Corps de l’article

Whatever the opposite of a sexual fantasy is, she’s it,

a male’s worst nightmare, a female sumo wrestler,

Andrea Dworkin emerging from her bath.

Dorment (1994 : 18)

La citation de Richard Dorment mise en exergue est tirée d’une critique de la première exposition solo de l’artiste britannique Jenny Saville à la galerie Saatchi de Londres en 1994 et parue dans The Daily Telegraph, journal à grand tirage. Dans son texte, l’auteur décrit le corps d’une femme anonyme représentée dans l’oeuvre Branded peinte par l’artiste en 1992. Les qualificatifs violents qu’il emploie servent à caractériser uniquement le corps représenté alors que la technique picturale de Jenny Saville est au contraire louangée sans retenue (Dorment 1994 : 18) : « None of this would be of much interest were Ms. Saville not such a wonderful painter. As though to demonstrate that beauty is independent of subject matter, she proceeds to dazzle us with a painting technique so confident it defies us to look away. » Ce n’est que grâce à la virtuosité technique de l’artiste qu’il est capable d’apprécier ce tableau, tout en admettant sans gêne qu’il croit que le nu féminin représenté devrait plaire à son regard masculin. Par ailleurs, la référence à Andrea Dworkin, célèbre féministe radicale américaine dont l’apparence physique a souvent été dénigrée, ajoute une connotation antiféministe à ce commentaire déjà virulent. Dworkin étant une auteure connue pour ses écrits contre la pornographie, l’évocation de son apparence semble être utilisée ici pour souligner que le tableau enlève à cet homme son droit au plaisir sexuel.

Si les propos de Dorment sont caractéristiques des critiques faites à l’encontre des oeuvres souvent considérées comme scandaleuses des Young British Artists au début des années 90, ils mettent néanmoins en évidence plusieurs problématiques touchant la manière dont est traitée la représentation du corps des femmes en art visuel, particulièrement lorsque celui-ci n’est pas conforme aux normes de beautés en vigueur. Il apparaît en effet que les critiques d’art ne sont pas imperméables aux normes de beauté féminine occidentale telles qu’elles sont véhiculées dans les médias et la société en général. Pour cette raison, je souhaite, dans le présent article, mettre en parallèle l’invisibilité des femmes grosses[1] du spectre de la féminité désirable et la présence matérielle des nus monumentaux de Jenny Saville peint au début des années 90. Je montrerai comment les discours autour de ces représentations de femmes grosses refusent la possibilité même d’un désir pour les personnes peintes en les catégorisant d’abjectes et de grotesques, alors que la facture de l’artiste est célébrée pour sa sensualité tactile par ces mêmes discours. Ainsi, quoique Jenny Saville cherche à subvertir les représentations du corps féminin en élargissant le spectre des corps considérés comme beaux et désirables, les réactions critiques devant cette proposition peuvent se montrer récalcitrantes et contribuer au contraire à la reproduction de normes étroites et contraignantes.

Alors qu’il y a consensus sur l’affirmation que la beauté ne devrait pas être un critère d’appréciation des oeuvres d’art à l’heure actuelle, force est de constater que les discours de l’histoire de l’art traditionnel sur la beauté féminine continuent d’avoir une certaine influence sur la façon dont les représentations du corps féminin sont abordées. La persistance de ces discours est due au moins en partie au fait que, malgré l’intérêt de la critique féministe envers les représentations du corps des femmes et l’importance du corps dans la pratique de plusieurs femmes artistes, le « corps situé[2] » de la critique n’a, lui, jamais été véritablement interrogé, voire pris en considération. Dans cette optique, je propose de concevoir l’expérience de contemplation esthétique comme une expérience encorporée[3] et engageante qui interpelle tant l’expérience du monde que les connaissances et les a priori à l’échelle individuelle. Je nomme cette approche l’« esthétique de la proximité » en réponse à l’injonction kantienne de distance esthétique nécessaire à la formation d’un jugement esthétique désintéressé.

