Corps de l’article

J’ai entrepris la rédaction d’un article scientifique sur le doute en me questionnant sur la pertinence d’un tel sujet. Me demandant si je suis qualifiée, je me sens tiraillée par le syndrome de l’imposteure[1]. Ce syndrome afflige beaucoup de femmes, notamment celles qui évoluent dans des milieux majoritairement masculins tels que la philosophie. Le syndrome de l’imposteure est un doute de ses propres capacités et accomplissements ainsi que de sa propre légitimité intellectuelle. Il dénote un manque de confiance en soi ainsi qu’une anxiété à l’égard des tâches ou des gestes à accomplir dans un contexte donné. L’imposteure doute de sa légitimité et elle pense usurper la place d’une personne plus qualifiée. Ce syndrome est une entrave puissante à l’émancipation et à l’accomplissement de soi. Or, s’il doit être combattu de façon individuelle, je pense qu’il a des racines collectives et politiques. Le doute, inhérent au syndrome de l’imposteure, doit être pensé de façon globale, examiné dans ses multiples manifestations, car il a des conséquences directes sur l’autorité épistémique des femmes. Mon objectif est ici politique : je veux contrecarrer les discours individualistes – à la « Lean In » de Sheryl Sandberg (2013) – faisant de la confiance en soi un impératif individuel pour réduire le syndrome de l’imposteure (Gill et Orgad 2015 : 330).

Le doute n’est pas un sujet étranger à la réflexion philosophique. Au contraire, il a été le point de départ de plusieurs réflexions philosophiques classiques, en partant des philosophes grecs jusqu’à René Descartes ou John Dewey, qui ont discuté de l’importance de douter dans le développement de la pensée. Dans certains cas, douter est la suspension d’un jugement ou encore l’interruption d’une volonté, outil épistémologique indispensable dans le cheminement intellectuel d’un sujet (Descartes 1986; Dewey 2004). Toutefois, c’est dans une perspective hybride, à la fois issue de la philosophie féministe et de la phénoménologie, que je l’aborderai. Je comprends le doute comme un acte réflexif préalable à une affirmation et à un jugement. Traditionnellement, la méthode phénoménologique prône une analyse descriptive de l’expérience vécue en se concentrant sur les structures de l’expérience consciente. Par exemple, chez Edmund Husserl, il y a une étude des structures « essentielles » de la conscience, comme celles de la conscience du temps (1996 : Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps), de la perception (1970 : Expérience et jugement : recherches en vue d’une généalogie de la logique), ou du jugement logique (2002 : Logique formelle et logique transcendantale). Toutefois, les critiques féministes de la phénoménologie dénoncent la tendance à définir une structure comme paradigmatique ainsi qu’à « aplanir » les différences et à universaliser les expériences vécues à partir du sujet masculin (Fisher 2000 : 20; Simms et Stawarska 2014 : 7). Or, pour effectuer une phénoménologie féministe du doute, je considérerai les aspects genrés de cet acte réflexif, afin de comprendre comment ils font partie des expériences vécues par les femmes relativement à l’oppression sexiste. En effet, la phénoménologie féministe étudie les conditions subjectives de la constitution corporelle féminine et développe des descriptions de l’expérience vécue par les femmes, dans le but de rendre visibles les effets corporels, psychologiques et affectifs de l’oppression sexiste (Simms et Stawarska 2014 : 11).

La phénoménologie féministe, dans laquelle j’inscris mon projet sur le doute, est par définition critique (Simms et Stawarska 2014 : 11). Cette portée critique est une rupture et une continuité par rapport à la phénoménologie classique : elle n’est plus une pure description des phénomènes mettant en suspens le monde des valeurs et des normes, mais elle cherche à comprendre les expériences vécues par les groupes opprimés. Enfin, j’emploie l’expression « phénoménologie féministe du doute » en traîtresse puisque je ne suis plus dans le domaine de la description pure d’un phénomène hors de ses implications politiques. Cette posture de trahison se rapproche de celle de la bandita, théorisée par Linda Singer dans Erotic Warfare (1990). La figure de la bandita de Singer pille dans les savoirs de ceux et celles qui l’ont précédée afin d’ouvrir de nouveaux chemins théoriques : la bandita « transgresse les frontières préétablies des disciplines occidentales » (Singer 1990 : 22-24; ma traduction).

Je soutiendrai dans ce qui suit que le doute est un acte à la fois individuel, intersubjectif et politique. Je proposerai une phénoménologie féministe du doute divisée en quatre temps, et ce, dans une approche théorique interdisciplinaire :

  1. le doute féminin individuel est issu de la socialisation genrée;

  2. l’hésitation est un affect intersubjectif entre soi et autrui;

  3. le doute est constitué par la confiance et la méfiance de la classe des femmes;

  4. le doute féministe devient une posture de résistance résultant d’une prise de conscience féministe.

À cet effet, j’entremêlerai des perspectives sociologiques, psychologiques, phénoménologiques et politiques pour faire émerger un sens féministe novateur du doute. Mon article s’inspire donc de la phénoménologie existentielle inaugurée par Maurice Merleau-Ponty (1945) et Simone de Beauvoir (1949), mais plus précisément par Iris Marion Young (1994). L’effort méthodologique que j’entreprends décloisonne les limites claires de la phénoménologie classique parce que je puise à même la psychologie, la philosophie morale et, enfin, la théorie féministe. Les deux premières sections sont plus particulièrement axées sur l’aspect phénoménologique.

