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Problématique

Depuis plusieurs années, les chercheurs en provenance de diverses disciplines s’intéressent à l’importante hausse de la prévalence du trouble du spectre de l’autisme (TSA; Silberman, 2015). Quoique sa cause exacte demeure discutée et que les chercheurs ne s’entendent ni sur une cause biologique ni sur une cause environnementale, il importe, tel que mentionné par Silberman (2015), de ne pas s’éloigner des vrais enjeux, à savoir comment mettre sur pied des services et des adaptations en éducation qui permettront la réussite et la scolarisation des enfants ayant un TSA.

Bien que le mystère qui entoure la cause exacte du TSA demeure, ses manifestations sont claires. Sur le plan médical, l’Organisation mondiale de la santé (OMS, 2014), à l’instar du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux- 5 (DSM-5; American Psychiatric Association [APA], 2015), évalue les enfants ayant un TSA selon quatre domaines de compétences pouvant être touchés : 1) la socialisation; 2) la communication; 3) le jeu et l’imagination; et 4) la variété des intérêts et des comportements. Sur le plan scolaire, on remarque des difficultés dans la communication orale et écrite, soit des difficultés en ce qui concerne le type de discours, les intentions de communication, ainsi que des difficultés à saisir le contexte et à comprendre les indices extralinguistiques (Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie, 2016; ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007). Baron-Cohen (1989) explique d’ailleurs les troubles majeurs de la communication des enfants ayant un TSA par une capacité réduite à développer la théorie de l’esprit. La théorie de l’esprit est définie comme la capacité à comprendre, à se représenter et à attribuer à autrui les états mentaux, et ce, indépendamment de ses propres états mentaux (Baron-Cohen, 1989; Bursztejn et Gras-Vincendon, 2001; Mason, Williams, Kana, Minshew et Just, 2008; Peterson, Wellman et Slaughter, 2016; Tager-Flusberg, 2000; Veneziano, 2002, 2015a, 2015b). Il s’agit d’un aspect fondamental du développement de la communication (Baron-Cohen, Leslie et Frith, 1985; Bursztejn et Gras-Vincendon, 2001; Plumet et Veneziano, 2014), puisqu’elle permet à l’enfant de s’adapter à son interlocuteur (Veneziano et Plumet, 2009). De ce fait, les problèmes dans le développement de la théorie de l’esprit sont liés au fait que les enfants ayant un TSA ne seraient pas capables d’accorder des croyances aux autres et, ainsi, de prédire leurs comportements ou d’ajuster les leurs (Baron-Cohen, 1989; Baron-Cohen et al., 1985).

Au Canada, les critères médicaux du DSM-5 (APA, 2015) indiquant les manifestations du TSA touchent directement le monde de l’éducation, de sorte qu’ils ont permis de les circonscrire clairement et de permettre la mise en place de différents modèles d’intervention dans les classes (MELS, 2007). Ces interventions dispensées en milieux scolaires auprès des enfants ayant un TSA sont variées et on remarque que, quoique dispensées dans les milieux scolaires, ces méthodes d’intervention tiennent peu compte des apprentissages considérés comme « scolaires ». C’est d’ailleurs ce que l’intervention en lecture interactive propose.

L’article a pour but de décrire comment l’utilisation de la lecture interactive, comprise comme un contexte social d’intervention promulguant la discussion, permet à l’adulte d’agir en tant que médiateur, afin de faire progresser une enfant ayant un TSA en ce qui a trait à la théorie de l’esprit. Pour ce faire, le développement de la théorie de l’esprit chez l’enfant tout-venant sera brièvement présenté, suivi des noeuds développementaux caractéristiques de l’enfant ayant un TSA. Le contexte de lecture interactive sera aussi explicité, de même que le rôle de médiation de l’adulte.

Cadre théorique

Dans une perspective développementale, les apprentissages de l’enfant se font dans un système spiralaire et ouvert où le développement des concepts fondamentaux se fait, d’une part, par décalage horizontal, où l’enfant se perfectionne dans un même stade de développement, et, d’autre part, par décalage vertical, où l’enfant construit de nouveaux apprentissages qualitativement plus complexes sur ceux construits auparavant (Piaget, 1936). Dans une conception spiralaire, ce système de structuration successive et intégrative (Piaget et Inhelder, 1967) n’envisage plus les « erreurs » de l’élève de la même manière. Elles prennent une valence positive en ce sens qu’elles sont la manifestation d’une structuration (Ferreiro, 1997), d’un niveau de développement devenant ainsi un indicateur de l’intervention pédagogique à privilégier (Astolfi, 1997; Masciotra, 2004). L’« erreur », loin de devoir être évitée, devient le lieu de prédilection du pédagogue pour soutenir la réflexion de l’apprenant sur elle permettant ainsi une prise de conscience ultérieure de ce dernier sur ses propres opérations et conceptions et, à plus long terme, une majoration de sa structuration.

Le développement et l’apprentissage, comme l’évaluation et l’intervention, deviennent donc des processus spiralaires et dynamiques (Legendre, 2004; Prince, 2011), hautement soutenus par les interactions verbales (Boisclair, Doré et Lavoie, 2010). C’est en ce sens que le développement de la théorie de l’esprit sera explicité en considérant les liens unissant le développement de ce concept à ceux de l’attention conjointe et de l’intersubjectivité, et ce, tant pour l’enfant tout-venant que pour l’enfant ayant un TSA. C’est d’ailleurs dans cette même perspective du développement de l’enfant que l’intervention en lecture interactive sera étayée.