Ainsi, je propose, dans un premier temps, d’élaborer brièvement les assises théoriques de ce que je nomme l’« esthétique de la proximité ». Dans un second temps, l’étude de cas de Jenny Saville m’amènera à illustrer comment cette approche esthétique permet d’interroger les normes de représentation du corps féminin et des discours qui en découlent. Pour des raisons de concision, je me concentrerai principalement sur la réception critique écrite par des femmes. Les propos dont il sera question sont parus dans des journaux à grand tirage britanniques au début de la carrière de Saville durant les années 90 ou ont été publiés après 2000 dans des revues scientifiques féministes et témoignent d’une réflexion approfondie sur les oeuvres de l’artiste. Quoique plusieurs auteurs tiennent des propos semblables à ceux de Dorment cités plus haut dans la presse à grand tirage, je crois superflu de donner plus de visibilité que nécessaire à ce genre de propos, d’autant plus que nombre de travaux d’historiennes de l’art féministes se sont penchés sur le point de vue masculin de la critique et de l’histoire de l’art (Jones 2012; McDonald 2002; Nead 1992).

L’esthétique de la proximité

L’esthétique de la proximité prend en considération l’expérience encorporée du spectateur ou de la spectatrice devant l’oeuvre, son bagage d’expériences et de connaissances ainsi que les implications politiques, psychologiques et sociales des normes de beauté et de représentations pour développer un discours inédit sur les pratiques qui interrogent les représentations de la beauté féminine. Cette approche s’inscrit ainsi dans une relecture politique de l’expérience esthétique où le corps du spectateur ou de la spectatrice n’est pas un canevas vierge sur lequel l’oeuvre produit son effet. Elle se situe plus particulièrement dans la critique féministe de l’esthétique pour qui les caractéristiques d’autonomie du champ artistique, du désintérêt propre à la contemplation esthétique, de la nature à la fois singulière et universelle du génie artistique et de la distance critique nécessaire au jugement de goût éclairé sont des mécanismes d’exclusion qui permettent le maintien d’une vision strictement masculine et occidentale de l’expérience artistique (Brand 2000 et 2013; Brand et Korsmeyer 1995; Felski et Colebrook 2006).

L’esthétique de la proximité se situe également dans la lignée de la phénoménologie féministe (Battersby 1998; Grosz 1994; Sobchack 2004; Weiss 1999) selon laquelle l’expérience passe par un corps socialement genré. La pensée féministe a remis en question la séparation du corps et de l’esprit qui a été promue par la pensée occidentale et qui a eu pour effet d’exclure une part importante de l’humanité réduite à sa corporalité à cause de son sexe, de son handicap ou de son origine culturelle et sociale. Comme le souligne Elizabeth Grosz (1994 : ix), prendre le corps en considération dans le processus de subjectivation empêche celui-ci d’être conçu comme neutre ou universel : « The subject, recognized as corporeal being, can no longer readily succumb to the neutralization and neutering of its specificity which has occurred to women as a consequence of women’s submersion under male definition. » Cette auteure défend que la place du corps dans la philosophie occidentale moderne, alors même que celui-ci se trouve souvent au coeur d’approches ayant fait école (psychanalyse, phénoménologie, poststructuralisme), demeure ultimement abstraite. Elle propose de mettre le corps au centre de l’analyse en se fondant sur la différence sexuelle. Toutefois, cette dernière n’est pas conçue comme naturelle, puisque les fonctions biologiques et leurs représentations culturelles sont coconstruites. Ainsi, penser le corps dans sa diversité comme fondement du sujet permet de concevoir différemment les processus de subjectivation (Grosz 1994 : xi) :

If bodies are objects or things, they are like no others, for they are the centers of perspective, insight, reflection, desire, agency. They require quite different intellectual models than those that have been used thus far to represent and understand them […] Bodies are not inert; they function interactively and productively. They act and react. They generate what is new, surprising, unpredictable.

Le corps, objectivable par sa matérialité, est indissociable du sujet qui l’habite et perçoit le monde à travers lui. Objet et sujet ne font qu’un. Je propose donc de concevoir la beauté féminine et les normes qui en régissent la perception comme une expérience encorporée. Penser l’encorporation en rapport avec les normes de beauté permet de réfléchir aux rôles de l’inscription matérielle, sociale et symbolique du corps dans la formation de la subjectivité. Dans cette optique, la beauté n’est pas qu’affaire de contemplation ou de goût esthétique : c’est également une expérience singulière qui informe à la fois la perception personnelle, le rapport à soi et le rapport aux autres.

