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Ces dernières années, l’environnement des organisations a fortement changé : mondialisation des marchés, concurrence accrue, exigences de rentabilité à court terme des actionnaires (Cappelli et al. 1997). Pour s’adapter à ces changements, la plupart des organisations tentent de se restructurer, ce qui entraîne parfois une transformation de leur gestion des ressources humaines. La quête d’une plus grande flexibilité a poussé certaines organisations à passer du modèle traditionnel au modèle renouvelé (Guérin et Wils 1992) tandis que l’obsession de la réduction des coûts a incité d’autres organisations à tout simplement modifier leur gestion des ressources humaines au coup par coup. Bien que la cohérence du modèle renouvelé soit mise à rude épreuve par l’existence de plusieurs paradoxes de gestion (entre autres, malgré l’insécurité d’emploi due aux réductions d’effectifs, les organisations s’attendent à une plus forte loyauté organisationnelle), une tendance lourde balaie le monde du travail : l’emploi traditionnel, c’est-à-dire l’emploi salarié permanent à temps plein, fait place à des emplois atypiques. Depuis vingt ans, le travail autonome et les emplois précaires progressent régulièrement dans le monde industriel au détriment de l’emploi traditionnel (Betcherman 1995 ; Krahn 1995 ; Matte 1998 ; Simard 1998). Même si le nombre de travailleurs atypiques a diminué de 1995 à 1997 selon les dernières statistiques américaines, la prévalence de ce phénomène continue de s’accentuer pour certains types de travailleurs et dans certains secteurs industriels (Hipple 1998).

Les défis posés par le travail atypique

Loin de simplifier la gestion des ressources humaines, l’éclatement de l’emploi traditionnel pose de nouveaux défis, tant pour les gestionnaires que pour les travailleurs et l’ensemble de la société. Ainsi, pour les gestionnaires, il devient plus difficile de déterminer avec exactitude le nombre d’employés en raison des multiples formes de travail. Une façon de contrer cette complexité des statuts d’emploi est de ne compter que les employés permanents à temps plein (emplois traditionnels). Une telle pratique est-elle vraiment rigoureuse quand le nombre d’employés occasionnels (auxiliaires et contractuels) constitue une proportion non négligeable des effectifs, et donc de la masse salariale (Lévesque 1999) ? Une autre façon de freiner la prolifération de multiples statuts d’emploi est « d’externaliser » les emplois non traditionnels en transformant des salariés en travailleurs autonomes contractuels. Cette solution, économique à court terme puisqu’elle diminue la masse salariale, peut se révéler très coûteuse à moyen terme si le ministère du Revenu juge que ces travailleurs autonomes sont en fait des employés de l’organisation, et exige non seulement le remboursement des sommes non perçues mais également le versement d’importantes pénalités (Brozovsky, Mason et O’Neil 1996).

Parmi les autres défis posés aux gestionnaires par l’apparition de diverses formes de contrats de travail, citons ceux du développement des compétences et de la gestion des carrières. En effet, les gestionnaires ne peuvent pas toujours justifier un investissement dans des programmes de formation ou de gestion des compétences lorsque la durée du lien d’emploi est courte ou imprévisible (Kochan et al. 1994 ; Schellenberg 1997), et les travailleurs atypiques ne se voient pas toujours offrir les mêmes oppor-tunités de carrière que leurs collègues en emploi traditionnel (Rotchford et Roberts 1982).

Outre les défis de gestion, l’apparition de nouvelles formes de travail soulève également des enjeux importants, tant pour les travailleurs que pour la société, en raison des conséquences de la précarité d’emploi. Pour les individus, la perte de sécurité d’emploi peut engendrer une démotivation face à l’emploi et un stress qui ont des répercussions négatives sur la vie professionnelle et familiale (Cooper 1999). À ce sujet, plusieurs études indiquent que de nombreux travailleurs précaires sont moins satisfaits de leur emploi, moins motivés et moins loyaux envers l’organisation que leurs collègues permanents, estiment avoir moins de chances d’avancement et ressentent une grande insécurité professionnelle et financière (Feldman, Doerpinghaus et Turnley 1994 ; Hall 1996 ; Simard 1998). Ainsi, par exemple, Simard (1998) note que les travailleurs atypiques ont en moyenne des taux horaires de salaire moins élevés et une protection sociale moins étendue que les travailleurs traditionnels, ce qui a des répercussions sur la stabilité financière des travailleurs et de leurs familles.

Sur le plan sociétal, l’apparition du travail atypique revient indirectement à redéfinir le contrat de travail entre les employeurs et les employés, ce qui modifie les obligations et responsabilités des acteurs. Jusqu’à quel point la législation actuelle du travail est-elle assez souple pour pouvoir s’adapter à cette nouvelle réalité ? Les questions d’équité salariale sont particulièrement visées dans la mesure où la grande partie des emplois atypiques (souvent précaires) sont occupés par des femmes. L’accès à la syndicalisation pour certaines catégories de travailleurs atypiques, comme les travailleurs autonomes, ou la difficulté pour les organisations syndicales de communiquer avec d’autres groupes d’employés, comme les télétravailleurs, sont également au coeur des préoccupations de plusieurs acteurs sociaux (Foegen 2000 ; Marguerat 1997 ; Zeytinoglu 1999).

