernée par le père, celui-ci éradiquant toute possibilité d’échange avec « son » enfant, qui devient « pour lui un objet indifférencié […] » (Saint-Martin 2007 : 73). Ainsi, la négation complète de la subjectivité de l’enfant incestué « pulvérise la confiance en soi et en l’autre, brouille les rôles, brise les liens et ébranle, voire détruit, l’identité » (Saint-Martin 2007 : 74). Si les protagonistes de mon corpus ne sont pas toutes victimes d’un père incestueux (seul le personnage de Heather Lewis l’est), toutes sont confrontées, seules, à un homme plus âgé dont la fonction (celui du gardien attitré chez Fragoso et Hassman) fait appel à l’autorité traditionnellement incarnée par les pères. Dans tous les cas, le sujet féminin, plutôt que d’être reconnu dans son intégrité, est détruit, notamment à travers la violence physique utilisée contre lui.

Dans les trois romans sélectionnés, la violence s’exprime, entre autres, sur le plan physique, par l’entremise de divers sévices. Dans Le Règlement, Lee est fréquemment battue et violée par son père :

[Il] me faisait tomber en arrière en me giflant, alors je le regardais et il se mettait à me gifler encore plus, des allers et retours sur le visage. Et à ce moment-là, comme j’étais sur le dos, il était sur mon ventre avec sa bite dans le mauvais trou, me montrant quelle chienne et quelle salope j’étais.

R : 151

Les coups portés au visage de la narratrice, accompagnés d’injures misogynes, agissent comme un rappel à l’ordre du genre, produisant « en plus d’un sujet dominé, un sujet objectivé, devenu un objet à manipuler » (Joseph 2009 : 33). On se trouve ainsi au coeur d’un certain type de mépris, portant directement atteinte à l’intégrité physique du sujet, une forme d’atteinte qui, selon Axel Honneth (2000 : 224), « menace de ruiner l’identité de la personne tout entière ».

Margaux, personnage principal de Tigre, tigre!, est pareillement violentée par Peter lorsqu’elle lui désobéit : « Peter avait commencé à me frapper quand je n’étais pas sage. Quand il n’y avait personne pour voir, il lui arrivait de me balancer une gifle, ou il me donnait une tape sur la main » (TT : 182); « À plusieurs reprises Peter manqua même de m’étrangler, sensation très étrange, ma tête s’engourdissant comme si elle était en caoutchouc, des vallées de taches noires explosant dans mes yeux de plus en plus brouillés » (TT : 295).

Représentatif du processus de désubjectivation des jeunes filles, le motif de l’étouffement – voire de l’étranglement, tel qu’il est représenté dans la dernière citation – parsème les oeuvres mettant en scène des entrées imposées dans la sexualité. Par exemple, lorsque Peter enjoint à Margaux de lui faire une fellation, celle-ci a « du mal à respirer » et a, de même, « l’impression d’être aplatie sous un rouleau à pâtisserie » (TT : 249-250). L’homme lui ordonne, de plus, de cacher son visage dans l’oreiller pendant qu’il se masturbe sur elle : « Quand il se frottait contre mes fesses, il voulait que je garde le visage enfoui dans l’oreiller; il ne voulait pas voir mon visage du tout » (TT : 250). Rory Dawn, protagoniste de La fille, est, de la même façon, incapable de respirer (F : 104) alors que le Quincaillier[10] profite de l’absence de la mère de la jeune fille pour lui imposer un rapport sexuel. L’impression d’étouffer est, par ailleurs, décuplée par le fait que le corps du Quincaillier lui « bloque la vue », et que « tout [devient] noir et silencieux » (F : 104).

En plus des coups portés et de l’étouffement, la privation du regard chez les personnages féminins participe du déni de reconnaissance dont ils sont victimes, parachevant ainsi la destruction de leur subjectivité. Alors que le regard constitue l’un des moyens par lequel une personne advient au monde, apprivoise ses propres expériences, se les approprie – et qu’il représente, en cela, l’une des dimensions indispensables à la mise en oeuvre de l’agentivité (Guillemette 2005[11]) – les jeunes filles mises en scène en sont entièrement dépossédées au moment de l’agression : Lee est giflée à répétition pour avoir osé soutenir le regard de son père; la vision de Margaux est soit bloquée par l’oreiller, soit complètement brouillée par le manque d’oxygène que provoque le serrement des mains de Peter autour de son cou et Rory Dawn ne voit plus que le grand corps sombre du Quincaillier qui s’abat sur elle.