J’établirai un continuum entre le doute féminin jusqu’au doute féministe pour illustrer les implications multiples du syndrome de l’imposteure. Le doute féminin explorera le doute de soi, à savoir se questionner sur ses propres capacités, physiques ou intellectuelles, ou encore manquer de confiance en soi (Young 1980). L’aspect intersubjectif du doute considérera l’altérité et la « relationnalité » toujours présentes dans l’acte d’hésiter (Al-Saji 2014). Politiser le doute, c’est réfléchir indirectement à la confiance entre des individus, entre des groupes ou envers des institutions (Baier 1986; Govier 1992; Hawley 2014; Jones 1996). Si les hommes ont mis en doute la parole des femmes, ces dernières ont toujours douté des hommes à cause des violences patriarcales qu’elles ont subies de leur part. La méfiance mutuelle des sexes est renforcée par la socialisation genrée, mais aussi favorisée au sein d’un système où la confiance est distribuée inégalement (Ahmed 2016). Le doute féministe sera une remise en question obstinée de ce qui va de soi. La figure de la féministe rabat-joie (feminist killjoy) incarnera le doute féministe résistant aux structures oppressives (Ahmed 2010).

Le doute de soi : existe-t-il un doute « féminin »?

Mon exploration théorique débute par l’acte individuel de douter de soi. Peut-on affirmer qu’il en existe une déclinaison typiquement féminine? J’entends ici par « doute de soi » le fait de remettre en question ses propres capacités, qu’elles soient physiques ou intellectuelles. Comme je l’ai mentionné précédemment, je veux effectuer la description de ce phénomène par l’intermédiaire du prisme du genre. Mon point de départ se situe chez Young (1980) lorsqu’elle présente la notion d’intentionnalité entravée parmi ses trois modalités de la « motilité féminine » dans son article Throwing like a Girl (p. 145)[2]. En partant d’un cadre théorique de la phénoménologie existentielle, s’inspirant de Beauvoir et de Merleau-Ponty, Young y circonscrit les inégalités genrées dans le déploiement des mouvements corporels féminins. Elle soutient que les femmes sous-estiment leurs capacités corporelles et qu’elles s’orientent dans le monde avec hésitation. Elle développe la notion d’intentionnalité entravée pour avancer que les femmes n’utilisent pas leur plein potentiel moteur dans leurs relations avec le monde.

La définition youngienne de l’intentionnalité entravée va comme suit : « une intentionnalité qui tend vers un but à travers un “ Je peux ” et qui, en même temps, se retient d’y engager toute sa puissance corporelle à travers un “ Je ne peux pas ” auto-imposé » (p. 146). Cette définition provient directement de la tradition merleau-pontienne situant l’intentionnalité dans les mouvements corporels où chaque sujet est ouvert au monde selon le mode d’un « Je peux » corporel, de gestes et d’habitudes incarnées. Cette intentionnalité offre au sujet de multiples possibilités d’être-au-monde. En effet, le monde regorge de potentialités, d’objets et de milieux que je reprends grâce à la visée intentionnelle. Or, Young affirme que « l’existence féminine n’entre que rarement en rapport corporel avec ses propres possibilités; son comportement dans son milieu n’est que rarement le rayonnement d’un “ Je peux ” qui soit sûr de soi et sans ambiguïté » (p. 146). L’intentionnalité féminine est entravée parce que les femmes sont dans un rapport discontinu entre l’action et le but de l’action. Ce faisant, elles sous-utilisent leurs capacités physiques et prennent moins d’espace. Le « Je peux » féminin est toujours doublé d’un « Je ne peux pas », ce qui restreint la capacité des femmes à accomplir une action. Selon Young, il existerait alors une motilité féminine contradictoire, car le rapport entre l’action et le but de l’action est interrompu. À titre d’exemple, Young raconte une anecdote personnelle d’une randonnée pédestre à laquelle elle a participé (p. 144). Au fil du trajet, Young ralentissait sa compagnie puisqu’elle évaluait et suranalysait le terrain sur lequel ils et elles marchaient. Elle avait constamment peur de se faire mal lorsqu’elle devait franchir certains passages escarpés. Autrement dit, sa puissance corporelle ne s’engageait jamais totalement durant l’exécution d’une action risquée dans la randonnée parce qu’elle était occupée à éviter les blessures ainsi qu’à ne pas se laisser distancer (p. 144). L’activité de la randonnée devenait désagréable, car Young pensait au risque de la blessure en même temps qu’elle marchait (p. 144). L’action était donc doublée d’une hésitation continue divisant son attention et l’empêchant de libérer ses mouvements et d’ouvrir ses potentialités de randonneuse.

Young décrit ainsi la motilité féminine découlant de l’intentionnalité entravée : « Son mouvement est tortueux, gâché par des mouvements inutiles résultant des tâtonnements et des réorientations en cours de route. Voilà la conséquence répandue de l’hésitation féminine » (p. 147). En contraste, une intentionnalité confiante projette clairement son but, coordonne les mouvements corporels vers ce but dans une orientation continue et unifiant les différentes parties du corps. Young critique l’étude psychologico-phénoménologique d’Erwin Straus (1966) sur le développement de l’espace latéral chez les garçons et les filles comme étant essentialiste et aveugle à la différence de genre. Young reprend l’exemple du lancer d’un ballon pour expliquer comment les filles utilisent leur bras sans consolider leur puissance avec celles du tronc et des jambes (p. 142), tandis que les garçons lancent le ballon en distribuant leur puissance plus également à travers leur corps. En fait, pour Young, c’est que l’intentionnalité entravée empêche la jeune fille de viser le but de l’action sans penser à un possible échec de cette même action ou à une possibilité de se blesser (p. 147) :

[Q]uand [la jeune fille] commence une activité avec une telle intentionnalité entravée, elle projette bien les possibilités de la tâche, c’est-à-dire [qu’]elle projette un « Je peux » ou « Je pourrais », mais elle ne les perçoit que comme des possibilités de « quelqu’un » et non pas comme ses propres possibilités, donc elle projette en même temps un « Je ne peux pas ».