Bref, la transformation des formes de travail contribue à alimenter les contradictions en matière de gestion des ressources humaines et, par ricochet, à complexifier les défis de gestion. Cependant, les nouvelles formes de travail se sont multipliées tellement rapidement ces dernières années qu’il devient difficile de comprendre toutes les implications de cette nouvelle réalité. Le phénomène est si soudain et nouveau que les statistiques officielles ne permettent pas de mesurer l’ampleur des changements. C’est pourquoi, aux États-Unis, le nombre de travailleurs atypiques est encore estimé de trois façons différentes : selon une définition très stricte, selon une définition très large, et selon une estimation moyenne (Hipple 1998). En l’absence d’une définition claire du travail atypique, les données collectées tant par les organismes gouvernementaux comme Statistique Canada que par les chercheurs sont trop grossières pour véritablement saisir toute la diversité de l’emploi atypique, ce qui crée des problèmes de comparaisons entre les études (Simard 1998). Parmi les quelques rares recherches empiriques sur le sujet, un consensus semble cependant se dégager : les nouveaux travailleurs, c’est-à-dire ceux qui occupent des emplois non traditionnels, forment un groupe hétérogène qui rassemble des individus ayant des caractéristiques différentes en termes d’aspirations, de motivation, etc. (Eberhardt et Moser 1995 ; Simard 1998 ; Walsh et Deery 1999). Dès lors, comment peut-on espérer gérer convenablement des ressources humaines que l’on connaît mal ? Dans un tel contexte, il devient urgent de reconnaître le caractère hétérogène, voire hétéroclite, de ce groupe de travailleurs en commençant par bien distinguer les différentes formes de travail et les différents types de travailleurs atypiques. Après avoir montré les limites des classifications actuelles, cet article propose deux typologies susceptibles de mieux saisir cette nouvelle réalité et discute des principaux défis posés par les différentes formes de travail atypique.

Analyse critique des classifications actuelles

Définitions ambiguës du travail atypique

L’apport principal des typologies est de simplifier une situation complexe, voire anarchique, en y mettant de l’ordre. De toute évidence, les typologies ont leur place dans le cas de l’éclatement du travail traditionnel, car la situation est pour le moins chaotique comme en témoignent les nombreuses définitions du travail atypique. D’ailleurs, l’absence d’une définition universelle a été soulignée par de nombreux auteurs (Daly 1996 ; Nollen et Axel 1998 ; Polivka et Nardone 1989). Pour les uns, la notion de contrat est importante (Beard et Edwards 1995) alors que pour d’autres, il s’agit plutôt de travailleurs qui ne sont pas considérés comme réguliers dans une organisation donnée (Armstrong-Stassen 1998).

La même ambiguïté persiste quand il s’agit de définir un concept plus restreint comme le travail à temps partiel. Utiliser un critère simple comme « travailler moins d’heures qu’une semaine normale » peut sembler, à première vue, une voie intéressante ; ce n’est malheureusement pas le cas. En admettant qu’un consensus sur la norme à adopter soit accessible (par exemple, moins de 30 heures par semaine comme au Canada), le problème demeure entier, car plusieurs auteurs ajouteraient qu’il faut également tenir compte d’autres critères pour définir le temps partiel (par exemple, des horaires irréguliers, des salaires moindres, des promotions réduites, etc.). Faute d’un consensus (Barling et Gallagher 1996), il n’est pas surprenant que certains considèrent le travail à temps partiel comme une forme de travail traditionnel alors que d’autres le voient comme une forme de travail atypique. À chacun sa définition et donc sa vérité ! En outre, même le critère d’une semaine de travail de moins de 30 heures, qui n’est d’ailleurs pas adopté par tous les pays, est inopérant dans le cas de certains travailleurs. En cumulant plusieurs emplois à temps partiel, les cumulards devraient être considérés comme des travailleurs typiques puisque leur semaine de travail est de plus de 30 heures par semaine.

Si de nombreuses études (y compris les recherches empiriques) ont été réalisées en l’absence de définition conceptuelle claire du travail atypique, peu d’entre elles ont proposé une systématisation explicite des dimensions sous-tendant les classifications utilisées pour décrire les différentes formes du travail atypique. Quant au nombre de catégories proposées à l’intérieur des classifications, il varie selon les auteurs. Par exemple, Armstrong-Stassen (1998) propose cinq catégories : (1) emploi à temps partiel, (2) emploi temporaire, (3) horaire flexible, (4) semaine de travail compressée et (5) télétravail. Krahn (1991) met également de l’avant cinq catégories, mais il ne s’agit pas exactement des mêmes catégories : (1) emploi à temps partiel, (2) emploi temporaire, (3) emploi une partie d’année, (4) cumul d’emplois et (5) travail autonome (propre compte). Quant à Cooper (1995), il identifie sept catégories de travailleurs atypiques : (1) employés temporaires, (2) employés à temps partiel, (3) travailleurs saisonniers, (4) travailleurs indépendants, (5) employés d’agence, (6) travailleurs autonomes involontaires et (7) employés occasionnels. Ces classifications ont au moins deux catégories en commun, celles du temps partiel et du travail temporaire. Mais l’examen minutieux de ces classifications indique surtout l’existence de plusieurs différences. Par exemple, le cumul d’emplois n’est mentionné que dans une des trois classifications. En outre, le critère même de catégorisation varie d’une classification à l’autre. Ainsi, Cooper (1995) prend en compte l’aspect volontaire ou non du statut de travail, ce que les autres auteurs ne font pas. La classification d’Armstrong-Stassen (1998) est la seule à inclure le lieu de travail. Force est donc de constater le manque d’uniformité dans les choix des balises définissant le travail atypique.

Pourtant ces classifications visent à décrire le même phénomène, à savoir l’éclatement du travail traditionnel. Faute d’un effort de conceptualisation, de telles classifications ad hoc ne peuvent pas prétendre au titre de typologie. Par définition, une typologie découle de la combinaison de concepts simples (appelés « dimensions ») dont les intersections identifient des types ou nouveaux concepts (Neuman 1997). Après avoir recensé plus de 700 publications sur l’éclatement du travail traditionnel, force est de constater qu’il n’existe pas actuellement de typologie exhaustive permettant de classifier systématiquement les différentes formes de travail. Tout au plus, une typologie partielle mérite d’être discutée, à savoir celle de Spalter-Roth et Hartmann (1998).