Le développement de la théorie de l’esprit chez l’enfant tout-venant

La théorie de l’esprit se développe chez l’enfant tout-venant dès les premiers mois de vie. Comme l’enfant nait en relation émotionnelle de proximité et d’intersubjectivité[1] primaire avec sa mère (Aitken et Trevarthen, 2003), voire même en relation d’accordage affectif ou d’harmonisation affective (Claudon, Dall’asta, Lighezzolo-Alnot et Scarpa, 2008), on dit qu’il développe une théorie implicite de l’esprit (Mounoud, 2000). Cette prise en compte intuitive de l’autre se développera et se complexifiera parallèlement au développement de l’attention conjointe, soit l’habileté à expérimenter l’attention partagée entre des partenaires sociaux en utilisant l’attention visuelle et la compréhension sociale (Shin, 2012). Cela permettra à l’enfant de s’ouvrir au monde extérieur et aux autres et c’est au fil de ses expériences d’apprentissage sociales qu’il parviendra à percevoir de façon mature ses émotions et ses désirs (Veneziano, 2014, 2015a). Le développement du langage, parallèlement à celui de la prise en compte de l’autre, fera en sorte que l’enfant développera le désir de communiquer et que les opportunités sociales d’apprentissages seront de plus en plus fréquentes. Parmi les expériences d’apprentissages sociales et signifiantes se trouve le contact avec les récits qui permettra, notamment grâce à la maturation, le développement de la théorie de l’esprit à proprement dit (Veneziano, 2015a, 2015b). Le concept de théorie de l’esprit, dans sa forme mature, est également associé à la capacité d’inférer ce que l’autre croit en fonction de ce qui lui arrive et de prédire ce qu’il va faire (Baron-Cohen et al., 1985; Bursztejn et Gras-Vincendon, 2001; Veneziano, 2015a). C’est d’ailleurs cette capacité cognitive à interpréter des états internes qui joue un rôle fondamental dans la communication humaine, puisqu’une grande part de cette dernière est faite de décodages qui nécessitent de faire des inférences et des hypothèses sur la pensée de l’autre (Baron-Cohen et al., 1985; Bursztejn et Gras-Vincendon, 2001; Veneziano, 2015a, 2015b).

On distingue quatre différents types d’états internes liés à la théorie de l’esprit qui sont présentés ici dans un ordre développemental de complexification (Veneziano, 2010, 2015b, 2016; Veneziano et Hudelot, 2006). Avec le développement du langage, l’enfant commence par attribuer des sensations physiques et des perceptions en affirmant, par exemple, qu’une autre personne a mal à la jambe à la suite d’une chute. Il sera ensuite, dans le stage de développement symbolique (entre 2 et 4 ans), en mesure d’attribuer des états internes de type émotionnel en attribuant des émotions aux autres comme, par exemple, une émotion positive liée à l’atteinte d’un but. Par la suite, toujours dans le même stade de développement, l’enfant parviendra à attribuer des états internes de type intentionnel qui portent sur la présence ou l’absence d’intention, par exemple l’intention de sauver un compagnon d’une mauvaise posture. Finalement, il sera capable d’attribuer des états internes de type épistémiques, c’est-à-dire la connaissance ou non-connaissance des croyances des personnages vers 9 ans, soit au stade de développement opératoire (Veneziano, 2010, 2015b, 2016; Veneziano et Hudelot, 2006). L’état interne de type épistémique peut être illustré par l’exemple suivant où l’enfant s’exprime sur la pensée d’un pair : « Il pense que les autres ne viendront pas. ».

Développement de la théorie de l’esprit chez l’enfant ayant un TSA

Baron-Cohen (1989) affirme que le développement de l’enfant ayant un TSA se fait avec plusieurs retards, mais en grande partie dans le respect de la séquence développementale observable chez l’enfant tout-venant. Il est en effet possible de comparer l’enfant ayant un TSA à un enfant tout-venant du même âge développemental, mais non nécessairement chronologique.

Plusieurs auteurs affirment que le développement de l’attention conjointe est l’une des plus importantes difficultés développementales des enfants ayant un TSA et que les conséquences qui en résultent jouent un rôle pivot dans le développement de la théorie de l’esprit (Bursztejn et Gras-Vincendon, 2001; Charman, 2003; Rogers, 1998). Par ailleurs, les difficultés dans le développement de l’attention conjointe font partie des premiers signes permettant de dépister le TSA et d’intervenir précocement (Charman, 2003). Les noeuds développementaux primaires dans le développement de l’attention conjointe ont un impact sur le développement de la relation d’intersubjectivité (Claudon et al., 2008), ce qui touche notamment la reconnaissance des émotions (Lemay, 2004). Ces difficultés dans le développement de l’attention conjointe, liées à ceux remarqués dans l’établissement de relations émotionnelles intersubjectives, causent un retard, dès le début du stade sensorimoteur, dans les fondements de la théorie de l’esprit (Nadel, 2005; Rogers, Hepburn, Stackhouse et Wehner 2003), puisque l’enfant ne démontre pas de théorie implicite de l’esprit et s’engage difficilement dans une relation dyadique. Il a, par ailleurs, été démontré que le développement de la théorie de l’esprit est fortement associé au développement de l’intersubjectivité (Bursztein et Gras-Vincendon, 2001; Claudon et al., 2008). De plus, puisque l’enfant se développe et apprend au contact de l’autre, les opportunités d’apprentissages sont moins fréquentes (Charman, 2003; Nadel, 2005; Rogers et al., 2003) et cela a des conséquences sur le développement de la communication. Encore au stade de développement symbolique, il a été remarqué que l’enfant ayant un TSA n’attribue pas ou peu de croyances aux autres et qu’au stade de développement intuitif il ne développe pas de forme mature de la théorie de l’esprit, contrairement à l’enfant tout-venant (Baron-Cohen, 1989; Baron-Cohen et al., 1985). Cela a d’ailleurs un impact dans la compréhension du discours narratif puisque la théorie de l’esprit permet d’interpréter, à l’intérieur des récits, les émotions, les intentions et les buts des personnages en relation avec leurs actions (Mason et al., 2008). En ce sens, en situation de lecture, les enfants ayant un TSA n’attribuent que très rarement des états internes aux personnages dans une perspective explicative (Losh et Capps, 2003).