Une telle attitude engendre des frustrations dirigées vers soi : je ne suis pas capable de lancer correctement le ballon. La visée du mouvement, lorsqu’elle est effectuée, n’est pas atteinte. Young continue : « Mais, en tant que l’existence corporelle féminine est une intentionnalité entravée, les mêmes possibilités correspondant à ses intentions apparaissent aussi comme un système de frustrations en fonction de ses hésitations » (p. 147). Ainsi, Young soutient que l’intentionnalité motrice des femmes est donc entravée par certaines modalités spécifiques de l’existence féminine. Curieusement, elle conclut qu’il existerait un potentiel lien causal entre le doute corporel et les capacités intellectuelles. Elle affirme ceci : « [il] me semble que notre manque de confiance dans nos capacités cognitives et nos compétences en leadership résultent en partie d’un doute originel à propos de nos capacités corporelles » (p. 155). Contrairement à Young, je ne crois pas à la préséance d’un doute originel corporel de la motilité sur un doute intellectuel. À mon avis, le doute féminin provient plutôt d’une socialisation genrée inculquant un doute de soi propre aux femmes, simultanément corporel et intellectuel se déclinant différemment chez chacune. Or, cette description phénoménologique d’une motilité hésitante est limitée puisqu’elle ne prétend pas s’appliquer à l’entièreté de la catégorie « femme ». C’est en partant du « caractère situé de l’expérience humaine » que Young « vis[e] seulement à décrire les modalités de l’existence corporelle féminine des femmes vivant dans la société contemporaine, urbaine, industrielle et capitaliste » (p. 139-140). Aussi, cette description phénoménologique présuppose chez les femmes un comportement moteur en pleine possession de leurs capacités physiques, malgré l’affirmation voulant que, « au sein d’une société sexiste, [elles] sont handicapées physiquement » (p. 152). De plus, Young travaille avec la prémisse d’une faiblesse motrice propre à la féminité blanche à laquelle les Afro-Américaines n’ont pas été soumises (hooks 2015 : 145). Cette mise en garde plombe la portée universalisante de l’intentionnalité entravée « féminine » de Young et corrélativement influence mon étude sur le doute. Je rappelle que Young discutait d’une motilité « typiquement » (ou « fréquemment ») féminine : elle voulait éviter d’universaliser son propos à l’entièreté des femmes, outre qu’elle laissait de côté plusieurs aspects de l’existence corporelle féminine (p. 140).

Dans un même ordre d’idées, d’où proviendrait un doute « typiquement féminin » sur les capacités intellectuelles des femmes? Un élément de réponse est proposé dans la recherche menée par Lin Bian, Sarah-Jane Leslie et Andrei Cimpian (2017). Leur étude a recensé les réponses d’un échantillon paritaire de 400 enfants de classe moyenne, âgés de 4 à 6 ans, à propos de la caractéristique de « génie » (brilliance) (ibid. : 389). Leur recherche compte trois expériences, mais je n’en considère que deux ici afin d’être concise. La première expérience consiste à raconter des histoires avec des personnages très intelligents et des personnages fort gentils au genre non spécifié. Ensuite, on a montré aux enfants des photographies de deux hommes et de deux femmes, et les enfants devaient associer les images à chacun des personnages. À l’âge de 5 ans, les garçons et les filles étaient également susceptibles d’associer l’intelligence à leur propre genre. Cela dit, dès 6 ans les filles étaient nettement moins susceptibles d’associer leur propre genre au génie et à l’intelligence (ibid. : 389). Plusieurs d’entre elles ont choisi un homme pour l’histoire de la personne intelligente et une femme pour l’histoire de la personne gentille (ibid.).

La deuxième expérience reposait sur la proposition suivante : jouer à un jeu pour « enfants vraiment intelligents » en vue de mesurer l’intérêt, l’enthousiasme et la persévérance des enfants dans leur participation au jeu (Bian, Leslie et Cimpian 2017 : 389). La majorité des filles, lorsqu’elles se font proposer le jeu « pour les enfants vraiment intelligents » démontrent moins d’enthousiasme et moins de motivation à y prendre part (ibid. : 390). Elles ont moins de persévérance, car elles partent de la prémisse qu’elles n’adhèrent pas, ou pas entièrement, au critère « vraiment intelligent ». Or, l’étude souligne que les filles d’âge scolaire savent qu’elles ont de meilleures notes que les garçons, mais résistent à croire que les adjectifs « très intelligentes » ou « intelligentes » s’appliquent à elles (ibid.). Dès l’âge de 6 ans, les enfants, peu importe leur sexe, perçoivent le genre féminin comme moins intelligent ou moins « brillant » que le genre masculin (ibid.). L’étude considère que la notion de « génie » est inculquée comme une caractéristique masculine dès le plus jeune âge (6 ans) chez les garçons et les filles (ibid.). Les enfants plus jeunes (de 4 et 5 ans) associaient le génie de façon indifférenciée selon le genre (ibid.). Selon les résultats obtenus, la croyance selon laquelle le genre masculin détient plus d’intelligence est distribuée similairement selon l’âge, le milieu socioéconomique et la race des enfants interviewés (ibid.). Les filles mettent en doute leur appartenance au critère « vraiment intelligent » à un très jeune âge. J’émets ainsi l’hypothèse que le doute typiquement féminin à propos des capacités intellectuelles provient d’une socialisation genrée rigide et binaire. Ici j’élargis la portée du concept d’intentionnalité entravée de Young en l’appliquant au doute de soi intellectuel. Les entretiens faits par Bian, Lin et Cimpian démontrent que les filles ne s’auto-identifient pas comme « capables » de jouer à un jeu catégorisé pour enfants brillants. Leur motivation s’essouffle rapidement et elles ne réalisent pas leur plein potentiel, car elles présupposent leur inadéquation envers cette catégorie (ibid.). C’est une autre déclinaison de l’intentionnalité entravée youngienne.