S’ajoute à la violence représentée la réitération d’un ordre de grandeur marqué par la dominance masculine. Le sexe de l’homme, toujours trop gros ou trop grand, devient le point de comparaison, la référence implicite à laquelle les jeunes filles se mesurent et constatent la défaillance de leur propre corps : « Quand j’étais gosse [se souvient Lee], je pensais que mon père était énorme parce que ça me faisait tellement mal quand il me prenait, mais plus tard j’ai compris que c’était seulement moi qui étais petite » (R : 219). Dans Tigre, tigre!, Margaux est appelée à performer le fantasme de Peter (qui l’oblige, dans ces moments-là, à l’appeler « Monsieur Vilain »), fantasme dans lequel est célébré le caractère surdimensionné du sexe de l’homme par rapport à la petitesse de la jeune fille :

Peter me dictait quoi dire; un fantasme typique, ça donnait ce genre de chose :

Monsieur, est-ce que je peux voir ton grand machin d’homme?

J’ai peur que ce soit trop grand pour toi. Trop grand pour ton petit trou de petite fille.

(Oh) Monsieur, c’est vraiment grand! J’ai peur.

Tu as un minuscule trou de petite fille. Je ne sais pas si ça va rentrer.

TT : 251

Qu’ils soient réels ou simplement mimés sur le mode du « jeu », les scripts de cet ordre, centrés sur la douleur et la peur, traversent l’ensemble des romans et confortent l’idée selon laquelle le corps des filles ne leur appartient pas. Niées dans les fondements mêmes de leur identité, les jeunes filles représentées perdent peu à peu le contact avec leur propre réalité. Cette désubjectivation du sujet féminin est corollaire de la toute-puissance mise en oeuvre par celui qui se trouve en position de pouvoir. Selon Jessica Benjamin (1992 : 223),

[p]our celui qui emprunte [l]e chemin [de la toute-puissance] afin d’établir son propre pouvoir, il y a une absence là où devrait se tenir l’autre. Ce vide est rempli par un matériau fantasmatique dans lequel l’autre apparaît si dangereux ou si faible – ou les deux – qu’il menace le Soi et doit être contrôlé.

Les nombreux épisodes de dissociation psychique intégrés aux trois romans rendent compte de ce sentiment de dépossession, qui résulte de la destruction du lien de tension entre le Soi et l’Autre[12]. Après plusieurs années passées auprès de Peter, Margaux affirme qu’elle n’est plus qu’un « Tupperware vide, ou l’emballage d’une sucette, ou un papier de chewing-gum, une feuille de cellophane, de plastique, d’aluminium, un sachet congélation. Un truc jetable » (TT : 251). Le corps ainsi vidé de sa substance devient terrain propice à l’émergence du fantasme. Pour se préserver, en quelque sorte, des avances sexuelles répétées de Peter, la narratrice se forge un alter ego, qu’elle nomme Nina, entièrement modelée selon les préférences de l’homme. Toutefois, le fantasme prend rapidement plus d’espace que la jeune fille réelle : Nina, figure de la jeune fille parfaite, « belle » et « brûlante », qui « ne vi[t] que pour rendre Peter heureux » (TT : 246-247), supplante Margaux, qui se sent désormais « irréelle, presque morte » (TT : 205).

