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Plusieurs auteurs se sont penchés sur la question de l’apprentissage de la lecture par l’élève qui a des incapacités intellectuelles (Alfassi, Weiss et Lifshitz, 2009; Cupples et lacono, 2000; Erez et Peled, 2001; Joseph et Konrad, 2009). Les incapacités intellectuelles sont définies par l’American Association on Intellectual and Developmental Disabilities (2010) comme une incapacité qui est caractérisée par des limitations significatives du fonctionnement intellectuel et du comportement adaptatif. L’incapacité étant la réduction de la capacité à réaliser une activité, cette définition donne une place prépondérante à l’interaction entre l’individu et son milieu. Le présent texte s’inscrit dans cette visée.

Bien que la littérature suggère que l’apprentissage de la lecture soit possible pour l’élève qui a des incapacités intellectuelles (Boudreau, 2002; Byrne, 1992; Kay-Raining, Cleave et Mcconnell, 2000; Shepperdson, 1994), il s’agirait d’une tâche tout spécialement ardue (Alfassi et al., 2009; Browder,Wakeman, Spooner, Ahlgrim-Delzell et Algozzzine, 2006; Browder, Gibbs, Ahlgrim-Delzell, Courtade, Mraz et Flowers, 2009; Büchel et Paour, 2005; Calhoon, 2001; Farrell et Elkins, 1995; Joseph et Konrad, 2009; Kay-Raining Bird, Cleave et McConnell, 2000; Kliewer et Landis, 1999; Kyoung Sun et Kemp, 2006). Le National Assessment of Educational Progress stipule que 71 % des élèves de 4e année qui ont des incapacités intellectuelles n’ont pas un niveau de base en lecture (Browder et al., 2006).

Nous nous proposons de comprendre pourquoi l’apprentissage de la lecture est si difficile pour ces élèves en analysant l’interaction entre leurs caractéristiques cognitives (Dionne, Langevin, Paour et Rocque, 1999) et la complexité de la tâche, dans une perspective d’interaction entre la personne et son milieu. Selon Giasson (2011), la lecture est un processus cognitif, actif de construction de sens et de communication. En d’autres mots, le lecteur doit prendre en compte ses connaissances syntaxiques, grammaticales et générales pour lire et formuler de nouvelles hypothèses (Legendre, 2005; Rayner et Pollatsek, 1989). Le lecteur est au coeur d’un processus de construction de sens (Adams, 1990; Arrivé, 1993; Brodeur, Deaudelin, Bournot-Trites, Siegel et Dubé, 2003; Burns, Espinosa et Show, 2003; Byrne, 1992; Liberman, 1991; Marin et Legros, 2008; Montésinos-Gelet et Besse, 2003; Morais, Pierre et Kolinsky, 2003). Sa compréhension peut s’appuyer sur le principe que la lecture est un processus de langage comme l’oral. L’oral et l’écrit ont en effet plusieurs similitudes : tous les mots lus sont écrits; ces mots sont écrits dans l’ordre de la présentation orale. À l’opposé, les concepts de lettres, de mots, de phrases, les signes de ponctuation, la mise en page, la manipulation du livre et le sens de la lecture sont des caractéristiques propres à l’écrit. La prise de conscience de ces caractéristiques se nomme l’émergence de l’écrit. Sans texte, il n’y a pas de lecteur et sans lecteur, les intentions d’écriture sont quasi inexistantes. La lecture est un processus interactif qui met en relation le lecteur (structures cognitives, structures affectives, microprocessus, processus d’intégration, macroprocessus, processus métacognitifs et processus d’élaboration), le texte (intention de lecture, la structure du texte et le contenu) et le contexte (contexte psychologique, contexte social et contexte physique) dans lequel il lit. L’aspect interactif du processus qu’est la lecture est perceptible dans la finalité première de la lecture : la compréhension. Comprendre un texte, c’est combiner des informations, à ses propres connaissances, et se faire une représentation mentale dans un contexte donné (Fayol, 1992; Giasson, 2003; Giasson et Thériault, 1983; Van Grunderbeeck, 1994).

D’une façon traditionnelle, l’apprentissage de la lecture par l’élève qui a des incapacités intellectuelles est abordé en fractionnant les tâches de lecture. Par exemple la mémoire de travail de l’élève est évaluée dans une tâche isolée. D’autres articles, notamment en psycholinguistique, détaillent les difficultés induites par la tâche qu’est la lecture du français. Or, nous n’avons pas trouvé d’article qui traitait à la fois des caractéristiques de l’élève qui a des incapacités intellectuelles et de la complexité de la tâche qu’est la lecture du français. Cet article est une revue de littérature sur l’interaction entre les processus (microprocessus, processus d’intégration, processus d’élaboration, macroprocessus et processus métacognitifs) impliqués dans l’acte de lire et les caractéristiques cognitives de l’individu qui a des incapacités intellectuelles (Paour, 1991). Nous avons consulté les banques de données Atrium, ERIC, Psychinfo, Statistiques Canada et Ovid avec les descripteurs Incapacités intellectuelles + lecture, literacy, mental retardation + reading, déficience intellectuelle + lecture, intellectual disabilities + reading et chacune des caractéristiques des personnes qui ont des incapacités intellectuelles (lenteur et retard du développement, mode préopératoire, moindre efficience du fonctionnement intellectuel, banque de connaissances pauvre et mal organisée et peu de stratégies métacognitives) + lecture. Nous avons utilisé la méthodologie de l’anasynthèse pour réaliser cette revue de littérature. Notre synthèse sera présentée en lien avec le processus de production du handicap (Fougeyrollas, Cloutier, Bergeron, Côté et St-Michel, 1998). Selon ce processus, des éléments environnementaux, en interaction avec les déficiences ou incapacités de la personne, peuvent devenir des obstacles à la réalisation d’une activité, la plaçant ainsi en situation de handicap. Nous pourrons donc montrer comment l’interaction entre la complexité de la tâche de lecture et les caractéristiques cognitives du lecteur qui a des incapacités intellectuelles peut créer une situation de handicap.

