Corps de l’article

Le refrain est connu : la mondialisation intensifie le déséquilibre de pouvoir entre syndicats et employeurs, provoquant ainsi un affaiblissement de la capacité d’action des syndicats. Tout en insistant sur les répercussions de la mondialisation dans les milieux de travail, notre hypothèse de travail présume que les dynamiques locales ont un effet structurant considérable sur la capacité d’influence des syndicats. Certes, l’internationalisation des échanges commerciaux tout comme la répartition des cycles de production entre pays entraînent une redéfinition des règles du jeu, mais ces règles ne suppriment pas la marge de manoeuvre des acteurs au plan local. Une telle posture théorique conduit à remettre en cause l’existence d’une super règle, en l’occurrence la mondialisation, qui déterminerait la conduite des acteurs. Cette position, assez largement partagée dans la communauté scientifique (Held et al. 1999 ; Hollingsworth et Boyer 1997), suscite l’intérêt de mieux comprendre les logiques de structuration du pouvoir des syndicats locaux dans un contexte de mondialisation.

Le Mexique représente un cas exemplaire pour vérifier la pertinence de cette hypothèse car, dans la foulée de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), son régime de relations industrielles est secoué par un double mouvement. D’un côté, les nouvelles exigences productives ont entraîné des concessions dans les conventions collectives et, du même coup, une réduction du contrôle exercé par les syndicats sur le marché interne du travail (De La Garza 1998 ; Dombois 1999). De l’autre, l’effritement de l’alliance entre le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) et les syndicats officiels a réduit la capacité de ces syndicats d’influencer la formulation et l’application des politiques publiques[1]. Ce double mouvement a fragilisé les ressorts de l’action syndicale, voire sa légitimité. La décomposition du régime corporatiste de relations industrielles, que d’aucuns associent au phénomène de la mondialisation, place ainsi les syndicats dans une position précaire tant au plan politique qu’à l’échelon des entreprises. Bref, tout porte à croire que la mondialisation a conduit inéluctablement à l’affaiblissement du pouvoir des syndicats au Mexique.

Le pari consiste dès lors à montrer que, même au Mexique, la mondialisation n’est pas un processus qui surdétermine la capacité d’action des syndicats. Les réalités locales sont, à notre avis, beaucoup plus complexes, notamment en raison de l’autonomie relative dont disposent les acteurs organisationnels. Nous souhaitons ainsi illustrer que l’impact de la mondialisation ne peut être saisi qu’à travers le prisme des dynamiques locales, notamment la capacité des syndicats locaux de mobiliser leurs ressources de pouvoir.

La première partie de cet article examine les transformations en cours dans l’industrie automobile au Mexique et présente de façon plus détaillée notre posture théorique. La deuxième partie décrit la méthode de recherche et les caractéristiques des sept usines de l’industrie automobile faisant l’objet de cette étude. La troisième partie procède à l’analyse des données. Elle s’articule autour de la présentation de quatre profils d’implication syndicale et des dynamiques sociales correspondantes. La conclusion résume l’essentiel des résultats, les situe dans un corpus théorique plus large et identifie les enjeux pour les syndicats mexicains dans un contexte où ils doivent désormais composer avec de nouvelles contingences.

Les syndicats et la restructuration de l’industrie automobile

Au cours des dernières années, l’industrie automobile mexicaine est graduellement passée d’une production domestique à une production axée sur les exportations. La totalité de la production de l’industrie automobile du début des années 1970 se destine effectivement au marché domestique. Plus tard, en 1985, le pourcentage de véhicules exportés se situe à 15 % de la production totale ; cette proportion s’élève à 45 % en 1990 pour atteindre près de 80 % en 1996 (Babson 2000 ; Bensusán et Bayón 1998). Simultanément, le nombre de véhicules fabriqués au Mexique triple, passant de 400 000 unités en 1985 à 1 221 838 unités en 1996. Cette reconversion industrielle s’accompagne d’une réorganisation spatiale de la production. Au cours des années 1980-1990, de nouvelles usines sont construites au centre et dans le nord du pays (Ford à Hermosillo, GM à Ramos Arizpe et à Silao, Nissan à Aguascalientes) (Arteaga 2000). En parallèle, l’emploi dans le secteur des pièces automobiles est en pleine croissance, notamment dans les « maquilladoras »[2] localisées dans le nord du pays. En 2000, 228 « maquilladoras » emploient 214 000 personnes (Babson 2000).

Selon la majorité des analystes, cette intégration rapide à l’économie mondiale s’est traduite par un affaiblissement marqué du pouvoir des syndicats locaux, voire de leur capacité de négociation. Les pressions des employeurs pour réduire les coûts de production et accroître la flexibilité apparaissent en effet particulièrement fortes. Au cours des dix dernières années, malgré une croissance accélérée de la productivité, les travailleurs ont perdu la moitié de leur pouvoir d’achat, les salaires réels étant en nette régression (Bensusán 1998 : 50 ; Servin 2002)[3]. Par ailleurs, dans les nouvelles usines d’assemblage, les salaires ne représentent que 40 % du salaire des travailleurs dans les usines plus anciennes (Middlebrook 1995 : 276–277). De la même manière, la rémunération des travailleurs est près de deux fois moins élevée dans les « maquilladoras » que dans les autres usines du secteur des pièces automobiles au Mexique[4].

