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D’une grande richesse et d’une complexité déconcertante, le travail de la philosophe Sarah Kofman demeure aujourd’hui encore peu connu, et ce, surtout en France, où ses livres sont le plus souvent rangés en librairie sur les tablettes réservées aux philosophes et aux littéraires qu’elle a étudiés. Soucieuse d’être reconnue pour la probité de son travail, Kofman a été réticente à mettre en avant sa condition de femme (Kofman et Hermsen 1992; Kofman et Ender 1993; Kofman et Rodgers 1998), ce qui lui a valu l’incompréhension, parfois le mépris, de théoriciennes ouvertement féministes (Kofman et Jardine 1991). La « question des femmes » émerge de biais dans ses textes, le leitmotiv de nombre de ses travaux étant le traitement que les grandes figures philosophiques font de la femme dans leurs oeuvres (Platon, Kant, Rousseau, Comte, Nietzsche, Freud).

La représentation de la femme agit pour Kofman en tant que miroir de ces auteurs et met leurs systèmes philosophiques en abîme, exposant au grand jour la misogynie qui a été une constante de toute l’histoire de la philosophie. Comment dès lors comprendre ses résistances à se définir comme une « femme philosophe »? S’il n’y va pas là d’un geste féministe, de quel « genre » (Frackowiak 2012 : 64) de philosophie parle-t-on? Et plus généralement, quels en sont les effets transformateurs, pour la discipline?

Le rapport personnel que Kofman entretenait avec le texte permet d’y déceler un matériau à strates multiples, théorique, littéraire et psychanalytique, et laisse se déployer une capacité de création qui engage la réflexion dans une transformation radicale de la « scène philosophique », pour reprendre ses mots (Kofman 1979). Or à partir des années 80, à mesure que la dimension autobiographique de son propos devient apparente, elle se réclame d’une parole « sans pouvoir » (Kofman 1987a : 16), ce qui pourrait surprendre de la part d’une lectrice chevronnée, « implacable » dit Derrida (1997 : 137).

Nous tenterons ici de prendre la mesure de ce développement dans la trajectoire kofmanienne, de manière à rendre compte plus généralement de la façon dont il permet d’éclairer la possibilité de réinventer la pensée lorsqu’on est une philosophe. S’intéressant aux pratiques expérimentales de lecture et d’écriture au coeur de la démarche de Kofman, au plus près du corps et de la vie, nous discuterons dans la première partie des processus de subjectivation et d’identification qu’elles mettent en oeuvre, à la lumière des interprétations que le geste kofmanien a suscitées chez plusieurs de ses lecteurs et lectrices ainsi que ses entretiens. Quel est le lien entre cette ouverture sur la vie et le corps, et comment la sensibilité esthétique que son texte et son dessin génèrent affecte-t-elle la pratique philosophique et le rapport avec l’oeuvre[1]?

Dans la deuxième partie, nous interrogerons plus avant l’exigence d’une parole littéraire que formulent ses derniers écrits, en demandant quel est le lien entre cette modalité de la parole et ces figures fantomatiques qui peuplent ses dessins – sachant que la philosophe dessinait parallèlement à son écriture[2].

Dans la troisième et dernière partie s’amorce une réflexion sur la contribution du travail kofmanien aux réflexions éthiques du xxe siècle. Le motif du féminin a été au coeur de l’inflexion éthique de la pensée française de l’après-guerre, chez Levinas, Blanchot ou encore Derrida. Qu’en est-il du geste kofmanien, sachant notamment que ses derniers écrits mettent en avant sa condition d’intellectuelle juive (Kofman 1987a : 13), et que plusieurs intellectuels et intellectuelles de l’époque croisent les motifs de la féminité et de la judéité[3]?

Nous demandons ainsi quel est le lien entre théorie et biographie dans la pensée des femmes et si l’inscription de la femme sur la « scène philosophique » passe nécessairement par l’autobiographie. Enfin, quelle responsabilité revient-il au lecteur ou à la lectrice dans ce développement?

Cette dernière remarque nous conduit à faire une mise au point quant à la nature exploratoire de notre travail fortement influencé par notre rencontre avec le dessin kofmanien. Il y va d’une sorte d’adresse relevant, comme nous l’entendons pour l’instant, de ce que Griselda Pollock (2013 : 194), philosophe de l’art, appelle, à partir du travail artistique de la philosophe et psychanalyste Bracha Ettinger, une « rencontre esthétique ». Nous en donnerons un aperçu dans la troisième partie. L’expérience qui nous intéresse ici est celle du potentiel transformateur des textes et des supports visuels et le processus de subjectivation auquel celle-ci donne lieu. C’est en ce sens que nous parlons d’un « évènement-rencontre » avec le texte et le dessin de Kofman, que nous tentons d’éclairer à ce stade de la recherche par d’autres interprétations de son geste, qui nous renseignent autant sur notre propre démarche et plus largement sur la condition des femmes philosophes.

Lire la vie dans les textes

Le lecteur ou la lectrice qui se confronte aujourd’hui aux textes kofmaniens ressent un profond embarras : le silence quant à la portée d’une oeuvre riche et foisonnante, tout particulièrement sur la scène philosophique française[4]. Bien qu’elle ait écrit plus d’une vingtaine de livres, et ait été reconnue pour ses lectures insolites de Nietzsche et de Freud, Kofman y demeure avant tout considérée à titre de disciple de Derrida (Kofman et Jardine 1991), étant fortement marginalisée dans l’institution universitaire où elle a trouvé reconnaissance seulement quelques années avant sa mort, en 1994.