La typologie de Spalter-Roth et Hartmann

Ces auteurs ont bâti une typologie en se basant sur trois dimensions : (1) un travailleur détient-il un seul emploi ou des emplois multiples chez des employeurs multiples ? (2) un travailleur est-il embauché à plein temps ou non ? et (3) un travailleur travaille-t-il toute l’année ou non ? Comme le montre le tableau 1, le croisement de ces trois dimensions met en lumière différents types de travailleurs. Malheureusement les auteurs n’ont pas nommé tous les types mis au jour : deux cellules du tableau s’appellent « autre régulier », trois autres cellules décrivent un type « indéterminé » et cinq autres sont regroupés sous la même étiquette, à savoir « atypique ». Bref, l’effort de systématisation demeure inachevé.

Tableau 1

Typologie de Spalter-Roth et Hartmann

Typologie de Spalter-Roth et Hartmann
Source : Adapté de Spalter-Roth et Hartmann (1998 : 75).

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Bien que cette typologie soit intéressante, elle se heurte à deux difficultés majeures. Premièrement, il est selon nous prématuré d’essayer de tirer une ligne entre le travail typique et le travail atypique. L’utilisation du mot « indéterminé » pour décrire trois types différents reflète bien cette difficulté qui découle en fait de l’absence d’une définition claire. Il faut donc plutôt essayer de bâtir une typologie exhaustive des formes de travail sans tenter de distinguer le travail typique du travail atypique. Cela d’autant plus que le terme atypique lui-même implique une comparaison avec une norme qui elle-même ne fait pas l’unanimité. D’autre part, la typologie de Spalter-Roth et Hartmann (1998) tente un tour de force, celui de combiner dans une même typologie les formes de travail et les types de travailleurs. La difficulté conceptuelle est essentiellement la suivante : comment réussir à décrire un phénomène qui est à la fois statique (les formes de travail) et dynamique (combinaison des formes dans le temps au fil du cheminement de carrière des travailleurs) ? Pour notre part, il semble plus approprié de bâtir deux typologies complémentaires, une statique pour les formes de travail et une autre dynamique pour les travailleurs. La typologie statique permet de saisir la diversité des formes de travail, tandis que la typologie dynamique vise à saisir la diversité des travailleurs qui cumulent dans le temps diverses formes de travail. Avant de présenter la typologie statique, il est cependant nécessaire de montrer comment le travail traditionnel a éclaté au cours des dernières années afin de mettre au jour des dimensions clés.

Un éclatement du travail traditionnel

Le travail traditionnel est relativement facile à définir : un emploi dit permanent (c’est-à-dire avec un contrat de travail à durée indéterminée), à temps complet avec des horaires réguliers, et où le travail s’effectue chez l’employeur. Cette forme originelle de travail a progressivement éclaté sur trois dimensions : les horaires de travail, la nature du contrat de travail, et le lieu de travail.

Le travail traditionnel a commencé à éclater avec l’apparition des emplois permanents à temps partiel caractérisés par des horaires réguliers mais totalisant moins de 35 heures par semaine. Apparus dès les années 70, les emplois à temps partiel se sont multipliés durant les récessions de 1981–82 et 1990–92 pour atteindre 18,5 % de tous les emplois au Canada en 1999 (Statistique Canada 2000). Cette première déviance par rapport à l’emploi traditionnel s’est donc manifestée par une diminution de la durée de la semaine de travail. Mais la notion d’horaires fixes de travail, que ce soit à temps complet ou à temps partiel, a également éclaté avec l’apparition des horaires variables. Les horaires de travail variables peuvent affecter une personne travaillant à temps complet, comme dans le cas des ambulanciers, ou à temps partiel. Il s’agit donc d’une atteinte non pas à la durée mais plutôt à la régularité et la stabilité de la semaine de travail. Alors que, dans certains cas, les horaires variables sont plutôt prévisibles, c’est-à-dire connus suffisamment à l’avance par les employés, on assiste à une croissance des horaires de travail imprévisibles. Ainsi, pour mieux répondre aux besoins des consommateurs, les horaires variables sont devenus de plus en plus « à géométrie variable », c’est-à-dire irréguliers et instables avec des périodes plus ou moins courtes de travail qui s’effectuent de plus en plus en dehors de la semaine normale de travail (c’est-à-dire le soir, la nuit, la fin de semaine ou les jours fériés).

Parallèlement à cette irrégularité et instabilité grandissantes des horaires de travail, la nature même du contrat de travail se transforme. Ainsi, la notion de permanence s’est estompée pour donner naissance d’une part à des contrats de travail à durée déterminée, c’est-à-dire des contrats dont la fin est prévue dans le temps, et d’autre part à des contrats de service dans lesquels il n’est plus question de travail salarié mais bien de services effectués contre des honoraires. Ainsi, en 1994, les emplois à durée déterminée, ou emplois contractuels, occupaient 9 % de la population active salariée au Canada (Krahn 1995), tandis que 12,6 % des travailleurs canadiens se déclaraient autonomes à leur propre compte lors du recensement de 1996 (Statistique Canada 2000), les deux formes de travail étant en constante croissance.

Enfin, le lieu de travail a lui aussi éclaté. Auparavant, l’employé avec un emploi traditionnel travaillait chez son employeur. Maintenant, des travailleurs de plus en plus nombreux fournissent leurs prestations de travail ailleurs que chez leur employeur : il s’agit par exemple des travailleurs d’agence. Selon Cappelli et coll. (1997), le plus gros employeur aux États-Unis est maintenant une organisation appelée Manpower Temporary Help Agency avec plus de 600 000 employés ! Un travailleur d’agence est salarié de son agence de placement temporaire, mais effectue sa prestation de travail dans une organisation cliente de l’agence. L’éclatement du lieu de travail touche non seulement les travailleurs d’agence, mais aussi les travailleurs autonomes qui, par définition, sont appelés à travailler tantôt chez le client, tantôt à leur domicile.

