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Où sont les femmes en musique? Depuis les années 70, on remarque chez certains musicologues la volonté d’effectuer un rattrapage pour redonner aux compositrices une visibilité et une reconnaissance au sein de l’histoire musicale. Que ce soit en musique occidentale savante de toutes les époques, en jazz, en musique pop ou dans les traditions musicales du monde, la publication de travaux de recherche consacrés aux musiciennes s’accélère. La musique des femmes est aujourd’hui un élément incontournable de théorisation, de débats et de revendications féministes pour faire évoluer la réflexion sur cette question.

On peut découper cette production de connaissances en trois vagues de développement. La première est celle des études centrées sur les musiciennes pour amener un point de vue plus global de la vie culturelle. Depuis la célèbre question soulevée par l’historienne américaine Linda Nochlin en 1971, « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes? », la recherche universitaire a évolué en faveur d’une meilleure visibilité des oeuvres signées par des femmes. Un important travail de collecte de données (archives, partitions, entrevues, etc.) a dès lors été enclenché pour contourner le problème de l’absence des femmes dans la littérature universitaire. Les travaux pionniers de Claire B. Farrer (1975) et de Holly Cormier (1978) ont lancé le débat sur les biais historiographiques et méthodologiques liés à l’absence des femmes dans les études sur la musique folklorique, en tant que musicienne ou qu’informatrice, ce qui a limité leur contribution aux questions sur « la santé, les charmes, diverses croyances et coutumes » et souvent « seulement lorsque les hommes informateurs n’étaient pas disponibles » (Farrer 1975 : vi). Les anthologies de Jane Bowers et Judith Tick (1985), de James R. Briscoe (1986) et de Carol Neuls-Bates (1996) ont mis à la disposition d’autres chercheurs et chercheuses le corpus oublié des femmes. Karin Pendle (1991) et Kimberly Marshall (1993) ont pu exploiter ces données pour réécrire l’histoire de la musique des femmes. En somme, l’objectif général des travaux de la première vague a été de pallier l’invisibilité des femmes en effectuant des recherches sur leurs activités.

La deuxième vague de textes ouvre sur la problématique de l’articulation des rapports de force et des formes de division sociale basées sur le genre. Je renvoie ici aux travaux qui ont mis en lumière la question de la musique des femmes dans le contexte plus large des relations genrées (Koskoff 1989; Keeling 1989; Herndon et Zeigler 1990; Cook et Tsou 1994). Une évolution théorique s’est opérée au cours de cette vague, alternant d’une conception essentialiste de l’identité féminine, comme une donnée figée, à une perception dynamique de celle-ci (Sandstrom 2000 : 302) : « Gender is a social construct ». Selon Boden Sandstrom (2000 : 296), la différence entre les hommes et les femmes ne réside pas dans les aspects biologiques liés à leur sexe, ni même dans leur orientation ou leurs pratiques sexuelles, mais dans leur façon d’aborder la pratique de la réalisation sonore, par exemple en « mixant musicalement ou encore en rejoignant des communautés de femmes ingénieures du son ». Ainsi, l’auteure argue qu’il n’y a pas de différence du point de vue musical entre la réalisation sonore des hommes et des femmes, mais que la différenciation déterminée par la culture et l’éducation se situe essentiellement entre les individus et leur rapport à la création. Dans l’ensemble, les recherches de cette vague ont pu amener une meilleure compréhension du lien entre l’expression de l’identité et les structures sociales ainsi que des façons dont elles sont mutuellement imbriquées et réfléchies.

Les travaux de la troisième vague soutiennent la revendication d’une spécificité de la musique composée par les femmes. Je renvoie ici aux études sur le genre en rapport avec l’éducation musicale (Solie 1993) et avec la construction du canon musical (McClary 1991; Citron 1993). La théorisation des liens entre les structures sociales et musicales et les façons dont elles sont enchevêtrées constituait alors une véritable rupture épistémologique : rupture avec les définitions dominantes de la musicologie et avec l’idée d’une division naturelle de la production artistique. Susan McClary (1991) défend justement l’idée que les canons de la musique classique – et populaire – sont des constructions symboliques basées sur une conception genrée des rapports sociaux et que, par conséquent, il est possible de les penser dans une optique résolument féministe. Cette vision essentialiste, où l’on reconnaît la spécificité des femmes, cherche à exhiber les aptitudes créatrices de ces dernières en revendiquant un genre féminin autonome à l’égard des « politiques » artistiques déterminées par les hommes.

L’ethnomusicologue Marcia Herndon (citée dans Pirkko Moisala et Beverley Diamond (2000 : 7)) a cependant montré comment les approches féministes basées sur les seules expériences des femmes blanches et hétérosexuelles renvoyaient à d’autres formes de marginalisation :

Feminist theory could skew our understanding of those margins or fringes that may hold the best lenses or understanding gender dynamics in relation to music – the western model does not even fit all social groups in the « west ». Fringes may look, feel, and be very different when the investigation moves outside of middle-class white analysis.

Herndon suggère ainsi de remplacer le terme « feminist » par « genderist ». Les conceptualisations de l’identité féminine en musique ont ensuite été délaissées au profit de la diffusion de théories sur la représentation de l’identité de genre. La nécessité d’introduire les enjeux d’ethnicité, de classe et de sexualité a permis d’illustrer que les oeuvres musicales sont traversées par l’identité culturelle et les préjugés qu’elles véhiculent. Avec des travaux comme ceux de Philip Brett, Elizabeth Wood et Gary C. Thomas (1994), les auteures de cette vague ont participé à la création de méthodes pour analyser dans la création et la performance musicale des contextes propices au renforcement, au changement ou à la protestation des relations genrées ou sexuées.