Les clauses, qui codifient l’organisation du travail, sont aussi heurtées de plein fouet par les nouvelles exigences de flexibilité. Dombois (1999) et De La Garza et Bouzas (1998) rapportent que l’introduction des nouvelles formes d’organisation du travail a provoqué une remise en cause de la règle d’ancienneté, en particulier lors des mouvements de main-d’oeuvre. Dans son analyse du processus de transformation de l’organisation du travail dans les usines d’assemblage, Montiel (2001) montre bien l’étendue de la flexibilité fonctionnelle dont bénéficient les employeurs. La polyvalence y est fortement développée et la direction peut, selon les exigences de production, déplacer les employés d’un poste ou d’un département à l’autre.

Aux exigences compétitives des employeurs s’ajoutent les pressions de l’État mexicain et de la Confédération des travailleurs du Mexique (CTM). Ces acteurs souscrivent à la logique de compétitivité des entreprises et n’hésitent pas à intervenir pour la préserver (Bensusán 1998). L’État intervient au moins sur deux plans. D’abord, il s’autorise à intercéder lors de la négociation d’une convention collective en exigeant le dépôt des demandes de révision de contrat et en établissant la légalité d’une grève. Le recours à la grève est un exercice périlleux, comme l’illustre le conflit chez Volkswagen à l’automne 2000 où l’État n’a pas hésité à déclarer la grève inopérante, même si le syndicat respectait toutes les règles et procédures (Juárez 2001). Ensuite, par l’intermédiaire de la Commission nationale du salaire minimum, l’État établit les paramètres des négociations salariales.

De son côté, la CTM fait la promotion d’une nouvelle culture de travail centrée sur la communauté d’intérêts entre les employeurs et les travailleurs. Elle a signé avec COPARMEX, la Confédération patronale mexicaine, un accord qui prône non seulement la coopération patronale-syndicale et la discipline au travail mais également la rentabilité des entreprises (CTM-COMPARMEX 1995). La CTM incite ses affiliés à adhérer à cette nouvelle culture de travail et à la promouvoir. Les actions qui vont à l’encontre de cette position sont, par définition, condamnables (Arteaga 2000). De plus, elle n’appuie aucunement la création d’une structure sectorielle syndicale nationale dans l’industrie automobile. L’absence d’une telle structure réduit les possibilités d’échanges et de coordination entre les syndicats locaux. La révision bi-annuelle de la convention collective et les négociations salariales annuelles se déroulent ainsi à l’échelon de chaque usine, ce qui restreint passablement le pouvoir de négociation des syndicats (Babson 2000).

En somme, les exigences des employeurs et les pressions de l’État et de la CTM placent les syndicats dans une position précaire. Selon Bensusán (2000), le modèle de relations du travail, dans ce nouveau contexte de mondialisation, aurait évolué de l’ancien régime corporatiste d’État vers une forme de microcorporatisme où les syndicats officiels, en échange de l’extension de leur influence dans les nouvelles usines, accepteraient la logique compétitive des employeurs. La recherche effectuée par Arteaga (2000 : 250-260) appuie cette thèse. Elle montre que les syndicats locaux, notamment ceux affiliés à la CTM, en adoptant une attitude passive et en accordant toute l’initiative à l’employeur, sont exclus des changements dans leur milieu de travail. De même, il se dégage des résultats de Bayón (1997) deux cas de figure : la coopération subordonnée où le syndicat fait la promotion des initiatives de l’employeur ; l’exclusion où le syndicat n’intervient d’aucune manière dans les processus de changements. Dans un cas comme dans l’autre, les syndicats locaux sont complètement démunis face à l’employeur et incapables de formuler un projet autonome et original face aux nouvelles exigences productives. Cette incapacité de formuler des contre-propositions n’est pas étrangère à l’isolement de ces syndicats, ni à l’absence de mécanismes assurant la participation des travailleurs aux activités du syndicat (Bayón 1997).

L’étude de Middlebrook (1995) complète et permet de nuancer ces résultats. Elle montre que la capacité de négociation d’un syndicat est effectivement liée à son autonomie vis-à-vis de l’employeur et à son organisation interne, notamment à la présence d’un exécutif syndical élu par les travailleurs, d’une structure de délégués de département et de représentants libérés pour s’occuper des tâches syndicales (1995 : 278-286). Elle met aussi en évidence la variété des pratiques syndicales parmi les syndicats affiliés à la CTM. Si certains syndicats correspondent assez bien aux cas de figure décrits par Bayón, d’autres syndicats, au contraire, s’impliquent davantage dans les processus de changements et élaborent des structures de communication interne qui favorisent la démocratie syndicale. Bref, cette étude suggère que ce n’est pas tant une question d’affiliation syndicale comme de capacité des syndicats de mobiliser leurs ressources de pouvoir. Telle est d’ailleurs l’une des conclusions essentielles des travaux de Pries, Garcia et Gutierrez (2000 : 261-266) qui identifient trois défis auxquels sont confrontés les syndicats mexicains : l’élaboration de leur propre vision des changements, l’établissement de dispositifs qui assurent la démocratie syndicale et le développement de mécanismes de coordination sectorielle.