L’intervention en lecture interactive

Le principe de socialisation littéraire (literacy socialization; van Kleeck, 2008, 2010) met de l’avant le fait que les compétences nécessaires au développement du discours narratif se construisent dans un environnement social. D’ailleurs, Tomasello (2015) et Wells (2009, 2010) précisent que non seulement la connaissance se construit par l’interaction entre le sujet et l’objet (Piaget et Garcia, 1987), mais ils insistent également sur la nécessité du dialogue, de la conversation avec autrui, dans une perspective de collaboration sociale comme moteur et vecteur de tout apprentissage humain. C’est donc dans les contextes naturels d’apprentissage, tels que celui de la lecture interactive, que l’enfant se développe et que l’adulte, par la médiation, joue un rôle d’intermédiaire dans la façon d’aborder le livre et de se questionner. La lecture interactive propose, tel qu’illustré dans la Figure 1, un contexte trilogique d’intersubjectivité littéraire (Baron, 2010; Makdissi et Boisclair, 2006) misant sur l’attention conjointe qui met de l’avant l’interaction entre 1) l’adulte-lecteur, 2) l’enfant et 3) les énonciations écrites du texte par l’auteur (Baron, 2010; Makdissi et Boisclair, 2006).

L’adulte-lecteur, lors de la lecture à voix haute, devient alors le médiateur du langage écrit et des illustrations (Sipe, 2002) et, pour favoriser la compréhension du propos apporté par l’auteur dans le livre d’histoire, il doit instaurer avec l’enfant une relation d’intersubjectivité inscrite dans la discussion autour du livre. Ainsi, le pont créé par la lecture interactive permettant la rencontre du monde suggestif et interprétatif du récit avec le monde réel auxquels appartiennent l’enfant et l’adulte-lecteur. Ces derniers se trouvent en relation d’intersubjectivité littéraire (Baron, 2010) qui permet à l’adulte de déployer des interventions adaptées à la zone proximale de développement[2] de l’enfant. L’adulte dirige alors ses interventions vers le juste niveau de développement de l’enfant (Makdissi et Boisclair, 2006) et, par la médiation, le guide vers la complexification de sa compréhension du récit. Pour ce faire, l’adulte, en situation de lecture interactive, pose des questions d’inférences causales centrées sur la macrostructure du récit, soit la structuration des composantes récurrentes du récit (situation initiale, problématique, émotion négative, but, tentatives d’actions, solution, émotion positive, situation finale), mais immanquablement aussi sur les composantes de la théorie de l’esprit, soit les états internes des personnages (buts, motivations et émotions), et ce, en amenant l’enfant à les lier causalement entre elles. L’interaction soutenue par le dialogue lors de la lecture, qui vise à centrer l’attention des enfants sur les causes de certaines composantes, permet également de susciter la réflexion causale sur la macrostructure de l’histoire par le questionnement, et ce, sans que l’adulte n’explicite la construction de cette causalité pour l’enfant (Blanc, 2009; Makdissi, Boisclair, Blais-Bergeron, Sanchez et Darveau, 2010; van Kleeck, 2008; Veneziano et Hudelot, 2008, 2009).

Deux grands types de questions sont répertoriés dans la littérature en ce qui a trait à l’interaction de l’adulte en cours de lecture à voix haute. Premièrement, on retrouve les questions fermées où la réponse est littérale et qui se répondent avec peu de mots, par exemple oui ou non, ou encore par un choix de réponse ou la répétition de quelque chose qui vient tout juste d’être lu (Milburn, Girolametto, Weitzman et Greenberg, 2014; Neslihan Bay et Hartman, 2015). La question fermée permet d’engager l’enfant dans la lecture, de répondre facilement et de recevoir une rétroaction positive de l’adulte (Milburn et al., 2014). Deuxièmement, on répertorie les questions ouvertes où l’adulte attend une réponse non préméditée (Milburn etal., 2014) et où l’enfant a la possibilité de répondre en utilisant des explications (Milburn et al., 2014; Neslihan Bay et Hartman, 2015). Selon Neslihan Bay et Hartman (2015), les questions ouvertes demandent à l’enfant de penser, de se questionner, de faire des relations causales ainsi que de partager des informations ou des sentiments.

Finalement, il a été répertorié que l’adulte puisse aussi interagir avec l’enfant en faisant un commentaire en lien avec l’histoire, en faisant une imitation de ce que l’enfant vient de dire (Milburn et al., 2014) ou en l’encourageant (McNeill et Fowler, 1999; Milburn et al., 2014; Schick et Melzi, 2010; Sim et Berthelson, 2014). Ces interventions, chacune à leur façon, permettent d’engager l’enfant en cours de lecture et de le supporter dans le développement du discours narratif et, du même coup, de la théorie de l’esprit puisque certaines composantes récurrentes du récit sont associées à des composantes de la théorie de l’esprit. Par exemple, lorsque l’adulte demande à l’enfant, à la suite de la lecture de la problématique, « Comment se sent le personnage? Pourquoi se sent-il ainsi? », non seulement il lui pose une question ouverte l’amenant à se prononcer sur l’émotion négative liée au problème, mais il lui demande également d’énoncer un état interne de type émotionnel. Il en va de même lorsque l’adulte demande à l’enfant, en lien avec le protagoniste du récit : « Qu’est-ce qu’il veut? » ou « Qu’est-ce qu’il va faire? ». L’adulte pose une question ouverte qui demande à l’enfant de s’exprimer sur le but du protagoniste, en lien avec la problématique vécue, mais également d’énoncer un état interne de type intentionnel.