Ainsi, à la lumière des propos de Young ainsi que de Bian, Lin et Cimpian, on peut conclure que les effets genrés d’un doute de soi typiquement féminin s’inscrivent dans le corps et dans l’esprit des femmes. Ce doute de soi mène à un comportement ayant intégré et performant ce doute. Cela dit, la description du doute de soi « typiquement féminin » n’est pas universelle : c’est une généralisation qui ne s’applique pas à toutes les femmes puisqu’il est inculqué par le contexte familial et socioculturel. Plusieurs variantes du doute de soi « féminin » existent, et son absence est aussi possible. Je formule donc l’hypothèse que, selon les différents contextes sociohistoriques, les femmes développeraient divers degrés de ce doute de soi. Le doute féminin de soi persiste aujourd’hui, mais idéalement il s’effritera avec les avancées des femmes et des féministes, probablement en « dégenrant » tranquillement l’éducation et en rendant plus flexibles les catégories de genre. Enfin, dans l’optique de comprendre le syndrome de l’imposteure, le doute de soi doit être analysé indirectement à travers le prisme de la confiance en soi. Un doute de soi compulsif entraîne des conséquences négatives sur la confiance en soi et influe nécessairement sur le statut d’agent moral d’une personne, comme l’affirme Trudy Govier (1992 : 108). Qui plus est, ce doute de soi compulsif menace l’autorité épistémique et la crédibilité d’une personne. Ainsi, le doute de soi s’avère une composante essentielle du syndrome de l’imposteure.

L’hésitation : un affect à l’intersection entre soi et autrui

J’explorerai maintenant les aspects affectifs et intersubjectifs du doute à l’aide de la notion d’hésitation d’Alia Al-Saji. Reprenant son cadre théorique sur l’hésitation pour l’appliquer au doute, je suggère que ces deux notions sont similaires dans leur structure temporelle et affective. L’hésitation se rattache au doute de soi « féminin » dont j’ai discuté précédemment. L’hésitation est un phénomène affectif et intersubjectif se concrétisant à la rencontre d’autrui. Le doute se révèle un acte intersubjectif puisqu’il incorpore une réaction à des affects externes provenant d’autrui.

L’article intitulé « A Phenomenology of Hesitation: Interrupting Racializing Habits of Seeing » est une contribution riche autour du sujet classique de la vision issue de la tradition existentielle française (Al-Saji 2014). De fait, Al-Saji reprend Frantz Fanon, Maurice Merleau-Ponty et Henri Bergson pour effectuer une analyse antiraciste de la vision. Elle explique de quelle manière la vision est « racialisante » (racializing vision), c’est-à-dire comment elle crée et maintient la racialisation à travers la perception. C’est par la vision que les corps sont représentés et perçus (ibid. : 137; ma traduction). Al-Saji déconstruit cette vision racialisante : elle illustre la façon dont certaines pratiques intentionnelles peuvent interrompre les habitudes objectivantes de la vision (ibid. : 136-137; ma traduction). Ce faisant, cette phénoménologie antiraciste de l’hésitation vient faire obstacle au regard blanc (white gaze) qui racialise autrui dans ses habitudes perceptives préréflexives. Selon Al-Saji, l’hésitation peut avoir un pouvoir critique lorsqu’elle permet à une personne d’ouvrir les yeux sur les structures sociales oppressives.

Reprenant les propos d’Henri Bergson, Al-Saji (2014 : 143; ma traduction) affirme que l’hésitation est temporelle et affective, car elle se déploie sur une période de temps donné, elle ralentit l’exécution d’un acte et elle est liée à la réception d’un affect. Selon Al-Saji, la temporalité de l’hésitation n’est pas linéaire : elle n’a pas de finalité ni de téléologie précise (ibid.). L’hésitation ouvre le sujet à de nouvelles possibilités, car elle se trouve à l’intersection entre la mémoire et la nouveauté. D’après Al-Saji, « le passé est rappelé dans l’hésitation; la mémoire et l’invention sont ici entrelacées. L’hésitation ne retarde pas seulement, elle ouvre aussi sur l’élaboration et la transformation d’un devenir » (ibid.). Il est important de souligner l’aspect affectif du ralentissement opéré par l’hésitation. Par exemple, lorsque je dois résoudre un problème mathématique, je deviens tendue, car j’ai peur de ne pas comprendre la question et de ne pouvoir y répondre correctement. Cette peur provient d’une sédimentation d’expériences négatives passées lors de mes cours de mathématiques. J’hésite à répondre, car je suis traversée par un affect négatif, la peur, et je doute de moi-même dans l’exécution de cette tâche. L’hésitation se révèle ici affective. Al-Saji (ibid.) articule son idée d’hésitation affective qui « [interrompt] la séquence causale de l’excitation et de la réponse d’une action habituelle ». Dans cet exemple personnel, mon corps devient tendu, et je ressens de la nervosité. L’affect est à la fois corporel (préréflexif) et intellectuel (réflexif) (ibid.). L’hésitation affective est décrite ainsi (ibid.) :

Ici, l’hésitation est ressentie comme un affect corporel […] Cet affect non seulement prend la place de, et ralentit, l’action habituelle; il préfigure l’habitude ralentie, la rendant visible comme un futur anticipé au sein des autres futurs possibles dans le monde. Au travers de l’affect, le corps attend avant d’agir; il a le temps non seulement de percevoir, mais aussi de se souvenir […] L’hésitation affective peut donc faire ressentir l’historicité, la contingence et la sédimentation des actions et perceptions habituelles, en même temps que leur plasticité […] Un tel affect ouvre des voies pour ressentir, voir et agir différemment.