À l’instar d’un corpus théorique et empirique de plus en plus imposant (Dufour et Hege 2002 ; Frost 2000 ; Lapointe et al. 2002 ; Lévesque et Murray 1998, 2002), les recherches réalisées au Mexique montrent que la capacité des syndicats de façonner les changements sur les lieux de travail est intimement associée à leur capacité de mobiliser leurs ressources de pouvoir. Trois ressources semblent particulièrement pertinentes : la capacité de développer un projet autonome, la solidarité interne et la solidarité externe. La première renvoie à la capacité du syndicat de mettre en oeuvre et de proposer son propre projet. Sa capacité de définir et de soumettre un projet alternatif, d’informer et d’argumenter constituent autant de dimensions permettant de renforcer sa position de pouvoir. La deuxième ressource, la solidarité interne, réfère à la participation des membres à la vie syndicale, mais aussi à la présence d’une structure de délégués de département, à la présence de représentants libérés pour s’occuper des tâches syndicales, etc. La troisième ressource, la solidarité externe, se définit par la capacité du syndicat de développer des alliances avec des groupes communautaires et avec d’autres syndicats, au plan régional, sectoriel, national ou international.

Partant de ces travaux, notre hypothèse de travail suppose que l’implication des syndicats dans les processus de changements sur les lieux de travail varie selon leur capacité de mobiliser leurs ressources de pouvoir. Cela dit, les syndicats n’opèrent pas en vase clos mais agissent dans un champ socialement structuré où d’autres acteurs cherchent à les influencer et à mobiliser leurs propres ressources de pouvoir. À cet égard, les stratégies de l’employeur constituent un élément clé pour mieux cerner l’implication des syndicats. Plusieurs recherches menées dans l’industrie automobile dans divers cadres institutionnels décrivent la variété des approches managériales vis-à-vis des syndicats. De ce point de vue, si certains employeurs cherchent à exclure le syndicat, d’autres au contraire, tentent de les impliquer, voire dans certains cas de les intégrer à leur logique (Durand, Stewart et Castillo 1998 ; Kochan, Landsbury et Macduffie 1997 ; Lévesque, Bouteiller et Gérin-Lajoie 1997).

Le défi consiste dès lors à cerner de quelles façons les ressources des syndicats et les stratégies de la direction se conjuguent les unes aux autres pour former la dynamique autour de laquelle se structure l’implication des syndicats dans les processus de changements sur les lieux de travail.

Méthode de recherche et description des usines

Cette recherche s’articule autour de sept monographies réalisées en 1999 dans autant d’usines de l’industrie automobile localisées au centre du Mexique. La stratégie de collecte de données, pour chacune des sept usines étudiées, comprenait des entrevues semi-dirigées avec des membres de la direction de l’usine et du comité exécutif du syndicat local. Au total, 31 représentants syndicaux et 14 gestionnaires ont été interviewés. Ces entretiens ont intégralement été enregistrés et transcrits pour en faciliter l’analyse. De plus, des rencontres plus informelles ont été réalisées avec des contremaîtres et des travailleurs lors des visites d’usines. Les documents d’entreprise et la convention collective ont également été analysés pour mieux cerner le contexte et la dynamique des relations du travail dans chaque usine.

La sélection des usines s’est d’abord effectuée selon leur position dans la chaîne de production. Afin de mieux capter la diversité de cette industrie, nous voulions que l’échantillon comporte des usines d’assemblage mais aussi des sous-traitants de première et de deuxième lignes. L’échantillon comprend ainsi deux usines d’assemblage, trois fournisseurs de première ligne (essieux, carrosseries et transmissions) et deux fournisseurs de deuxième ligne (fabrication de pièces destinées à la confection de moteurs). Nous voulions ensuite tenir compte de l’affiliation du syndicat local, sachant que dans l’industrie automobile la majorité des syndicats est affiliée à la CTM. L’échantillon regroupe trois types de syndicats : trois syndicats locaux d’entreprise affiliés à la CTM, trois sections syndicales du SITIMM[5] également affiliées à la CTM et un syndicat local indépendant affilié à la FAT (« Frente auténtico del trabajo »).

Tous les syndicats de l’échantillon ont un exécutif élu par une assemblée générale et administrent, en totalité ou en partie, leurs cotisations syndicales[6]. En ce sens, ils ne sont pas nécessairement représentatifs des syndicats au Mexique. De la même manière, les sept usines à l’étude apparaissent atypiques, étant reconnues comme avant-gardistes dans leurs pratiques de gestion de la production et des ressources humaines et s’illustrant parmi les plus productives et efficaces au Mexique[7]. Il faut donc se garder de généraliser les résultats de cette étude à l’ensemble de l’industrie automobile au Mexique. Il n’en demeure pas moins que ces cas, de par les multiples changements observés, représentent un terrain privilégié pour vérifier la pertinence de nos propositions théoriques. Toutes les usines disposent en effet de certifications de qualité et de groupes d’amélioration de la qualité. Les directions ont également introduit des changements à l’organisation du travail et de la production, qu’ils s’agissent de techniques de juste à temps, de la production cellulaire ou du travail en équipe. Le tableau 1 présente les principales caractéristiques de chacune des usines de l’échantillon.