En effet, la perception que l’on a de soi-même ne peut que se concevoir dans l’intersubjectivité. La conscience du monde se forme à travers une multitude de contacts et de rencontres avec d’autres personnes qui possèdent leur propre subjectivité encorporée. Cette socialisation se fait par l’entremise des normes qui permettent de reconnaître ceux et celles qui sont semblables. Pour cette raison, la perception de la beauté est intimement liée à la conception des normes telles que Judith Butler l’a développée. Selon cette philosophe américaine, le rapport aux normes se constitue comme un dialogue plutôt qu’une imposition unilatérale dans la mesure où un sujet cherche à accéder à la reconnaissance sociale. Néanmoins, il n’est pas possible pour une personne de s’extraire complètement des normes, puisque même si elle se positionne en dehors de celles-ci, les autres la compareront nécessairement aux normes. Néanmoins, il est possible, voire souhaitable de transformer les normes parce que l’impossibilité de se conformer à la norme rend vulnérable.

En effet, les normes ne sont pas fixes, d’où la difficulté de les nommer précisément. Elles existent dans la mesure où elles sont répétées. Lorsqu’une norme cesse d’être reproduite, ce n’est plus une norme. Cela permet à Butler d’affirmer que les normes sont des copies sans originaux, qu’elles n’ont pas de substance ni d’essence, ce qui ne revient pas à dire qu’elles ne sont pas réelles. Dès lors, parce que les normes ont besoin d’être sans cesse réaffirmées pour exister, il est possible d’en déplacer le sens, ce qui constitue, selon l’expression de Butler (2009 : 148), « l’ambivalence prometteuse de la norme ». À partir des écrits de Butler, je m’intéresse à la manière dont les représentations de la beauté féminine en art contemporain peuvent déplacer et dévier la norme, tout en restant reconnaissables comme image de beauté féminine. Plus encore, à travers ces déplacements et ces déviations, ces oeuvres parviennent à faire coexister des normes abstraites de beauté et l’existence concrète des femmes sur qui elles agissent. Par ailleurs, les discours sur ces oeuvres jouent un rôle non négligeable dans la reconduction ou la transformation de ces normes, comme le montrent les propos de Dorment cité au début de mon texte. Sous le couvert de faire une critique artistique, cet auteur réitère que certains corps sont choquants à voir. Ainsi, l’esthétique de la proximité démontre que les jugements esthétiques ne sont pas détachés des normes qui constituent chaque personne comme sujet.

Dans cette optique, la théorie du capital érotique de Catherine Hakim peut être mise en relation avec la conception butlérienne des normes afin d’aborder la problématique de la représentation de la beauté féminine sous un angle novateur. En 2010, Hakim publie un texte dans lequel elle esquisse les fondations de sa théorie du capital érotique. Se fondant sur la conception bourdieusienne qui distingue trois formes de capital, soit économique, social et culturel, elle y ajoute une quatrième forme, le capital érotique, qui aurait été négligée par la discipline de la sociologie puisque ce dernier avantage traditionnellement les femmes (Hakim 2010 : 499). Constitué de six éléments – la beauté, l’attraction sexuelle, la sociabilité, la vivacité, la présentation sociale et la sexualité –, le capital érotique est un mélange de dons innés et de compétences qui peuvent être apprises et développées (Hakim 2010 : 500-501). Cette auteure soutient ainsi qu’il est donné à tous et à toutes d’avoir du capital érotique, à condition d’y mettre les efforts nécessaires (Hakim 2010 : 512) : « Erotic capital is similar to human capital: it requires some basic level of talent and ability, but can be trained, developed, and learnt, so that the final quantum goes far beyond any initial talent. »

Pour Hakim, développer son capital érotique est une source de pouvoir pour les femmes. Toutefois, elle refuse de concéder que les normes qui dictent quels corps possèdent du capital érotique sont fondées sur plusieurs exclusions. Ainsi, Adam Isaiah Green (2012 : 150), pour sa part, défend que le concept, tel que l’a développé Hakim, échoue à prendre en considération les inégalités et qu’il n’est bénéfique qu’à une poignée de femmes :

Ironically, for all the power Hakim invests in erotic capital, she is profoundly unaware of the ways in which power and its assemblage in class and status hierarchies – such as those accruing by age, race, sexual orientation and ethnicity – grounds capital in social structure and shapes the very contours of what constitutes a « resource ».