Nous mentionnions plus haut un embarras, puisque la philosophe s’est employée de façon étrange dans nombre de ses lectures à s’éclipser sous les masques des auteurs que ses textes mettaient magistralement en intrigue. C’est à ce geste paradoxal qui se donne l’allure troublante de « passer incognito », comme l’écrit Mathieu Frackowiak (2012 : 10) en reprenant les mots que Kofman avait elle-même avancés à propos de Socrate, qu’il nous faudra parvenir à donner un sens si nous voulons en tirer des enseignements pour la pratique philosophique[5]. Ce geste interpelle d’autant plus qu’à partir des années 80 Kofman se réclame d’une parole « sans pouvoir » qu’elle fait remonter dans son ouvrage Paroles suffoquées (1987a) à sa rencontre avec les récits de ceux et celles qui ont survécu aux camps dans les écrits d’Antelme et de Blanchot, qui éclaire le lien que sa démarche entretenait avec l’évènement de la Shoah. La philosophe a été une enfant cachée sous l’Occupation et y a perdu son père, mort à Auschwitz. C’est cette épreuve, personnelle et historique – « mon absolu », dit-elle – (Kofman 1987a : 16), que les dessins portent à l’expression, nous semble-t-il[6].

Il y a, d’autre part, que Kofman peinait à inscrire sa propre voix sur la scène philosophique de son temps ainsi qu’à trouver reconnaissance dans l’institution universitaire. Ces ramifications, comment les entendre, sans que la lecture vienne effacer son important travail et rajouter à ce déplorable « oubli » qu’il nous faut briser[7]? Y a-t-il un lien entre sa pratique de la philosophie et la marginalisation de son travail?

Pour la philosophe nietzschéenne, seul un usage métaphorique de la parole, échappant à la maîtrise, permettrait d’exposer l’ambiguïté, les tensions et l’aporie dont le langage est travaillé. Engagé dans une véritable démarche de création, le travail philosophique implique, dans le sillage de Nietzsche, le corps et la vie des philosophes (Kofman 1992). Et l’on peut se demander si le texte n’est pas d’abord un processus de mise en scène de soi-même autant que de la « scène philosophique », tel que la philosophe le donne à entendre dans l’analyse qu’elle consacre à l’Ecce Homo dans les tomes i et ii d’Explosion (Kofman 1992, 1993a et 1993b), où l’on a l’impression que sujet philosophique et sujet de l’écriture ne feraient qu’un[8]. En exposant les genres philosophiques et les masques que Nietzsche endosse tour à tour, Kofman (1992 : 42) montre comment l’écriture fait exploser l’unité du sujet et de la pensée qu’il signe du même coup. Elle prend ainsi à son compte la dynamique d’« itérabilité » qui caractérise la notion derridienne de l’écriture avec son lot de renvois et de répétitions voulant que le signe ne soit pas attaché à un sujet déterminé mais promis à une errance infinie. D’emblée différé de lui-même, le sujet de l’écriture s’établit comme un lieu de métamorphoses, « un être double, à la fois le même et l’autre » (Kofman 1992 : 77).

Kofman (1992 : 58) relève aussi avec Freud que la pensée n’est pas indépendante des mouvements émotifs et des pulsions sexuelles. De ce point de vue, le travail interprétatif, fondé dans un mouvement constant entre lecture et écriture, a lieu au point de la rencontre des deux corps que sont le lecteur ou la lectrice et l’auteur ou l’auteure, avec leurs désirs, angoisses et rêves qui transpercent dans l’écriture. Celle-ci deviendrait ainsi une manière d’inscrire la vie – sa vie – dans le texte, comme l’ont souligné plusieurs études du corpus kofmanien (Nancy 1997; DeArmitt 2008; Michaud 2015; Ullern 2015a).

La philosophe se conçoit elle-même comme une « lectrice » qui « déplace toutefois assez considérablement les textes lus » (Kofman et Ender 1993 : 23). Au détour de ce qui pourrait sembler un détail dans la vie des penseurs étudiés, elle montre comment les théories de Kant, Comte, Rousseau, ou Freud s’éclairent à partir des épisodes de leur vie intime et de considérations sexuelles, telle leur idée de la femme – le plus souvent la mère –, qui viennent brouiller leur caractère systématique. « Mais d’une certaine façon, elle ne faisait jamais […] que s’écrire elle-même », révèle le philosophe et ami Jean-Luc Nancy (Nancy et Ullern 2015 : 166). En usant de fragments autobiographiques épars qui déplacent le raisonnement théorique sur le terrain de la vie même, Kofman se donnait avant tout à penser à travers les mots et les textes des autres – le plus souvent des hommes – qu’elle s’employait ainsi à défaire. Sous couvert de mimétisme (dans son rapport à Nietzsche), d’attirances et d’échanges parfois explosifs (avec Freud ou Derrida), de découvertes jubilatoires (chez Comte, Kant, Nerval ou Rousseau), de travestissement (en chat Murr d’Hoffmann), on a affaire chaque fois à des modalités d’écriture qui s’emploient à altérer les textes lus et à déjouer l’identité des subjectivités mises en présence. Le texte devient une sorte de scène d’écriture en miroir, Kofman ne pouvant s’identifier que dédoublée en quelque sorte, se rapportant le plus souvent à sa propre vie par le détour des textes des autres, de la fiction, de l’art (Rosenblum 2000) ou encore du dessin. Ce serait se méprendre que d’y voir un simple jeu réfléchissant ou un geste « réappropriateur », puisque le travail d’identification qui se joue dans les opérations de la lecture et de la réécriture est révélateur de la complexité du travail kofmanien, au carrefour de considérations psychanalytiques et esthétiques qui déjouent le système d’oppositions métaphysiques et font vaciller l’univocité du sens et la maîtrise des protagonistes, c’est-à-dire de la personne qui écrit comme de celle qui lit.