Si la colère provoquée par l’agression entraîne souvent les jeunes filles à retourner la violence contre elles, Rory Dawn, de son côté, entreprend de se distancier de son soi violenté, de façon à projeter sa haine au plus loin d’elle-même, dans ce double qu’elle s’est inventé : « je déteste Rory D. » (F : 129), inscrit-elle au marqueur noir sur un mur d’un cabinet de toilette de son école, comme s’adressant à une autre. La narratrice disparaît, elle aussi, peu à peu derrière ce double honni, s’astreignant au silence que le Quincaillier lui a ordonné de garder (« putain t’avise jamais de raconter ça! » [F : 110] la met-il en garde après l’agression). Tout comme Margaux, la mort psychique la guette, elle qui souhaiterait se voir « exploser en un million de morceaux » (F : 110). Quant à Lee, elle trouve refuge dans la drogue, qu’elle utilise dans le but de remplir le néant creusé par son propre père : « À présent la came s’était logée au milieu de moi – une présence concrète qui occupait l’espace. Elle était bienveillante, réconfortante » (R : 271). La sensation que procure l’usage de la drogue, soit celle de ne plus habiter son corps, conforte, par ailleurs, l’impression de dédoublement qui se dégage de l’oeuvre, notamment dans les scènes sexuelles subséquentes : « [Tory, l’écuyère dont elle est amoureuse] m’a baisée jusqu’à ce que je sois si déchirée que je hurlais mais je ne m’entendais pas, et ensuite je n’étais même plus sûre d’avoir hurlé » (R : 422).

La colonisation du corps et de l’imaginaire

Les personnages féminins des trois romans étudiés, expropriés de leur corps et de leurs désirs, incorporent d’autant plus profondément les scripts sexuels (Gagnon 2008) imposés par l’adulte, figure d’autorité au sein de la relation intersubjective. Les désirs des jeunes filles de même que le regard qu’elles portent sur leur propre personne s’en trouvent transfigurés, épousant désormais la vision du dominant.

Parmi les prescriptions introjectées par les personnages féminins figure celle d’être une « gentille fille » : docile et disposée à satisfaire les envies de celui qui se place en position de pouvoir. Le père de Lee, dans Le Règlement, octroie à la « gentille fille » une valeur de compliment et s’en sert pour maintenir sa fille sous sa loi : « Il a commencé en disant à quel point je suçais bien, quelle gentille fille j’étais » (R : 151). Réduisant ainsi la valeur de Lee à sa capacité à faire jouir, non seulement il pervertit son imaginaire sexuel, mais il forge, du même coup, sa dépendance : elle confiera plus tard en être « arrivée à avoir besoin de ça » (R : 151). Le recours au compliment encourage, de la sorte, l’adhésion à l’état de servitude, notamment en affectant positivement le sujet féminin qui se soumet alors aux ordres du père. En outre, cette forme de gratification apparaît supprimer, simultanément, toute volonté de riposte.

Si la « gentille fille » prend parfois valeur de compliment, elle se fait aussi, en d’autres circonstances, injonction. C’est à cette figure que fait appel le Quincaillier pour enjoindre à Rory Dawn de garder le silence et de se laisser faire alors qu’il l’agresse dans les toilettes de son magasin :

[Il] me dit d’être gentille, ce qui signifie ne pas faire de bruit et je contemple l’ampoule électrique et la chaîne qui se balance encore jusqu’à ce que l’insigne cousue sur sa poche […] me bloque la vue et là ça n’a plus d’importance qu’il ait tiré la chaîne une ou deux fois ni si je fais du bruit parce que tout est noir et silencieux, exception faite du mot gentille. Gentille, ça me prend les oreilles et ça s’arrête plus, des fois le mot est coupé en morceaux chuchotés et des fois, il y a plus de i qu’il n’en faut, mais ça pèse tellement lourd que ça m’empêche de respirer et que mon tee-shirt est fichu.

F : 104

La répétition du mot « gentille » de même que son découpage « en morceaux chuchotés », lesquels évoquent, du même coup, le souffle saccadé du Quincaillier près de l’oreille de Rory Dawn, témoignent de l’envahissement graduel de sa conscience par les scripts du dominant – phénomène que l’on peut appeler, suivant les réflexions de Katherine Roussos à ce sujet (2007), la « colonisation de l’imaginaire ». Celle-ci pourrait se définir comme la tentative répétée d’enraciner, dans la pensée du sujet dominé, les « images et les valeurs » du groupe dominant, assimilant de ce fait la culture et la vision du monde de celui ou celle qui se trouve ainsi en situation de « colonisé » (Roussos 2007 : 8). Pour Rory Dawn, l’imprégnation est d’autant plus importante que le mot d’ordre donné par le Quincaillier canalise l’ensemble des prescriptions encaissées par la jeune fille depuis la petite enfance, centrées sur la modestie et la pudicité. La « gentille fille », forgée de toutes pièces par les figures patriarcales, se déploie alors de tout son long dans l’esprit et le corps de la narratrice, lui intimant de demeurer obéissante. La jeune Rory Dawn s’astreint au silence, gardant littéralement « [s]es mains devant [sa] bouche » (F : 122) pour éviter de laisser la vérité s’échapper.