Si posséder du capital érotique se révèle effectivement une forme de pouvoir dans des contextes précis, il est erroné d’affirmer que celui-ci est accessible à tous et à toutes. Certains aspects du corps ne peuvent être transformé à l’envi, et ce, peu importe le temps et l’argent qu’une personne est prête à y consacrer.

Par ailleurs, Hakim prétend que la seule raison qui empêche les femmes d’investir pleinement cette source de pouvoir est une vision patriarcale qui nie la force du capital érotique puisqu’il avantage traditionnellement les femmes. Ainsi, les féministes qui dévaluent cette forme de pouvoir reproduisent simplement la perspective patriarcale (Hakim 2010 : 511). Il lui semble impossible d’imaginer que plusieurs femmes n’ont pas d’intérêt à investir dans leur capital érotique. De son côté, Outi Sarpila (2014 : 311) démontre que l’effort mis à développer son capital érotique dépend en partie du poids de la personne. Après avoir analysé les réponses à un questionnaire sur les comportements qui dénotent un attachement à développer et à maintenir son capital érotique, elle conclut que les personnes qui donnent de l’importance à leur capital érotique sont celles qui ont une apparence s’approchant de l’idéal corporel de la société de consommation. En effet, le capital érotique est étroitement lié aux normes de beauté occidentale telles qu’elles sont véhiculées dans les médias et la publicité. Tenter de jouer le jeu de la séduction et de l’érotisme dans la société occidentale fait en sorte d’être aux prises avec la difficulté, voire l’impossibilité de s’y conformer.

Dans le contexte de l’esthétique de la proximité, la théorie du capital érotique permet d’expliquer en partie l’apparent besoin de nombre de critiques d’art de commenter les corps des femmes représentées dans les oeuvres d’art et de se comparer à ceux-ci. Loin de constituer un exemple de solidarité féminine, plusieurs femmes qui écrivent sur les oeuvres de Jenny Saville se mettent à distance et affirment d’emblée qu’elles ne sont pas grosses. Cette distanciation leur permet ainsi de se faire du capital érotique, mais renforce du même souffle les normes en les réaffirmant. Toutefois, avant d’entrer dans l’analyse de ces discours et des oeuvres elles-mêmes, j’estime important de remarquer que les normes de la beauté féminine, que ce soit en art ou dans les médias de masse, ne peuvent être complètement définies. Les critères qui composent la beauté fluctuent selon les époques et les cultures. Penser la beauté comme une expérience encorporée et située permet de reconsidérer l’expérience esthétique afin que celle-ci réfléchisse l’expérience socialement encorporée du spectateur ou de la spectatrice et des corps représentés qu’il ou elle contemple à travers les oeuvres. Il est désormais temps d’exemplifier la manière dont cela se manifeste en se plongeant dans l’étude du cas de l’artiste Jenny Saville.

Les points de vue normatifs sur les oeuvres de Jenny Saville

Jenny Saville est une peintre britannique qui émerge au début des années 90 grâce au soutien de Charles Saatchi, mécène et collectionneur instrumental dans la montée fulgurante des Young British Artists à cette époque-là. Comme je l’ai mentionné en introduction, Jenny Saville obtient énormément de succès dès sa première exposition solo à la galerie Saatchi en 1994. Ses tableaux grands formats représentent des corps de femmes le plus souvent en contre-plongée et dont la tête et les jambes sont coupées par le cadre. Toutes ces femmes ne sont pas grosses, mais elles restent imposantes. La presse caractérise alors les femmes des oeuvres monumentales de Jenny Saville de grotesques, de monstrueuses et de dégoûtantes sans que ces termes soient jamais définis ou remis en question, alors que la technique picturale de la peintre est au contraire louangée sans retenue. Jenny Saville est dès lors décrite comme la digne successeure de deux peintres britanniques de l’après-guerre, Francis Bacon et Lucian Freud, célébrés pour leur représentation sans compromis de la chair et du corps humain. Cependant, la comparaison ne peut que demeurer superficielle, car ni Bacon ni Freud ne peuvent être qualifiés un tant soit peu de féministes. Jenny Saville, quant à elle, a affirmé dès le début de sa carrière qu’elle cherchait à subvertir les représentations du corps féminin tel qu’il a été peint tout au long de l’histoire de l’art (Davies 1994). Et de fait, depuis 2000, plusieurs articles publiés dans des revues spécialisées ont analysé les oeuvres de cette peintre en les rangeant dans une tendance de l’art féministe qui subvertit les normes de la représentation du corps féminin à travers l’abject et le grotesque[4], en citant notamment la théorie de Julia Kristeva sur l’abject (Meagher 2003; Maioli 2010).