Figure 1

Contexte trilogique d’intersubjectivité littéraire (Baron, 2010, p. 29)

Contexte trilogique d’intersubjectivité littéraire (Baron, 2010, p. 29)

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Méthode

L’objectif principal de l’article est de décrire comment l’adulte, dans le cadre d’interventions en lectures interactives, peut agir en tant que médiateur dans le but de soutenir le développement de la théorie de l’esprit d’une enfant ayant un TSA. Cet objectif principal se décline en deux sous-objectifs qui sont, d’une part, de décrire et d’analyser les activités et la progression d’une enfant ayant un TSA en ce qui a trait au développement de la théorie de l’esprit et, d’autre part, de décrire et d’analyser l’intervention en lecture interactive de l’adulte.

Participante

Pour répondre à ces objectifs, une étude de cas a été réalisée auprès d’une enfant de 11 ans ayant un TSA et un diagnostic de déficience intellectuelle. Son niveau de langage expressif correspond à son âge chronologique et son développement intellectuel, incluant le niveau de langage réceptif, est équivalent à celui d’un enfant d’âge préscolaire.

Procédure

Pendant 10 mois, soit de septembre à juin, cette dernière a reçu, à raison de 5 demi-journées par semaine, des interventions intensives en lecture, en écriture et en mathématiques, incluant une lecture interactive quotidienne, et ce, dans un contexte de scolarisation à la maison. Au total, on compte 105 vidéoscopies de lectures interactives.

Collectes de données

Aux fins d’analyse, trois vidéoscopies de lectures interactives ont été sélectionnées à des temps différents, soit la lecture interactive de novembre du récit Les oreilles du roi (Jovanovic et Béha, 2011), la lecture interactive d’avril du récit Raoul Taffin pirate (Moncomble et Pillot, 2001) et la lecture interactive de juin du récit Nez Rouge sur la piste de Léonard (Devernois et Pied, 1999). Les trois séances ont été transcrites sous forme de verbatim et ont constitué les données d’analyses. Les lectures ont été sélectionnées en fonction de l’engagement et du comportement de l’enfant, et ce, dans le but d’éviter d’induire des variables autres que sa compréhension lors de l’analyse. Par exemple, les lectures pour lesquelles l’enfant présentait des signes d’anxiété n’ont pas été retenues aux fins d’analyse. Les livres choisis permettaient tous une exploration des états internes des personnages et ont été présentés dans un ordre de complexité à l’enfant.

Analyses

Les interventions ont été dispensées par la praticienne chercheuse et cette proximité avec le participant a permis d’ajuster constamment les interventions au niveau développemental de l’enfant et de les rattacher au cadre théorique de la recherche. Cela permet de faire une analyse logique et une interprétation des données en fonction des pratiques in vivo issues du terrain naturel (Mucchielli, 2009; Paillé et Mucchielli, 2012). Les données qualitatives ont été analysées par un processus inductif de création de catégories (voir Figure 2). Cette activité herméneutique permet d’interpréter les données d’interventions recueillies et d’en faire ressortir le sens par la création de catégories (Blais et Martineau, 2006; Paillé et Mucchielli, 2012). Cela permet de décrire l’évolution développementale de l’enfant en ce qui a trait à la théorie de l’esprit et de décrire l’intervention en lecture interactive dispensée par la praticienne chercheuse. Comme le montre la Figure 2, la production de catégories s’est faite en fonction de sept étapes distinctes qui forment un processus inductif d’analyse de données, soit : 1) mise en verbatim; 2) le repérage thématique; 3) la création de grilles d’unités de sens; 4) la délimitation de ce qui est accordé à l’enfant en cours de discussion; 5) la description des interactions et la création de catégories; 6) la mise en relief des catégories par distanciation du discours; et 7) la mise en relief des points culminants de complexification. Le processus de catégorisation s’appuie sur l’expérience de pédagogue de la praticienne chercheuse et sur le cadre théorique choisi aux fins d’analyse, par exemple la perspective développementale du développement de la théorie de l’esprit. Ce processus, créé dans une logique inductive, est jugé valide théoriquement puisqu’il est situé dans un contexte théorique, il est intelligible scientifiquement puisque son sens est partagé (Paillé et Mucchielli, 2012). De plus, des biais méthodologiques liés au fait que la praticienne est aussi chercheuse ont été évités avec la participation d’un second juge impliqué dans un processus d’interjuges.

Figure 2

Processus inductif de création de catégories (Baron, 2017, p. 77)

Processus inductif de création de catégories (Baron, 2017, p. 77)

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Tel que documenté par Paillé et Mucchielli (2012), les descriptions et les catégories sont liées au cadre théorique de la chercheuse et permettront de répondre à l’objectif de l’article qui est de décrire comment l’adulte peut agir en tant que médiateur afin de soutenir le développement de la théorie de l’esprit d’une enfant ayant un TSA. Les étapes d’analyse ont entre autres permis de délimiter de ce qui est accordé à l’enfant et à l’adulte ainsi que la description des interactions, et ce, afin de répondre aux objectifs spécifiques. L’étape 3 a permis d’identifier les unités de sens. Une unité de sens est un segment de verbatim où la praticienne chercheuse et l’enfant discutent autour d’une même composante récurrente du récit, voire même de plusieurs composantes récurrentes liées causalement ensemble. Dans une unité, les questions posées portent sur le même objet d’interprétation dans le récit, sur la même composante ou sur le même noeud causal qui en unit plusieurs. Il est possible de cibler, dans chaque unité, la question coeur, soit la question posée par l’adulte la plus hiérarchiquement complexe face à la composante récurrente visée dans l’unité de sens. L’étape 5 a permis la création de catégories d’analyse permettant de décrire, au sein de chaque unité de sens et en fonction des questions coeur ciblées, ce que fait l’enfant et ce que fait l’adulte. Pour l’enfant, en cours de lecture interactive, on retrouve trois catégories différentes : 1) les questions auxquelles l’enfant répond, et ce, que la réponse soit juste ou non, 2) les questions auxquelles l’enfant ne répond pas, c’est-à-dire celles pour lesquelles elle demeure silencieuse ou parle d’éléments extérieurs au récit et 3) les interactions spontanées de l’enfant, soit les moments où l’enfant initie la discussion au sujet du récit. Pour celles permettant de décrire ce que fait l’adulte pendant l’intervention, on retrouve quatre types de questions différentes : 1) les questions fermées se répondant par oui ou par non; 2) les questions fermées rétrospectives où l’adulte pose une question dont la réponse vient tout juste d’être entendue dans le livre; 3) les questions ouvertes rétrospectives qui demandent à l’enfant de s’expliquer de façon causale en utilisant ce qui a été lu précédemment; et 4) les questions ouvertes prospectives qui invitent l’enfant à prédire, en fonction de ses connaissances sur le récit et sur le monde, la suite du récit. Ces catégories sont présentées ici dans un ordre croissant de complexité (Milburn et al., 2014).