L’imaginaire de Margaux, quant à lui, est abondamment nourri des récits romantiques que proposent les films qu’elle regarde en compagnie de Peter, tirés de la collection personnelle de ce dernier. À l’image des préférences sexuelles de l’homme, tous les films que celui-ci possède illustrent un rapport amoureux entre un homme mature et une jeune fille. Les objets culturels de ce genre, choisis par Peter, contribuent à normaliser, aux yeux de la narratrice, la relation qu’ils entretiennent, voire à la rendre enviable : « J’avais l’impression d’être dans un film romantique où il aurait tenu le premier rôle », pense Margaux, alors qu’elle contemple le visage de l’homme (TT : 182). À mesure que la narratrice vieillit, et que Peter réussit à obtenir d’elle divers services sexuels, les scénarios romantiques qu’il lui présente sont remplacés par d’autres venant de films pornographiques fidèles au courant de pensée majoritaire (mainstream). Aussi Peter l’incite-t-il à visionner toute une « compilation de films X, double X ou triple X, avec des femmes qui faisaient tout, tout ce que les hommes voulaient » (TT : 247), programmant, dans une certaine mesure, l’asservissement de Margaux à ses désirs[13]. Se conformant à ce modèle d’abnégation sexuelle, elle accepte de faire des fellations à Peter lorsque ce dernier en fait la demande, et ce, même si elle n’en a aucune envie, que la taille du sexe la blesse et qu’elle n’arrive pas à bien respirer :

Je tapotais la jambe de Peter quand il fallait que je m’arrête. Je le laissais parfois pousser sur ma tête, même si ça me faisait mal aux mâchoires et me faisait m’étrangler. Il se sentait toujours coupable de faire ça, mais je lui disais que c’était OK – tout ce qui pouvait le faire jouir plus vite.

TT : 249-250

Le roman de Margaux Fragoso propose, en ce sens, une illustration des conséquences psychiques entraînées par ce que Kathleen Barry (1979 : 214) désigne comme « l’idéologie du “ sadisme culturel ” » (the ideology of cultural sadism). Celui-ci, relayé par le dispositif pornographique, altère son imaginaire de telle sorte qu’elle accepte sans broncher le devoir qui lui incombe désormais de servir celui qui se pose comme son maître[14].

La négation de la subjectivité des figures féminines de mon corpus oriente considérablement la suite de leur trajectoire sexuelle. Et bien qu’elles finissent éventuellement par échapper à l’esclavage sexuel auquel elles étaient contraintes[15], leur imaginaire demeure colonisé par les scripts patriarcaux.

La normalisation

L’état de dépendance dans lequel les personnages féminins sont maintenus en raison de leur âge les empêche, jusqu’à un certain point, d’accéder à des modèles culturels différents de ceux que leur offre leur entourage. À cet égard, les scripts sexuels dont ils héritent revêtent un caractère hégémonique et s’imposent comme seule référence en matière de genre et de sexualité. Si les jeunes filles imaginées par Lewis, Fragoso et Hassman « entrent » dans la sexualité par la violence, c’est ensuite par la force normalisatrice des schémas patriarcaux dominants qu’elles restent prisonnières du rôle leur ayant été assigné à travers l’agression. L’analyse a montré jusqu’ici que les entrées imposées dans la sexualité infléchissaient le comportement des filles, les orientant vers la soumission et la docilité[16]. Or ce conditionnement ne pourrait réellement fonctionner s’il ne s’inscrivait pas, a priori, dans un contexte plus large qui légitime la domination du masculin sur le féminin, voire qui érotise l’impuissance des filles. Les trois protagonistes étudiées évoluent dans un environnement gouverné par la loi du père, où les hommes sont figurés en prédateurs et les filles, en « proies faciles[17] » (F : 48). Parce qu’elle représente, en quelque sorte, un condensé des scripts sexistes en circulation dans les romans, et qu’elle pousse la logique patriarcale, voulant que le corps des femmes appartienne aux hommes, à son extrême limite, l’agression vient consolider ce qu’au fond les personnages féminins avaient toujours appris à redouter – « un jour, un loup viendra[18] ». L’entrée imposée dans la sexualité acquiert une sorte d’aura de fatalité, anéantissant au passage la force de révolte des filles. Le dressage atteint ainsi sa violence ultime, qui consiste à soutirer à ces dernières leur complicité, indispensable au maintien du pouvoir patriarcal (Collin 1978) : les protagonistes considèrent à leur tour que leur corps ne leur appartient plus. Voilà ce qui amène Lee, dans Le Règlement, à laisser l’homme assis à côté d’elle dans l’avion volant en direction de la Floride insérer sa main entre ses cuisses sous les tablettes descendues pour le déjeuner :