C’est ce que donne à entendre après coup son premier ouvrage, L’enfance de l’art, qui se consacre à l’analyse freudienne de l’art. Ce livre est significatif à plusieurs titres. Non seulement il permet un aperçu de l’exercice de « lecture symptomale » dont se réclame Kofman (1970 : 8), consistant à faire dire à un texte « plus ou autre chose que ce qu’il dit dans sa stricte littéralité et cela pourtant à partir de cette seule littéralité », mais il révèle déjà sa façon détournée de se présenter, en marge des considérations freudiennes autour de l’ambivalence de la figure maternelle que révéleraient les tableaux de Léonard de Vinci, éclairant ainsi la manière dont « s’articulent le texte de l’oeuvre et le texte de la vie » : « N’est-ce pas le texte seul de l’oeuvre qui structure la vie de l’écrivain en un texte en structurant ses fantasmes? », demande-t-elle (Kofman 1970 : 77). Le livre rend aussi compte du rapport entre la création artistique et l’enfance, qu’elle définira plus tard comme « la capacité d’être touchée et blessée » (Kofman (1992 : 392), citée par Michaud (2015 : 226)).

Prolongeant ces réflexions de 1970, le recueil Mélancolie de l’art (Kofman 1985) révèle en ce sens « la fonction cathartique de l’art », qui est de « rendre tolérable l’intolérable », « sorte de leitmotif kofmanien » (Rosenblum 2000 : 123). Kofman y appréhende le texte comme une « scène » qui permet l’expérience d’une intrigue affective dont l’économie psychique, « mêlée de fascination et d’effroi », reflète un processus de réflexivité transformatrice (Ullern 2015b : 239-245). On lit sous la plume de Kofman (1985 : 16) :

[L]’art abolit chez le spectateur tout sentiment convenu ou attendu; présenté dans son double, en peinture, le spectacle, par exemple, de la mort, devient supportable ou indifférent. À l’absence de sens de l’objet peint et à son silence correspond une a/pathie du spectateur ou du moins une transformation de ses affects, à valeur cathartique : il prend plaisir à ce qui dans la vie ordinaire provoquerait horreur et terreur, il supporte l’intolérable.

Un motif revient sans cesse dans les travaux de Kofman : le double, qui tient de l’errance du signe écrit qui toujours divise l’identité, ce que la philosophe – véritable « Augenmensch (“ eye-person ”) » (Large 2008 : 11) – vient complexifier d’un registre optique. Comme le remarque Duncan Large, à la différence de Nietzsche qui subordonnait la vision au corps entendu comme un tout, Kofman mettait un soin méticuleux dans le choix des illustrations de ses livres, de sorte à obliger son lectorat à considérer la relation entre le texte et l’image (voir aussi St-Louis Savoie (2012 : 193-194)). Le motif du double lui permettait ainsi de jouer sur deux registres signifiants ou affectifs concomitants, le même et l’autre, la mélancolie et la jubilation, l’analyse rigoureuse et la ruse, la présence et l’absence, ou encore la vie et la mort, oscillation qui cause le trouble chez le lecteur ou la lectrice et déjoue le processus d’identification (Kofman 1985 : 18) :

[Le] double fait différer l’original de lui-même, le dé-figure, sollicite et inquiète ce qui sans lui pourrait s’identifier de façon simple, se nommer, se classer dans telle ou telle catégorie déterminée […] Cet effondrement pétrifiant de toutes les catégories oppositionnelles et de tout sens décidable, c’est cela qui fascine et effraie.

Le subvertissement des genres philosophiques ou l’ambivalence des positionnements sexuels auxquels expose son texte ferait de Kofman « une philosophe queer » avant la lettre, selon Frackowiak (2012 : 64 et 72), « [Kofman] se lançant alors dans l’écriture d’une contre-histoire de la philosophie. Une histoire de la philosophie sur le ruban qui ouvre le texte comme une scène de transactions et de performances genrées ». Ce « travestissement » serait le propre de l’écriture kofmanienne. Il attire l’attention sur la jubilation que ses stratagèmes d’écriture procurent à la philosophe, qui, se jouant des divisions de genre, vient supplanter la supposée neutralité du discours montrant qu’il y va bien dans la philosophie d’une intrigue sexuelle.

Au-delà d’une stratégie stylistique, on pourrait voir dans cette intrigue spéculaire une mise en valeur de la polyphonie des textes étudiés. « Car elle pensait et écrivait toujours, et jusqu’au bout, dans le corps textuel de l’autre […] se l’appropriant pour le désapproprier de lui-même et pour mieux le rendre à lui-même », note Françoise Collin (1997 : 16). À partir de son étude patiente des archives de Kofman, Isabelle Ullern (2015b : 246) constate que les manuscrits kofmaniens consistent en large partie en « un recopiement, lettre à la lettre, du texte, des textes apposés qu’elle choisit, cite et apprend “ par coeur ” (Nietzsche), en les commentant à travers leurs mots, d’où elle retient peu à peu les siens ».