De cette analyse, il ressort que quatre dimensions sont nécessaires pour classer les différentes formes de travail : d’une part, la nature du contrat de travail (contrat à durée indéterminée, contrat à durée déterminée ou contrat de service) et le lieu de travail (employeur ou autres lieux) ; d’autre part, la durée de la semaine (temps complet ou temps partiel) et la régularité de l’horaire de travail (régulier contre variable). La diversité des formes de travail peut donc être saisie par une typologie à quatre dimensions.

La typologie statique et la diversité des formes de travail

Première dimension : un contrat de travail de plus en plus malléable

La première dimension, appelée nature du contrat, fait référence à l’éclatement des formes de contrats qui sont de moins en moins à durée indéterminée (CDI) et de plus en plus à durée déterminée (CDD) ou de service (CS). Cette dimension se caractérise donc par les modalités de fin de la relation : sans date précise en ce qui concerne les CDI, à une date précisée à l’avance dans le cas des CDD, ou à la fin de l’exécution de certaines tâches convenues pour les CS. Ce changement dans la nature du contrat est majeur, car il est la clé de voûte de la flexibilité que recherchent les organisations et la cause de la précarité que vivent de nombreux employés. Ainsi, alors que les travailleurs bénéficiant d’un contrat à durée indéterminée jouissent d’une certaine sécurité d’emploi, les travailleurs sur des contrats à durée déterminée, eux, savent que leur relation de travail avec l’employeur n’est que temporaire. Les CDD peuvent être reconduits ou prolongés, mais la décision en revient à l’employeur et est tributaire des besoins ponctuels de l’organisation. Quant aux contrats de service, ce sont eux qui procurent le plus de flexibilité à l’organisation car ils peuvent être de très courte durée et pour des tâches très circonscrites. Outre les questions de flexibilité organisationnelle et de précarité individuelle, l’apparition des CDD et des CS soulève pour les gestionnaires de nombreuses interrogations juridiques, puisque la nature même du contrat de travail a un impact sur les droits et obligations réciproques des parties (duRivage, Carré et Tilly 1998 ; Carnevale, Jennings et Eisenmann 1998).

Deuxième dimension : la dispersion géographique du travail

La deuxième dimension, qui a trait au lieu de travail, n’est pertinente que pour les contrats à durée indéterminée et à durée déterminée puisque c’est dans ces deux catégories que l’on assiste à un éclatement des pratiques habituelles. En effet, pour ces deux catégories de contrat, le lieu de travail se déplace de l’employeur comme lieu traditionnel vers un autre lieu de travail (le domicile du travailleur ou le client pour le travailleur d’agence). En ce qui concerne les contrats de service, le lieu de travail n’a jamais été exclusivement le site de l’organisation cliente, de sorte que l’on n’assiste pas dans cette catégorie à un véritable changement des pratiques de gestion.

Troisième dimension : la réduction des horaires de travail

Les deux dernières dimensions de la typologie des formes de travail (à savoir la durée de la semaine et la régularité des horaires de travail) sont plus connues, mais pas moins importantes. La durée de la semaine est définie comme la durée de la semaine moyenne de travail pendant le contrat. Lorsqu’il s’agit de contrats à durée indéterminée ou à durée déterminée, la durée de travail correspond à la distinction classique entre le travail à temps complet (plus de 35 heures par semaine) et le travail à temps partiel (35 heures et moins par semaine). En revanche, dans le cas des contrats de service, il est nécessaire de tenir compte de la durée de la semaine moyenne de travail durant la durée du contrat puisque la notion de semaine normale de travail ne s’applique pas. Ainsi, un contrat de service totalisant 75 heures peut s’effectuer sur deux semaines (temps complet) ou s’étaler sur 5 semaines, auquel cas il s’agira de temps partiel.

Quatrième dimension : des horaires de travail de plus en plus capricieux

Enfin, la quatrième dimension concerne la régularité des horaires de travail. Comme nous l’avons déjà vu, cette dimension est cruciale pour bien comprendre le passage d’une certaine prévisibilité vers une plus grande variabilité qui caractérise de nombreuses formes de travail précaire. Un horaire de travail est dit régulier ou normal si les heures de travail sont fixes, de jour et du lundi au vendredi. Par contre, un horaire de travail devient variable dès que les horaires deviennent irréguliers ou instables. L’irrégularité signifie que les horaires sont imprévisibles, qu’ils changent d’une semaine à l’autre ou d’une journée à l’autre ; l’instabilité indique qu’il faut travailler en dehors des heures normales de travail, c’est-à-dire le soir, la nuit, la fin de semaine ou les jours fériés. Évidemment, l’horaire de travail le plus variable est celui qui est irrégulier et instable, comme c’est le cas des organisations qui fonctionnent avec trois quarts de travail de huit heures en rotation. Notons au passage que cette notion de régularité des horaires de travail n’est pas une dimension pertinente pour les contrats de service puisque le travailleur autonome « gère » ses propres horaires.

La logique combinatoire pour identifier les formes de travail

En croisant ces quatre dimensions clés, nous obtenons une typologie des formes de travail (voir le tableau 2) qui permet de classer la plupart des cas rencontrés dans la réalité. Au total, 18 formes de travail ont été mises au jour par la typologie. Les formes 1 et 3 constituent les formes courantes de travail traditionnel : contrat de travail à durée indéterminée où le travail est effectué chez l’employeur selon un horaire régulier. La forme 1 représente l’emploi traditionnel typique, c’est-à-dire à temps complet tandis que la forme 3 illustre l’emploi à temps partiel qui est une autre forme courante du travail traditionnel (Simard 1998).