L’exposé de la problématique

Découlant de ces trois vagues de travaux pionniers au sujet des femmes et de la musique, des publications plus récentes ont été consacrées à la vitalité de la création au féminin d’aujourd’hui. Les travaux de Marie-Thérèse Lefebvre ont notamment démontré l’apport des femmes à la composition par l’entremise des communautés religieuses en Nouvelle-France, l’action bénévole des dames patronnesses jusqu’à l’utilisation du numérique en musique (Lefebvre 1991), tout en soulignant les solutions et la force de caractère qu’elles ont déployées pour accéder à une carrière professionnelle (Lefebvre 2005) dont la domination masculine est aujourd’hui encore une évidence. Les recherches sociologiques révèlent que la présence des musiciennes dans les institutions demeure largement minoritaire par rapport à celle des hommes (Green et Ravet 2005). Analysant le nombre d’oeuvres qui figurent au calendrier de sociétés musicales canadiennes et d’orchestres internationaux[2], Stévance (2010) a également établi que celles des hommes dominent incontestablement.

La revue Circuit, musiques contemporaines a consacré à ce sujet en 2009 un numéro intitulé « Composer au féminin ». Cette revue expose différents points de vue par rapport à cette thématique et à ses enjeux : du développement des carrières de compositrices (Lefebvre) à la réception de leurs oeuvres (Danielson), en passant par des témoignages qui défendent un discours clairement essentialiste (Prévost, Gann) et une étude qui, au contraire, situe dans une démarche esthétique le rapport spécifique des femmes artistes à la création (Stévance).

Pour sa part, Lefebvre expose deux obstacles majeurs à la professionnalisation des compositrices au cours des années 70 : les établissements d’enseignement et les organismes de diffusion. Or, Micheline Coulombe Saint-Marcoux et Marcelle Deschênes ont trouvé une solution en tournant le dos aux nouvelles techniques d’écriture sérielle et postsérielle défendues à cette époque par le courant majoritaire (mainstream) masculin pour explorer la composition assistée par ordinateur. Ces pionnières de la musique électroacoustique, « malgré ces handicaps, et parce qu’elles voulaient sortir des sentiers battus, ont compris que cet outil pourrait servir à exprimer musicalement une nouvelle sensibilité artistique » (Lefebvre 2009 : 40). De son côté, Stévance (2009 : 45) observe également que l’affirmation artistique des femmes passe par la « conquête de mythes féminins ». Reprochant à certains auteurs et auteures d’engager le corps des femmes pour trouver des différences naturelles dans leur musique, Stévance (2009 : 43) souligne l’importance de l’environnement socioculturel qui teinte les perceptions sur les capacités créatrices des femmes : « La création artistique est autant un regard qu’une vitrine sur le monde : elle matérialise les représentations qui structurent une société et agit sur elle. » Ainsi, la musicologue réprouve les institutions musicales qui continuent de séparer les créations des femmes et des hommes, qui les traitent de manière distincte plutôt qu’intégrée.

À ce sujet, comment la présence féminine se manifeste-t-elle en concert? Quelles sont les orientations adoptées par les organismes pour assurer la présence de la musique des femmes dans leur programmation? Plus largement, qu’est-ce que cela révèle sur la construction symbolique du répertoire de musique contemporaine et sur sa représentation auprès du public? Les concerts produits de 1966 à 2006 par la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ)[3], les Événements du neuf (E9)[4], l’Ensemble contemporain de Montréal (ECM+)[5] et le Nouvel Ensemble moderne (NEM)[6] sont révélateurs des pratiques des organismes de production et de diffusion relativement à la division par le genre. Leur analyse a été réalisée à partir des programmes imprimés et des coupures de presse soigneusement colligés dans un catalogue des concerts.

Bien entendu, d’autres organismes ont diffusé des oeuvres de création à la même période : Innovation en concert (fondé en 1994), Codes d’accès (fondé en 1986), l’Association de musique actuelle de Québec (1978-1997), Chants libres (fondé en 1990), le Festival international de musique actuelle de Victoriaville (fondé en 1983), les Productions SuperMusique (PSM) (fondé en 1979), E27 musiques nouvelles (fondé en 1997), pour ne donner que quelques exemples. Cependant, j’ai retenu la SMCQ, les E9, l’ECM+ et le NEM pour mon étude en raison de leur constitution en organisme à but non lucratif, de leur longévité, de leur représentativité et de l’usage de leur propre ensemble instrumental. Le cas des E9 est à la limite de ces critères, car l’organisme ne possède pas d’ensemble, mais il est tout de même inclus dans mon étude, et cela, pour deux raisons différentes. Premièrement, il y a un noyau de musiciens et de musiciennes fidèles qui participent à la majorité des concerts. Deuxièmement, j’ai trouvé logique d’incorporer les E9, car ils préfigurent la fondation du NEM. Ainsi, j’ai jugé pertinent de me concentrer sur des organismes de même nature afin d’établir entre eux des liens et de déterminer des éléments de comparaison.