Posant ouvertement la question de la manière dont la pratique kofmanienne de lecture s’inscrit sur la scène des philosophies féministes, Penelope Deutscher (2000) suggère que la fécondité du geste de Kofman tiendrait aux modalités complexes d’identification auxquelles ses textes exposent. Emportés dans un mouvement perpétuel d’appropriation et de « désappropriation », ils poussent à leur limite les frontières du propre et de l’identité.

Suivant les philosophes pas à pas dans l’élaboration de leurs pensées, Kofman ne manque pas de contaminer leurs corpus, y apportant ses propres touches, ou « griffes », comme en rend compte son titre Autobiogriffures (1976). Et c’est au contact des oeuvres qu’elle étudie scrupuleusement que semble se mettre en place le corpus kofmanien, fait des ajouts, des glissements des corps textuels qu’elle vampirise. Sa relation parfois fusionnelle aux textes étudiés, si elle n’est pas exempte d’une projection de la philosophe elle-même, aurait pourtant comme visée une fidélité à l’hétérogénéité du texte (Deutscher 2000). Il en résulte une altération du lecteur ou de la lectrice et de l’auteur ou de l’auteure autant que du texte, qui introduit un élément de proximité inquiétante dans la relation à l’autre.

Cette manière de considérer le rapport à l’autre, où l’altérité intime et l’autre extérieur semblent se tenir au plus près, n’est pas sans risques, ce dont la philosophe n’est pas dupe, qui dit lors d’un entretien (Kofman et Jaccard 1986 : 7-8) :

Mon écriture « mimétique » ou « hystérique » implique un risque […], parce que cette méthode conduit à une désappropriation permanente. Je ne sais qui je suis, peut-être ne suis-je rien, d’où mon désir de m’identifier à des auteurs multiples. J’ai consacré au Chat Murr d’Hoffmann un texte, Autobiogriffures. Je suis comme ce chat Murr, dont l’autobiographie n’est qu’un assemblage de citations d’auteurs divers. Il cherche à affirmer son identité par cette autobiographie mais il ne se rend pas compte qu’il la perd par l’écriture même.

Nous aimerions suggérer dans ce qui suit que cette méthode « hystérique » de se rapporter au texte de l’autre – comme s’il fallait littéralement faire corps avec l’autre pour porter à l’expression sa singularité ‒, si elle obéit à un dessein esthétique, s’arrime à une exigence éthique que révèlent les derniers écrits de Kofman et a fortiori ses dessins, fût-ce sous forme d’adresse lancée à son lectorat[9].

Lire, écrire, dessiner pour survivre

Si Kofman s’était fait connaître pour ses analyses insolites des textes philosophiques, qui s’attelaient à montrer comment les théories des textes étudiés s’éclairent à partir de considérations sexuelles ou de scènes biographiques, ses publications des années 80 constituent un tournant dans sa trajectoire et correspondent au moment où des fragments autobiographiques s’y donnent à lire en marge de considérations plus théoriques, comme si elle éprouvait le besoin subit d’élaborer directement son autobiographie, sans passer par la parole ou la vie d’autrui (Kofman et Jaccard 1986 : 7-8) :

Je suis parvenue à un moment où je sens la nécessité d’écrire une « autobiogriffure » biographique qui ne soit pas simplement une autobiographie à travers les textes. J’ai l’impression de n’avoir plus rien à dire et, pourtant, je me sens acculée à faire une autobiographie qui serait moi-même. Mais ce moi-même, n’est-ce pas un leurre?

La publication de l’ouvrage Paroles suffoquées, en 1987, marque ainsi un déplacement dans sa pensée et son écriture. Kofman s’associe à l’écriture littéraire de Blanchot et d’Antelme dans la recherche d’un autrement de la parole qui puisse dire la perte du langage et le dénuement de l’humain dans les camps nazis, et amorce une réflexion sur l’humanisme qui rend apparentes les questions éthiques et politiques habitant en sourdine sa pensée. En s’acharnant sur les personnes détenues, les nazis pensaient détruire l’humain en l’astreignant à sa pure existence biologique. Or l’humain a enduré le pire et a survécu à sa propre destruction. Cet indestructible attesterait, pour Antelme, d’une sorte de solidarité de l’espèce par-delà l’anéantissement et l’impuissance absolus. C’est dans ce résidu d’humanité qui lie paradoxalement victimes et bourreaux qu’il faut chercher matière à un « nouvel “ humanisme ” » (Kofman 1987a : 93-94).

Quelques années auparavant, au colloque de Cerisy de 1980 consacré au travail de Derrida, suivant l’intervention de Lyotard à propos d’Auschwitz, Kofman avait confié la mort de son propre père dans ce camp. C’était pour souligner l’anonymat des personnes déportées, identifiées dans les camps par des numéros matricules, signalant de la sorte leur mort avant « la mort tout court ». Ces remarques personnelles sont demeurées sans réponse et elle s’est tue pendant toute la suite de la discussion (Lacoue-Labarthe et Nancy 2013 : 310-315). Or, dans l’ouvrage Paroles suffoquées, la philosophe tient à donner un nom à ces morts anonymes; elle y inscrit le nom de son père, Berek Kofman, et insère une liste de noms du convoi numéro 12 dont son père était, parti de Drancy vers Auschwitz le 29 juillet 1942 (Kofman 1987a : 15-16) :

Parce qu’il était juif, mon père est mort à Auschwitz : comment ne pas le dire? Et comment le dire? Comment parler de ce devant quoi cesse toute possibilité de parler? De cet événement, mon absolu, qui communique avec l’absolu de l’histoire – intéressant seulement à ce titre? Parler – il le faut – sans pouvoir : sans que le langage trop puissant, souverain, ne vienne maîtriser la situation la plus aporétique, l’impouvoir absolu et la détresse même, ne vienne l’enfermer dans la clarté et le bonheur du jour?