Hormis les formes 1 et 3, la typologie met en évidence que le travail à temps complet et le travail à temps partiel sont loin d’être des catégories homogènes. Pour chacune de ces catégories, il existe au moins huit formes de travail : trois avec des contrats à durée indéterminée, quatre avec des contrats à durée déterminée et une avec des contrats de service. Cette typologie permet donc de mieux saisir les différentes facettes d’une réalité complexe. Par exemple, une recherche récente (Walsh et Deery 1999) a étudié quatre formes de travail atypique (bank part-time, retail part-time, retail temporary et hospitality temporary) qui correspondent respectivement aux formes 3 (temps partiel régulier), 4 (temps partiel variable), 12 (temporaire à temps partiel variable) et 10 (temporaire à temps complet variable) de notre typologie. En conséquence, notre classification réussit non seulement à bien distinguer les différentes formes de travail en les nommant et définissant précisément, mais également à pousser plus avant les distinctions entre les diverses formes de travail en introduisant notamment les notions de lieu de travail et de contrat de service. Ainsi, notre typologie permet d’inclure les travailleurs d’agence (formes 5 et 7), les télétravailleurs (formes 6 et 8) ou les travailleurs autonomes (formes 17 et 18), que les écrits sur le travail atypique ne savent généralement pas comment classer.

Tableau 2

Typologie des formes de travail

Typologie des formes de travail

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En outre, il est important de souligner qu’il ne s’agit pas de nuances mineures entre des formes de travail relativement connexes. En effet, les formes de travail du tableau 2 diffèrent grandement quant à la précarité (plus élevée par exemple dans la forme 12 que dans la forme 2), la variété de la tâche (plus grande dans la forme 17 que dans la forme 3) ou la conciliation entre le travail et les autres activités de la vie privée (plus facile dans la forme 7 que dans la 16). Parallèlement à ces différences dans les caractéristiques des formes de travail, on observe des différences quant aux caractéristiques des travailleurs dans chacune de ces catégories (Walsh et Deery 1999).

La typologie dynamique et la diversité des travailleurs

La recherche de Walsh et Deery (1999) est intéressante parce qu’elle met en relief non seulement la diversité des formes de travail atypique mais aussi l’hétérogénéité des travailleurs atypiques. Par exemple, elle montre que plusieurs caractéristiques des travailleurs varient selon les quatre formes de travail atypique. Entre autres, des différences ont été observées sur les variables suivantes : la proportion de travailleurs souhaitant changer de statut (plus élevée dans les formes 12 et 10), la proportion de travailleurs occupant d’autres emplois ou cumulards (plus élevée dans la forme 12), la proportion de travailleurs dont le salaire constitue la principale source de revenu (plus forte dans la forme 10), etc. Ces résultats indiquent avant tout que la forme de travail est maintenant insuffisante pour comprendre la notion d’emploi. La carrière des travailleurs devient de plus en plus « protéiforme » (Simard 1998), et ce sur une période relativement courte (par exemple, un an). Ainsi, bien que les formes de travail identifiées au tableau 2 soient mutuellement exclusives, les travailleurs, eux, peuvent occuper simultanément ou successivement des emplois provenant de plusieurs catégories. Pour mieux saisir cette nouvelle réalité des travailleurs atypiques, trois variables supplémentaires sont requises pour construire une typologie dynamique à trois dimensions : le cumul d’emplois, la durée du travail sur une base annuelle et la désirabilité du patron.

Première dimension : le cumul d’emplois

Le cumul d’emplois est une première variable clé pour comprendre la réalité du travailleur atypique (Simard 1998). Jusqu’à tout récemment, la question du cumul d’emplois ne se posait pas, car le travail traditionnel était, par définition, à temps complet chez un même employeur. L’apparition des formes de travail atypique, notamment à temps partiel involontaire, a forcé certains travailleurs à cumuler des emplois atypiques, souvent dans l’attente d’un emploi traditionnel ou afin de bénéficier d’un revenu d’appoint. En 1994, la proportion de Canadiens ayant plus d’un emploi atteignait 7 % et touchait essentiellement le secteur des services (Krahn 1995). Notons au passage que dans le cas des travailleurs autonomes, ce ne sont pas les emplois, mais les contrats qui sont cumulés. À cet égard, il importe de faire une distinction entre les véritables travailleurs autonomes qui cumulent des contrats avec plusieurs clients, et les « faux autonomes » qui cumulent les contrats avec un seul client et qui constituent une forme déguisée de salariés.

En fait, le cumul d’emploi peut se faire de deux manières : le cumul en parallèle et le cumul dans le temps. Le cumul en parallèle désigne le fait d’avoir plus d’un emploi en même temps alors que le cumul dans le temps indique la succession d’emplois au cours d’une période donnée (par exemple, une année). La difficulté de saisir la complexité du travail atypique provient du fait qu’il peut y avoir des cumuls de formes de travail ou des combinaisons de formes qui définissent des patrons de formes de travail. En effet, un travailleur atypique peut cumuler plusieurs formes de travail durant une même année.

Deuxième dimension : la durée du travail sur une base annuelle

Étant donné qu’il peut y avoir des cumuls d’emploi (en parallèle et dans le temps) ainsi que des interruptions de travail entre deux emplois successifs, il est nécessaire de fixer un horizon temporel pour bien saisir la dynamique des cumuls. La durée du travail calculée sur une base annuelle remplit cette fonction : « l’équivalent année complète » désigne un travailleur qui a travaillé au moins 50 semaines alors que « l’équivalent année partielle » correspond à un travailleur ayant travaillé 49 semaines ou moins (Spalter-Roth et Hartmann 1998). Ensemble, les cumuls d’emplois et la durée du travail sur une base annuelle définissent un « patron de formes de travail ».

Troisième dimension : la désirabilité des patrons de formes de travail

La désirabilité des patrons de formes de travail indique si le travailleur a choisi délibérément (volontaire) ou non (involontaire) la situation de travail dans laquelle il se trouve. Cette distinction est importante pour comprendre les attitudes et comportements des travailleurs. Par exemple, Walsh et Deery (1999) ont trouvé que la satisfaction au travail était plus élevée chez les travailleurs de la forme 3 (temps partiel régulier sans cumul qui est une forme désirée par une majorité de travailleurs de ce groupe d’emploi atypique) que chez ceux de la forme 10 (temporaire à temps complet variable qui est une forme non désirée par une majorité de travailleurs de ce groupe d’emploi atypique). D’autres études indiquent que les travailleurs pour qui le statut d’emploi correspond à un choix délibéré ont des attitudes et des comportements au travail plus positifs que les travailleurs occupant un poste à statut non désiré (Armstrong-Stassen, Horsburgh et Cameron 1994 ; Bishop, Okori-Dankwa et McKether 1993 ; Feldman, Doerpinghaus et Turnley 1994).