Ainsi, Kristeva (1980 : 12) définit l’abject comme « ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles. L’entre-deux, l’ambigu, le mixte ». Pour nombre de critiques féministes, la réappropriation de l’abjection par les femmes artistes permet de subvertir les règles de la féminité normative. En effet, il peut être très libérateur pour les femmes de consciemment refuser de se plier aux normes. Toutefois, l’abject et le grotesque sont problématiques lorsqu’ils sont utilisés pour caractériser des représentations de corps féminins qui ne sont pas volontairement hors norme. Ces termes demeurent des marqueurs d’exclusion et de non-reconnaissance. Cela a pour conséquence de victimiser les personnes qui vivent dans un corps qualifié comme hors norme plutôt que de leur donner un pouvoir d’agir.

Par exemple, Michelle Meagher (2003 : 24) propose d’utiliser la pratique de Jenny Saville pour démontrer qu’une esthétique du dégoût permet de penser autrement l’encorporation féminine. Après avoir exposé comment le dégoût, même en tant que réaction instinctive et incontrôlable, se trouve lié aux frontières de ce qui est acceptable dans la société, Meagher (2003 : 34) l’inscrit comme seule réaction possible devant les oeuvres de Jenny Saville :

The fat female body, laid bare on Saville’s canvases, provides an opportunity to find out what disgust, and what disgusted and disgusting bodies can do, and in shorts, it offers the opportunity to pay attention to the visceral reminders of how we embody social contexts and cultural expectations.

Si les oeuvres de Jenny Saville peuvent effectivement susciter une réaction de dégoût chez certaines personnes, je défends que de supposer que ce soit la seule réaction possible réaffirme les normes, et ce, même si l’auteure invite ensuite à interroger les causes sociales et culturelles de ce sentiment. Par ailleurs, il peut être intéressant de remarquer que Meagher défend que les corps peints par Jenny Saville ne sont pas en eux-mêmes dégoûtants, mais plutôt qu’ils sont vécus comme dégoûtants. Le même sentiment est évoqué dix ans plus tard par Francesca Maioli (2010 : 71) : celle-ci défend que la matérialité des oeuvres de Jenny Saville représente une certaine animalité du féminin qui ne peut être contrôlée. Alors que cette animalité est perçue positivement par Maioli (2010 : 76) comme subvertissant la culture patriarcale du contrôle des corps féminins, elle ajoute néanmoins : « Women displaying this kind of bodies, in other words, perceive themselves as both disgusting and unable to keep control over themselves since they are unable to diet, a social must. »

Ainsi, tandis que Meagher fait référence au sentiment d’insatisfaction que ressentent un grand nombre de femmes relativement à leur corps peu importe son apparence réelle, Maioli affirme que les femmes grosses doivent nécessairement se sentir dégoûtantes à cause de l’injonction sociale à la minceur, ce qui normalise la réaction de dégoût devant les oeuvres de Jenny Saville.