L’objectif visé

Je propose donc une lecture féministe du répertoire de la musique contemporaine au Québec à la lumière de ces questionnements sur la présence des compositrices. Si cette expression se réfère, en 1945-1975, à une esthétique militante (la musique sérielle), elle sera ici employée dans l’acception la plus large de la création musicale, ce qui comprend aussi bien les oeuvres écrites au tournant du xxe siècle par Debussy, Ravel, Stravinsky, Bartók, Schoenberg ou Berg que les musiques improvisées, en passant par les adeptes du sérialisme, du spectralisme, du minimalisme, du conceptualisme et de l’électroacoustique, pour ne nommer que les principaux courants esthétiques de la période. Cette définition correspond d’ailleurs aux musiques transmises par les sociétés de musique à l’étude. Ce faisant, je compte apporter une réponse à la question posée en ouverture (« Où sont les femmes en musique? ») en vérifiant si la production des compositrices est partie intégrante de la culture musicale québécoise, travail qui reste encore à faire comme le soulevait Lefebvre (2009 : 24).

Mon hypothèse est que les organismes musicaux offrent une représentation des compositrices qui contribue à renforcer leur position marginale au lieu de soutenir une réelle intégration reconnaissant leur place légitime dans le répertoire de la musique contemporaine.

Les sources et la démarche méthodologique

Je présenterai d’abord l’analyse du répertoire des quatre organismes de concert afin de délimiter la participation des compositrices (toutes nationalités confondues) à la musique contemporaine. Pour ce faire, je m’appuierai sur le catalogue des 515 concerts présentés à Montréal de 1966 à 2006 par les principaux organismes qui se consacrent à la musique contemporaine, catalogue que j’ai réalisé dans le contexte de ma thèse de doctorat (Couture 2013). Élaboré à partir des données factuelles sur les concerts des quatre organismes retenus (SMCQ, E9, ECM+ et NEM) (date, lieu, répertoire, commanditaire, etc.), cet outil heuristique permet d’étudier les productions musicales des organismes de diverses manières, notamment pour quantifier et situer la production musicale d’une compositrice.

Ensuite se pose la question de la programmation des organismes. Malgré les particularités propres à la SMCQ, aux E9, à l’ECM+ et au NEM, ce groupe d’organismes présente des intérêts communs qui s’étendent de l’un à l’autre, voire qui rejaillissent sur l’ensemble du milieu de la musique contemporaine. Le processus de sélection des oeuvres fait ressortir les modalités qui permettent de caractériser une programmation. Par mon analyse de la programmation, je cherche à circonscrire les stratégies adoptées par les quatre organismes relativement à la présence des compositrices.

C’est dans le rapprochement de ces méthodes qu’il est possible de saisir la contribution des organismes de musique contemporaine en vue de réserver une place aux compositrices.

La représentation des femmes dans le de la musique contemporaine

Examinons d’abord la représentation des compositrices et de leurs oeuvres dans les organismes de musique contemporaine visés (voir le tableau 1).

Tableau 1

Représentation des compositrices et de leurs oeuvres dans les organismes de musique contemporaine

Représentation des compositrices et de leurs oeuvres dans les organismes de musique contemporaine

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La SMCQ, les E9, l’ECM+ et le NEM auront présenté, de 1966 à 2006, un total de 618 représentations (pour 515 programmes de concerts différents), et ce, uniquement sur le territoire de l’île de Montréal. On obtient ici un cumulatif de 2 064 oeuvres, dont le quart (27 %) ont été données en première audition mondiale. Les noms de plus de 1 000 compositeurs et compositrices (1 022 précisément) ont ainsi figuré sur les programmes. Une forte majorité des oeuvres jouées par les organismes à l’étude sont le fait de compositeurs (de 84 % à 90 %). On peut considérer que cette large représentation masculine est un reflet réaliste du milieu musical occidental pendant la seconde moitié du xxe siècle où plus d’hommes que de femmes sont formés en composition dans les conservatoires et les universités[7].

Pour Véronique Lacroix, fondatrice et chef de l’ECM+, cette situation s’explique également par un « vide générationnel ». Comme elle le confie à la musicologue Stévance (2009 : 48), « le faible nombre de compositrices québécoises francophones nées entre 1965 et 1985 est étrange et mériterait une observation attentive ». Il semble important de vérifier ce constat pour pousser plus loin l’analyse.

Dans le catalogue des concerts des quatre organismes à l’étude, on compte 84 femmes dont certaines, notamment Micheline Coulombe Saint-Marcoux (1938-1985), Marcelle Deschênes (née en 1939), Alexina Louie (née en 1949), Isabelle Panneton (née en 1955) et Ana Sokolovic (née en 1968) parmi les plus connues, ont vu leurs compositions jouées par plus d’un des organismes montréalais.

Comme le démontre la figure ci-dessous, ces compositrices sont nées au fil des décennies du xxe siècle, mais principalement au cours des années 50 (16), 60 (20) et 70 (17). Cela coïncide d’ailleurs avec la période la plus intense des activités des quatre organismes, des années 80 à 2000, année pendant laquelle ces femmes âgées de 30 à 50 ans s’affirment de plus en plus dans une carrière professionnelle.

Répartition des compositrices jouées par décennie de naissance

Répartition des compositrices jouées par décennie de naissance

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Sur le plan de la nationalité, les compositrices viennent de 24 pays différents, mais principalement des Amériques – Canada (29, dont 19 du Québec), États-Unis (12), Mexique (3), Argentine (1) et Cuba (1) – ainsi que d’Europe – France (7), Belgique (3), Finlande (2), Italie (1), Lituanie (1), Pologne (1), République tchèque (1), Roumanie (1), Royaume-Uni (1), Suède (1), Ukraine (1) et Yougoslavie (1). Quelques compositrices sont natives de l’Asie – Chine (4), Corée du Sud (2), Hong Kong (2), Japon (2), Russie (2) et Singapour (1) – ou de l’Océanie (Australie 3), mais aucune ne vient de l’Afrique. De manière générale, cette répartition géographique correspond au territoire de la musique contemporaine bien installée en Europe centrale et en Amérique du Nord.