Cette variable permet aussi de comprendre les aspirations des travailleurs à une autre forme de travail (par exemple vers une forme de travail à temps partiel avec des horaires plus réguliers pour certains travailleurs ou vers une forme de travail à temps complet avec des horaires réguliers pour d’autres). Ainsi, les statistiques américaines et canadiennes indiquent-elles que la majorité des travailleurs détenant des emplois atypiques préfèreraient avoir des emplois traditionnels (Feldman, Doerpinghaus et Turnley 1994 ; U.S. Bureau of Labor Statistics 1997).

La logique combinatoire pour identifier les travailleurs

À partir de ces trois dimensions (cumul d’emplois, durée annuelle du travail et désirabilité du patron de formes de travail), il est possible de construire une typologie des travailleurs comme le montre le tableau 3. Au total, la typologie permet d’identifier huit types de travailleurs, chaque type pouvant regrouper plusieurs catégories de travailleurs. Le type générique I, appelé « types réguliers volontaires », est une extension d’une des différentes formes de travail régulier : il n’y a aucun cumul d’emplois et l’individu choisit volontairement la forme actuelle de son travail, tout en travaillant l’équivalent d’une année complète. Il peut s’agir du travailleur traditionnel typique qui est satisfait de son statut d’emploi (appelé « type I.1 », c’est-à-dire correspondant au type I de la typologie des travailleurs et à la forme 1 de la typologie des formes de travail). Sont également inclus dans cette catégorie les travailleurs satisfaits de leur statut d’emploi régulier (quel que soit ce statut) et qui n’occupent, par choix, qu’un seul emploi. Ainsi, on peut retrouver, par exemple, des personnes de type I.17, c’est-à-dire des travailleurs autonomes qui travaillent l’équivalent d’une année complète avec des contrats de service (ex., faux travailleur autonome qui a un client unique durant l’année ou le consultant classique qui travaille pour plusieurs clients).

Tableau 3

Typologie des travailleurs

Typologie des travailleurs

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Contrairement au type I, le type IV de la typologie des travailleurs définit une extension « involontaire » d’une forme de travail variable sans aucun cumul d’emplois avec une durée de travail équivalent à une année partielle. L’illustration typique de cette situation est un travailleur saisonnier en chômage le reste du temps. Dans ce cas-là, la saisonnalité de l’emploi ne correspond pas à un choix délibéré de la part du travailleur, mais à des contraintes de production qui lui sont extérieures. Les types V à VIII correspondent à des déclinaisons des quatre premiers types, déclinaisons dans lesquelles s’ajoute la notion de cumul d’emploi en parallèle ou dans le temps.

Soulignons que les fréquences des travailleurs appartenant aux différents types sont inégales. Parmi les travailleurs atypiques, les types involontaires (types II, IV, VI et VIII) sont plus fréquents que les types volontaires (I, III, V et VII) (U.S. Bureau of Labor Statistics 1997). Parmi les types volontaires, le travailleur traditionnel à temps complet ou à temps partiel (deux cas particuliers des types I et II) est le plus fréquent. En revanche, certains types comme le travailleur autonome épicurien (personne qui accepte un contrat de service à l’occasion pour le plaisir de travailler sur un projet intéressant) sont, sans aucun doute, beaucoup moins fréquents.

À l’instar de la typologie des formes de travail, la typologie des travailleurs aide à mieux saisir toute la complexité de la réalité du travailleur atypique. D’une façon générale, la plupart des recherches se sont limitées à comparer des formes différentes de travail et non plusieurs patrons de formes de travail. Par exemple, Dionne-Proulx, Bernatchez et Boulard (1998) ont comparé les caractéristiques de deux groupes de travailleurs, à savoir permanent part-timers et casual or temporary part-timers. Il est vraisemblable que le premier groupe corresponde au type III.3 (travailleurs à temps partiel régulier sans cumul d’emplois). En revanche, il est plus difficile d’identifier précisément le deuxième groupe de travailleurs. L’ambiguïté réside tant au niveau de l’identification de la forme de travail (formes 12, 11 ou même 10) que du patron de formes de travail (existence ou non de cumul d’emplois, et ce sur une base volontaire ou non). En fait, il est plausible que le groupe de casual or temporary part-timers regroupe différents types de travailleurs, ce qui rend délicate l’interprétation des résultats de la recherche. Ici encore, notre typologie aurait aidé les chercheurs à mieux cerner les groupes de travailleurs atypiques qu’ils veulent comparer. L’ambiguïté dans l’identification des formes ou patrons de formes de travail peut expliquer les résultats parfois contradictoires des études menées sur les travailleurs atypiques au cours des dernières années (Bourhis 1999).

Ainsi, les coordonnées obtenues à partir des typologies, d’une part des formes de travail, et d’autre part des caractéristiques des travailleurs, permettent de mieux cerner le vécu de ces derniers dans des situations atypiques. Grâce à ce système de classification, il est possible d’identifier clairement plusieurs types de travailleurs qui sont apparus récemment ou qui ont été peu étudiés jusqu’à présent. Ainsi, le faux autonome qui voit son contrat renouvelé régulièrement par son client (qui est dans les faits son employeur) est représenté par le type II–17 (type involontaire avec cumul temporel de contrats de service à temps complet).