Dans un autre angle d’analyse, c’est aussi à partir du cadre théorique construit que, pour chaque unité de sens analysé, les états internes des personnages (états physiques, émotionnels, intentionnels et épistémiques; Veneziano, 2010; Veneziano et Hudelot, 2006) discutés par l’adulte et par l’enfant ont été mis en exergue et analysés. Les états internes ciblés en cours de discussion, soit par l’enfant ou l’adulte, sont ensuite identifiés et compilés. Pour chaque catégorie, les résultats sont compilés dans un tableau. Les ratios sont réalisés à partir du nombre total d’unités de sens par lecture ou en fonction de la question coeur ciblée pour chaque unité (étape 3 du processus de production de catégorie). Cette quantification des résultats permet de rendre compte plus aisément de la progression de l’enfant en terme 1) d’interaction en fonction des questions ; 2) du nombre de questions coeur de chaque type qui ont été posées par l’adulte ; 3) de la réponse de l’enfant pour chaque type de question coeur; 4) du nombre d’énonciations de la théorie de l’esprit par l’enfant à chaque lecture; et 5) du nombre d’énonciations de composantes de la théorie de l’esprit par l’adulte à chaque lecture. Puisque les lectures sont différentes (niveau de complexité, temps de passation, nombre d’unités de sens), les ratios faits permettent la comparaison entre les lectures, la description de l’évolution des interventions de l’adulte et, de ce fait, la description de la complexification des interactions de l’enfant.

Résultats

Les résultats permettent, dans un premier temps, de décrire l’activité de l’enfant et celle de l’adulte, puis de les mettre en lien. Dans un deuxième temps, les résultats en ce qui a trait à l’énonciation des états internes relatifs à la théorie de l’esprit seront aussi présentés, tant pour l’enfant que pour l’adulte. Ainsi, les analyses permettront de savoir si l’adulte a su jouer son rôle de médiateur en soutenant l’enfant dans le développement de la théorie de l’esprit.

Description de l’activité de l’enfant et de l’adulte

Le Tableau 1 permet de répondre au premier sous-objectif qui est de décrire et d’analyser les activités et la progression de l’enfant ayant un TSA en contexte de lecture interactive. On y remarque une diminution constante des questions auxquelles l’enfant ne répond pas passant de 32 % (6/19) des unités de sens, pour se limiter respectivement à 13 % (3/24) et à 6,6 % (1/15). Cette diminution a été faite au profit d’une augmentation des questions auxquelles elle répond qui passent respectivement, de la première à la dernière lecture interactive, de 47 % (9/19), à 58 % (14/24), puis à 66,7 % (10/15) à la dernière lecture. Quant aux interactions spontanées, elles augmentent également dans le temps, passant de 21 % (4/19) à la première lecture, à 29 % (7/24) à la deuxième lecture et se stabilisent lors de la troisième lecture interactive à 26,7 % (4/15).

Le Tableau 2 sert à répondre au deuxième sous-objectif en décrivant l’activité de l’adulte en cours de lecture interactive. On y remarque une complexification dans le temps des interventions faites, notamment par la réduction du nombre de questions fermées posées et par l’augmentation du nombre de questions ouvertes dans lesquelles l’enfant a été invitée à discuter causalement de l’histoire. On remarque, en ce qui a trait aux questions posées par l’adulte, que les questions fermées oui/non passent de 47 % (7/15), à 6 % (1/17), puis à 9 % (1/11). Les questions fermées rétrospectives, entre les trois temps d’analyse, sont d’abord de 13 % (2/15), augmentent ensuite à 41 % (7/17) et chutent, à la dernière lecture interactive, à 18 % (2/11). En ce qui a trait aux questions ouvertes rétrospectives, l’adulte les pose dans une proportion de 33 % (5/15) lors de la première lecture interactive, dans une proportion de 35 % (6/17) lors de la deuxième lecture interactive et, finalement, dans une proportion de 46 % (5/11) lors de la troisième lecture interactive. Les questions ouvertes prospectives ont été posées par l’adulte dans 7 % (1/15) des cas au premier temps d’analyse, dans 18 % (3/17) des cas au second temps d’analyse puis dans 27 % (3/11) des cas au dernier temps d’analyse.