À l’aide de ce passage, revenons à mon exemple : pourquoi suis-je nerveuse devant un problème de mathématique? Je me souviens d’avoir eu plusieurs échecs en ce domaine durant mon parcours scolaire. On m’a souvent répété le stéréotype que « les filles sont généralement moins fortes en mathématiques ». J’ai accumulé plusieurs années de ressenti négatif entourant mes propres échecs, en plus du fait d’avoir entendu ce stéréotype. Je me rappelle mes antécédents avec les mathématiques, mais mes compétences ne sont pourtant pas figées. Il se pourrait que je réussisse à calculer mes impôts sans erreur à l’avenir. Ici, l’hésitation affective selon Al-Saji marque une pause dans mon processus affectif et intellectuel pour offrir une nouvelle voie : la nervosité et la peur ne doivent pas nécessairement être toujours associées aux mathématiques. La peur de répéter le passé (des échecs en mathématiques) ne doit pas prédéterminer mon avenir (réussir à calculer mes impôts). J’hésite avant d’envisager à nouveau ma réponse à un affect donné. L’hésitation met entre parenthèses l’immédiateté d’un affect, tout en permettant à l’expérience affective de vouloir continuer. Chez Al-Saji (2014 : 145), l’aspect productif de l’hésitation affective émerge de son indétermination intrinsèque et de son absence de finalité spécifique. L’hésitation peut autoriser le changement d’une réponse affective. L’ambiguïté de l’affect est ainsi révélée dans l’hésitation. Pour Al-Saji, l’affect est une rencontre entre l’auto-affection et l’affection externe : hésiter se trouve à l’intersection entre soi et autrui.

C’est dans sa temporalité que l’hésitation devient critique : en interrompant l’affect initial, l’hésitation la ralentit et devient autoréflexive, car elle enregistre ce qui se passe lorsqu’on prend conscience personnellement d’une réaction donnée et qu’on se souvient des réactions passées (Al-Saji 2014 : 146). Pour cette raison, Al-Saji (ibid. : 147; ma traduction) soutient que « l’hésitation est une décélération ouvrant l’infrastructure affective de la perception, à la fois pour la rendre réceptive à ce qu’elle n’a pas pu voir et pour rendre conscientes des caractéristiques contextuelles et construites ». Dans l’hésitation critique, il y a une prise de conscience d’une « position sociale » ainsi que des réponses habituelles à certains affects objectivants (racistes ou sexistes) (ibid. : 146). Cette prise de conscience n’est jamais purement intellectuelle, elle se révèle aussi corporelle et « peut permettre d’entrevoir le cadre historique, social et habituel qui structure mon positionnement et ma corporalité à l’horizon de l’expérience » (ibid.). Dans mon cas, j’ai été socialisée comme une femme et j’ai entendu le stéréotype sexiste que les femmes sont moins bonnes en mathématiques. En marquant une pause sur ma réaction affective systématique, j’entrevois comment ce stéréotype s’est enraciné en moi et de quelle manière il influence mon syndrome de l’imposteure.

Alors l’hésitation devient active et transformatrice lorsqu’elle interrompt les habitudes interprétatives du sujet. Elle serait donc productive, positive et critique, dépassant l’hésitation paralysante (Al-Saji 2014 : 155). L’hésitation productive découle dès lors des relations continues avec les autres – ceux et celles qui ont une influence – de même que d’un travail critique de la mémoire. Il y aurait ainsi une « reconfiguration » des « attachements affectifs » aux autres, ainsi qu’une « [transformation] de la vie et des pensées » jusqu’à une « [modification des] habitudes préréflexives » (ibid. : 160; ma traduction). Selon Al-Saji (ibid. : 153), l’hésitation critique « peut être étendue à un effort d’ouverture et de réceptivité vers un champ affectif non reconnu par le regard objectivant. En ce sens, l’hésitation serait un remède à l’ignorance et à l’arrogance [...] de la racialisation et de la vision sexiste ». Cela dit, il n’est pas question de faire l’apologie absolue de l’hésitation puisque cela restera toujours une notion ambiguë. L’hésitation est effectivement piégée, car bien souvent elle dénote une situation d’oppression : « d’une part, les personnes privilégiées sont celles qui hésitent le moins; elles projettent une facilité, voire une maîtrise, de leurs environnements. De l’autre côté, l’hésitation dans le mouvement corporel et dans l’action tend à caractériser les expériences vécues de l’oppression » (ibid. : 151; ma traduction). Pour diminuer la négativité de cet affect, il est pertinent de la situer socialement en vue de désamorcer ses conséquences négatives sur soi (ibid. : 155; ma traduction) :

Au lieu de cantonner une personne dans un cycle d’hésitation et de blâme envers soi, l’hésitation peut se refléter sur la référence sociale qui lui a donné lieu, créant la possibilité d’une prise de conscience critique. En d’autres mots, la première hésitation peut entraîner la seconde.