En outre, un travailleur peut cumuler différentes formes de travail (par exemple, on pourrait penser à un cumul de travail permanent à temps plein de forme 1 avec un travail saisonnier à temps partiel de forme 11). La juxtaposition de la typologie des formes de travail (tableau 2) et de la typologie des travailleurs (tableau 3) permet de saisir cette complexité. Prenons l’exemple des travailleurs traditionnels qui acceptent des contrats de service comme les professeurs, les policiers ou les pompiers. Pour bien saisir leur réalité, il est alors nécessaire d’associer au type V (cumul en parallèle volontaire) les différentes formes de travail cumulées (1 et 18), ce qui donne le type V.1/18. Enfin, il est intéressant de constater que la typologie permet de mettre en relief la diversité des types de cumulards. Trop souvent, les cumulards sont considérés comme appartenant au groupe homogène des travailleurs qui cumulent des emplois. En réalité, il s’agit de travailleurs avec des patrons de formes de travail très différents. Ainsi, par exemple, peut-on faire la différence entre le cas des professeurs cité précédemment (type V.1/18) et celui d’un individu détenant un emploi dominant à temps partiel mais qui est obligé, pour avoir un revenu suffisant, de cumuler divers autres emplois temporaires (VI.3/11 ou VIII.3/12).

Un nouvel éclairage sur les défis posés par le travail atypique

La juxtaposition de ces deux typologies permet une clarification de la complexité inhérente au travail atypique et apporte un éclairage nouveau aux enjeux posés par cet éclatement du travail traditionnel. Ainsi, les défis organisationnels, individuels et sociétaux identifiés plus tôt diffèrent-ils selon les formes de travail atypique et selon les caractéristiques des travailleurs.

Des pratiques de GRH individualisées, équitables et réfléchies

Au niveau organisationnel, la multiplicité des formes de travail et des statuts au sein d’une même organisation implique que les pratiques de gestion doivent être plus individualisées afin de tenir compte des spécificités de chaque statut de travail (Guérin et Wils 1993). Ainsi, par exemple, un travailleur autonome volontaire sera-t-il moins sensible à l’insécurité d’emploi qu’une personne détenant un contrat de travail à durée déterminée à temps partiel de façon involontaire. Les pratiques visant à motiver et à mobiliser ces deux types de travailleurs devront donc être adaptées. Les pratiques de communication et de transmission des informations devront aussi s’adapter au fait que certains travailleurs ne sont pas physiquement présents dans l’organisation, de sorte que de nouvelles stratégies de communication devront être mises en place.

Cette individualisation ne va pas sans soulever la question de l’équité de traitement puisque chaque statut s’accompagne de conditions de travail qui lui sont propres. Ces différences de traitement se font sentir jusque dans la répartition du travail, puisque les travailleurs à temps partiel se voient souvent assigner les tâches les moins prestigieuses, les plus répétitives, ou celles donnant moins accès au développement de connaissances de pointe (Conseil canadien de développement social 1997 ; Feldman, Doerpinghaus et Turnley 1994), tandis que les travailleurs autonomes sont souvent utilisés pour des tâches plus prestigieuses (Gallaga 1996). De telles différences peuvent être sources de conflits entre différentes catégories de travailleurs atypiques. Ainsi, par exemple, peut-on voir se développer des conflits entre les travailleurs à temps complet variable et les travailleurs à temps partiel au sujet de l’allocation des horaires. Ces différences peuvent aussi creuser le fossé entre les générations dans la mesure où les conditions de travail moindres des jeunes avec un travail atypique permettent de continuer à offrir, aux travailleurs typiques… plus anciens, des conditions plus avantageuses. Dans la mesure où les directions de ressources humaines ne s’occupent pas de la gestion de plusieurs catégories de travailleurs atypiques (Christensen 1998), on peut se demander comment ces défis vont être relevés.

Le recours à une main-d’oeuvre atypique doit également s’inscrire dans une stratégie de gestion des ressources humaines mûrement réfléchie car les travailleurs atypiques ne possèdent pas tous les mêmes caractéristiques. Prenons l’exemple du développement de la loyauté organisationnelle. Les études indiquent que l’attachement organisationnel est lié à la durée de la relation d’emploi (Mathieu et Zajac 1990). Or, plusieurs catégories de travailleurs atypiques, notamment les travailleurs temporaires, contractuels ou d’agence, ne peuvent, par définition, développer de relation à long terme avec leur employeur. La question se pose aussi pour les cumulards pour qui l’attachement organisationnel est double, voire triple. Pour les organisations dont la stratégie ressources humaines est basée sur le développement d’une main-d’oeuvre loyale, le défi est donc de réussir à instiller attachement et loyauté chez les travailleurs atypiques, défi d’autant plus grand que certains travailleurs atypiques expriment un certain détachement, voire un cynisme, face au monde du travail (Armstrong-Stassen, Horsburgh et Cameron 1994 ; Feldman, Doerpinghaus et Turnley 1994 ; Walsh et Deery 1999).

Devant l’importance de ces défis de gestion, on ne peut passer sous silence la question de la logique patronale sous-tendant le recours à la main-d’oeuvre atypique (Christensen 1998). Les organisations utilisent-elles les travailleurs atypiques pour absorber uniquement un surplus de travail ? Ou bien, est-ce plutôt un moyen de réduire les coûts de main-d’oeuvre en attribuant aux travailleurs atypiques une partie de la charge de travail auparavant effectuée par les réguliers ? La décision de recourir à la main-d’oeuvre atypique s’inscrit-elle dans une stratégie délibérée qui cherche à maintenir un certain ratio entre les compétences clés (travailleurs typiques) et les compétences périphériques (travailleurs atypiques) dans le but d’être plus concurrentiel ? Selon la stratégie choisie, la complexité des défis à relever peut être très différente, ce dont il faut tenir compte lors de l’évaluation coûts/bénéfices de la décision de recourir à la main-d’oeuvre atypique. Il est très plausible que le recours systématique à la main-d’oeuvre atypique, ou à certaines catégories de main-d’oeuvre atypique, ne soit pas toujours rentable (Nollen et Axel 1998).