Pour revenir plus précisément à la situation exposée par Lacroix, soit celle des compositrices québécoises et francophones, force est de constater qu’il y a effectivement un vide autour des années 70. Ce « vide » est cependant compensé par la présence de femmes, telles Ana Sokolovic, Cléo Palacio-Quintin (née en 1971), Analia Llugdar (née en 1972) ou Nicole Lizée (née en 1973), qui ont choisi de s’installer à Montréal pour participer activement à la vitalité du milieu de la musique contemporaine.

En résumé, l’enquête statistique des concerts révèle que les oeuvres des hommes, plus nombreux, dominent largement celles des femmes. Au-delà des considérations sociodémographiques, comment expliquer la faible représentation des compositrices dans les programmations des organismes à l’étude?

Les orientations musicales des organismes à l’étude

La diffusion de la musique contemporaine est au coeur de la mission de la SCMQ, des E9, de l’ECM+ et du NEM. Faire connaître les compositeurs et les compositrices d’ici et d’ailleurs ainsi que rejoindre les amateurs et les amatrices de musique est cependant un défi, comme le souligne la chef Véronique Lacroix (citée dans Mario Cloutier (1995 : B14)) :

Durant mes études, je me suis aperçue qu’un fossé s’est creusé au cours du vingtième siècle entre la musique contemporaine et le public. Notre intention est de jeter des ponts entre les deux tout en étant à la disposition des jeunes compositeurs québécois.

Comme en témoigne la directrice artistique de l’ECM+, Véronique Lacroix, les organismes de musique contemporaine doivent être capables de faire des choix esthétiques qui permettront aux compositrices et aux compositeurs québécois de s’épanouir, mais qui atteindront également les autres musiciens et musiciennes, la critique musicale et le public. C’est par l’élaboration de diverses stratégies de développement de public que les organismes cherchent à réconcilier la musique contemporaine et le public. La programmation des concerts est l’une des interventions proposées, car elle offre au public des repères musicaux. En effet, les organismes de production et de diffusion musicales ont le souci de maintenir une continuité de ton dans la programmation de leurs concerts – pris individuellement ou pour une saison entière – afin de permettre au public de s’acclimater à un corpus musical, mais aussi d’accorder une valeur relative aux oeuvres.

De l’analyse de la programmation de la SMCQ, des E9, de l’ECM+ et du NEM (Couture 2013) se dégage une liste de concerts découpée selon une perspective historique en trois périodes :

  1. des oeuvres antérieures au xxe siècle présentées comme des références pour leur résonance actuelle;

  2. les oeuvres du tournant du xxe siècle qui sont érigées en canon et qu’il faut connaître;

  3. les premières auditions de jeunes compositrices et compositeurs.

Ces axes de programmation instaurent un modèle fixe qui régit l’organisation structurelle et la mise en valeur des oeuvres dans le contexte de la programmation des concerts de musique contemporaine. Citons à ce propos Serge Garant (1967) qui commente la première saison de la SMCQ :

Nous avons joué cette année deux classiques de la musique contemporaine : Varèse et Webern; quatre brillants représentants de la jeune musique, Boulez, Cage, Kagel et Stockhausen, ainsi que six compositeurs canadiens : Mather, Morel, Schafer, Somers, Tremblay, et moi-même. Nous entendons continuer dans le même sens : donner à la fois des classiques, des jeunes qui marquent la musique ailleurs, et des compositeurs d’ici.

Ce découpage historique permet à la SMCQ d’établir une tradition de concerts contemporains en donnant une place de choix aux compositeurs du xxe siècle qui, à ses débuts, s’inscrivent dans une esthétique très spécifique, la musique sérielle. Cette sélection est amenée à évoluer durant les années 80 avec l’avènement de la postmodernité et la fondation des E9, de l’ECM+ et du NEM.

L’ECM+, pour donner un second exemple, structure sa programmation selon deux principaux concepts artistiques : le « Concert thématique » et les « Ateliers et concert ». Ces projets font également appel à la perspective historique (ECM+ 1995) :

Le Concert thématique offre un programme établi à partir d’un chef-d’oeuvre classique, tant par ses qualités particulières que par son instrumentation reprise par les oeuvres nouvelles créées lors de ce même concert. L’activité Ateliers et concert permet à de jeunes compositeurs de travailler directement, avec les musiciens et le chef de l’ECM, à l’élaboration d’une oeuvre nouvelle lors d’ateliers tenus plusieurs semaines avant le début des répétitions préparant le concert final. Le public est invité à suivre le cheminement créateur poursuivi lors des différentes étapes de cette activité.

Éventuellement, il est attendu qu’une fréquentation assidue entraîne l’approfondissement des connaissances sur la musique contemporaine. Les principaux axes de programmation de la SMCQ, des E9, de l’ECM+ et du NEM demeurent cependant généraux. Il est donc pertinent de se pencher plus précisément sur des mesures prises pour intégrer les créations de femmes dans les concerts, soit les concerts thématiques, la commande d’oeuvre et les concours de composition.

Les concerts thématiques

À partir d’une oeuvre, d’un instrument, d’une région, d’un événement, le concert thématique met à l’honneur un sujet donné. Ainsi, à quelques moments précis, les organismes musicaux ont produit des concerts thématiques en rapport avec des célébrations officielles des femmes : l’ECM+ a donné « Trois jours avant », le 5 mars 1993 à l’occasion de la Journée internationale des femmes, et « ContemporElles », le 29 octobre 2000 lors du SuperMicMac (Musiciennes innovatrices canadiennes/Musiques actuelles et contemporaines), festival présenté dans les lignes qui suivent.