Puisque la situation de handicap est le résultat de l’interaction entre les caractéristiques de l’individu (déficiences/incapacités) et l’environnement (obstacles/facilitateurs), il ne s’agit plus d’imputer l’échec en lecture à l’élève, mais plutôt de comprendre comment des éléments de l’environnement, ici ceux impliqués dans l’acte de lire, entrent en interaction avec les caractéristiques associées aux incapacités intellectuelles et deviennent, de ce fait, des obstacles potentiels à l’apprentissage. Les processus impliqués dans l’acte de lire sont mis en relation avec chacune des principales caractéristiques (Dionne et al., 1999) : lenteur et retard du développement, mode préopératoire, moindre efficience du fonctionnement intellectuel, banque de connaissances pauvre et mal organisée et peu de stratégies métacognitives. En conformité avec la perspective interactive tant de la nouvelle définition d’incapacité intellectuelle et le milieu de vie que du processus de production du handicap, nous avons souvent inversé les interactions décrites par les auteurs entre les caractéristiques de l’élève et les exigences de l’acte de lire. Ainsi, une caractéristique ne sera pas présentée ici comme un obstacle à l’apprentissage de la lecture. Nous mettrons plutôt en évidence la complexité d’un aspect de l’acte de lire qui, en interaction avec une caractéristique de l’élève, risque d’être un obstacle à l’apprentissage de la lecture. Les deux éléments de l’interaction demeurent les mêmes, mais la source d’obstacle est inversée.

Lenteur et retard du développement intellectuel

Le retard du développement, première caractéristique de l’individu qui a des incapacités intellectuelles, est défini par Legendre (2005) comme une acquisition jugée plus lente des habiletés tant intellectuelles que physiques. Il est possible de quantifier ce retard en effectuant la différence entre l’âge mental et l’âge chronologique d’un individu (Dionne et al., 1999). Sachant que l’âge mental du lecteur et son développement cognitif sont des déterminants pour l’apprentissage de la lecture (Deschênes et Cloutier, 1987; Lovett, 1981; Noizet, 1982), cette partie précisera les répercussions d’un retard du développement sur les microprocessus, les processus d’élaboration, les processus d’intégration, les macroprocessus et les processus métacognitifs. Nous définirons brièvement ces processus au fil du texte.

Microprocessus versus retard

Les microprocessus servent à comprendre les informations contenues dans la phrase. Ils regroupent l’identification des mots, la lecture par groupe de mots et la microsélection.

Discrimination visuelle et auditive

Un retard du développement intellectuel restreindrait la discrimination des informations tant visuelles qu’auditives (Leroy-Boussion, 1967). Or, la lecture a une grande composante visuelle; le lecteur doit reconnaitre 26 lettres qui ont des ressemblances certaines entre elles (Giasson, 2011). Par exemple, pour discriminer les lettres a et o, le lecteur doit percevoir un trait vertical sur la paroi droite de la lettre a. Une observation des lettres minuscules script de l’alphabet montre des ressemblances marquantes entre ces dernières : certaines sont des symétries les unes des autres (b-d-p-q, u-n, m-w), d’autres sont identiques à une courbe près (i-j, c-o, f-t, m-n, q-g et u-v) et quelques-unes sont identiques à l’exception d’un petit trait (l-t, a-o, a-d, v-y, r-n, o-p, o-q, o-b, o-d et h-n). Seules les lettres e-s-k-x-z n’offrent que très peu de confusions possibles avec d’autres lettres. De cette courte liste, les lettres k-x-z sont très peu présentes dans les mots français, d’où la nécessité pour le lecteur de percevoir de petits détails. Or, puisque notre code orthographique admet la présence de lettres majuscules, le lecteur doit apprendre la correspondance entre les lettres majuscules et les lettres minuscules. Pour les lettres A-a, B-b, D-d, E-e, G-g, H-h, I-i, J-j, L-l, M-m, N-n, Q-q, R-r et T-t la lettre majuscule n’est pas une grosse minuscule; les graphies sont totalement différentes. L’élève doit également apprendre les lettres cursives. Si certaines lettres cursives ressemblent beaucoup aux lettres script avec l’ajout d’un trait pour attacher les lettres (a, c, d, e, g, i, j, o, p, t, u, w et y), certaines ont une graphie très différente (b, f, h, k, l, m, n, q, r, s, v et z). Le lecteur doit donc discriminer ces 12 nouvelles graphies. Avec l’ajout des lettres majuscules et des lettres cursives, le lecteur doit donc pouvoir discriminer 52 lettres différentes. Ces 52 lettres ne seront pas toujours écrites de la même façon; la police d’écriture modifiera la morphologie de la lettre (a-a-a-a-a-a-a). La différence entre a et a réside dans une courbe ajoutée, tout comme la différence entre le t et le f. Dans le deuxième cas, l’élève doit comprendre qu’il s’agit de lettre différente, tandis que dans le premier cas l’élève doit assimiler qu’il s’agit de la même lettre. À certains moments, les petits détails doivent absolument être pris en compte et dans d’autres ils sont une marque d’esthétisme. Aux marques d’esthétisme, s’ajoutent les façons d’attirer l’attention du lecteur : le gras (a), l’italique (a) et le soulignement (a). Il s’agit d’ajouts de traits ou de déformations que le lecteur doit tout simplement ignorer. La graphie des lettres de l’alphabet est donc très instable. Aussi, puisque l’instabilité morphologique est un facteur de complexité de la tâche prescrite (Langevin, Robichaud et Rocque, 2008), nous pouvons penser que ce jeu de courbes et de traits est à fort potentiel d’être un obstacle à l’apprentissage de la lecture par l’élève qui a des incapacités intellectuelles. Nous pouvons supposer que l’élève qui a des incapacités intellectuelles aura un retard au niveau de la reconnaissance des lettres de l’alphabet et possiblement des processus de reconnaissance des mots. Afin d’étoffer cette dernière proposition, il importe d’analyser l’impact du retard de la discrimination auditive sur le développement des microprocessus.

Bien qu’important, l’aspect auditif de la lecture est moins évident. Il faut tout d’abord savoir que l’audition contribue au développement de la conscience phonologique, puisqu’il s’agit, par définition, d’une capacité à discriminer auditivement des syllabes ou des rimes (Giasson, 2011). Nous spécifierons, dans la prochaine partie, le lien entre la conscience phonologique et les microprocessus et nous traiterons des répercussions d’un retard du développement intellectuel sur le développement de la conscience phonologique et du principe alphabétique.

Conscience phonologique et principe alphabétique

La conscience phonologique et le principe alphabétique sont les préalables à la capacité de décodage (Giasson, 2011; Neuman et Dickinson, 2001). La conscience phonologique est « l’aptitude à se représenter la langue orale comme une séquence d’unités ou de segments tels que la syllabe, la rime et le phonème (Giasson, 2011, p.83). » Il s’agit d’un des facteurs qui prédit le mieux la réussite scolaire en lecture (Giasson, 2011). La découverte du principe alphabétique en est complètement dépendante. Pour faire la découverte du principe alphabétique, le lecteur doit réaliser que les lettres écrites qui composent les mots représentent des sons à l’oral. Cette découverte nécessite que l’élève, en plus d’avoir acquis une conscience phonologique, connaisse quelques lettres et reçoive un enseignement. La découverte du principe alphabétique ne se fera pas seule, l’élève doit être mis en contact avec celui-ci (Giasson, 2011; Neuman et Dickinson, 2001).