Selon l’identité et la position sociale, la régularité de l’hésitation varie : il est donc possible de « renverser » l’hésitation paralysante pour la faire devenir productive et changer les habitudes préréflexives et réflexives.

Dans l’optique d’établir un continuum du doute, la structure temporelle et affective décrite par Al-Saji illustre l’interruption requise avant l’émergence d’un doute féministe. À partir de la reconnaissance d’un doute de soi individuel, je suspends ma réaction affective pour me questionner sur son contexte d’émergence. Je réfléchis à mon doute « féminin » et je le situe dans un contexte patriarcal amenant les femmes à se considérer comme incapables. Le retournement important est de reconnaître la provenance du doute de soi féminin – le contexte patriarcal – pour en arriver à voir s’effriter ses fondations apparemment immuables. Grâce aux avancées féministes, on comprend qu’un très grand nombre de femmes ressentent le syndrome de l’imposteure à cause d’un contexte patriarcal s’intériorisant dans leurs capacités physiques et intellectuelles.

L’intersubjectivité et la collectivité : à qui fait-on confiance?

L’expression « douter de quelqu’un » signifie généralement ne pas lui faire confiance. Dans la section précédente, j’ai démontré que l’hésitation est affective et intersubjective. Cela dit, comment s’inscrit autrui dans le phénomène du doute? À qui, et comment, accorde-t-on sa confiance? De qui se méfie-t-on? Ici, le doute est intersubjectif puisqu’il implique une relation de confiance ou de méfiance envers autrui, qui peut être ensuite appliqué aux groupes. On se méfie de certains groupes plus que d’autres, d’où l’idée que le doute peut porter sur des identités collectives, élargi aux groupes d’individus. Plusieurs philosophes mettent en relief les manières dont « faire confiance à » ou encore « être méfiante ou méfiant envers » impliquent toujours déjà une relation intersubjective (Govier 1992; Baier 1986; Jones 1996). De plus, cette relation est affective, car elle inclut la vulnérabilité, ou une prise de risque à l’égard de l’autre personne. Govier (1992 : 17; ma traduction) définit la confiance comme suit :

[La confiance est] une attitude basée sur des croyances et des attentes par rapport aux comportements des autres personnes. Quand nous [leur] faisons confiance, on s’attend à ce qu’elles agissent de manière utile, ou au moins qui ne soit pas nuisible […] Quand on fait confiance, on est vulnérable, mais on accepte notre vulnérabilité. La confiance affecte la façon dont nous interprétons ce que les autres disent et font; c’est, dans ce sens, une disposition.

Au coeur de la confiance se trouve la notion de vulnérabilité devant l’autre personne. Avoir confiance, c’est ne pas douter de la bonne foi de quelqu’un. C’est une disposition envers autrui indispensable à toute vie en société : un minimum de confiance s’avère nécessaire pour interagir. À l’inverse, se méfier est négatif, c’est s’attendre au pire ou être dans la suspicion. La méfiance témoigne d’une crainte d’agissements immoraux ou nuisibles de la part d’autrui, c’est un doute par rapport à ses intentions (Govier 1992 : 17-18).

En tant que dispositions, la confiance et la méfiance altèrent l’interprétation des situations et teintent les relations à autrui. Ainsi, douter de l’autre veut dire lui retirer sa confiance ou encore s’en méfier catégoriquement. Il existe alors une relationnalité inhérente à la confiance et à la méfiance, de même qu’une vulnérabilité envers les agissements d’autrui. Annette Baier (1986 : 235) va dans le même sens que Govier puisqu’elle définit la confiance comme une dépendance envers la bonne volonté d’autrui et l’acceptation tacite d’une prise de risque par rapport à la potentielle mauvaise volonté d’autrui. Cette dépendance, et le risque qu’elle induit, influe aussi sur les relations de pouvoir entre les individus. Baier (ibid.) constate que la confiance ou la méfiance altèrent les positions de pouvoir des sujets engagés dans une relation donnée. Il n’est pas aisé de se reconnaître en position vulnérable. Pour sa part, Karen Jones (1996 : 7; ma traduction) soulève l’aspect affectif à l’oeuvre dans la méfiance : selon elle, dans la méfiance se trouve une « attitude de pessimisme envers la bonne volonté et la compétence d’autrui, […] c’est s’attendre à ce qu’elle soit susceptible de vous nuire ». Jones (ibid. : 16-17; ma traduction) indique comment une perte de confiance engendre un changement dans les habitudes interprétatives :

Quand ma confiance est ébranlée, je te verrai sous un jour tout à fait différent […] Mais en te voyant de cette façon, sans confiance, je subis un changement important dans les modes d’attention que je t’accorde et dans les habitudes interprétatives que j’ai de toi, de ta personnalité et tes intentions.

Dans la relation à autrui, la confiance ou la méfiance altèrent la perception. De plus, Jones (1996 : 21) observe que le sexisme façonne les normes de compétence : il faut alors soupçonner la tendance humaine à faire confiance à certaines personnes plus qu’à d’autres, car ces normes relèvent de privilèges sociaux. En d’autres termes, la fiabilité (trustworthiness) est constituée par la perception d’autrui dans le contexte de normes sociales précises. La fiabilité ou la compétence sont donc des caractéristiques distribuées inégalement dans le contexte des sociétés patriarcales, racistes, classistes et hétéronormatives. Pour en revenir à l’étude de Bian, Leslie et Cimpian, il est possible d’affirmer que les enfants évoluent dans un contexte où la caractéristique « intelligente » ou « brillante » n’est pas associée d’emblée aux filles et aux femmes.