Tableau 1

Description de l’activité de l’enfant

Description de l’activité de l’enfant

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Le Tableau 3 permet plusieurs observations et met en lien les deux sous-objectifs ciblés dans le but de répondre à l’objectif principal de l’article, et ce, en ce qui a trait à la médiation de l’adulte. Il met en relief l’arrimage des exigences de l’adulte à ce que l’enfant peut faire et, inversement, le déplacement des savoir-faire de l’enfant vers les exigences de l’adulte. On y observe une diminution substantielle des questions fermées posées par l’adulte passant de 60 % (47 % + 13 %) lors de la première lecture, à 47 % (6 % + 41 %) lors de la seconde lecture, pour finir à 27 % (9 % + 18 %) lors de la dernière lecture. À l’inverse, la praticienne chercheuse a augmenté les questions ouvertes posées passant respectivement de 40 % (33 % + 7 %), à 53 % (35 % + 18 %), à, finalement, 73 % (46 % + 27 %). D’un autre côté, on remarque que le nombre de questions auxquelles répond l’enfant augmente ainsi que leur niveau de complexité. En effet, l’enfant, lors de la première lecture interactive, parvient très peu à répondre adéquatement aux questions ouvertes (17 %, 1/[1+5]) alors qu’elle répond mieux aux questions fermées, 44 % ([3+1]/[7+2]). Lors de la deuxième lecture, on remarque que l’enfant répond adéquatement à 44 % ([3+1]/[6+3]) des questions ouvertes tout en sachant toujours répondre adéquatement aux questions fermées, dans une proportion de 50 % ([3+1]/[1+7]). Finalement, à la troisième lecture ciblée, on remarque que l’enfant répond adéquatement à 75 % ([4+2]/[5+3]) des questions ouvertes tout en rehaussant l’exactitude de ses réponses aux questions fermées, 67 % ([1+1]/[1+2]).

À la lecture du Tableau 3, on remarque que les exigences de l’adulte et les comportements littéraires de l’enfant évoluent vers les questions de nature ouverte. Cette progression de l’enfant semble chercher à rejoindre les exigences de l’adulte dans un rapport intersubjectif.

Énonciation de la théorie de l’esprit

Le Tableau 4 présente les états internes énoncés par l’enfant lors des trois séances de lecture interactives analysées et permet de répondre au premier sous-objectif visé dans l’article. On remarque que le nombre d’états internes nommés par l’enfant augmente au fil des interventions passant de 4 pour la première lecture, à 12 pour la seconde puis à 15 pour la dernière lecture. On remarque également une progression en ce qui a trait à la complexité des états internes énoncés par l’enfant. À la première lecture interactive, l’enfant a énoncé 50 % (2/4) d’états physiques et 50 % (2/4) d’états internes de type émotionnel. Dans la seconde lecture interactive, l’enfant a énoncé 17 % (2/12) d’états physiques et 50 % (6/12) d’états internes de type émotionnel. Il est à noter que, quoique la proportion d’énonciations demeure égale à la lecture précédente, le nombre de fois que l’enfant a énoncé cet état interne triple passant de 2 à 6. L’état interne de type intentionnel, lié au but et aux intentions de personnages, est énoncé dans 33 % (4/12) des cas pendant la seconde lecture interactive. En ce qui a trait à la dernière lecture interactive analysée, l’enfant a nommé l’état physique dans 27 % (4/15) des cas, discute des états internes de type émotionnel dans 40 % (6/15) des cas et des états internes de type intentionnel dans 33 % (5/15) des cas. Il est à noter que cette forte proportion d’énonciations d’état physique à la dernière lecture interactive (27 %) est liée à la problématique du récit Nez-Rouge sur la piste de Léonard (Devernois et Pied, 1999) dans laquelle le rhinocéros jouant le rôle de protagoniste sent mauvais (état physique). Cette problématique constitue une plaque tournante du récit et a été amplement discutée par l’enfant. Par ailleurs, il est intéressant de remarquer que l’enfant ne fait jamais mention, en cours de discussion, de l’état interne de type épistémique, état interne qui se développe très tard chez l’enfant tout-venant, soit au stade opératoire.

Le Tableau 5 présente les composantes de la théorie de l’esprit énoncées par l’adulte en cours de lecture interactive et permet de répondre au deuxième sous-objectif visé dans l’article. Il permet de remarquer que le nombre d’interventions où l’adulte énonce les états internes diminue au fil des interventions passant de 25 pour la première lecture, à 13 pour la seconde lecture, puis à 7 pour la dernière lecture. Le tableau 5 permet également de rendre compte du type d’interventions élaborées par l’adulte. Dans la première lecture interactive, l’adulte a discuté de l’état physique dans 24 % (6/25) des cas, de l’état interne de type émotionnel dans 40 % (10/25) des cas, de l’état interne de type intentionnel dans 24 % (6/25) des cas et de l’état interne de type épistémique dans 12 % (3/25) des cas. En ce qui a trait à la deuxième lecture interactive, l’adulte a énoncé l’état physique dans 8 % (1/13) des cas, l’état interne de type émotionnel dans 15 % (2/13) des cas et l’état interne de type intentionnel dans 77 % (10/13) des cas. Finalement, en ce qui a trait à la troisième lecture interactive, l’adulte discute de l’état interne de type émotionnel dans 43 % (3/7) des cas et de l’état interne de type intentionnel et celui de type épistémique dans 28,5 % (2/7) des cas. Les Tableaux 4 et 5 permettent de constater le rôle de médiateur joué par l’adulte et de répondre à l’objectif principal. Si, au départ, l’adulte posait plus de questions fermées touchant l’état interne de type émotionnel, on voit, en lien avec la progression de l’enfant, que l’adulte déplace ses exigences en questionnant davantage sur l’état interne de type intentionnel et même sur l’état interne de type épistémique. De plus, on y remarque une diminution du nombre d’interventions de l’adulte en ce qui a trait à la théorie de l’esprit au profit d’une augmentation du nombre de celles faites par l’enfant.