Plusieurs recherches ont porté sur la relation entre la conscience phonologique et l’apprentissage de la lecture par l’élève qui a des incapacités intellectuelles (Cardoso-Martins et Frith, 2001; Cupples et lacono, 2002; Gombert, 2002; Kay-Raining Bird et al., 2000; Kyoung Sun et Kemp, 2006). Ce dernier accuserait, dans la plupart des cas, un retard du développement de la conscience phonologique (Chapelle, 1998). La conscience de la rime, un précurseur de la lecture, serait tout spécialement lente d’acquisition (Kyoung Sun et Kemp, 2006). Ce n’est qu’à 6 ou 7 ans que l’enfant sans retard du développement serait capable de discriminer tous les sons à l’oral (Leroy-Boussion, 1967), il est donc permis de penser, après cette analyse, qu’à âge chronologique égal, le lecteur qui présente des incapacités intellectuelles, vu son retard du développement intellectuel et l’instabilité de la langue française, ne pourra pas discriminer autant de sons et aura donc un retard de la conscience phonologique. Ce retard induira inévitablement un retard de la découverte du principe alphabétique qui retardera également le décodage.

En résumé, cette première partie nous a permis de constater que l’élève qui a des incapacités intellectuelles débutera son parcours de lecteur avec un retard touchant les préalables à la reconnaissance des mots : la conscience phonologique et la découverte du principe alphabétique. Un tel retard commanderait des interventions préventives à l’âge préscolaire et une sensibilisation des enseignants du 1er cycle du primaire pour aider l’élève à développer cette conscience et à découvrir ce principe. Si ce n’est pas acquis durant cette période, les interventions deviendront plus difficiles, notamment parce que les produits pédagogiques disponibles sont conçus pour des élèves plus jeunes.

Processus d’intégration versus retard

Les processus d’intégration rendent possible la formation de liens entre les propositions ou les phrases dans un texte. Lorsqu’il lit, le lecteur doit souvent inférer : pronoms, informations implicites, référents et synonymes. L’inférence est une information que le lecteur ajoute au contenu explicite du texte pour comprendre (Giasson, 2011; Neuman et Dickinson, 2001). L’exigence d’inférer augmenterait avec l’âge mental (Schmidt, Schmidt et Tomalis, 1984), ce qui serait un obstacle pour le lecteur qui a des incapacités intellectuelles dans sa quête de référents d’informations implicites présentées dans les textes. Une différence entre l’explicite et l’implicite est un facteur de complexité de la tâche prescrite (Langevin et al., 2008). Il est donc possible de considérer les tâches où le lecteur doit inférer comme complexes et très potentiellement des obstacles pour l’élève qui a des incapacités intellectuelles. Le retard du développement aura donc des incidences sur les processus de reconnaissance de mots et sur la création d’inférences. Or, lire ne se résume pas uniquement à ces processus, pour comprendre l’idée générale du texte, le lecteur doit utiliser les macroprocessus.

Macroprocessus versus retard

Les macroprocessus permettent au lecteur d’avoir une compréhension globale cohérente du récit : le lecteur connait les idées principales et il utilise la structure du texte. Deschênes et al. (1987) associent la capacité de compréhension d’un texte avec l’âge mental de l’individu. La prise en compte du poids relatif des informations d’un texte se développerait avec le développement cognitif (McGee, 1981). Le retard du développement intellectuel a donc un impact majeur sur la compréhension générale des textes, la recherche de l’idée principale serait plus ardue. Après avoir analysé les répercussions d’un retard du développement intellectuel sur les processus d’intégration et les macroprocessus, nous ne pouvons qu’en venir à la conclusion que le lecteur sera placé en situation de défi. Il devra donc gérer sa compréhension et utiliser des processus métacognitifs.

Processus métacognitifs versus retard

Les processus métacognitifs servent de guide à la compréhension. Ce jugement que se fait le lecteur sur sa compréhension serait également dépendant de son âge mental (Mandler, 1983; Slackman et Nelson, 1984). Le lecteur à l’âge mental plus élevé aurait plus de facilité à gérer sa compréhension, ralentir lorsque certains passages sont plus ardus, demander de l’aide ou relire. En résumé, le retard du développement intellectuel induirait des difficultés aux prémices de l’apprentissage de la lecture, soit en retardant le développement de la conscience phonologique et de la découverte du principe alphabétique. Finalement, l’élève qui a des incapacités intellectuelles aurait peu de moyens pour réguler cette compréhension altérée, puisque les processus métacognitifs seraient touchés. Dans la deuxième section, nous analyserons l’interaction entre la deuxième caractéristique de l’individu qui a des incapacités intellectuelles, soit la pensée préopératoire de l’élève, et certains processus mis en place en cours de lecture.

Pensée préopératoire

Piaget représente le développement de la pensée chez l’enfant et l’adolescent en quatre stades : sensori-moteur, préopératoire, opératoire concret et opératoire formel (Piaget, 1977). La pensée préopératoire nous intéresse tout particulièrement, puisqu’elle est associée à la pensée de l’élève qui a des incapacités intellectuelles (Dionne et al., 1999). Cette forme de pensée est profondément marquée par l’artificialisme. L’enfant peut très bien dire que la lune le suit. Son égocentrisme corroborera cette affirmation : la lune le suit parce qu’elle l’aime. D’autres caractéristiques sont associées à ce stade : les difficultés à sérier, les difficultés avec la notion de réversibilité, les difficultés avec la notion de conservation (nombre, matière, poids et volume) et une sensibilité de distraction aux éléments attrayants. Puisque le développement de la conscience phonologique débute dès la petite enfance, le lecteur en émergence a souvent une pensée préopératoire. Toutefois, l’enfant sans incapacités intellectuelles développera une pensée opératoire entre 7 et 12 ans, ce qui favorise l’acquisition d’habiletés de lecture. Or, l’enfant qui a des incapacités intellectuelles demeurera en pensée préopératoire (Dionne et al., 1999), alors que la pensée opératoire est associée à la compréhension en lecture (Deschênes et Cloutier, 1987; Roberge, Barbara et Flexer, 1984). Afin de mieux comprendre l’interaction entre la pensée préopératoire et l’apprentissage de la lecture, nous décomposerons cette forme de pensée en quatre caractéristiques majeures : l’égocentrisme, l’attention sélective déficitaire, la présence d’absolu et la difficulté d’anticipation.