La volonté de puissance nietzschéenne paraît désormais « soupçonneuse » aux yeux de Kofman (1987a : 45). Si Nietzsche avait opposé au pouvoir de tuer le pouvoir de la parole, dans le témoignage d’Antelme la parole s’associe à la « suffocation ». Sous le poids du quotidien devenu insoutenable, les mots peinent à s’extérioriser, coincés dans la gorge de ceux et celles qui sont détenus et dont le corps ne les soutient plus : « Devoir parler, sans pouvoir parler ni être entendu, devoir suffoquer, telle est l’exigence éthique à laquelle Robert Antelme se plie dans L’Espèce humaine » (Kofman 1987a : 46). La philosophe dit l’impossibilité de recourir après ce texte à un langage rigoureusement philosophique (Kofman et Konnertz 1995) et publie en 1988-1989 dans la revue de l’Alliance israélite universelle le poème intitulé : « Shoah (ou la Dis-Grâce) ». Prenant à contrepied le pouvoir de gracier que Hegel avait reconnu à l’Esprit, dans un contexte où le révisionnisme revient en force, celui-ci exhorte à ne pas oublier ce crime odieux. Le poème révèle la place abyssale qu’occupait l’évènement de la Shoah dans la trajectoire kofmanienne, véritable combat, personnel et philosophique.

La philosophe en donne un aperçu dans son récit ayant pour titre Rue Ordener, rue Labat (Kofman 1994b), qui, dans une sorte de langage enfantin dépouillé de tout pathos, raconte son enfance difficile durant l’Occupation, marquée par la déportation de son père et la fêlure vivement ressentie entre ses mères biologique et adoptive durant la guerre. Elle se réfugie tôt dans la lecture pour échapper au cours tragique de la situation. On pourrait dire que la lecture puis l’écriture deviennent des modalités de survie, comme l’ont souligné plusieurs études (Nancy et Ullern 2015 : 166; Michaud 2015).

La lecture et l’écriture se prolongent dans l’activité de dessin que Kofman pratiquait parallèlement au travail philosophique, épreuve solitaire qu’elle avait aussi entreprise, enfant, durant la guerre (Boutibonnes 2010; Nancy 2010). Ses dessins poignants offrent un éclairage singulier de son geste et permettent de pénétrer dans son intimité personnelle et même historique.

Les proches de Kofman témoignent d’une pratique « compulsive », quotidienne du dessin (Boutibonnes 2015), comme si l’écriture ne lui suffisait pas pour communiquer cette « suffocation » qu’elle éprouvait depuis l’enfance (Kofman 1994b : 14). C’est à l’expérience de suffocation, qui a été le destin de tant de personnes déportées, que les dessins nous semblent exposer.

Dans son article « Les “ mains ” d’Antelme : post-scriptum à Paroles suffoquées » (Kofman 1994a), outre la parole « sans pouvoir » pouvant accueillir et porter à l’expression la présence silencieuse d’autrui, la philosophe fait des « mains » le dernier signe de solidarité dans les camps. Ces mains, par où passent les gestes de la sollicitude, qu’elle n’a eu elle-même de cesse de dessiner enfant, durant la guerre (Kofman 1994b : 63). Comment ne pas y voir une allusion à son père qui signait ses lettres à son frère en dessinant les petites mains de ses enfants?

Ce sont des bouches, démesurées, dessinées à grands coups de traits, parfois sous rature, qui ressortent de ces nombreux visages que les dessins de Kofman mettent en valeur. Tracés « au crayon estompé », souvent non signés et non datés, les dessins communiquent l’effroi et la sidération et ont valeur d’éveil. « Les regarder pour les rendre intelligibles, c’est ouvrir une tombe… » (Boutibonnes 2015 : 86). Dans cet entre-deux, entre le silence de la suffocation et le cri auxquels exposent les dessins, c’est peut-être la « voix de l’enfance » qui chercherait ainsi à se faire entendre. Ullern, qui observe que « la hantise de la mort de l’enfant » occupe plusieurs textes théoriques de Kofman, suggère que c’est l’enfance qu’elle s’emploierait de la sorte à inscrire dans la philosophie (Nancy et Ullern 2015 : 180-182). Le motif de l’enfance ferait ainsi se joindre la vie et l’oeuvre, ou encore l’intime et l’historique, et c’est ce qui impulse l’écriture. Or approcher ce lien que les écrits philosophiques passent longtemps sous silence, ou abordent par des voies détournées, n’a rien d’une évidence : « Mes nombreux livres ont peut-être été des voies de travers obligées pour parvenir à raconter “ ça ” » (Kofman 1994b : 9).