La réaction viscérale de dégoût qui intéresse Meagher se manifeste également dans un bon nombre de critiques parus dans des journaux à grand tirage. Ainsi, plusieurs femmes mentionnent que leur pire cauchemar serait d’avoir un corps comme ceux qui sont peints par Jenny Saville. Par exemple, Clare Henry (1994) affirme que les tableaux de cette peintre représentent « every woman’s nightmare: vast mountains of obesity […], flesh run riot, enormous repellent creatures who make even Rubens’s chubby femmes fatales look positively gaunt ». Quelques années plus tard, le thème du cauchemar est de nouveau nommé par Catherine Milner (1997 : 9) : « [Propped] conjured up every woman’s worst nightmare of how she might look with no clothes on: huge expanses of quivering milky blubber filled with watery blue veins and scored by stretch-marks bore down on spectators like some life sucking blancmange. » Alors que le commentaire de Dorment cité au début de mon article faisait allusion à l’absence de désir que les modèles de Jenny Saville pouvaient évoquer comme étant un cauchemar, Milner et Henry déclarent plutôt que le cauchemar pour une femme est d’être ce corps gros qui ne peut susciter le désir.

Étrangement, si chacune des oeuvres de Jenny Saville est de grande dimension, toutes ne représentent pas des femmes grosses. Pourtant, le gras est omniprésent dans les commentaires sur les oeuvres qui font référence au dégoût ou au monstrueux. Ainsi, Alison Winch (2016 : 899) se penche sur la perception du corps gras comme échec féminin dans la société néolibérale :

Fat is framed as an object of fear, even terror. It is cast as the Other, the enemy from within. Having or gaining fat is constructed as a disempowered state and linked to the emotions of disgust, shame and failure… In contrast, being seen to be in the process of erasing, fighting, combating and controlling fat is privileged as an essential element of a woman’s labour in a neoliberal economy.

Plus que jamais, le gras est l’ennemi à éliminer, la présence de gras étant le symbole d’une perte de contrôle dépassant la nourriture. Winch (2016 : 899) observe que la mise au pilori du gras devient une manière nouvelle de stigmatiser la sexualité féminine. Il y aurait donc eu passage de la stigmatisation sexuelle des femmes (slut-shaming) à la stigmatisation du gras corporel (fat-shaming) dans la mesure où réussir à maîtriser son apparence à l’intérieur d’un cadre normatif permet d’accumuler du capital érotique : « The activity of cultivating and promoting the sexy thin body is recognized to be a form of accumulating capital, and therefore empowerment » (Winch 2016 : 907). Ainsi, il n’est pas surprenant que les auteures écrivant dans des journaux à grand tirage expriment sans gêne leur dégoût devant les corps gros peints par Jenny Saville. De plus, la normalisation du dégoût comme réaction aux oeuvres de cette peintre dans les textes de Meagher et de Maioli renforce une mise à distance qui place encore les femmes grosses comme Autres indésirables malgré la volonté de ces auteures de remettre en question la féminité normative telle que la véhiculent les médias et la publicité. De la même manière, plusieurs critiques s’empressent de remarquer que Jenny Saville n’est pas grosse, bien au contraire. Suzie Mackenzie (2005 : 42), dans une entrevue avec l’artiste en 2005, ira carrément jusqu’à défendre que, contrairement à ses modèles, Jenny Saville est plutôt belle : « She is petite – nothing like the giantesesses of her paintings, in which she was her own model – and pretty even with no makeup. » Il est justifié de se demander quelle est l’importance de savoir que cette peintre n’est pas grosse. Cette information permet-elle de mieux apprécier son travail? Ou cela lui confère-t-il simplement une plus grande légitimité en regard de la stigmatisation des personnes qui sont considérées grosses comme paresseuses et incapables de contrôle?

Le point de vue effacé des personnes grosses

Par ailleurs, il est intéressant de remarquer que Milner et Henry, qui perçoivent les représentations de Jenny Saville comme un cauchemar, ont rapporté qu’elles étaient surprises d’apprendre que l’artiste reçoit beaucoup de témoignages de femmes grosses qui apprécient son travail et qui la remercient de les représenter. Milner ne mâche d’ailleurs pas ses mots (1997 : 4) : « Saville has been seen as a champion of woebegone fatties, and she says she gets bag-loads of post every month from fat women who are pleased she has recognised their beauty. » Ainsi, ce commentaire tend à déshumaniser ces femmes grosses anonymes, tant celles qui apparaissent sur la toile que celles qui approchent Jenny Saville, en les décrivant comme « le pire cauchemar d’une femme » en même temps que Milner et Henry se distancient d’elles en exprimant leur surprise devant leur existence. Par ailleurs, le fait que ces témoignages ne soient pas directement accessibles aux lecteurs et aux lectrices montre comment l’expérience de ces femmes n’est pas considérée comme importantes par ces auteures. Meagher (2003 : 28), quant à elle, reconnaît que les propos de Jenny Saville elle-même sur ses oeuvres pourraient encourager une lecture proche du discours des mouvements d’acceptation des personnes grosses. Elle rejette néanmoins cette possibilité, car ce discours empêcherait de prendre en considération le dégoût (ibid. : 29) : « Although pride has been a useful and empowering strategy by which groups have asserted their right to take up a place within cultural frameworks, it has also forced a mainstream political correctness that encourages people to keep their disgust to themselves. »