Un choix individuel éclairé

Tout comme les défis posés aux organisations par le travail atypique sont multiples et dépendent des stratégies de gestion des ressources humaines choisies, il est également difficile de généraliser les impacts du travail atypique sur le plan individuel. Cependant, les travailleurs doivent être conscients des défis posés par leur situation de travail et doivent bien en évaluer les conséquences professionnelles, personnelles et familiales. L’expérience vécue par les travailleurs atypiques varie en fonction du statut de travail spécifique, mais également de la désirabilité de ce statut et des choix (volontaires ou forcés) de cumul. Ainsi, la précarité inhérente aux contrats à durée déterminée et aux contrats de services peut être perçue comme une insécurité et une menace par certains, mais comme une promesse de défis constants et de variété par d’autres. L’étude Pearce (1998) à ce sujet est révélatrice puisqu’elle indique que l’insécurité d’emploi, lorsqu’elle n’est pas imposée à l’employé, n’est pas une source d’insatisfaction ni de manque de loyauté envers l’organisation. De la même façon, le cumul d’emplois, lorsqu’il est voulu, est une façon d’acquérir une expérience riche et diversifiée mais peut devenir, s’il est imposé pour des motifs financiers, une source de pression et une surenchère d’exigences pouvant conduire à l’épuisement professionnel.

De la même façon, certaines formes de travail atypique, notamment celles qui se caractérisent par une réduction de la semaine de travail, peuvent permettre une meilleure conciliation entre les exigences familiales et professionnelles, mais elles entraînent une diminution du revenu familial. Le choix de ces statuts doit donc se faire en connaissance de cause. En outre, les formes de travail atypique qui se traduisent par des horaires irréguliers et instables peuvent, au contraire, être causes de difficultés dans la conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle.

Sur le plan professionnel, les compétences de certains travailleurs au statut atypique risquent de devenir rapidement désuètes car les employeurs hésitent souvent à investir dans la formation d’une main-d’oeuvre non permanente (Kochan et al. 1994 ; Schellenberg 1997). Le risque est d’autant plus grand pour les travailleurs dont la relation avec l’employeur est de courte durée, comme les travailleurs temporaires, contractuels ou d’agence. Ces individus sont d’autant plus vulnérables que la courte durée de leurs contrats de travail les amènent à être constamment sur le marché du travail, de sorte qu’ils doivent en permanence maintenir, voire augmenter, leur employabilité. Dans la mesure où leurs multiples employeurs ne prennent pas en charge leur formation continue, il est crucial que ces travailleurs développent des stratégies personnelles de maintien et de développement de leurs compétences. Ainsi, ils doivent d’une part considérer les contrats temporaires ou précaires comme des occasions d’apprentissage au même titre que les contrats à durée déterminée (Flynn 1995 ; Hall 1996) et, d’autre part, prendre eux-mêmes en main leur propre formation.

Un débat de fond pour la société

Les enjeux de la précarité des emplois, du maintien d’employabilité des travailleurs et du développement d’une main-d’oeuvre répondant à la fois aux exigences de compétences et au besoin de flexibilité sont également au coeur du débat sociétal sur le travail précaire. En effet, l’accroissement des régimes de travail atypiques met en évidence les disparités sociales pouvant exister au sein de la population active, aggravant ainsi le clivage entre les « bons » et les « mauvais » emplois. Par exemple, alors que l’on assiste à un accroissement général du niveau de qualification des emplois au Canada, les emplois atypiques les plus précaires restent encore fortement concentrés dans des secteurs peu qualifiés et offrent peu de possibilités de développement des compétences (Betcherman 1995 ; Mayer 1996 ; Schellenberg 1997). Une telle augmentation de la polarisation entre les « bons » et les « mauvais » emplois ne s’observe pas uniquement en ce qui a trait aux compétences, puisqu’elle touche aussi les revenus. Ainsi, les emplois atypiques sont encore souvent synonymes d’une précarité économique (Betcherman 1995), précarité dont le fardeau retombe sur les programmes sociaux. À l’heure où de plus en plus de groupes exigent une réforme du Code du travail, une évaluation des conditions de travail des emplois atypiques les plus précaires pose la question de la protection des travailleurs dans ces statuts.

Sur le plan sociétal, il est donc important d’évaluer les coûts sociaux liés à l’emploi atypique et de s’assurer que ces coûts sociaux soient également partagés dans la société, et n’incombent pas uniquement aux travailleurs atypiques. La réflexion au niveau sociétal porte également sur la définition du travail atypique. Ainsi, certains travailleurs temporaires occupent le même emploi depuis 10, voire 15 ans (Corbeil 1999). D’autres sont licenciés par leur employeur qui les embauche par la suite à contrat pour effectuer des tâches similaires. Ces « faux autonomes » sont depuis peu l’objet d’attention de la part des pouvoirs publics qui veulent lancer le débat sur l’équité fiscale.

Ainsi, une meilleure compréhension du phénomène du travail atypique permet-elle de répondre à des préoccupations individuelles, organisationnelles et sociétales. Pour les organisations comme pour les individus et la société en général, le défi posé porte sur la réconciliation entre recherche de flexibilité et développement d’une main-d’oeuvre de qualité, entre prospérité économique et juste répartition des avantages liés à l’emploi. Le travail atypique est une réponse parmi d’autres à ce défi de taille, mais c’est une réponse qui associe le défi du développement florissant de travailleurs autonomes entrepreneurs, au risque de précarisation d’une partie de la main-d’oeuvre. De la part des employeurs, la redéfinition de la relation avec les travailleurs atypiques passe donc par un traitement équitable et respectueux de ces employés, trop souvent considérés comme une main-d’oeuvre homogène et « jetable » pour laquelle il n’est pas nécessaire de faire des efforts d’intégration ou de développement (Feldman, Doerpinghaus et Turnley 1994). Le recours au travail atypique relève d’une stratégie qui doit être pensée à long terme, et dans laquelle les travailleurs atypiques sont considérés non comme une main-d’oeuvre de deuxième ordre mais plutôt comme des partenaires au sein d’une relation de gain mutuel.