Tableau 2

Description de l’activité de l’adulte

Description de l’activité de l’adulte

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Tableau 3

Description de l’activité de l’enfant en fonction des questions posées par l’adulte

Description de l’activité de l’enfant en fonction des questions posées par l’adulte

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Tableau 4

Composantes de la théorie de l’esprit énoncées par l’enfant

Composantes de la théorie de l’esprit énoncées par l’enfant

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Tableau 5

Composantes de la théorie de l’esprit énoncées par l’adulte

Composantes de la théorie de l’esprit énoncées par l’adulte

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Discussion

En réponse au premier sous-objectif qui est de décrire et d’analyser la progression de l’enfant ayant un TSA en ce qui a trait au développement de la théorie de l’esprit en contexte de lecture interactive, les résultats ont montré que la participation de l’enfant, au fil des interventions, a augmentée, notamment de par ses réponses à des questions de plus en plus complexes, ainsi que de par l’augmentation et la complexification de l’énonciation des états internes relatifs à la théorie de l’esprit. Premièrement, la hausse dans le temps des interactions spontanées de l’enfant et de ses réponses aux questions en cours de lecture interactive permettent de penser qu’elle s’est approprié le fonctionnement de la lecture interactive et qu’elle a augmenté les moments d’attention conjointe avec l’adulte, et ce, bien que plusieurs auteurs (Baron-Cohen, 1989; Charman, 2003; Lemay, 2004; Plumet et Veneziano, 2014; Rogers et al., 2003) soulignent les difficultés des enfants ayant un TSA à entrer en relation d’attention conjointe. En effet, plus l’enfant interagit au sujet du contenu du livre en cours de lecture interactive, plus elle fait la démonstration que son attention est dirigée, avec celle de l’adulte-lecteur, sur l’objet d’apprentissage qu’est le livre. Les résultats des analyses de la progression de l’enfant nous permettent de remarquer que, par l’interaction spontanée, c’est elle qui, à plusieurs occasions, en créant la situation d’attention conjointe, fait une initiative sociale. En effet, l’enfant, en posant une question ou en interpellant l’adulte-lecteur au sujet du récit, attire l’attention de l’autre au même endroit que le sien.

Plusieurs auteurs ont documenté les difficultés des enfants ayant un TSA en ce qui a trait au développement de la théorie de l’esprit (Baron-Cohen, 1989; Baron-Cohen, Jolliffe, Mortimore et Robertson., 1997; Baron-Cohen et al., 1985; Bursztejn et Gras-Vincendon, 2001; Lemay, 2004; Peterson et al., 2016). Ils affirment que ces difficultés ont des répercussions dans la façon dont les enfants ayant un TSA interprètent les désirs, les états internes et les croyances des personnages (Losh et Capps, 2003; Mason et al., 2008). Cependant, les résultats de la présente étude montrent que le type d’état interne le plus souvent énoncé par l’enfant est celui de type émotionnel, et ce, dans chacune des trois lectures interactives analysées. La littérature souligne également que l’enfant ayant un TSA a de la difficulté à accorder des croyances et des intentions aux autres, ainsi qu’à inférer ce que l’autre croit en fonction de ce qu’il lui arrive et de prédire ce qu’il va faire (Baron-Cohen et al., 1985; Bursztejn et Gras-Vincendon, 2001). Cependant, on constate ici que l’enfant, dans les deux dernières lectures interactives analysées, identifie l’état interne de type intentionnel associé à l’attribution de croyances et d’intentions. De plus, en fonction de la définition du TSA, il serait possible d’anticiper des difficultés de la part de l’enfant à répondre aux questions ouvertes prospectives qui demandent justement d’anticiper et de prédire les actions et les émotions des personnages. Or, on remarque, dans le temps, que l’enfant parvient à répondre adéquatement à ce type de question.

En réponse au deuxième sous-objectif, qui est de décrire l’intervention de l’adulte en contexte de lecture interactive, les résultats ont montré que l’adulte a complexifié les questions posées au fil des interventions. En effet, alors qu’à la première lecture interactive l’adulte a posé davantage de questions fermées, il est possible de remarquer, à la deuxième et à la troisième lecture interactive, qu’elle pose majoritairement des questions ouvertes. L’adulte joue ainsi le rôle d’un médiateur dans une zone d’intersubjectivité littéraire qui permet précisément une appropriation progressive du type de questions que se pose un lecteur mature au regard de récits complexes tirés de la littérature d’enfance. Par la médiation, elle devient une intermédiaire dans la façon d’aborder le livre et de se questionner (Makdissi et Boisclair, 2006; Makdissi et al., 2010). Il est d’ailleurs possible de penser que l’établissement de la relation d’intersubjectivité littéraire avec l’enfant a permis cet accordage entre les exigences de chacune, ce qui n’est pas sans lien avec la relation d’accordage affectif (Claudon et al., 2008) créée entre les deux qui permet de faciliter le partage des états affectifs et des réflexions. À l’instar de Halliday (2004), Mercer (2002, 2008), Wells (2007) et Wertsch (2008), la discussion en cours de lecture interactive et l’engagement de l’enfant dans l’activité lui ont permis et de complexifier son raisonnement au regard de la théorie de l’esprit dans des narrations de surcroit fictives.

En ce qui a trait à l’énonciation d’états internes, bien que plusieurs auteurs aient mentionné les difficultés de l’enfant ayant un TSA dans le développement de la théorie de l’esprit (Baron-Cohen, 1989; Baron-Cohen et al., 1997; Baron-Cohen et al., 1985; Bursztejn et Gras-Vincendon, 2001; Lemay, 2004), on remarque que l’adulte énonce les états internes lors de la discussion autour du récit avec l’enfant. Les résultats démontrent que l’adulte concentre ses interventions sur l’état interne de type émotionnel (première et troisième lectures interactives) et sur l’état interne de type intentionnel (deuxième lecture interactive), et ce, malgré les manifestions répertoriées du TSA. De plus, il est important de faire ressortir que l’adulte, à la première et à la dernière lecture interactive, discute de l’état interne de type épistémique qui est l’état interne le plus complexe à comprendre (Veneziano, 2015a, 2015b) et qui est rarement énoncé par les enfants ayant un TSA. L’adulte joue ainsi son rôle de médiateur puisqu’il questionne juste au-dessus de ce que l’enfant est parvenu à faire dans les deux lectures interactives antérieures et, par le questionnement causal, notamment créé par l’utilisation des questions ouvertes, guide l’enfant dans sa compréhension des états internes.