Les deux usines d’assemblage appartiennent à des firmes multinationales, l’une japonaise, l’autre américaine. La production dans la filiale japonaise (usine A), fortement intégrée, regroupe en plus de la section d’assemblage[8] construite en 1992, quatre autres sections en opération depuis 1981 : l’estampage, la fabrication de pièces, la fabrication de moteurs et une fonderie d’aluminium. Au total, cette usine compte 4 500 employés. La moitié de cet effectif est syndiquée et près de 1 250 d’entre eux travaillent dans la section d’assemblage[9]. L’organisation du travail dans la section d’assemblage repose sur la traditionnelle chaîne de montage avec une technologie fortement robotisée. Malgré l’absence d’équipe de travail, la rotation des postes et la polyvalence sont largement répandues dans cette usine.

L’usine de la filiale américaine (usine B), en opération depuis 1994, est en expansion : la construction d’un département d’estampage et de fabrication de moteurs est en cours. L’intégration verticale n’y est pas aussi poussée que dans la filiale japonaise, mais la production est organisée autour d’un vaste réseau de sous-traitants. Certains fournisseurs effectuent des travaux d’assemblage à l’intérieur même de l’usine, ce qui est plutôt inhabituel dans les usines canadiennes et américaines[10]. La production est organisée en juste à temps ou flux tendu et repose sur des équipes de travail de six à dix travailleurs incluant le chef d’équipe qui est également syndiqué. L’attribution des postes de travail est laissée à la discrétion des membres de la direction et la rotation est obligatoire. Par ailleurs, l’éventail des responsabilités confiées aux membres des équipes est assez large, comparativement à ce que nous avons pu observer dans d’autres usines aussi bien au Mexique qu’au Canada[11].

Tableau 1

Caractéristiques des usines

Caractéristiques des usines

-> Voir la liste des tableaux

Les trois fournisseurs de première ligne font partie d’un même groupe industriel d’origine mexicaine (usines C, D et E). Comparativement aux usines d’assemblage, elles sont de plus petite dimension. De même, les travailleurs y sont plus âgés ; en moyenne, ils ont environ 30 ans et comptent une dizaine d’années d’ancienneté. Leur production est destinée aux usines d’assemblage localisées tant au Mexique qu’à l’étranger. Dans deux de ces usines (usines C et E), la production est organisée en cellule. Chaque travailleur a la responsabilité de plusieurs machines, ce qui augmente d’autant sa polyvalence et la flexibilité dans l’organisation du travail. Dans l’autre usine, celle qui produit en grande quantité (production de masse), le travail est organisé en équipe (usine D). Les travailleurs n’ont pas beaucoup plus de responsabilités, sauf les chefs d’équipe, qui sont des employés syndiqués. Ces derniers se voient attribuer des tâches autrefois confiées au superviseur comme la répartition des tâches entre les membres de l’équipe, la distribution de l’information, la gestion des plaintes, etc.

Les deux usines de deuxième ligne appartiennent à un autre groupe industriel d’origine mexicaine (usines F et G). Environ la moitié de leur production est destinée à des fournisseurs de première ligne, l’autre au marché de l’après-vente. Les deux usines se démarquent l’une de l’autre sur le plan de l’organisation du travail. Dans l’usine F, l’organisation du travail tout comme les pratiques de GRH sont demeurées plutôt traditionnelles. À l’échelon des ateliers, aucune équipe de travail ni de chef d’équipe n’y est observée : le contremaître continue d’exercer l’essentiel des responsabilités d’organisation, de planification et de contrôle. Dans l’usine G, l’organisation du travail et les pratiques de GRH se structurent autour d’un programme de développement des compétences : le travail est organisé en cellule et la rémunération est directement associée à la polyvalence des travailleurs et à leur capacité de développer de nouvelles habiletés.

Les profils d’implication syndicale et les dynamiques sociales

Il s’agit maintenant de prendre la mesure de l’implication des syndicats dans les processus de changements et de la dynamique sociale qui prévaut dans chaque usine. Partant de nos données, il est possible de distinguer quatre profils d’implication syndicale : l’exclusion syndicale, la participation contestée, la participation encadrée et la participation effective.

Soulignons d’entrée de jeu que ces profils ne sont pas associés à la position de l’usine dans la chaîne de production ni aux structures syndicales. Ainsi, plusieurs profils d’implication syndicale coexistent dans chacun des segments de la chaîne de production. Par exemple, des profils d’implication syndicale distincts tels que l’exclusion et la participation contestée se développent dans les deux usines d’assemblage. De même, parmi les trois fournisseurs de première ligne, il se dégage autant de profils d’implication syndicale comme l’exclusion, la participation encadrée et la participation effective. De manière analogue, les profils d’implication ne varient pas selon l’affiliation syndicale. Parmi les trois syndicats d’entreprise affiliés à la CTM, trois profils émergent. La même tendance est observée parmi les sections syndicales du SITIMM également affiliées à la CTM.