Ainsi, pour Meagher, la fierté grosse ne remet pas en question la raison pour laquelle les personnes grosses provoquent le dégoût et empêche, par le fait même, de répondre à cette interrogation. Sans le vouloir, Meagher réduit au silence la perspective des personnes grosses sur les oeuvres de Jenny Saville en la cantonnant dans un discours de simple fierté. Pourtant, les mouvements d’acceptation des gros et des grosses démontrent une attitude plus nuancée que ce que laisse entendre Meagher.

En effet, Stephanie Snider, dans l’introduction d’un numéro spécial sur les représentations visuelles du corps gros, rappelle que de rendre visibles les corps gros permet aussi de faire connaître la complexité de vivre dans un corps gros dans une société grossophobe. Snider reprend ainsi l’argument de Rosemarie Garland-Thomson selon lequel fixer du regard est une manière de connaître : « Stares are urgent efforts to make the unknown known, to render legible something that seems at first glance incomprehensible. In this way, staring becomes a starer’s quest to know and a staree’s opportunity to be known » (Garland-Thomson 2009 : 15). Ainsi, la possibilité de fixer intensément les tableaux de Jenny Saville pourrait être interprétée comme une tentative de faire connaître la matérialité de ces corps de femmes représentés comme autre chose que simplement des corps abjects. En effet, l’artiste (citée dans Davis (1994)) déclarait : « I’m not trying to teach, just make people discuss, look at how women have been made by man. What is beauty? Beauty is usually the male image of the female body. My women are beautiful in their individuality. » Plus tard, Jenny Saville (citée dans Hudson (2014)) mentionne comment son intérêt pour peindre la chair est directement lié à la matière picturale : « If you work in oil, as I do, it comes naturally. Flesh is just the most beautiful thing to paint. » Néanmoins, si les tableaux de Jenny Saville ne peuvent être qualifiés de représentations de corps qui provoquent le dégoût, ils ne sont pas non plus qu’une simple célébration de la chair abondante, telle qu’elle apparaît dans les mouvements d’affirmation de tous les corps (body positivity movement).

Dans cette optique, plusieurs auteures mentionnent que l’attitude des modèles et la composition des toiles de Jenny Saville sont ambiguës. L’artiste elle-même déclare : « I wanted both in those pictures. A large female body has a power, it occupies a physical space, yet there’s an anxiety about it. It has to be hidden » (Saville, citée dans Mackenzie (2005)). Ses tableaux sont de très grands formats, et les femmes y sont souvent représentées en contre-plongée. Malgré la grandeur de la toile, les modèles manquent d’espace. Elles semblent essayer de contenir le débordement de leur chair : si elles sont assises, leur siège est invariablement trop petit. Elles peuvent regarder le public, mais leur visage est souvent tronqué. Elles ont tendance à se toucher, parfois même à prendre à pleine main leur chair.