C’est l’organisme Codes d’accès[8] qui a tenu à souligner la Journée internationale des femmes sur la scène montréalaise en 1993 en invitant Véronique Lacroix, directrice de l’ECM+, à présenter des oeuvres des compositrices Maya Badian, Linda Bouchard, Isabelle Marcoux, Sylvaine Martin, Ka-Ming Lo et Pascale Trudel, interprétées surtout par des femmes. Un témoignage de cette soirée particulière est offert par la journaliste Dominique Olivier (1994 : 90) :

Nous avons retenu surtout le très beau Transi-Blanc, de Linda Bouchard, un Moine à grosse-tête et la bête, très original, de la compositrice Ka-Ming Lo, et Adolescence, de Sylvaine Martin, une commande de Radio-Canada pour l’occasion. Cette dernière oeuvre, toute en demi-teinte et très émouvante, est d’une facture sobre et presque classique, malgré son langage très actuel […] La sensibilité toute en délicatesse de Sylvaine Martin a fait de cette oeuvre, poème et musique, un très beau moment d’émotion qui, si c’est possible, ressemble peut-être à ce qu’une femme peut livrer de distinctif par la création musicale.

Pour une soirée, ces compositrices ont pu sortir de l’ombre et faire reconnaître leur talent, mais leur participation à la programmation régulière demeure cependant limitée.

Au Québec, les PSM[9] jouent un rôle particulier dans l’articulation du discours féministe en musique de création. Associées à la musique actuelle, un courant musical né durant les années 70 en réaction à l’institutionnalisation de la musique et qui représente « toute musique non-écrite, en marge des normes imposées par la mode, qui cherche à mettre en relief la participation des femmes à l’innovation : une musique improvisée, métissée, rebelle, pensée dans le sillon de la tradition américaine Fluxus où le créateur est l’interprète » (Lefebvre 2005 : 78), les PSM organisent les concerts à Montréal et assurent des tournées internationales des ensembles dont font partie ses trois fondatrices, notamment Wondeur Brass, Justine, les Poules, Castor et compagnie, Flammèches et Nous perçons les oreilles. Devant les défis d’intégrer les structures hiérarchisées, les PSM offrent une voix aux femmes qui s’expriment par l’improvisation, le free-jazz, l’ambiance bruitiste, la lutherie électronique, le rock, le folk, etc.

Parmi les activités phares des PSM, le Festival SuperMicMac, présenté du 25 octobre au 12 novembre 2000, a nécessité la collaboration de plusieurs ensembles et organismes culturels montréalais. À cette occasion, le public montréalais a pu assister à treize concerts, un théâtre musical, un récital commenté, deux conférences, une table ronde, une exposition, quatre cinq-à-sept avec plus de 100 artistes venant des quatre coins du Canada. L’ECM+ y a présenté un concert intitulé « ContemporElles » mettant à l’honneur les oeuvres de Suzanne Hébert-Tremblay, d’Estelle Lemire et d’Ana Sokolovic. Pour l’ECM+, ces compositrices renouvellent à leur façon le langage de la musique de tradition occidentale savante.

Le Festival SuperMicMac a été l’occasion de faire entendre une grande variété de musiciennes de diverses générations. Il a contribué à la réflexion sur la composition au féminin et sur sa place dans les institutions et il a permis de déconstruire certains préjugés. C’est ce qu’a exprimé le critique musical François Tousignant (2000 : 4) :

La question se posait autrefois de savoir s’il existe une musique spécifiquement « féminine ». Pour mieux s’en faire une idée, ajouter des éléments dans sa quête d’une réponse, il n’y a guère d’autre méthode que d’accourir entendre leurs oeuvres. Peut-être même uniquement pour se rendre compte de la vanité de la question.

Ainsi, au-delà de l’aspect féminin, ce festival a célébré la musique de création qui reste encore trop peu connue. Les organisatrices de l’événement ont offert une belle occasion de découvrir un large éventail de propositions nouvelles allant des musiques instrumentales écrites, improvisées et mixtes jusqu’au théâtre musical.

Un dernier exemple de concert thématique marquant a été celui que la SMCQ a organisé pour célébrer le premier anniversaire du décès de sa fidèle collaboratrice Micheline Coulombe Saint-Marcoux, concert qui a eu lieu le 13 février 1986 à la salle Pollack de l’Université McGill. Le public a pu y entendre les morceaux suivants :

  • Quatuor (1965-1966), interprété par le Quatuor Morency;

  • Mandala II (1980), joué par la pianiste Louise Bessette;

  • Trakadie (1970), pour percussions et bande dans une interprétation de Robert Leroux;

  • Ishuma (1973), oeuvre commandée pour l’ensemble de la SMCQ avec le soutien du Conseil des arts du Canada;

  • Zones (1971-1972), pour bande;

  • Genesis (1975), par le Quintette à vent du Québec;

  • Regards (1978), pour ensemble et bande qui a été interprété par l’Ensemble de la SMCQ.

Cet hommage était aussi une rétrospective, car les oeuvres choisies s’échelonnent sur une période de 15 ans, soit de 1965 à 1980. De plus, pendant l’entracte, le public était invité à visiter dans le hall de la salle de concert une exposition sur la compositrice chapeautée par le Centre de musique canadienne (CMC) et la SMCQ. L’Association des compositeurs, auteurs et éditeurs du Canada (Composers’, Authors’ and Publishers’ Association of Canada ou CAPAC) a procédé au lancement du fascicule sur Micheline Coulombe Saint-Marcoux produit par le CMC. Enfin, le concert avait été enregistré par la Société Radio-Canada et radiodiffusé le dimanche 23 février 1986 à 20 heures, dans l’émission Musiques actuelles, réalisée par Hélène Prévost. C’est donc toute une communauté qui s’est mobilisée pour souligner la mémoire d’une compositrice et pour faire vivre sa musique.