Égocentrisme 

L’égocentrisme est défini par Legendre (2005, p.545) comme : « une caractéristique passagère du développement de la pensée de l’enfant […] au moment où la pensée n’est pas encore socialisée, l’enfant est incapable de percevoir la réalité en se détachant de son point de vue subjectif ». Piaget (1977) parle de monologue collectif pour nommer le type de discours verbal employé par le jeune enfant qui énonce des opinions les unes après les autres, sans véritables liens entre elles. L’enfant qui a une pensée préopératoire monologue en groupe, sans prendre en compte les propos d’autrui. Une tâche de lecture qui exige de l’élève d’être en mesure de se représenter le point de vue de l’autre risque d’être un obstacle à la compréhension du texte, puisque par définition, comprendre un texte consiste à comprendre les propos d’autrui  et à les confronter à ses propres connaissances (Giasson, 2011). Bien souvent le lecteur doit suffisamment comprendre les propos de l’auteur pour pouvoir les transférer dans une nouvelle tâche; il doit utiliser des processus d’élaboration.

Processus d’élaboration versus pensée préopératoire

Les processus d’élaboration permettent au lecteur de dépasser le texte. Par ces processus, le lecteur peut utiliser sa lecture pour accomplir une tâche. En effet, dans les manuels scolaires, il est souvent demandé à l’élève de se mettre à la place du personnage ou de comprendre les émotions de ce dernier. L’élève doit répondre à des questions du type : Qu’aurais-tu fait à la place du personnage? Lorsque confronté à ce type de questions, en interaction avec son égocentrisme, le lecteur qui a des incapacités intellectuelles se retrouvera très souvent en situation d’échec. Ce type de tâche est un obstacle, d’autant plus grand à l’égard de la deuxième caractéristique de la pensée opératoire : l’attention sélective déficitaire.

Attention sélective déficitaire

Il ne s’agit pas d’une incapacité à se concentrer, mais bien d’une difficulté à prêter l’attention aux stimuli pertinents (Dionne et al., 1999). Le lecteur qui a des incapacités intellectuelles sera attiré par les éléments concrets et attrayants. Puisque les textes proposés aux lecteurs débutants comportent souvent plusieurs illustrations (Bourque, 2003; Dulude, 2001; Frapet, 2003), l’attention déviera possiblement vers celles-ci. Lorsque toute l’attention du lecteur se pose sur l’illustration, l’attention qu’il porte à discriminer les lettres et à mettre en place les microprocessus est réduite, ce qui nuira à la reconnaissance des mots. Les macroprocessus impliqués dans la compréhension globale risquent aussi d’être en interaction avec cette attention sélective déficitaire.

Macroprocessus versus pensée préopératoire

Nous avons vu précédemment que le retard du développement restreindrait la mise en place des macroprocessus. Un déficit du contrôle attentionnel rendrait aussi plus difficile la compréhension globale d’un texte par un élève qui a des incapacités intellectuelles. Le contrôle attentionnel permettrait de limiter les informations à traiter et de prendre en compte les éléments les plus importants pour éviter les parasites qui viendraient nuire à la compréhension générale (Boulc'h, 2003; Valdois, Bosse, Ans, Carbonnel, Zorman et David, 2003). Par analogie, l’attention sélective peut être perçue comme un filtre. Lorsque celle-ci n’est pas déficitaire, elle laisse passer les éléments les moins importants, pour conserver les plus importants. Elle permet ainsi au lecteur de poser son attention sur les idées principales, plutôt que sur des détails, aussi attirants soient-ils. Par exemple, la description de la forêt dans Le petit chaperon rouge peut être attrayante, mais elle n’est pas essentielle à la compréhension de l’idée générale de l’histoire. De tels éléments attrayants certes, mais distrayants en interaction avec le déficit de l’attention sélective du lecteur, nuiront ou pourront nuire à la compréhension générale du texte. Si la complexité de la tâche nécessite une pensée opératoire, il s’agit d’un obstacle pour le lecteur qui a des incapacités intellectuelles (Langevin et al., 2008). Dans la prochaine partie, nous verrons comment la structure de pensée requise par la tâche complexe qu’est la lecture est un obstacle à l’égard d’une troisième caractéristique de la pensée préopératoire.

Pensée rigide

Cette caractéristique de la pensée préopératoire rend presque immuables les connaissances déjà acquises. Il s’agit d’une pensée ou tout est noir ou blanc, vrai ou faux, grand ou petit. Or, pour Legendre (2005, p.88) apprendre c’est : « un processus d’acquisition ou de changement, dynamique et interne à une personne, laquelle, mue par le désir et la volonté de développement, construit de nouvelles représentations, explicatives et durables de son réel à partir de la perception de matériaux, de stimulations de son environnement, de l’interaction entre les données internes et externes au sujet et d’une prise de conscience personnelle ». Apprendre signifie donc modifier des perceptions. Par exemple, dans la phrase : « La baleine est un mammifère marin, elle n’est pas un poisson », le lecteur doit activer ses connaissances sur les baleines, sur les mammifères et sur les poissons. Il devra ajouter dans ses connaissances des poissons que ce ne sont pas tous les animaux qui vivent dans l’eau qui sont des poissons. Or, les exigences de l’apprentissage par la lecture peuvent constituer un obstacle pour l’élève qui a des incapacités intellectuelles. Les expressions de la langue peuvent aussi poser problème. Par exemple, dans la phrase : « Les cheveux de neige de ma grand-mère sont hérissés sur sa tête », le lecteur ne doit pas se fier à sa première perception; il ne s’agit pas véritablement de neige, mais bien de cheveux blancs. Les expressions et les figures de style sont des mines de facteurs de complexité, puisqu’elles comportent des instabilités sémantiques. Il y a une différence entre l’explicite et l’implicite et le lecteur doit avoir des connaissances sur le monde pour les comprendre. Pour ces raisons, elles sont des obstacles à l’apprentissage de la lecture chez l’élève qui a des incapacités intellectuelles.

Les homophones peuvent également causer des surprises au lecteur qui a une pensée rigide. En effet, à la lecture du mot canne, le lecteur peut avoir acquis le sens d’un bonbon rouge et blanc dégusté à Noël. Il lui faudra de la souplesse pour admettre que le mot cane réfère à la femelle du canard et qu’il peut s’agir également d’un bâton servant d’appui pour la marche; il y a une instabilité sémantique. L’enfant qui a des incapacités intellectuelles met du temps à apprendre une signification d’un mot. Souvent l’acception la plus concrète, mais une fois acquise, elle risque d’être sa première référence pour traiter l’information. Nous analyserons, plus précisément de l’interaction entre l’instabilité de la langue et cette troisième caractéristique de la pensée préopératoire.