Selon ce qui précède, la méfiance implique du pessimisme à l’égard des intentions de l’autre, mais aussi par rapport à ses agissements inconscients et non intentionnels. Je suggère que le doute, phénomène individuel, a des racines intersubjectives et collectives qui dépendent de l’appartenance à certains groupes. Le fait d’appartenir à un groupe donné influence le degré de confiance ou de méfiance accordé à une personne. Dans un contexte patriarcal qui ne reconnaît pas assez les femmes, il devient nécessaire de comprendre que le doute féminin se révèle bien plus qu’un problème individuel. Si la catégorie « femme » part déjà avec un déficit dans l’échelle de crédibilité ou de fiabilité, alors cela influe sur chaque individu appartenant à cette catégorie. Le syndrome de l’imposteure ne peut pas se réduire seulement aux capacités individuelles puisqu’il participe d’un ensemble de normes préétablies sur la fiabilité. C’est pourquoi je suis convaincue que l’appartenance à certains groupes sociaux influence le degré de doute de soi, le syndrome de l’imposteure et la confiance ou la méfiance à l’égard de chaque personne.

Le doute féministe : se méfier productivement

Un changement culturel s’amorce actuellement grâce aux campagnes de dénonciation des agressions sexuelles et du harcèlement sexuel. Le mouvement Agressions non dénoncées (2014) illustrait l’enjeu de l’absence de plaintes officielles des victimes d’agressions sexuelles par peur de représailles d’un système doutant invariablement de la parole des femmes. En 2016, l’appel féministe « On vous croit » a résonné à la suite du procès de l’animateur canadien Jian Gomeshi ou encore après la dénonciation du député québécois Gerry Sklavounos pour violence sexuelle. Cet appel à croire la parole des femmes indique un manque de confiance généralisé envers celles qui prennent la parole hors du système juridique. Finalement, le mouvement #MoiAussi de 2017 a libéré la parole des femmes et a permis une solidarisation par le partage des témoignages à propos d’expériences communes de harcèlement et d’agression. Il semblerait que les femmes redoutent la violence masculine, tandis que les hommes redoutent la parole féminine sur celle-ci. Cette inégalité dans la « distribution » du doute manifeste certainement une dévalorisation de l’autorité épistémique des femmes par les hommes.

Tranquillement, la confiance est en train de changer de camp. On assiste à un renversement dans le « système de distribution de la confiance » envers certains groupes, selon la formulation de Sara Ahmed (2016). J’emprunte à cette dernière l’idée selon laquelle la confiance et la méfiance ne sont pas distribuées également dans une société patriarcale, hétéronormative et raciste. Ce renversement culturel s’opère entre deux groupes, les hommes et les femmes, doutant mutuellement de l’autre. Historiquement, les femmes ont douté des hommes à cause des violences patriarcales qu’elles ont subies de leur part. D’un autre côté, la parole des femmes en ce qui concerne les violences sexuelles a été constamment mise en doute. Il semblerait exister une mise en doute de deux groupes ancrés dans une relation de pouvoir. Pour donner un autre exemple, après l’élection de Donald Trump en 2016 à la tête des États-Unis, plusieurs femmes racisées ont exprimé leur colère sur les médias sociaux en mentionnant qu’elles ne feraient plus confiance aux femmes blanches, ces dernières ayant majoritairement voté pour Trump. Cette méfiance s’avère légitime et politique : on ne peut plus faire confiance à un groupe ayant activement travaillé contre les intérêts des femmes racisées. De ce fait résulte une « méfiance vigilante » envers un autre groupe (Baier 1986 : 253). Être dans une position opprimée mène à un état de méfiance à l’égard de la personne dans la position dominante. On a peur, car on est déjà dans une situation de vulnérabilité et de violence; il ne peut exister une confiance désintéressée, car cela serait une prise de risque supplémentaire. Faire preuve de méfiance, dans ce cas, se révèle synonyme de prudence et de protection.

Dans son ouvrage intitulé The Promise of Happiness, Ahmed (2010 : 65) a développé la figure de la féministe rabat-joie (feminist killjoy) ayant perdu confiance dans le système sociopolitique sexiste, hétéronormatif et blanc dans lequel elle évolue. La féministe rabat-joie incarne le doute féministe, car elle se méfie constamment du système et y résiste. Lorsqu’on s’identifie comme féministe, on s’expose tout de suite à des réactions de méfiance; même avant d’ouvrir la bouche, la féministe rend mal à l’aise (Ahmed 2010 : 66 et 68). La féministe rabat-joie devient étrangère au bonheur ambiant : on ne rit plus aux mêmes blagues, on réfléchit différemment, on voit les problèmes là où avant il ne semblait pas y en avoir, on a l’épiderme plus sensible aux commentaires sur l’apparence, etc. Corrélativement, dans son billet de blogue intitulé « Losing Confidence », Ahmed en vient à conclure que le genre est un « mécanisme de distribution de la confiance » et que le sexisme est un « système inégalitaire de distribution de la confiance » (Ahmed 2016). Devenir féministe requiert une perte de confiance dans un monde et un système de valeurs particulier pour ensuite reprendre confiance en un autre type de monde. De cette façon, la posture de la féministe rabat-joie implique de perdre confiance relativement aux systèmes tenus pour acquis jusque-là, voire d’être paranoïaque et de systématiquement s’en méfier.