La commande d’oeuvre et les concours de composition sont deux autres modes d’intervention mis à la disposition des organismes de musique contemporaine pour assurer une présence accrue des femmes dans leur programmation.

La commande d’oeuvre

Au Québec et au Canada, les organismes subventionnaires, tels le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ), fondé en 1994, et le Conseil des arts du Canada (CAC), créé en 1959, encouragent l’innovation musicale en soutenant les productions originales et la commande d’oeuvre.

Si l’on considère la période commune d’activité de la SMCQ, de l’ECM+ et du NEM, de 1987 à 2006, la SMCQ a commandé des oeuvres à 7 femmes (15 % des 46 commandes), le NEM a proposé 5 commandes à des femmes (21 % des 24 commandes) et l’ECM+ a sollicité 21 compositrices (soit 25 % des 85 commandes) (voir le tableau 2).

Tableau 2

Liste des oeuvres commandées pendant la période 1987-2006

SMCQ

  • Marie Pelletier (1959-, Canada), C.S.Q.M. (1991);

  • Estelle Lemire (1960-, Canada), Rimes et mesures dépourvues (1991);

  • Linda Bouchard (1957-, Canada), Compressions (1996);

  • Ana Sokolovic (1968-, Yougoslavie), Jeu des portraits (1996);

  • Isabelle Panneton (1955-, Canada), Volando (1999);

  • Melissa Hui (1966-, Hong Kong), Come as you are (2006);

  • Linda Catlin Smith (1957-, États-Unis), Path of uneven stones (2000).

ECM+

  • Estelle Lemire (1960-, Canada), Mouvement (1988);

  • Estelle Lemire (1960-, Canada), Empreinte (1988);

  • Suzanne Hébert-Tremblay (1960-, Canada), Ocre (1990);

  • Liette Yergeau (s. d., Canada), Manhattan (1990);

  • Liette Yergeau (s. d., Canada), Un matin sur terre (1991);

  • Isabelle Panneton (1955-, Canada), Cantate de la fin du jour (1993);

  • Estelle Lemire (1960-, Canada), Empreintes II (1993);

  • Estelle Lemire (1960-, Canada), Estampes* (1994);

  • Isabelle Marcoux (1961-, Canada), Impression couleurs* (1994);

  • Suzanne Hébert-Tremblay (1960-, Canada), Quel bruit fait l’arbre qui tombe dans un bois où il n’y a personne pour l’entendre* (1994);

  • Danielle Palardy Roger (1949-, Canada), Un coeur serein dans le tumulte* (1995);

  • Ana Sokolovic (1968-, Yougoslavie), Cinq locomotives et quelques animaux* (1996);

  • Marie Pelletier (1959-, Canada), Souper à Chenonceaux (1997);

  • Ana Sokolovic (1968-, Yougoslavie), Pesma (1997);

  • Geneviève Beaudet (s. d., Canada), Le chat, la folle et le salon (1997);

  • Ana Sokolovic (1968-, Yougoslavie), Géométrie sentimentale (1998);

  • lla Zagaikevych (1966-, Ukraine), L’alouette s’est tue (1998);

  • Marie Pelletier (1959-, Canada), Y (2000);

  • Marie-Hélène Fournier (1963-, France), Mai (2000);

  • Suzanne Hébert-Tremblay (1960-, Canada), Entre deux airs (2000);

  • Rose Bolton (1971-, Canada), Orion’s Quilt* (2000);

  • Emily Doolittle (1972-, Canada), Four Pieces about Water* (2000);

  • Nicole Lizée (1973-, Canada), Left Brain/Right Brain* (2002);

  • Marci Rabe (1977-, Canada), and amber cinders remain* (2002);

  • Veronika Krausas (1963-, Australie), Mnemosyne (1999);

  • Moiya Callahan (1974-, États-Unis), say some thing (2003);

  • Analia Lludgar (1972-, Argentine), Le chêne et le roseau (2005);

  • Emily Doolittle (1972-, Canada), Le loup, la chèvre et le chevreau* (2005).

NEM

  • Isabelle Panneton (1955-, Canada), Travaux et jeux de gravité (1998);

  • Linda Bouchard (1957-, Canada) et Marcelle Deschênes (1939-, Canada), Musique Défilé pour une fin de siècle (1999);

  • Mary Finsterer (1962-, Australie), Pascal’s Sphere (2000);

  • Claire-Mélanie Sinnhuber (1973-, France), Hiss (2004);

  • Du Yun (1977-, Chine), Impeccable Quake* (2004).

* Oeuvre commandée dans le contexte d’un concours de composition.

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À la lecture du tableau 2, on observe que les compositrices Bouchard, Lemire, Panneton, Pelletier et Sokolovic ont reçu des commandes de plus d’un organisme, ce qui leur a donné ainsi une visibilité accrue et un fort sentiment d’appartenance au milieu.

Pour les E9, le NEM et l’ECM+, la commande d’oeuvre est également liée à des concours de composition qui soutiennent l’activité créatrice des jeunes. Au tableau 2, on compte 11 oeuvres sur 40 qui ont été créées dans ce contexte.