Le travail kofmanien se produirait ainsi aux interstices de la vie et de l’oeuvre, où il nous semble s’esquisser, sous l’effet de la lecture et de l’écriture, une sorte de subjectivité provisoire, « désidentifée[10] », qui émergerait à la confluence des corps, ceux de l’auteur ou de l’auteure ou encore du lecteur ou de la lectrice, et du texte, ainsi mis en présence. Il y va dans cette circulation d’affects, où corps et lettre se tiennent au plus près, d’une expérience limite « qui entraîne celui qui écrit comme celui qui lit dans un incessant bouleversement de ses repères » (Grossman 2008 : 142). C’est cette expérience troublante de dessaisissement de soi qui nous semble l’enjeu éthique du texte kofmanien, que le dessin viendrait a fortiori révéler, véritable intrigue affective et transformatrice. Ginette Michaud (2015 : 218-220), qui remarque la précoce fascination kofmanienne pour l’art, suggère que cela tient à la puissance qu’aurait l’image de se porter au-delà, voire en deçà du langage discursif, en soumettant à la question notre qualité d’êtres langagiers. Comme l’écrit Kofman (1985 : 89) elle-même, « [la] force du figuratif, son pouvoir propre, est de contraindre au silence, de laisser sans voix le spectateur, fasciné, médusé ». On peut se demander si cet effet de sidération n’est pas ce à quoi exposent les dessins de la philosophe (voir aussi Michaud (2015 : 222)) et comment cette sorte d’interpellation infléchit le rapport à son oeuvre.

Philosophe et lectrice avant tout

Le paradoxe que nous soulevons avec Kofman est celui d’une philosophe dont le travail noue singulièrement création et « impouvoir », dans l’exigence d’une parole et d’un regard qui ouvre à la fois à la différence et à la proximité avec l’autre ainsi qu’à la transformation de soi. Cette exigence s’articule autour de la question centrale de la transmission d’un « passé qui ne passe pas » (Ullern et Gisel 2015).

On l’a vu, les lectures « soupçonneuses » que fait Kofman des textes philosophiques, qui s’emploient à montrer les lignes de fuite mettant à mal la cohérence de nombre de discours hautement estimés par la tradition, récusent toute prétention à la maîtrise. On est devant l’impression que la philosophe s’adonne à une sorte de jeu au miroir et prend un malin plaisir à faire résonner ce rire ironique que la même tradition a prêté à la femme. Kofman n’est pas dupe, sachant qu’une telle attitude pouvait aussi être tenue pour risible, qui disait que son audace pouvait expliquer sa méconnaissance par l’establishment universitaire (Kofman et Rodgers 1998).

Comment expliquer dès lors que ce n’est pas son expérience de femme philosophe qu’elle a cherché à mettre en avant dans son travail, ce qui ne l’a pas empêchée, par ailleurs, de mobiliser des enjeux considérés comme féministes? C’est plutôt son expérience d’« intellectuelle juive » qu’elle a revendiquée de façon inattendue, sur le tard, en s’autorisant des voix de Blanchot et d’Antelme (Kofman 1987a : 13-14) :

[Si] avec Auschwitz un absolu a été atteint face auquel se jugent les autres droits et les autres devoirs; si Auschwitz n’est ni un concept ni un pur mot mais un nom hors nomination […] s’impose à moi, intellectuelle juive qui ai survécu à l’holocauste, de rendre hommage à Blanchot pour ces fragments sur Auschwitz épars dans ses textes, écriture de cendres, écriture du désastre qui évite le piège d’une complicité avec le savoir spéculatif, avec ce qui en lui relève du pouvoir.

Sans y inscrire l’ensemble de la trajectoire de Kofman, ni prétendre résoudre le paradoxe soulevé plus haut, ces écrits tardifs posent des interrogations importantes sur des questions majeures qui ont occupé la réflexion philosophique contemporaine, et imposent de reconsidérer la portée du geste kofmanien. Telle l’ouverture, déjà mentionnée, à la fin de son ouvrage Paroles suffoquées en faveur de l’humanisme, le post-scriptum « Les “ mains ” d’Antelme : post-scriptum à Paroles suffoquées », surprend, avec sa prise de position déroutante « contre » la figure nietzschéenne qui avait éclairé son parcours jusqu’alors (Kofman 1994a : 162) :

Ma lecture de Nietzsche devait – c’était une nécessité et une obligation – être accompagnée d’une relecture de L’Espèce humaine. À la formule agonale qui termine Ecce homo : « Dionysos contre le Crucifié », je sentais que je substituais celle-ci : « Antelme contre Nietzsche » : comme si Robert Antelme avait été pour moi la figure d’un nécessaire contre-idéal […] Les « mains » d’Antelme? Des mains qui mettent fin à toute manipulation et à tout « apartheid »; des mains qui n’ont pas peur de se contaminer en serrant d’autres mains et ne relèvent plus d’une volonté d’emprise[11].

Il est question ainsi d’apposer des sensibilités qui pourraient paraître antagonistes, telle « la puissance de l’impuissance » employée dans le même texte, amorçant une tentative de rencontre ou d’écoute par-delà les différends, « rapport qui maintient une césure telle que l’autre ne forme avec moi ni une dualité ni une unité », dit Kofman (1987a : 36) en écho à Blanchot.

Plus largement, ce sont les conditions et le rôle de la parole devant les situations de violence politique extrême qui sont interrogés, dans l’usage qu’en font la lecture et l’écriture, sachant que la philosophe avait fait de l’exigence de « tenir parole » son geste politique, en se donnant pour tâche impérieuse d’infléchir la pratique et l’enseignement de la philosophie afin d’y inscrire la mémoire de la Shoah (Kofman et Jaccard 1986 : 7-8) : « En essayant de tenir parole, on empêche le pouvoir de tuer, c’est-à-dire qu’on retarde le retour d’Auschwitz. C’est cela, mon geste politique, dans l’apprentissage de la lecture. » Le lecteur ou la lectrice hérite à cet égard d’une responsabilité qui est double : réhabiliter le travail de Kofman et faire mémoire.