Il a remis sa main entre mes jambes et a déboutonné mon pantalon […] Ses doigts avaient perdu tout semblant de tendresse et il les enfonça en moi. J’ai bougé dans mon siège pour trouver une position plus confortable. Son autre main faisait monter et descendre la mienne le long de sa bite […] J’ai fermé les yeux. Je faisais l’autruche […].

R : 24

Violée par son père à de multiples reprises pendant plusieurs années, Lee semble irréversiblement conditionnée à obéir à toute personne en situation d’autorité. Elle reste aussi immobile, comme incapable de protester, lorsque Linda, propriétaire de l’écurie l’ayant recrutée, « enfonc[e] sa main […] loin en [elle] », malgré la douleur que cela lui provoque : « J’ai laissé son poids m’écraser, j’ai laissé mon corps s’enfoncer dans le lit. J’ai caché mon visage dans les oreillers et j’ai gardé les yeux fermés. Ses mouvements me transperçaient jusqu’au ventre » (R : 273). Elle recrée ainsi, avec sa supérieure, la posture physique imposée par les hommes des trois romans : le visage caché et les yeux fermés, pendant que l’autre prend son plaisir.

Dans Tigre, tigre!, Margaux, qui a grandi auprès d’un homme lui ayant appris que sa valeur résidait avant tout dans son pouvoir de séduction, cherche dans le regard des hommes croisés sur la rue la confirmation de sa désirabilité :

[Je] sentais que ce harcèlement, dans la rue, même s’il me mettait mal à l’aise, m’était devenu une addiction […] Un jour, j’avais ma veste en jean blanc nouée autour de la taille, un garçon coiffé d’un durag me héla, entouré par ses copains : « Montre un peu ton cul, baby! Je suis sûr qu’il est aussi beau que le reste! » Rougissante, je dénouai ma veste et tous les garçons applaudirent.

TT : 42

La réaction de la jeune fille au harcèlement de rue apparaît ainsi formatée selon l’image d’elle-même que lui renvoie son gardien. Elle est amenée, de ce fait, à céder à sa propre servitude.

Les voies de la resubjectivation

L’histoire de Rory Dawn, quant à elle, connaît une issue plus heureuse. Certains éléments narratifs peuvent en partie expliquer cela, dont la relation avec la mère, placée sous le signe de la réciprocité. Il n’est pas anodin, à cet égard, que la mère s’adresse à Rory Dawn en l’appelant toujours « la fille », et jamais « ma fille » : « les lettres de maman ne comportent aucun bonjour mais commencent seulement par ce mot, son mot, la fille » (F : 94). Le remplacement du déterminant possessif généralement employé pour désigner les enfants qui nous « appartiennent » par le déterminant défini signale, sur le plan linguistique, la reconnaissance, par la mère, de l’indépendance de la narratrice. Le récit est également parsemé d’indices de l’autonomie de la mère : celle-ci est divorcée, occupe un emploi rémunéré et est propriétaire de sa propre maison mobile (trailer). Elle offre ainsi à la protagoniste un modèle féminin alternatif à celui qui est proposé par les scripts dominants[19]. Aussi, lorsqu’elle découvre que la jeune fille a été agressée à répétition par le Quincaillier, s’affaire-t-elle immédiatement à la venger :

Mais quand [le Quincaillier] est revenu, maman lui a préparé un tour à sa façon. Elle avait promis de faire la peau à quiconque me ferait du mal, oserait toucher ces endroits protégés par les doubles noeuds de ma culotte de maillot de bain […] peu de temps après, le Quincaillier s’est retrouvé banni, rayé de la carte.