Instabilité de la langue française

Puisque les correspondances entre les graphèmes et les phonèmes du français sont multiples, il s’agit d’une langue opaque (Geva et Wang, 2001; Jaffré, 2003). Cette caractéristique du français est un obstacle à l’apprentissage de la lecture chez un élève qui a une pensée rigide. En français il existe 130 graphèmes pour 36 phonèmes (Catach, 2008). Le lecteur assimilant que la lettre g correspond au phonème [g], devra apprendre que la même lettre peut correspondre au phonème [j] lorsqu’elle est placée devant la lettre e ou la lettre i. Or, il sera difficile pour le lecteur qui a des incapacités intellectuelles de faire preuve de tant de souplesse (Geva et Wang, 2001; Jaffré, 2003). Il y a une instabilité de code (Langevin, Robichaud et Rocque, 2008), les correspondances sont instables, ce qui complexifie la tâche de décodage et est un obstacle pour l’élève qui présente des incapacités intellectuelles.

De plus, la langue française est composée de graphèmes silencieux nommés morphogrammes (Catach, Gruaz, et Duprez, 1986). Les auteurs divisent cette catégorie de graphèmes en deux sous catégories : les morphogrammes lexicaux et les morphogrammes grammaticaux. Les morphogrammes lexicaux sont des marques placées à l’intérieur ou à la fin d’un mot qui permettent de faire un lien entre le mot : son féminin, des préfixes, des suffixes, des mots de même famille ou des dérivés. Par exemple, dans le mot vert, le t muet est un morphogramme lexical fixe qui permet de former le féminin. Les morphogrammes lexicaux compliquent inévitablement la lecture du lecteur débutant, puisqu’il décodera les lettres muettes. Les morphogrammes grammaticaux sont les particularités que prennent les mots selon la phrase (Catach et al., 1986). Cette sous-catégorie regroupe la marque du genre et du nombre ainsi que la conjugaison. Par exemple, le lecteur débutant doit savoir que le s en fin de mot ne doit pas être décodé, lorsque le mot est pluriel. La même difficulté est présente pour la conjugaison où se retrouvent plusieurs lettres muettes. Par exemple, dans la phrase : « Ils marchent lentement », le lecteur doit comprendre que les deux dernières lettres du verbe conjugué marchent sont muettes, alors qu’elles se prononcent à la fin de lentement. Pour certains auteurs, c’est cette part silencieuse qui rend particulièrement opaque le français (Brissaud et Bessonat, 2001). Au fil des lectures, le lecteur pourra traiter efficacement les lettres muettes, puisqu’il reconnaitra globalement les mots. Il s’agit d’une activité d’autant plus nécessaire que la langue française a son lot d’irrégularités orthographiques (Perfetti, 2002; Touzin, 2003). Par exemple, le mot femme doit être appris par le lecteur; il est impossible de le décoder efficacement. Ces particularités de la langue exigent du lecteur qu’il réajuste sa lecture en fonction du sens avec souplesse. Il s’agit d’un obstacle puisque cela semble incompatible avec la rigidité de pensée du lecteur qui a des incapacités intellectuelles. Cette incompatibilité ne pourra qu’induire des difficultés sur le plan de la reconnaissance des mots.

Nous nous sommes intéressés aux instabilités liées au mot, sans égard à la nature de celui-ci. Il importe maintenant de jeter un regard sur le verbe, puisqu’il est le noyau syntaxique et sémantique de la phrase (Gardes-Tamine, 2004).

Le verbe

En français, les verbes sont conjugués selon quatre modes : indicatif, subjonctif, conditionnel et impératif (Gardes-Tamine, 2004). Dans ce texte, nous nous concentrerons uniquement sur l’indicatif, puisqu’il est le seul mode figurant au Programme de l’école québécoise au niveau primaire (MELS, 2001). Il est par contre intéressant de noter que l’élève du primaire est exposé à d’autres modes, puisqu’il doit lire des textes variés. L’indicatif regroupe tous les temps enseignés dans les écoles primaires : le présent, le passé composé, l’imparfait, le plus-que-parfait, le futur, le futur antérieur et le passé simple. Le Programme de l’école québécoise (MELS, 2001) stipule que les verbes conjugués à l’indicatif peuvent être enseignés à l’aide d’une ligne du temps. L’exemple suivant montre bien combien cet enseignement semble être limpide, le lecteur n’a apparemment qu’à assimiler le moment auquel se rapporte le temps de verbe :

Si la ligne du temps proposée par le MELS (2001) semble d’une grande simplicité, la réalité est tout autre. Force est de constater que l’indicatif de la langue française réserve des sources d’instabilité aux lecteurs (Gardes-Tamine, 2004), les absolus sur lesquels peut s’appuyer le lecteur qui a des incapacités intellectuelles semblent bien minces. Nous présenterons ici une liste non exhaustive de ces surprises.

  1. Le présent peut référer à une habitude (p. ex. Christine fait ses courses, tous les jeudis). Le lecteur ne doit pas comprendre que Christine fait ses courses à l’instant où il lit la phrase. Christine ne fait pas ses courses dans le moment présent, elle accomplit cette activité tous les jeudis. Le lecteur ne peut pas positionner cette phrase sur la ligne du temps.

  2. Le présent peut référer à un présent historique (p. ex. Pierre nait le 18 novembre 1957 à Montréal). Le lecteur doit comprendre que Pierre ne nait pas dans l’instant présent, il est né, il y a 54 ans. Le lecteur doit inférer que l’indicatif présent fait référence au passé.

En résumé, on pense souvent à tort que l’indicatif présent ne fait référence qu’au moment présent. Les exemples ont démontré que ce n’est pas toujours le cas. Le lecteur doit inférer à quel moment se déroule l’action, même s’il a reconnu le présent de l’indicatif. L’indicatif présent est un autre exemple d’obstacle pour le lecteur vivant avec une pensée rigide. Les temps composés causent aussi des problèmes. Ces temps obligent le lecteur à faire la distinction entre le passé et le passé accompli et le futur ou le futur non-accompli. Le lecteur doit préciser la ligne du temps pour inférer l’ordre des évènements.

Dans cet exemple, le lecteur doit comprendre que l’action de Sylvain a précédé celle de son ami. Afin de simplifier la phrase, il est possible de la diviser en deux phrases, où les verbes seraient conjugués au passé composé (p. ex. Tout d’abord, Sylvain a escaladé la montagne. Ensuite, son ami a amorcé l’ascension).

En résumé, l’idée que chacun des temps de l’indicatif puisse être associé à avant, maintenant ou après, est difficile à tenir. L’indicatif présent peut référer à des évènements du futur et les temps composés permettent d’appliquer une chronologie dans des évènements passés ou futurs. De plus, si les temps composés rendent précis le discours, ils le complexifient également. Le lecteur doit inférer la chronologie. Il n’y a pas d’absolu possible, le lecteur, pour comprendre à quel moment se situe l’action, doit comprendre un code plutôt instable. Nous avons traité de l’instabilité liée au mot et au verbe, à plus grande échelle, nous nous pencherons maintenant sur l’instabilité liée à la phrase.