Bref, la position de l’usine dans la chaîne de production et l’affiliation syndicale n’ont pas un effet déterminant sur les profils d’implication syndicale. On comprendra à partir de la présentation de chaque profil que, pour bien cerner la structuration de ces profils, il faut analyser les ressources de pouvoir des syndicats et l’approche de la direction à l’égard du syndicat et des travailleurs.

L’exclusion syndicale

Ce profil d’exclusion syndicale (deux usines) contient tous les ingrédients d’un mode de gestion unilatéral du changement. Les changements sont introduits sans aucune forme d’implication du syndicat puisque la direction conçoit et établit le contenu, les étapes et le déroulement des changements sans le concours du syndicat. De ce fait, le syndicat a peu d’emprise sur le processus et les conséquences des changements. La convention collective ne limite d’aucune manière la latitude de l’employeur. Ce dernier peut modifier à sa guise l’organisation du travail et déplacer la main-d’oeuvre en fonction des exigences de production. De plus, le syndicat n’intervient pas directement au sein des comités paritaires, même si les changements peuvent avoir une incidence sur les exigences de formation des employés et sur les conditions de travail, notamment la santé et sécurité du travail. Ces comités sont composés de travailleurs syndiqués qui ne sont redevables ni à l’exécutif ni à l’assemblée générale du syndicat.

Deux traits saillants caractérisent la dynamique au sein de ces deux usines. En premier lieu, ces syndicats ne disposent que de très peu de ressources. Relativement isolés, ils ne recourent qu’exceptionnellement aux services des conseillers et n’établissent pas de relations avec les syndicats de leur secteur ou de leur région. De plus, leur participation aux autres instances syndicales est peu fréquente ou se limite à une seule personne. Dans un cas comme dans l’autre, il en résulte que l’ensemble des représentants syndicaux et les membres du syndicat n’ont pas accès à l’information nécessaire pour alimenter les débats sur les changements en cours dans l’usine. Ce repli sur soi se conjugue à un déficit au plan de la solidarité interne. Plus précisément, ces syndicats ne possèdent que très peu de moyens organisationnels. Ils n’ont pas de bureau syndical sur les lieux de travail ni de structure de délégués de département et les libérations pour activités syndicales sont très limitées. La structure de communication est ainsi réduite à sa plus simple expression. Dans un tel contexte, le syndicat semble incapable de formuler un projet qui soit autonome et original. Le syndicat n’est pas seulement à la remorque de l’employeur, il paraît dépassé par les changements, voire par les événements. Il n’a pas de projet, sauf celui de l’amélioration des conditions salariales des membres.

En second lieu, ces syndicats font face à des employeurs préconisant des pratiques et une approche de gestion des ressources humaines qui heurtent directement l’un des principaux ressorts de l’action syndicale, celui de l’identité collective des travailleurs. La direction de ces deux usines a mis en place des pratiques qui visent à renforcer à la fois la dimension collective et individuelle de la relation d’emploi. D’un côté, tout est mis en place pour réduire les barrières entre la direction et les travailleurs et renforcer l’idée qu’ils forment une grande équipe. À titre d’illustration, les gestionnaires et travailleurs portent le même uniforme et prennent leur repas à la même cafétéria. De l’autre, à l’intérieur de cette entité collective, le travailleur peut se démarquer et mettre en valeur son individualité. Les capacités et les compétences de chaque travailleur sont affichées sur de grands tableaux à la vue de tous, la rémunération varie selon les compétences, les promotions et les mouvements de personnel s’effectuent sur la base des compétences et les avantages sociaux, notamment la durée des vacances, fluctuent en fonction du dossier disciplinaire de l’employé. En somme, la direction et les travailleurs forment une grande famille, mais au sein de cette communauté les travailleurs peuvent entrer en compétition les uns avec les autres. On s’en doute, de telles pratiques ne renforcent pas la cohésion entre les travailleurs.

L’approche de l’employeur à l’égard du syndicat est tout à fait à synchrone avec ces pratiques. Partant d’une vision unitaire du fonctionnement de l’entreprise, la direction cherche à promouvoir une communauté d’intérêts entre les deux parties et reconnaît le syndicat seulement si ses objectifs coïncident avec les siens. Toutes les actions ou demandes syndicales qui pourraient aller à l’encontre des objectifs de la direction sont considérées illégitimes. Du même coup, l’employeur ne reconnaît pas les activités autonomes du syndicat. Certes, le syndicat peut organiser des assemblées générales pour informer ses membres mais les libérations syndicales pour des activités à l’extérieur de l’usine sont considérées inutiles, voire contre-productives. Bref, l’employeur tente de diverses manières de contrôler l’action des syndicats. Ultime manifestation de cette volonté : dans une de ces usines, la formation syndicale est donnée par des consultants externes choisis et rémunérés par l’employeur.