Finalement, la mise en commun des observations ressorties en réponse aux deux sous-objectifs permet de répondre à l’objectif principal qui est de décrire comment l’adulte, dans le cadre d’une intervention en lecture interactive, peut agir en tant que médiateur dans le but de soutenir le développement de la théorie de l’esprit d’une enfant ayant un TSA. Les résultats permettent de remarquer un accordage littéraire entre ce que fait l’enfant et ce que fait l’adulte en cours de séance. L’enfant, en augmentant non seulement le taux d’exactitude de ses réponses, mais également la proportion de questions ouvertes répondues, fait la preuve qu’elle étend sa zone proximale de développement, ce qui propulse, tel que documenté par Schick et Melzi (2010), le développement des compétences littéraire. Les interventions de l’adulte, qui vont de pair avec la progression de l’enfant en augmentant le nombre de questions ouvertes posées, font la démonstration qu’elle amène l’enfant à se questionner (Neslihan Bay et Hartman, 2015) et qu’elle la pousse dans son appropriation de la lecture interactive ainsi que dans sa compréhension des états internes. Cela fait également preuve que ses interventions se situent dans sa zone proximale de développement. L’attention conjointe partagée entre l’adulte-lecteur et l’enfant, en cours d’intervention, est portée sur le livre et permet de discuter et d’interpréter le récit écrit par une tierce personne (l’auteur), ce qui favorise la création d’un contexte trilogique d’intersubjectivité littéraire (Makdissi et Boisclair, 2006, Makdissi et al., 2010). C’est d’ailleurs par l’intermédiaire de questions ouvertes, qui visent à rendre compte d’une compréhension profonde de la trame narrative, que l’enfant et l’adulte coconstruisent le sens de l’histoire et parviennent à faire ressortir les éléments de la théorie de l’esprit. Ainsi, il est possible de penser que la hausse de l’énonciation d’états internes par l’enfant est liée à la hausse des questions ouvertes posées par l’adulte, de même que la hausse du taux de réponse à ces questions par l’enfant. Cela pourrait être dû au fait que les questions ouvertes amènent l’enfant à réfléchir le récit et pousse l’expression de liens causaux (Neslihan Bay et Hartman, 2015). De plus, on remarque que l’adulte, dans ses interventions, énonce moins d’états internes, et ce, contrairement à ce que fait l’enfant, de sorte que l’adulte s’efface pour laisser plus de place à l’expression de l’enfant. De plus, la hausse de la complexification des états internes nommés par l’enfant va de pair avec la hausse de la complexification de celles nommées par l’adulte, permettant ainsi d’avancer que l’adulte, en tant que médiateur, intervient dans la zone proximale de développement de l’enfant.

Des limites entravent la transférabilité des résultats. Premièrement, vu le fait que les caractéristiques des enfants ayant un TSA sont variées et que les manifestations sont d’intensités différentes, le cas présenté ne peut être qualifié d’exemplaire dans le sens où il ne s’agit pas d’un cas typique. Il est possible d’affirmer que l’étude de cas ainsi réalisée permet l’analyse en profondeur d’un phénomène dans son contexte (Gagnon, 2012) et que cette réflexion sur les pratiques éducatives peut être le point de départ de la construction d’une modélisation ultérieure qui répondrait aux besoins des intervenants et des enseignants en adaptation scolaire de différents milieux (De Lavergne, 2007). Deuxièmement, la posture de praticienne chercheuse fait en sorte qu’une seule personne a dispensé les interventions, ce qui a un effet sur le déroulement des séances et sur son analyse, et ce, même si des précautions méthodologiques ont été prises (analyses en interjuges).

Conclusions

Les résultats de cette étude permettent de soutenir que le contexte de lecture interactive permet à l’adulte d’adapter ses interventions à la singularité de l’enfant ce qui, pour Chamak et Cohen (2003), est la clé des interventions efficaces à prodiguer à l’enfant ayant un TSA. Il a été documenté, auprès d’enfants tout-venant, qu’il est primordial de les amener à s’engager cognitivement et à interagir sur les objets d’apprentissage (Snow et Dickinson, 1990). Il en va de même pour les enfants ayant un TSA pour qui l’augmentation des opportunités d’apprentissage et de discussion autour du récit, permet la création d’un engrenage où le plaisir d’échanger et de coconstruire peut se développer (Lemay, 2004). Ainsi, ce contexte de lecture interactive proposée au quotidien chez cette enfant autiste aura possiblement contribué à lui offrir un environnement social propice au développement de la socialisation littéraire (van Kleeck, 2008, 2010).

Cette étude suggère que la mise en place d’interventions favorisant la discussion autour du récit pourrait contribuer à la complexification de la pensée de l’enfant au regard de la théorie de l’esprit. Bien que les résultats portant sur une étude de cas ne puissent être généralisés, notamment dû au fait que ce cas unique a des caractéristiques émotionnelles et communicationnelles propres, les analyses de la présente étude permettent de soutenir logiquement que, en contexte scolaire, des interventions sociales faisant la promotion du développement de l’attention conjointe peuvent être dispensées. Ainsi, des contextes complexes et riches en discussion peuvent créer des situations d’apprentissages propices au développement de la théorie de l’esprit et de la communication. Or, le contexte de lecture interactive semble offrir cette opportunité de dialoguer et d’apprendre en utilisant des objets complexes que sont les récits issus de la littérature d’enfance (Baron, 2010, 2017; Makdissi et Boisclair, 2006; Makdissi et al., 2010). Afin de démontrer que la mise en place précoce de ces contextes sociaux d’intervention pourrait permettre de déjouer les manifestations du TSA et faciliter l’inclusion sociale et scolaire des élèves, il conviendrait d’étendre cette étude à plusieurs élèves ayant un TSA en contexte scolaire.