La phrase

Les phrases sont les plus grandes unités autonomes de sens, elles s’enchainent dans un texte, mais elles peuvent être lues de façon isolée. Nous en présenterons ici une typologie (Gardes-Tamine, 2004) et nous montrerons leurs aspects instables, incompatibles avec une pensée et des connaissances rigides.

  1. La phrase négative : Elle peut se diviser en deux sous catégories selon la portée partielle ou totale de la négation (p. ex. Je n’ai pas mangé de riz, même pas samedi vs je n’ai pas mangé de riz tous les jours de la semaine, sauf samedi).

Dans le premier exemple, il s’agit d’une négation totale sans restriction. Dans le deuxième exemple, il s’agit d’une négation partielle. Le lecteur doit comprendre que samedi, le sujet a mangé du riz. Si la présence des mots ne et pas sont typiques de la forme négative, certaines formes ne sont pas stables. Comme dans l’exemple ci-dessous, où le mot ne ne marque pas la négation. Il s’agit d’un facteur d’obstacle pour la personne qui a des incapacités intellectuelles (p. ex. Le gâteau est moins sucré qu’il ne parait).

En résumé, puisque la négation peut être totale ou partielle, la phrase négative a un potentiel de complexité élevé. Le lecteur qui vit avec des absolus devra inférer, selon le sens de la phrase des restrictions à la négation et il ne pourra pas s’appuyer sur une stabilité, selon laquelle ne introduirait toujours une négation.

  1. La phrase elliptique : Elle est une phrase dans laquelle le lecteur doit déduire la présence d’un verbe, puisque la phrase est dénuée de verbe (p. ex. Où manges-tu demain? Au parc).

Au parc, est la phrase elliptique. Le lecteur doit inférer que le sujet prévoit aller au parc et y manger. Si le verbe manger avait été repris, il n’y aurait pas eu nécessité d’inférence, nous aurions été en présence d’une phrase verbale simple, comme dans l’exemple suivant : « Où manges-tu demain? Je mange au parc ». La phrase elliptique complexifie le discours.

  1. Phrase interrogative : Elle peut sembler bien simple à détecter. Mais sa formulation et son mode de présentation diffèrent beaucoup. Parfois le point d’interrogation facilite sa détection, mais dans d’autres cas il est absent.

Par exemple,

  1. Je me demande où nous irons.

  2. Quand finiras-tu ton travail?

  3. Geneviève, mangera-t-elle à la maison?

  4. Finira-t-il?

  5. Alexandra finit-elle son devoir?

Dans l’exemple A, le lecteur n’a aucun indice visuel pour s’assurer qu’il s’agisse bien d’une question, puisqu’il n’y a pas de point d’interrogation et aucune particule interrogative. Comme à l’exemple B, la particule interrogative est présente en début de phrase, ce qui situe le lecteur sur la nature de cette dernière. Par contre, lorsque la particule interrogative est utilisée, dans plusieurs cas, il y a une inversion entre le sujet et le verbe. Si en français le sujet est généralement placé avant le verbe, il n’en va pas de même pour la syntaxe interrogative, il y a une instabilité de position (Langevin et al., 2008). Souvent le sujet, lorsqu’il est pronom personnel comme dans l’exemple D, suit le verbe. Lorsque le sujet n’est pas un pronom personnel, comme dans les exemples C et E, il est conservé en début de question et le pronom personnel correspondant est ajouté. Le lecteur doit donc inférer que le pronom elle renvoie à Geneviève à l’exemple C et à Alexandra à l’exemple E. Un t est ajouté entre deux traits d’union lorsque la dernière lettre du prénom ou du pronom n’est pas un t. En résumé, la formulation des phrases interrogatives diffère beaucoup de la phrase déclarative et n’est pas du tout stable, ce qui constitue un facteur d’obstacle pour le lecteur vivant avec une forme de pensée rigide.

En raison de son opacité et de son instabilité, la lecture de la langue française est qualifiée d’ardue par plusieurs auteurs (Geva et Wang, 2001; Jaffré, 2003). Cette instabilité multidimensionnelle est un obstacle pour l’apprentissage de la lecture par l’élève qui a des incapacités intellectuelles et semble bien incompatible avec la rigidité de sa pensée préopératoire. Nous analyserons ici une dernière composante de la pensée préopératoire en lien avec l’apprentissage de la lecture.

Difficulté à anticiper 

L’anticipation joue un rôle central dans la lecture. Le lecteur regarde les images et lit le titre afin de prévoir et d’anticiper le contenu du texte, ce qui permet d’activer les connaissances appropriées et ce qui facilitera l’apprentissage de nouvelles informations (Giasson, 2011). Aussi, l’anticipation joue un rôle dans les microprocessus en allégeant l’effort de décodage du lecteur. En effet, le lecteur peut lire les premières lettres d’un mot et en deviner le sens par la suite. L’anticipation joue également un rôle majeur dans les processus d’intégration, puisqu’il arrive souvent que l’inférence soit en fait une relation de cause à effet, où l’auteur a omis d’énoncer explicitement la cause ou l’effet (Neuman et Dickinson, 2001). Plus les exigences d’anticipation seront élevées, plus l’élève qui a des incapacités intellectuelles aura du mal à lire et à comprendre.

En résumé, l’interaction entre la pensée préopératoire et l’instabilité de la langue française induit des difficultés certaines sur le plan de la reconnaissance des mots et de la compréhension. Le concept même d’incapacités intellectuelles repose sur un décalage significatif entre l’âge de développement et l’âge chronologique. Ce décalage place les enseignants devant un dilemme pédagogique qui est particulièrement aigu quant à l’apprentissage de la lecture. Faut-il attendre que l’élève ait atteint l’âge de développement généralement associé à cet apprentissage et accepter ainsi qu’un retard scolaire exponentiel s’installe, ou aborder l’enseignement de la lecture à l’âge chronologique approprié et placer ainsi l’élève en situation d’échec généralisée? La solution à ce dilemme exige forcément des adaptations pédagogiques proportionnelles à la sévérité des incapacités intellectuelles de l’élève. Nous analyserons dans la troisième partie, la troisième caractéristique associée à la personne qui a des incapacités intellectuelles.

Moindre efficience du fonctionnement intellectuel

Il est reconnu que l’élève qui a des incapacités intellectuelles a une moindre efficience de processus de traitement de l’information. Nous traiterons ici de trois composantes de cette moindre efficience soit : le déficit de la mémoire de travail, la moindre efficience en résolution de problème et finalement le manque de stratégies métacognitives.