Implication contestée

Ce profil (deux usines) se démarque du premier sur le plan de l’implication du syndicat et de la dynamique sociale qui y prévaut. Dans ces deux usines, il existe des tensions autour de l’implication syndicale dans le processus de changements. D’un côté, les représentants syndicaux, même s’ils sont informés avant que les décisions ne soient prises, souhaiteraient être plus impliqués dans le processus de changements ; de l’autre, la direction manifeste peu d’ouverture à un élargissement de la participation syndicale.

Malgré la résistance de l’employeur, ces syndicats ont négocié des clauses pour protéger les travailleurs lors des changements. Dans une usine, l’employeur ne peut recourir à la sous-traitance si cette décision entraîne des mises à pied, alors que dans l’autre, il est tenu de re-localiser les employés dont le poste serait supprimé suite aux changements. Pour accroître leur influence, les représentants syndicaux siègent aux différents comités paritaires et tentent d’infléchir les décisions de la direction, ce qui provoque, selon les représentants syndicaux, des frictions lors des réunions de ces comités.

Les tensions autour de l’implication du syndicat ne peuvent être dissociées de la dynamique sociale qui prévaut dans ces usines. La direction, dans ces deux usines, a instauré des pratiques de GRH conciliant les dimensions individuelle et collective et poursuit une approche qui fait la promotion d’une communauté d’intérêts entre la direction et le syndicat. Par contre, sa capacité de façonner la dynamique sociale n’est pas la même que dans les cas précédents (profil d’exclusion) car les syndicats sont plus robustes.

Ils disposent d’un local syndical directement sur les lieux de production. L’un des syndicats a récemment établi une structure de délégués de département. Cette structure paraît fragile car l’employeur ne reconnaît pas la légitimité de ces délégués. Ils ne disposent pas de libération syndicale et ne sont pas reconnus par les contremaîtres de premier niveau. Leurs actions se trouvent ainsi confinées à communiquer et à recevoir de l’information. L’existence de cette structure témoigne néanmoins de la volonté du syndicat d’accroître la communication interne et la démocratie au plan local.

En parallèle, ces syndicats sont ouverts sur l’extérieur. Ils participent régulièrement aux activités organisées par les instances syndicales sectorielles ou régionales et n’hésitent pas à recourir aux conseillers pour obtenir de l’information ou des services. L’un des syndicats a récemment établi des relations avec des syndicats canadiens et américains, lui permettant ainsi de comparer les conditions de travail et les pratiques syndicales dans chaque pays. Il participe aussi à un réseau d’échanges sur les conditions de travail dans l’industrie automobile au Mexique.

Bref, l’existence d’un réseau de communication interne permet aux syndicats d’être mieux branchés sur les besoins des travailleurs et l’ouverture sur l’extérieur leur offre des possibilités de comparaison. Ainsi, ces syndicats sont davantage en mesure de définir et de proposer des alternatives aux changements initiés par l’employeur. Néanmoins, compte tenu de l’approche de la direction à l’égard du syndicat, les propositions et les projets syndicaux sont souvent perçus comme une atteinte aux prérogatives de la direction. Il en résulte que l’implication du syndicat engendre de multiples tensions dans les relations patronales-syndicales.

Implication encadrée

Ce profil (deux usines) caractérise des milieux de travail où le syndicat est consulté à l’étape de la conception des changements. Comme le soulignait un représentant syndical, cela ne signifie pas pour autant que les suggestions du syndicat sont retenues, mais le syndicat a l’opportunité d’infléchir les décisions de la direction avant leur introduction. Dans l’une de ces usines, le changement le plus important a été négocié en marge de la convention collective. Il concerne un programme de développement des compétences qui a une incidence sur plusieurs clauses de la convention collective. Le syndicat a réussi à préserver le principe d’ancienneté même si les compétences occupent une place importante dans les mouvements de main-d’oeuvre. Par ailleurs, les représentants syndicaux ne participent pas nécessairement aux travaux des comités mixtes mais ils y exercent néanmoins une certaine forme de contrôle. En effet, les représentants des travailleurs au sein de ces comités, sélectionnés directement par l’exécutif syndical, reçoivent une formation syndicale avant de siéger à l’un ou l’autre des comités paritaires.

La dynamique sociale dans laquelle se développe ce type d’implication syndicale repose sur trois piliers. Premièrement, la direction de ces usines ne tente pas d’imposer une vision unitaire du fonctionnement de l’entreprise, même si elle a mis en place des programmes sophistiqués de gestion des ressources humaines tels que la rémunération liée aux compétences. Elle reconnaît que ses intérêts et ceux des travailleurs ne coïncident pas toujours et, de par sa conception pluraliste, ne cherche pas à intégrer le syndicat ni à réduire de manière systématique la portée de ces actions. En somme, plutôt que de nier l’existence des conflits, elle favorise la création de mécanismes permettant l’expression et la résolution des conflits.