F : 133

La revanche exercée par la mère offre à Rory Dawn non seulement une image de résistance et de révolte venant contrebalancer les scripts de la passivité féminine, mais elle lui fournit, du même coup, les outils nécessaires à la résilience. Cette forme de réparation que procure la vengeance féministe en contexte patriarcal autorise la reconstruction de sa subjectivité. L’excipit la montre s’éloignant de la maison mobile (trailer) dont elle a hérité à 16 ans à la suite de la mort accidentelle de sa mère, et à laquelle elle vient de mettre le feu. Elle quitte « La Calle », laissant « les ombres du Quincaillier s’envoler en fumée » (F : 341).

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Les entrées imposées dans la sexualité, telles qu’elles sont mises en scène dans Le Règlement, Tigre, tigre! et La fille, recèlent trois motifs bien précis : la désubjectivation du sujet féminin, la colonisation du corps et de l’imaginaire, puis la normalisation. La désubjectivation s’accomplit progressivement à mesure que se développe la relation incestueuse – ou celle qui en emprunte les codes –, relation érigée sur la toute-puissance des pères ou autres figures d’autorité. Privées de la reconnaissance essentielle à l’élaboration d’un soi cohérent, les protagonistes perdent peu à peu le sentiment de leur propre réalité. Elles se trouvent, par le fait même, inaptes à faire valoir leurs limites et leurs désirs (ou, plus exactement, leur « non-désir »). La négation de leur subjectivité engendre un état psychique dans lequel la volonté de l’autre et la leur deviennent indissociables – confusion attribuable au processus de colonisation de l’imaginaire (Roussos 2007), qui consiste en l’imposition des schèmes du dominant au sujet dominé. Ainsi considérablement fragilisés, les personnages féminins incorporent de manière durable les scripts patriarcaux ayant présidé à leurs premières expériences de la sexualité. Ceux-ci paraissent d’autant plus prégnants qu’ils émanent d’une relation de proximité, inévitablement chargée d’affects. Les jeunes filles représentées se révèlent dès lors incapables de performer d’autres scripts, d’autres manières d’être à la sexualité que celle qui leur a été prescrite, fondée sur leur soumission sexuelle. Au final, c’est tout le dispositif au service de la « fabrique de filles » (Mistral 2010) qui est exposé – et, partant, dénoncé – dans ce qu’il a de plus violent, soit dans ce dressage à l’obéissance qui soutire aux jeunes filles leur complicité envers le régime patriarcal et hétérosexiste dominant.

Une lueur éclaire toutefois ce sombre tableau. La révolte de la mère dans La fille montre bien que d’autres scénarios sont possibles, que les rapports d’oppression, aussi profondément enracinés soient-ils, ne peuvent jamais « occulter entièrement le mouvement de la vie » (Collin 1978 : 266). En dépit de sa mort soudaine, la mère aura eu le temps de léguer à la fille, comme héritage féministe, une force de résistance inaliénable – une rupture définitive de la complicité à la domination.

Il convient de souligner, en terminant, le potentiel émancipateur que portent, en eux-mêmes, les récits de ces entrées imposées dans la sexualité. Comme le rappelle Lori Saint-Martin (2007 : 75), l’écriture de l’inceste met fin à l’état de servitude du sujet dominé : « Si l’obéissance était parfaite, il n’y aurait ni traces, ni parole, ni texte; dire, écrire l’inceste, c’est rompre ce silence et faire exister ce qui, en principe, n’a jamais eu lieu. » Ainsi, en mettant en scène des jeunes filles violentées et en leur prêtant voix, les écrivaines font éclater l’espace mortifère façonné par les pères ou leurs représentants, inscrivant de ce fait, à même le texte, une subjectivité déjà en train de se reconstruire.