Déficit de la mémoire de travail 

La mémoire de travail est généralement définie comme un système temporaire de stockage (Baddeley et Hitch, 1974; Miyake et Shah, 1999; Seigneuric, de Guibert, Megherbi, Potier et Picard, 2008). Un adulte peut en moyenne y stocker 7 plus ou moins 2 items (Baddeley et Hitch, 1974) pendant quelques secondes à des fins de traitement. La capacité de stockage est influencée par la charge cognitive que subit la personne. Plus l’individu est actif cognitivement, moins la mémoire de travail pourra stocker d’items. Or, comme nous l’avons vu précédemment, la lecture consiste à traiter une multitude d’informations, il s’agit d’un processus de construction de sens (Adams, 1990; Arrivé, 1993; Brodeur et al., 2003; Burns et al., 2003; Byrne, 1992; Liberman, 1991; Marin et Legros, 2008; Montésinos-Gelet et Besse, 2003; Morais et al., 2003). Nous avons déjà vu plusieurs obstacles qui viendront surcharger cognitivement la personne qui a des incapacités intellectuelles. Nous pouvons supposer que la quantité d’informations à traiter dans un texte peut devenir un obstacle pour la personne qui a des incapacités intellectuelles.

Microprocessus versus moindre efficience

L’exigence d’acquérir les multiples correspondances entre les phonèmes et les graphèmes de la langue risque de causer des difficultés majeures pour l’élève qui a des incapacités intellectuelles dont la mémoire de travail est déficitaire (Shankweiler, Liberman, Mark, Fowler et Fischer, 1979). L’identification des mots demande beaucoup d’énergie cognitive au lecteur débutant, l’assemblage des mots demande l’utilisation constante de la mémoire de travail (Boulc'h, 2003). Par exemple, à la lecture du mot bateau, le lecteur débutant procédant à un découpage syllabique commencera par lire le b et le a ensemble et ensuite le t et le eau. Il faudra se rappeler des deux syllabes prononcées pour les fusionner correctement. Les microprocessus nécessitent que le lecteur maintienne active dans sa mémoire de travail la correspondance entre les graphèmes et les phonèmes et poursuive la lecture afin de lire le mot en entier (Siegel, 1994; Wagner, Torgesen, Laughon, Simmons et Rashotte, 1993). Ce mot entier devra être maintenu dans la mémoire de travail afin de comprendre ses liens avec les mots qui l’ont précédé et ceux qui suivent. Lorsqu’il décode une phrase simple, la mémoire de travail du lecteur qui a des incapacités intellectuelles risque d’être rapidement surchargée. Malheureusement, les microprocessus ne sont pas les seuls à utiliser la mémoire de travail; les processus d’intégration les utilisent également.

Processus d’intégration versus moindre efficience

Boulc’h (2003) spécifie qu’une capacité réduite de mémoire de travail compromettrait l’intégration des informations traitées. Par exemple, il serait difficile pour le lecteur qui a un déficit de la mémoire de travail de se rappeler le référent des pronoms. En effet, il n’est guère rare, en français, que le lecteur doive conserver en mémoire le nom d’un personnage pour induire le référent du pronom. Alors que les inférences permettent la compréhension des informations implicites dans un texte, il semble que les situations d’inférence désavantagent le lecteur qui un déficit au niveau de la mémoire de travail (Cain et Oakhill, 1999; Seigneuric et al., 2008) surtout lorsqu’il n’y a pas d’indice de genre ou de nombre pour inférer le référent d’un pronom. Dans cette situation, les enfants sans déficit de la mémoire de travail ralentissent la lecture (Garnham, Oakhill, Ehrlich et Carreiras, 1995; Seigneuric et al., 2008), tandis que leurs pairs avec déficit de la mémoire de travail ne semblent pas moduler la vitesse de la lecture pour s’ajuster à la difficulté de l’inférence.

Macroprocessus versus moindre efficience

Il est très rare que la tâche proposée au lecteur soit une lecture de mots isolés. Le lecteur doit conserver le mot en mémoire pour l’intégrer dans le sens d’une phrase et ensuite dans celui d’un texte entier. Ces informations stockées dans la mémoire de travail, pourront ensuite être mises en relation avec ses connaissances (Daneman et Merikle, 1996). La taille de la mémoire de travail est un des meilleurs prédicateurs de la compréhension en lecture (Barrouillet et Camos, 2001; Daneman et Carpenter, 1983; Daneman et Carpenter, 1980; Ellis, 1997; Kintsch, 1988; Seigneuric et al., 2008). L’importance de la mémoire de travail augmentera en fonction de la longueur et de la complexité de la tâche. En résumé, la mémoire de travail permet d’avoir une image globale d’un texte, d’intégrer les petites unités de sens, les mots, aux plus grandes, les phrases, pour former un tout : le texte. Un texte écrit sans tenir compte de ce déficit de la mémoire de travail risque d’être un obstacle à la compréhension du lecteur qui a des incapacités intellectuelles. Toujours en lien avec la troisième caractéristique de la personne qui a des incapacités intellectuelles, nous analyserons ici l’interaction entre la moindre efficience systématique en situation de résolution de problèmes et les processus de lecture.

Moindre efficience en situation de résolution de problèmes 

Le lecteur débutant est en situation de résolution de problème à toutes les phrases. Legendre (2005, p.1078) définit la situation de problème comme : « […] ce qui échappe a priori à l’entendement; point obscur qui doit être clarifié ». Pour le lecteur débutant, toute phrase est un point obscur potentiel. À chacune des phrases d’un texte, le lecteur se bute à l’une ou l’autre des difficultés de la langue française explicitée ci-haut. Rappelons que la langue française est qualifiée d’opaque par plusieurs chercheurs (Geva et Wang, 2001; Jaffré, 2003) et qu’il y a présence de morphogrammes (Brissaud et Bessonat, 2001; Catach et al., 1986), que les temps de verbes ne peuvent malheureusement pas toujours se placer sur une ligne du temps (Gardes-Tamine, 2004) et que les types de phrases ont une structure non stable (Gardes-Tamine, 2004). À chaque phrase le lecteur débutant doit décoder les mots non présents dans son lexique mental. Le décodage est complexifié par l’opacité de la langue et son instabilité de code (Langevin et al., 2008). Par exemple, tentant de lire le mot gibier, l’enfant peut très bien lire guibier. Il est évident que le lecteur ne peut accéder au sens avec ce décodage erroné, il est placé en situation de résolution de problème. Il doit chercher les différents phonèmes correspondant à la graphie g. Pour accéder à une compréhension, il doit inférer le moment où l’action lue se passe; il y a une différence entre ce qui est présenté de façon explicite et ce qu’il faut comprendre. Nous avons vu précédemment que le temps du verbe n’indique pas nécessairement le moment (Gardes-Tamine, 2004).