Deuxièmement, suivant cette approche, le syndicat détient une certaine marge de manoeuvre pour mobiliser ses ressources de pouvoir. Cela dit, deux cas de figure se présentent ici. Dans un cas, le syndicat a élaboré plusieurs dispositifs pour assurer la solidarité interne, mais il apparaît relativement isolé. Dans l’autre, le syndicat n’a pas développé autant de moyens de communication interne, mais il est plus branché sur l’externe. Plus spécifiquement, dans le premier cas, le syndicat a beaucoup investi dans ses ressources internes. Il dispose d’un local sur les lieux de travail, d’une structure de délégués de département et de libérations syndicales. En revanche, il est relativement cloisonné puisqu’il a très peu, voire pratiquement pas, de relations avec les syndicats de son secteur ou de sa région. Dans le second cas, le syndicat n’a pas mis en oeuvre autant de dispositifs pour assurer la solidarité interne. Il dispose bien sûr d’un local syndical sur les lieux de production et de libérations syndicales, mais il n’a pas établi de structure de délégués de département. En contrepartie, ce syndicat est branché sur l’extérieur. Les représentants syndicaux n’hésitent pas à recourir aux conseillers en cas de besoin. Ils participent également aux activités organisées par les instances syndicales régionales et sectorielles.

Le troisième pilier de cette dynamique repose sur le leadership des dirigeants syndicaux et leur capacité de formuler des contre-propositions aux initiatives de la direction. Dans les deux usines, le syndicat est dirigé par des personnes expérimentées dont l’expertise et le leadership sont reconnus autant par les membres du syndicat que par les gestionnaires. Ils apparaissent ainsi comme des acteurs incontournables du changement. Dès lors, la direction ne peut se permettre d’initier des projets sans consulter ces leaders syndicaux. Les risques de susciter de la résistance chez les travailleurs et de mettre en péril la légitimité des initiatives de la direction seraient trop élevés.

Bref, l’approche pluraliste de la direction, les ressources du syndicat et la capacité des dirigeants de formuler des contre-propositions se renforcent mutuellement pour former la dynamique sociale autour de laquelle se structure l’implication, certes partielle mais néanmoins réelle, des syndicats dans ces deux usines.

Implication effective

Ce profil (une usine) présente le cas le plus achevé d’implication du syndicat dans le processus de changements. Le syndicat n’est pas seulement consulté (groupes d’amélioration continue, programme intégré de gestion de la qualité), mais les changements à l’organisation du travail et à la production résultent d’une entente patronale-syndicale. Le syndicat exerce aussi un contrôle plus serré sur les décisions prises au sein des comités paritaires. Les décisions du comité de santé et sécurité au travail doivent être approuvées par l’exécutif du syndicat avant d’être mises en oeuvre. Le syndicat a également introduit des mécanismes et des dispositions spécifiques pour atténuer les effets des changements sur les travailleurs. D’abord, l’évaluation des nouveaux postes de travail est effectuée conjointement, contrairement aux autres usines. Ensuite, les parties ont mis sur pied un comité paritaire pour traiter des plaintes pouvant survenir lors des mutations et promotions. Enfin, la direction peut embaucher des travailleurs occasionnels mais le ratio occasionnels/permanents est établi dans la convention collective. En somme, dans cette usine, le syndicat participe activement aux processus décisionnels lors de l’introduction des changements et des mécanismes sont prévus pour résoudre conjointement les problèmes lors de la mise en oeuvre des changements.

La dynamique sociale au sein de cette usine s’apparente à celle qui caractérise le profil d’implication encadrée. Malgré la mise en place de programmes de gestion des ressources humaines sophistiqués, la direction de l’usine ne cherche pas à intégrer le syndicat ni à imposer une vision unitaire. Elle met plutôt de l’avant une vision pluraliste de l’entreprise qui favorise à la fois l’expression et la résolution des problèmes, voire des conflits. En témoigne l’existence de mécanismes de résolution de problèmes lors de la mise en oeuvre des changements.

Cependant, cette dynamique se démarque sur un point central de celles décrites jusqu’ici. Les ressources de pouvoir du syndicat sont plus élaborées et diversifiées. Le syndicat local est en effet capable de mobiliser ses trois principales ressources de pouvoir. Aux dispositifs plus traditionnels qui assurent la solidarité interne (local syndical, libérations syndicales, délégués de département) s’ajoutent des mécanismes de communication plus sophistiqués. Par exemple, en plus des assemblées générales, le syndicat organise des assemblées départementales pour obtenir et fournir des informations aux travailleurs. De plus, les délégués de département disposent de libérations syndicales pour régler les problèmes des travailleurs. Par ailleurs, le syndicat effectue périodiquement un sondage auprès de ses membres pour mieux connaître leurs besoins. Bref, le syndicat bénéficie de dispositifs de communication bidirectionnels qui favorisent une plus grande participation des travailleurs aux activités syndicales.

Le syndicat est également fortement intégré dans des réseaux à l’extérieur de l’usine. Il prend part aux activités organisées par les instances syndicales, établit des relations régulières avec des syndicats de son secteur et de sa région et participe à un réseau d’échanges sur les conditions de travail dans l’industrie automobile. L’absence de négociation coordonnée ou d’une structure syndicale sectorielle renforce la pertinence de ce réseau d’échanges. Il permet en effet aux syndicats de procéder à des transferts d’expertise et de mieux évaluer les propositions de la direction.