Les dessins nous paraissent ici essentiels. Nous l’avons dit, des proches de Kofman se sont chargés, quinze ans après sa mort, de mettre en valeur son activité de dessin. Nous ignorons ce qui a motivé la décision de rendre enfin publics les dessins. Le titre d’un article de l’artiste et ami Boutibonnes (2015), « Le visage unique de Sarah », conduit toutefois à demander si, plus qu’un geste d’amitié, il n’y va pas là d’une responsabilité intellectuelle et mémorielle, puisque ces dessins immergent au plus profond de l’horreur du siècle dernier, sorte de vestiges de l’insoutenable qui a habité la philosophe. Ils constituent, de ce fait, une contribution majeure pour ce qui est de la possibilité de penser la mémoire de la Shoah et d’en rendre compte. On pourrait les rattacher aux grandes illustrations contemporaines des traces mémorielles, textuelles et visuelles (Derrida, Didi-Huberman, Ettinger).

Comme nous l’avons noté, Kofman avait recours dans son travail philosophique à la théorie psychanalytique et à l’art afin d’échapper aux écueils des catégories de représentation et de maîtrise, et dont l’effet était d’oeuvrer à cette exigence autotransformatrice d’un devenir autre, du texte, de la personne qui le lit et de celle qui l’écrit, qui lui est si caractéristique (Frackowiak 2012 : 72). Les dessins kofmaniens offrent une illustration saisissante de ce dont il s’agit, sorte d’interpellation relevant de ce que la théoricienne féministe de l’art, Pollock (2013 : 194), appelle une « rencontre esthétique » en écho à la notion d’« aesthetic wit(h)nessing », traduite en français comme « être-avec-et-témoigner », de la philosophe et psychanalyste féministe franco-israélienne Bracha Ettinger (2012 : 58). L’échange des émotions esthétiques entre l’artiste et celui ou celle qui regarde autour des objets artistiques – dans le cas d’Ettinger des souvenirs personnels qui sont autant de traces du trauma de la Shoah –, donnerait lieu à une trans-subjectivation entre participantes et participants relevant d’une expérience qu’elle appelle « fascinance » et ayant, dans son cas, une vertu thérapeutique. C’est autour de cette dimension relationnelle du cotémoignage qu’interviendraient les possibilités éthiques de l’oeuvre, quand le registre de la survie mute en « survivance », selon Georges Didi-Huberman (2014 : 23-24). Voilà ce qu’il appelle « transmettre pour autrui », ce qui suppose que les lectrices et les lecteurs avisés prolongent et radicalisent les intuitions de l’auteure ou de l’auteur. Cela impose d’« accepter l’impouvoir, la désorientation, le non-savoir » de l’oeuvre (Didi-Huberman (2014 : 86), cité dans Michaud (2015 : 207-218)), de frayer une place aux restes, de prêter attention aux silences, d’accepter de « ne pas voir » (Derrida 2014 : 67).

Outre le cas spécifique de Kofman, il y va, dans cette question de savoir hériter et transmettre, d’un enjeu politique majeur, dès lors que certaines personnes persistent à nier la mémoire collective des horreurs du siècle dernier. D’où l’exhortation de la philosophe à « tenir parole » afin d’empêcher que de telles horreurs ne se reproduisent. Quelle responsabilité revient-il à son lectorat dans ce développement? Elle qui n’a eu de cesse de transformer et de déplacer les textes lus, quels usages son oeuvre commande-t-elle?

L’ouvrage collectif récent d’Ullern et Gisel (2015 : 12) fait résonner le « rapport sans rapport » en quoi consisterait l’enjeu de la lecture chez Kofman et dont l’expérimentation enjoint, comme le propose Ullern qui en a assumé la codirection, de « lire vers la liberté » afin de sortir de la sidération dans laquelle a plongé le suicide de la philosophe. Car « son souci fut d’être lue », réitère Nancy (1997 : 202). L’obligation d’« apprendre à tenir parole » inspirant son enseignement semble se prolonger dans le dessin par l’exigence d’apprendre aussi à voir, suggère Michaud (2015) dans le même collectif. Or, qu’en est-il de la responsabilité du lecteur ou de la lectrice quand il est question d’apprendre à voir?

Dans un documentaire de Christophe Bisson (2014), « Sarah (K) In abstentia », qui met en scène des dessins de Kofman, l’artiste Philippe Boutibonnes suit du doigt ces tracés de crayon à la surface du papier, comme s’il lui fallait toucher littéralement, pour essayer d’y voir quelque chose. Il demande dans le documentaire si les tracés de plomb estompés ne viennent pas recueillir la projection de la philosophe elle-même dans le miroir que serait le blanc immaculé du papier. Et l’on pourrait se demander si ces traits qui se superposent ou s’emboîtent l’un dans l’autre pour constituer des visages dans les dessins kofmaniens ne sont pas autant de traces de ces absences qui peuplaient ses pensées.

Un autre documentaire du même réalisateur est en préparation. Il mettra en scène cette fois-ci le travail autour du fonds d’archives Sarah Kofman, hébergé à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) en Normandie. On lit sur le site de Triptyque Films qui en assure la production : « À travers le dialogue d’une spécialiste de l’oeuvre de la philosophe et d’une archiviste de l’IMEC, le film interrogera de manière sensible l’inscription de ce “ passé qui ne passe pas ” dans la pensée et l’écriture de Sarah Kofman, jusque dans la matérialité de l’archive » (Bisson à paraître). On comprend de ces documentaires qu’il y va dans l’image d’une autre manière d’éprouver que le langage, fût-ce la parole littéraire, n’arrive pas à rendre, obligeant à faire corps avec l’oeuvre pour apprendre à y voir quelque chose.