Le lecteur est placé dans une situation complexe. Or, la complexité de la tâche est le principal obstacle à l’apprentissage par l’élève qui présente des incapacités intellectuelles (Langevin et al., 2008). Comme le lecteur qui a des incapacités intellectuelles a une moindre efficience en situation de résolution de problème, il est évident que la difficulté de lecture est un obstacle à sa compréhension. Nous analyserons justement comment il gère sa compréhension.

Peu de stratégies cognitives et métacognitives 

Des stratégies métacognitives sont nécessaires pour réguler la lecture (Giasson, 2011). Plus le texte à lire est complexe, plus le recours à des stratégies métacognitives sera nécessaire pour s’y ajuster.

Processus métacognitifs versus moindre efficience

La personne qui a des incapacités intellectuelles fait généralement preuve de très peu de métacognition pour contrôler, planifier et évaluer ses connaissances ou ses habiletés (Alfassi et al., 2009; Erez et Peled, 2001; Mortweet et al., 1999). Nous avons traité, dans une section précédente, des liens entre l’âge mental et le développement des processus métacognitifs. La moindre efficience du fonctionnement intellectuel implique des difficultés au niveau de la métacognition.

En résumé, l’instabilité est un obstacle en interaction avec la moindre efficience du fonctionnement intellectuel ce qui induit de possibles difficultés. Cette caractéristique rend le lecteur sensible à tout facteur de nouveauté, puisqu’il n’a que très peu d’outils pour gérer sa compréhension et résoudre une situation de problème. Aussi, la compréhension du texte est limitée par la quantité d’information à traiter.

Difficulté de transfert et de généralisation

Comprendre un texte revient à transférer des connaissances déjà acquises, dans un nouveau contexte, selon la définition de Giasson (2011). La difficulté de transférer et de généraliser présente chez l’individu qui a des incapacités intellectuelles, le prédispose donc à l’échec, lorsqu’il est confronté à des tâches de lecture. Le transfert des connaissances antérieures et la création de liens entre les connaissances antérieures et les informations nouvelles se nomment le tissage. Le lecteur qui a des incapacités intellectuelles a donc une capacité de tissage limitée. Il aurait de la difficulté à établir des relations entre les idées et entre différents textes (Alfassi et al., 2009; Banikowski et Mehring, 1999; Guzel-Ozman, 2006). Comprendre un texte c’est transférer les connaissances antérieures au contexte du nouveau texte, transférer des mots lus dans un autre contexte, transférer des connaissances sur la phrase, sur les temps de verbes et sur le contexte. Lors des tâches d’élaboration, le lecteur est amené à utiliser sa lecture pour faire une tâche. Aussi, des exigences élevées de transfert n’induiront pas seulement des difficultés de compréhension de texte. L’élève qui a des incapacités intellectuelles aura des difficultés lors du transfert de ses habiletés lecturales dans des milieux différents, ce type de tâche sera un obstacle pour celle-ci. Or, la lecture est partout, dans toutes les matières : français, mathématiques, sciences sociales, etc. Nous avons vu ici que le transfert et la généralisation de connaissances étaient tout spécialement difficiles pour le lecteur qui a des incapacités intellectuelles, la dernière caractéristique cognitive présentée touche précisément la banque de connaissances.

Banque de connaissances pauvre et mal organisée

Les structures sont les connaissances du lecteur et elles sont cognitives ou affectives (Giasson, 2011). Les premières font référence aux connaissances phonologiques, syntaxiques, sémantiques et pragmatiques que le lecteur a sur la langue. Le lecteur connait, par exemple, la correspondance entre les graphèmes et les phonèmes. Il sait que le mot pourquoi introduit souvent une question. Ces connaissances faciliteront le processus de construction de sens. Les structures cognitives touchent également aux connaissances que le lecteur a sur le monde. Les structures cognitives sont très variables d’un lecteur à l’autre et ceci désavantage très souvent les lecteurs en difficulté qui ont un bagage de connaissances générales inférieures à celles de leurs pairs (Giasson, 2003, 2011). Si certains lecteurs entrent à l’école avec un volumineux bagage de connaissances, d’autres accusent un retard à l’entrée à l’école. Ce retard peut très bien affecter les structures affectives : l’attitude générale, la motivation à lire et l’image de soi du lecteur. Selon Giasson (2011), si la plupart des élèves de 1ère année ont une bonne estime de soi comme apprenant, cette perception tend à changer chez certains. Vers la 3e année, des élèves se dévaluent à cause de leur performance en lecture. Une image de soi négative a en retour un impact sur la persévérance et l’engagement cognitif du lecteur dans la tâche. Il ne suffit pas d’avoir des connaissances et les structures, encore faut-il savoir les mettre en place, soit par les processus.

Conclusion

La situation dépeinte par ce texte semble bien noire. Or, selon plusieurs auteurs, l’apprentissage de la lecture est possible pour l’élève qui a des incapacités intellectuelles (Boudreau, 2002; Byrne, 1992; Kay-Raining et al., 2000; Shepperdson, 1994). Le but de cet article était de mettre en lumière toute la complexité des processus impliqués dans l’acte de lire qui, en interaction avec les caractéristiques de l’individu qui a des incapacités intellectuelles, semblent menée à l’échec scolaire. Les infrastructures publiques, dans les années 60, en interaction avec les caractéristiques physiques des personnes en fauteuil roulant, menaient droit à la situation de handicap. Or, nous avons pris collectivement la décision de rendre accessibles nos infrastructures en éliminant les obstacles environnementaux posant obstacles à leur mobilité. Depuis 2006, au Québec, tout établissement public a le devoir, dans l’optique de la loi sur l’exercice des droits des personnes handicapées (Article 26.5; L.R.Q., chapitre E-20.1), d’offrir des accommodements. Il faudrait donc développer des stratégies permettant l’accessibilité à la lecture par l’élève qui a des incapacités intellectuelles dans une perspective d’interaction personne-milieu, en éliminant ou contournant des obstacles et en fournissant des facilitateurs tant au niveau de la lisibilité des textes (p. ex. polices et tailles des caractères, espaces entre les mots, etc.) qu’à celui de l’intelligibilité (p. ex. texte simplifié, réduction des situations d’inférences, etc.). En effet, réduire le niveau requis pour lire et comprendre un texte peut devenir un facilitateur, permettant d’accéder au sens et, par le fait même, favorisant la participation de l’élève qui a des incapacités intellectuelles dans les activités pédagogiques de la classe (réponse aux questions, travail en équipe, etc.). Notre équipe développe des manuels scolaires adaptés, en tout point semblables à la version originale (même page couverture, mêmes illustrations, mêmes réponses aux deux premières questions de chaque page), mais dont le contenu est simplifié. Une première mise à l’essai est en cours pour en mesurer la productivité, c’est-à-dire le rapport entre les coûts de cette différenciation pédagogique et les impacts sur l’apprentissage de la lecture, la motivation et l’inclusion pédagogique.