Les concours de composition

La Tribune nationale des jeunes compositeurs est mise sur pied en 1983 par Lorraine Vaillancourt et ses collègues à l’occasion des E9. Reprise dès 1991 par le NEM sous le nom de « Forum », cette activité inspirera en 1993 les Ateliers et concert de l’ECM+, événement devenu par la suite Génération.

La Tribune nationale des jeunes compositeurs est un concours bisannuel, en alternance avec le Concours national des jeunes compositeurs de CBC/Radio-Canada, qui invite tous les compositeurs et compositrices canadiens de moins de 30 ans à soumettre des oeuvres dans l’une ou l’autre des trois catégories suivantes : orchestre de chambre, voix ou instrument solo, ensemble mixte jumelant instrument(s) acoustique(s) et bande. Pour la première présentation de la Tribune nationale en 1985, parmi les 39 personnes qui ont répondu à l’appel, on retient les oeuvres de 2 femmes : celle d’Alice Ping Yee Ho (née en 1958) et de Wendy Prezament (née en 1955). La deuxième présentation a lieu le 9 décembre 1987 et la troisième est organisée le 9 décembre 1989 en collaboration avec la Société Radio-Canada et le NEM, cet ensemble dirigé par Lorraine Vaillancourt qui prendra la relève des E9.

En 1991, Lorraine Vaillancourt organise le 1er Forum international des jeunes compositeurs, sous le parrainage de l’Unesco et en collaboration avec la Faculté de musique de l’Université de Montréal ainsi qu’avec la Société Radio-Canada. Forum est un concours biennal où les compositrices et les compositeurs du monde entier âgés de moins de 30 ans sont invités à soumettre leur candidature et à écrire une oeuvre pour les quinze musiciens et musiciennes du NEM. Les personnes sélectionnées sont ensuite accueillies à la Faculté de musique de l’Université de Montréal pour un stage de quatre semaines avec l’ensemble. À la fin du stage, le NEM présente à l’occasion des concerts de clôture les nouvelles oeuvres en première audition mondiale. Puis, le jury procède à une dernière sélection de trois oeuvres « gagnantes[10] » qui sont enregistrées par la Société Radio-Canada en vue de la production d’un disque compact. Les oeuvres enregistrées font également l’objet d’une offre à l’Union européenne des radiodiffuseurs, ce qui donne une visibilité internationale très importante à l’événement. Pour la période à l’étude, les compositrices ayant participé au concours sont Mary Finsterer (Forum 1991), Melissa Hui (Forum 1993), Kirsty Beilharz et Olga Rayeva (Forum 1998), Juliana Hodkinson (Forum 2000), Kuei-Ju Lin (Forum 2002) et Du Yun (Forum 2004).

À partir de la saison 1993-1994, Véronique Lacroix propose un nouveau projet artistique pour l’ECM+ : les Ateliers et concert qui deviendront, en 2000, Génération. Alors que les activités des forums du NEM se concentrent sur un mois, les Ateliers et concert se déroulent sur une période plus longue. Les Ateliers forment la première phase d’incubation et d’expérimentation. Les personnes qui y prennent part ont deux séances de travail avec les musiciens et les musiciennes de l’ECM+ pour l’écriture et la réécriture de la pièce. Le public intéressé est invité à participer gratuitement à ces ateliers préparatoires. Par la suite, les compositrices et les compositeurs disposent d’une période de trois à cinq mois pour écrire leur pièce en entier. Enfin, un concert final devant public est organisé par l’ECM+. Avec Génération, le concert fait l’objet d’une grande tournée pancanadienne à laquelle sont conviés tous les candidats et candidates. Une autre particularité du concours est de donner un espace de parole aux jeunes qui débutent dans la composition. Par exemple, avant l’audition de sa pièce, la compositrice est invitée à présenter sa démarche créatrice et à révéler les principales clés d’écoute musicale. Les compositrices qui ont participé aux Ateliers et concert sont : Suzanne Hébert-Tremblay et Estelle Lemire (1994), Isabelle Marcoux (1994), Danielle Palardy-Roger (1995), Ana Sokolovic (1996), Rose Bolton et Emily Doolittle (2000), Nicole Lizée et Marci Rabe (2002).

Pendant la période étudiée, 105 jeunes qui composent de la musique ont participé à la Tribune nationale des jeunes compositeurs des E9 (1985-1989), aux forums du NEM (depuis 1991) et aux Ateliers et concert devenus Génération de l’ECM+ (depuis 1994). De ce nombre, 18 sont des femmes (17 %), ce qui est une proportion analogue à celle de la programmation des concerts habituels.

De son côté, la SMCQ n’a pas organisé de concours de manière soutenue. On retient son concours international de composition dont la finale qui a eu lieu le 11 avril 1996 a couronné la pièce Peter Benjamin de Moritz Eggert (1965-, Allemagne). Au total, 140 candidates et candidats se sont présentés au concours (18 femmes et 122 hommes). Celui-ci était ouvert à tous et à toutes sans restriction d’âge, de style et de nationalité. Cependant, aucune candidature de femmes n’a été retenue parmi les finalistes. La SMCQ a également collaboré à divers concours sans en être la principale investigatrice. Par exemple, l’organisme contribue depuis 1988 au Prix de musique contemporaine Québec-Flandre créé par les gouvernements québécois et flamand pour reconnaître le talent en composition et en interprétation des musiciennes et des musiciens des deux communautés culturelles[11]. Dans ce concours, organisé par le CALQ, l’oeuvre québécoise primée est présentée par le Centre culturel de Vooruit à Gand, tandis que l’oeuvre flamande lauréate est jouée pendant la saison régulière de la SMCQ. Les deux organismes font entendre l’oeuvre primée dans son pays d’origine à la saison suivant la remise du prix. Pour la SMCQ, les retombées attendues d’une telle entreprise sont le rayonnement des compositrices et des compositeurs québécois à l’étranger, la consolidation des liens avec les partenaires étrangers et le développement d’un réseau international de contacts.