L’apport de la philosophe tiendrait ainsi à l’intensité tragique avec laquelle elle a su investir le lien fragile entre « le mot et la vie ». Or, cet entremêlement de la vie et de l’oeuvre appelle une vigilance particulière. Toute la difficulté est d’articuler ce rapport, question d’inventer une lecture qui ne réduise pas le silence, les apories, ou l’inachèvement – autant d’attestations de cette enfance en reste. C’est donc du point de vue de cette « éthique de la lecture » (Michaud 2015 : 225; Ullern 2015b), en rapport avec l’épreuve insoutenable de la Shoah, que l’étude de l’oeuvre kofmanienne demanderait à être comprise, et qu’elle enrichit la pratique philosophique, où créativité et fragilité vont ensemble.

Cette expérience singulière de la philosophe, fondée dans la lecture, et où la pensée théorique et la biographie s’entrecroisent, n’est-elle pas essentiellement féminine, question peu étudiée jusqu’à présent, à la différence de celle, qui est connexe, de l’écriture féminine (Lisse 2001 : 160-165)? Si l’on acquiesce à l’hypothèse d’un « tournant féminin » de la pensée française des années 70 et 80 (Jardine 1985), le motif de la féminité était souvent symbole, sous la plume de nombre de philosophes et littéraires de l’époque, d’une critique de la pensée métaphysique et de la maîtrise du sujet. Sans être homogène, le féminin y est considéré – généralement par des penseurs – dans son rapport au langage et à l’opération de l’écriture (Derrida, Blanchot), ou comme relevant de l’altérité (Levinas, Lacan), ou encore comme n’ayant pas de sens assignable, au point où l’on peut se demander si ces gestes stylistiques n’oeuvrent pas, en fait, à vider le féminin de tout sens, niant ainsi à la femme la position de sujet et donc toute visée émancipatrice (Collin 1993).

Mue par une liberté qui n’est pas de l’ordre de la maîtrise, nous pourrions dire que Kofman performe ce féminin indéfinissable, ainsi que cherchaient à le lui faire entendre plusieurs interlocutrices (Kofman et Jardine 1991; Kofman et Hermsen 1992; Kofman et Ender 1993). Or elle met plutôt en avant sa posture de lectrice, se définissant comme intellectuelle juive. Il y aurait lieu de croiser ici ces identifications, féminine-féministe et juive, et de les éclairer par la trajectoire d’autres femmes philosophes, telle Ettinger dont nous venons de mentionner brièvement le travail qui, traversé également par le souvenir de la Shoah, met aussi en relation parole et image. La notion de transsubjectivité qui émerge de l’expérience artistique se pose chez elle en relation étroite avec l’épreuve de la gestation, fût-ce une opération de l’inconscient, ce qu’elle appelle « transfert matrixiel » (Ettinger 2012 : 36 et 58).

Nous l’avons dit, Kofman ne choisit pas d’investir la « scène philosophique » en tant que femme, et ce, bien qu’elle se soit reconnue dans la critique derridienne du privilège masculin de la pensée métaphysique. Marginalisée dans l’institution universitaire, elle mettait cela sur le compte de la nature subversive et novatrice de son travail et non sur son statut de femme (Kofman et Rodgers 1998). Si un élément devait caractériser la philosophie d’un point de vue féminin, ce serait, pour Kofman, la constance et l’audace, mue par le désir de donner à la féminité une valeur différente que les humeurs d’inconstance, d’irrationalité ou de docilité que les philosophes ont prêtées traditionnellement aux femmes afin de les disqualifier. En tout cas, elle conçoit ainsi son « engagement féministe », s’il en est, de manière à montrer « qu’une femme peut faire de la philosophie » de façon rigoureuse et didactique (Kofman et Ender 1993 : 16). C’est ce que prouveraient ses nombreux livres parus depuis les années 70, essentiellement des lectures subversives des grandes figures masculines – car il ne s’agissait pas pour Kofman de construire un nouveau système philosophique. Si elle s’est montrée réticente à prendre à son compte les catégories de féminin et de masculin, tributaires d’une métaphysique des sexes, il n’empêche que Kofman s’est fait connaître pour sa méthode de lecture déconstructrice, inspirée de Nietzsche et de Freud, consistant à démontrer comment la pensée se soutient à partir d’une position psychique et sexuelle déterminée qui est indissociable d’une certaine vision misogyne de la femme même lorsqu’elle est valorisée; méthode qu’elle explore d’abord chez Comte, et dont témoigne le titre ironique suivant : Aberrations, le devenir femme d’Auguste Comte (Kofman et Ender 1993 : 13-14). Il y va donc bien, dans la philosophie et l’écriture, selon Kofman, d’une intrigue sexuelle (Frackowiak 2012). Son geste, qui s’accorde par moments à la femme affirmative chez Nietzsche (Kofman 1979) et emprunte parfois aux métaphores de la maternité pour décrire le rapport au texte (Kofman 1993a et 1993b), pourrait donc se lire comme relevant tout de même d’une démarche féminine, bien que la philosophe s’y soit férocement opposée. Après tout, « apprendre à lire » au sens kofmanien, c’est réécrire, comme pour surprendre le texte sur son propre terrain, de façon à faire résonner les vérités refoulées qui y gisent.