Dans l’oeuvre Propped de 1992, une femme se trouve assise sur un tabouret qui est, de toute évidence, trop petit pour elle. Elle est repliée sur elle-même, sans doute afin de pouvoir garder un meilleur équilibre. Son expression est difficile à déchiffrer. Est-ce du mépris? de la tristesse? de la jouissance? Un texte est gravé à même la peinture. Il est écrit à l’envers comme s’il était destiné à la femme qui, si l’on se fie à son regard, est peut-être en train de le lire : « If we continue to speak in this sameness – speak as men have spoken for centuries, we will fail each other… » En français, le texte se lit ainsi : « Si nous continuons à parler le même, si nous nous parlons comme se parlent les hommes depuis des siècles, comme on nous a appris à parler, nous nous manquerons » (Irigaray 1977 : 25). Cette citation est tirée du début du chapitre intitulé « Quand nos lèvres se parlent » dans Ce sexe qui n’en est pas un de Luce Irigaray. Paru en 1977, ce texte fait également écho à la citation de Jenny Saville disant que, historiquement, ce sont les hommes qui ont défini la beauté. Le choix de cette citation d’Irigaray n’est certainement pas anodin. Il est dès lors difficile, en regardant la femme représentée, de ne pas penser à la conception d’Irigaray (1977 : 25) selon laquelle le sexe féminin n’a pas de forme précise ni ne peut être contenu par le langage phallocentrique. Dans cette optique, il me semble que les critiques que j’ai citées tout au long de mon texte ont effectivement échoué à répondre à l’invitation, non seulement d’Irigaray, mais de Jenny Saville également, à concevoir le corps féminin autrement que par le désir qu’il peut susciter pour le regard masculin. De plus, d’après Irigaray, le sexe féminin est étranger au regard. Plutôt, par ses plis et replis, il se touche constamment, et ce toucher est une source de jouissance et de plaisir à explorer. En agrippant sa chair, la femme cache en partie son corps au regard. La sensualité et le désir à l’oeuvre dans ce tableau ne se donnent pas à voir. La qualité tactile du travail pictural de Jenny Saville devient alors une invitation à cette exploration du toucher.

Toutefois, s’il est possible de percevoir une certaine jouissance dans l’expression du modèle, voire dans le traitement sensuel de la matière picturale par la peintre à travers cette mention d’Irigaray, une ambivalence demeure à travers l’inconfort de la pose et la perspective qui accentue les rondeurs du modèle. Dans l’optique où le capital érotique se développe grâce à une performance étudiée des normes dans l’espace public, être l’objet du regard lorsqu’on ne se plie pas à ces normes peut provoquer de l’inconfort et un désir d’éviter de se faire voir. Je perçois ainsi dans cette ambivalence un certain échec de la visibilité. En effet, rendre visible ne garantit pas la transformation des perceptions, ce que démontre l’emploi des termes « cauchemardesque », « dégoûtant », « grotesque » et « monstrueux » pour décrire les tableaux de Jenny Saville. De plus, les réactions de dégoût exprimées devant la pratique de cette artiste montrent que le capital érotique se construit dans un rapport à l’autre qui tend à perpétuer les exclusions.

Ces quelques remarques sont loin d’épuiser les interprétations possibles du travail de Jenny Saville. Néanmoins, il m’apparaissait important d’expliciter la façon dont certains discours critiques reconduisent la norme, bien que ce soit peut-être fait de manière involontaire. Cette courte analyse m’a permis de démontrer la nécessité de remettre en question la manière dont les oeuvres qui se positionnent par rapport aux normes de beauté occidentales sont traitées à l’intérieur des discours critiques. Il est primordial de se questionner sur sa posture encorporée en vue d’interroger et de déconstruire des réactions qui sont perçues comme partagées par tous et toutes. Des oeuvres telles que Propped et Branded en disent long sur le ressenti des personnes vivant avec un corps gros, pour peu que nous ayons l’esprit ouvert à la diversité des vécus corporels.

Par ailleurs, il est intéressant de remarquer que Jenny Saville ne peint plus de femmes grosses depuis maintenant plus de dix ans. Plus récemment, elle a peint des femmes enceintes, avec ou sans enfants à leur côté. Les qualificatifs de dégoûtant et de monstrueux ont dès lors complètement disparu. La qualité tactile des tableaux et la monumentalité demeurent pourtant. Jenny Saville remarque d’ailleurs qui lui est beaucoup plus facile de trouver des modèles enceintes que des modèles grosses. Ainsi, elle faisait remarquer ceci en entrevue en 2011 : « Pregnancy is the one time in a woman’s life when it’s socially acceptable to be rotund […] Within that space, they don’t need ton look like anything else » (Saville, citée dans Crow (2011 : w3)). Néanmoins, comme pour ses tableaux qui représentent des femmes grosses, les mères de Jenny Saville sont ambiguës, loin d’une pure célébration de la maternité.