Ce constat amène à penser que, malgré l’excellente visibilité dont peuvent jouir les compositrices par la commande d’oeuvre ou la participation à un concours de composition, les concerts thématiques semblent avoir été les plus profitables pour augmenter la représentation féminine dans les programmes. Il demeure qu’un travail reste à faire du côté des organismes musicaux pour stimuler davantage les créatrices et faire connaître leur musique à un public élargi. Des mesures concrètes pourraient être mises en place pour reconnaître l’importance de l’équité, de la diversité et de l’inclusion dans le répertoire de musique contemporaine, pour promouvoir des pratiques équitables et pour éliminer les obstacles systémiques.

Conclusion

Mon article avait pour objet d’étudier la programmation de la SMCQ, des E9, de l’ECM+ et du NEM au regard de la présence des compositrices. Bien qu’il résulte de la sélection de ces quatre organismes un portrait partiel du milieu de la création musicale québécoise de 1966 à 2006, ces sociétés de concert, avec leurs particularités propres, se situent au coeur du projet de développement d’un répertoire musical commun. Ainsi, il ressort de l’analyse une similitude dans les politiques de programmation : au sein du même concert, on tend à présenter côte à côte les oeuvres de référence, soit un répertoire plus connu, et des oeuvres jouées pour la première fois en concert. Dans une perspective de développement du public de la musique contemporaine, il semble être important de montrer les nouvelles compositions de musique contemporaine en relation avec leur contexte, même si celui-ci comporte des biais historiographiques (Stévance 2010 : 45) :

La société longtemps masculine a fait de la culture un véhicule des inégalités entre hommes et femmes, de sorte qu’il semble aujourd’hui difficile de dépasser ces constructions tant le système est profond et s’étend à des réalités économiques extrêmement complexes.

Au sein de la programmation interne des quatre organismes à l’étude, les concerts thématiques, la commande d’oeuvre ou les concours de composition permettent d’offrir de la visibilité, peut-être même de la légitimité aux créatrices. Les deux derniers types d’interventions sont étroitement liés au troisième axe de programmation, c’est-à-dire les nouvelles compositions de la relève, mais il semble difficile d’établir des critères en vue d’accroître la diversité des représentations musicales.

Bien que les musiciennes soient de plus en plus présentes sur les scènes de musique contemporaine, il est nécessaire que la transformation des normes sociales et l’ouverture des organismes musicaux se poursuivent. Les mesures prises ne doivent pas se limiter à regrouper les femmes dans un concert dit « féministe » pour atteindre certains quotas et se donner bonne conscience. Parallèlement à des activités organisées par et pour les femmes, à l’image du Festival SuperMicMac mentionné plus haut, la musique des femmes doit investir toutes les sphères de la musique contemporaine et pouvoir être pleinement intégrée dans les saisons régulières des organismes.

La première évolution a été amenée par la SMCQ qui a mis sur pied en 2007, avec la complicité de l’ensemble du milieu de la musique contemporaine, la Série Hommage. Présentée tous les deux ans, cette série « axe le répertoire d’une saison entière autour d’un seul compositeur afin de lui offrir une reconnaissance exceptionnelle » (Boudreau 2007). Parmi les Claude Vivier (saison 2007-2008), Gilles Tremblay (saison 2009-2010), Denis Gougeon (saison 2013-2014), John Rea (saison 2015-2016) et José Evangelista (saison 2017-2018), Ana Sokolovic a pu entendre sa musique jouée à de multiples occasions tout au long de la saison 2011-2012. En 2019-2020, c’est la compositrice Katia Makdissi-Warren qui recevra cet hommage. À long terme, c’est le genre d’initiative interne que les organismes pourraient multiplier pour que leurs décisions musicales amènent une intégration systémique des oeuvres des compositrices en concert plutôt qu’un changement de fond en comble des modes d’organisation du milieu de la musique contemporaine.

Tout en reconnaissant l’apport de la SCMQ, des E9, de l’ECM+ et du NEM, j’estime que l’analyse des programmes de concert dans une perspective féministe mériterait d’être élargie à un nombre plus vaste d’organismes qui ont participé à la diffusion de la création des femmes au Québec. En effet, la diffusion ne s’est pas faite uniquement par ces organismes, non plus qu’exclusivement au Québec. Des compositrices peuvent entendre leurs pièces jouées par d’autres ensembles, orchestres, interprètes indépendants et recevoir des commandes de l’extérieur du Québec. De même, je crois opportun d’explorer plus avant la présence des femmes dans divers styles musicaux. Les musiques électroacoustiques semblent un champ intéressant à explorer, d’autant qu’on observe un nombre grandissant d’inscriptions à des formations spécialisées en arts numériques et médiatiques. À cet égard, le Studio xx offre un exemple : il propose aux femmes une série d’activités et de services pour les initier aux nouvelles technologies et leur donner les outils afin qu’elles puissent réaliser et diffuser leurs propres productions artistiques[12]. Enfin, il serait important d’analyser le discours féministe des compositrices elles-mêmes. Plusieurs témoignages de leur part sont déjà consultables dans les sources secondaires, mais l’accès à leur correspondance et à leurs écrits personnels, qui se trouvent présentement dans des archives privées, apporterait un éclairage inédit sur les rapports esthétiques et sociaux que les compositrices entretiennent avec leur art.