Ahmed (2016; ma traduction) rejoint Al-Saji en considérant qu’une perte de confiance peut être productive : « Parfois nous avons besoin de perdre confiance, ou encore arrêter de faire confiance, dans un monde qui nous diminue. Parfois une nouvelle pensée, un recommencement, nécessite une perte de confiance. » Ahmed (2016) caractérise la confiance féministe comme un processus dans lequel les femmes se valident et se soutiennent les unes les autres dans le projet commun de démanteler le monde sexiste, raciste et hétéronormatif. Cette idée m’intéresse tout particulièrement puisqu’elle signifie abandonner un certain type de confiance pour ensuite en acquérir un nouveau. Si je l’applique au doute, il faudrait abandonner le doute féminin pour tendre vers un doute féministe – c’est-à-dire comprendre que le doute de soi typiquement féminin envers ses propres capacités ne provient pas du néant. Ce doute ne fait pas partie de « mon » essence ou de mon identité : il provient d’un contexte sociopolitique donné dans lequel j’évolue. Je dois travailler à le retourner contre lui-même afin de progresser : c’est la société patriarcale qui m’inculque un doute de soi compulsif typiquement féminin. Dans ce cas, une réelle confiance, comprise non seulement comme un phénomène individuel mais aussi collectif, nécessite une reconnaissance des structures sociales oppressives avec lesquelles je suis prise et auxquelles je participe activement ou passivement avec les autres individus d’un groupe opprimé donné.

Ahmed renforce l’importance critique de l’hésitation en mettant en garde contre les dérives d’un excès de confiance. Un féminisme trop confiant, voire arrogant, réitère parfois des structures oppressives. Ahmed (2016; ma traduction) le dit ainsi : « Nous devons hésiter, tempérer la force de certaines certitudes avec le doute; vaciller lorsque nous sommes trop certaines, ou bien justement parce que nous sommes trop certaines. Un mouvement féministe procédant avec trop de confiance a déjà coûté très cher aux femmes. » Je pense ici à la catégorisation contemporaine du féminisme blanc (White feminism) projetant une pensée féministe hégémonique – sûre de sa validité et de sa légitimité – partant du point de vue des femmes blanches et excluant ainsi les perspectives des femmes racisées (hooks 2000 : 11).

Enfin, je propose que l’acquisition d’une conscience féministe implique la reconnaissance du doute de soi, puis son rejet (ou à tout le moins des tentatives de le diminuer) et, enfin, l’adoption d’une posture de résistance aux structures oppressives. Il faut mettre en doute le doute féminin. Je m’explique : la socialisation genrée amène les femmes à développer un doute féminin, puis la conscience féministe se retourne, considère que le doute féminin ne veut pas dire que les femmes sont naturellement incapables; selon cette conscience, il existe un devoir de renverser ce doute, non plus envers elles-mêmes, mais envers un système qui les opprime. Or, l’un n’implique pas nécessairement l’autre : il n’y pas de lien causal entre les doutes féminin et féministe. Il s’agit aussi de reconnaître que, si le doute féminin est décliné de multiples façons, autant le sera le doute féministe, à l’instar des multiples ramifications pratiques et théoriques des féminismes actuels. Enfin, un doute féministe reconnaît que plusieurs individus souffrent différemment en raison des structures oppressives du patriarcat, de la suprématie blanche, du capitalisme et du classisme : apparaissent alors une méfiance obstinée envers ces structures et un pessimisme réaliste quant aux effets de ces structures sur le quotidien des femmes.

Des remarques finales : se donner le bénéfice du doute

À mon avis, il existe un continuum du doute propre à tout sujet rationnel. Ce continuum est vécu sur le plan personnel selon le positionnement de chaque personne à travers les structures sociales, à l’intersection de plusieurs rapports de pouvoir dans lesquelles toutes et tous vivent. Le doute est non seulement un outil épistémologique propice à la réflexion philosophique, mais aussi un acte réflexif genré. Le doute féminin s’incarne dans les mouvements corporels, mais surtout il accompagne existentiellement chaque femme selon les divers degrés de sa socialisation genrée et dans ses interactions sociales. Il a des racines dans la société patriarcale mettant en doute d’emblée la parole et l’agentivité des femmes. Les femmes intériorisent ce doute et le font leur : elles viennent à penser que c’est un problème individuel, tandis qu’il a d’abord des racines sociales, politiques et historiques. C’est là que je situe le syndrome de l’imposteure, à la jonction entre l’individuel et le collectif, pris dans un contexte politique patriarcal qui décrédibilise d’entrée de jeu l’autorité épistémique des femmes. Revendiquer féministement une plus grande confiance chez les femmes ne peut se faire hors de ce contexte politique chargé de tradition. Tenter d’augmenter l’ambition des femmes en éradiquant le syndrome de l’imposteure doit prendre en considération l’aspect collectif du doute féminin. Finalement, le doute féministe est productif, car il transforme le doute paralysant. En somme, les limites du doute se révèlent claires : douter excessivement empêche d’agir et maintient la personne rationnelle dans un état affectif négatif, et sabote sa crédibilité de l’intérieur. Cela dit, je considère que ne pas douter du tout participe de l’arrogance et empêche la réflexion critique. Enfin, j’encourage toutes les personnes vivant le syndrome lié à l’imposture à se donner le bénéfice du doute sur leur doute. Douter de soi n’est pas une attitude à proscrire, mais bien à relativiser et à placer dans un contexte plus large que l’individualité. Le doute peut être bénéfique puisqu’il met entre parenthèses les réactions habituelles et ouvre un espace critique pour de nouvelles possibilités d’action.