S’appuyant sur les réseaux de communication interne et externe, les représentants sont davantage en mesure de formuler des propositions de changements à la direction. Ces réseaux alimentent les représentants et favorisent l’émergence d’un projet syndical autonome. Plus qu’ailleurs, le syndicat est en mesure de modifier ou d’altérer les projets de changements de l’employeur. Par exemple, malgré la présence de cellules de production et de rémunération selon les compétences, l’ancienneté continue d’occuper une place importante dans les mouvements de personnel et la détermination des avantages sociaux.

En somme, la capacité du syndicat de concevoir et de défendre un projet autonome et la présence de dispositifs internes et externes de communication se renforcent mutuellement pour constituer les conditions d’une réelle implication du syndicat dans le processus de changements dans cette usine. Cette caractéristique représente sans aucun doute le trait distinctif de la dynamique sociale qui prévaut dans cette usine.

Conclusion

Avant de dégager les principaux constats de cette recherche et de les situer dans un corpus empirique et théorique plus large, il convient de réitérer les limites de cette étude. Rappelons que les usines étudiées ici ne sont pas représentatives de l’industrie automobile au Mexique. Elles sont considérées comme des usines efficaces, à l’avant-garde sur le plan des pratiques de gestion de la production et de la gestion des ressources humaines. De la même manière, les pratiques syndicales observées dans cette étude ne correspondent pas aux pratiques douteuses et antidémocratiques décrites dans d’autres études (Bensusán 1998 ; Bizberg 1998 ; Middlebrook 1995). Sur ce plan, elles sont tout à fait comparables aux pratiques syndicales que nous avons étudiées dans l’industrie automobile au Canada (Lapointe et al. 2002 ; Lévesque, Bouteiller et Gérin-Lajoie 1997). Il faut donc éviter de généraliser les résultats de cette étude à l’ensemble des syndicats au Mexique.

Trois grands constats, qui représentent autant de pistes de réflexion, se dégagent de cette étude. Notre premier constat rapporte que la mondialisation n’a pas un effet surdéterminant sur les syndicats. Même si toutes les usines sont fortement intégrées à l’économie mondiale, on ne relève pas un affaiblissement généralisé du pouvoir des syndicats. L’implication syndicale dans les changements est variée et les réponses syndicales sont loin d’être uniformes. Si certains syndicats sont exclus du processus de changements, d’autres sont parties prenantes aux changements et réussissent à façonner leur portée. Entre ces deux extrêmes, deux cas de figure se présentent : l’un où l’implication syndicale est à la fois limitée et contestée ; l’autre, où elle reste partielle mais néanmoins réelle.

Suivant les approches déterministes sur la mondialisation, on aurait pu anticiper l’inverse, soit une diffusion généralisée du profil d’exclusion syndicale. La recherche empirique qui appuie un tel pronostic suggère que les syndicats officiels sont généralement exclus des processus de changements (Arteaga 2000 ; Bayón 1997). Nous avons aussi observé ce cas de figure, mais il est loin de représenter toute la gamme des scénarios possibles. Nos résultats illustrent plutôt que les syndicats occupent de différentes manières cet espace de négociation. En somme, ils disposent d’une marge de manoeuvre relative qui leur permet de choisir parmi un éventail d’options possibles.

Il ne s’agit pas ici de décréter que la mondialisation est sans effet sur le syndicat, mais plutôt de soutenir que son impact est médiatisé par les dynamiques locales. Sur ce plan, les ressources de pouvoir du syndicat ont un effet structurant considérable sur l’implication syndicale dans les processus de changements. Tel est le deuxième constat qui ressort de cette étude.

Plus précisément, dans les milieux de travail où le syndicat est incapable de mobiliser ses ressources, il est tout simplement exclu du processus de changements. Il n’apparaît pas comme un interlocuteur crédible auprès de la direction. À l’inverse, dans les milieux où il est capable de mobiliser ses ressources de pouvoir, il peut jouer un rôle actif et déterminant dans le processus de changements. Plus significatif encore, le syndicat, pour assumer un rôle central, doit être en mesure d’utiliser trois ressources de pouvoir reliées respectivement à sa capacité de développer des dispositifs qui assurent la solidarité interne, d’être ouvert sur l’externe et d’être en mesure d’élaborer et de formuler sa propre conception des changements. Ces trois ressources de pouvoir se renforcent mutuellement et représentent les conditions d’une réelle implication du syndicat dans le processus de changements.

Ces résultats s’ajoutent à un corpus de recherches empiriques de plus en plus imposant qui illustre la pertinence d’une perspective centrée sur les ressources de pouvoir des syndicats locaux (Dufour et Hege 2002 ; Frost 2000 ; Lapointe et al. 2002 ; Lévesque et Murray 1998, 2002 ; Middlebrook 1995 ; Pries, Garcia et Gutierrez 2000). Ces recherches montrent bien que les syndicats doivent, en vue d’occuper de nouveaux espaces de négociation, non seulement formuler des solutions de rechange aux propositions de l’employeur mais également mobiliser leurs ressources internes et externes de pouvoir.

Cela dit, la possibilité pour un syndicat d’intégrer ces espaces de négociation ne dépend pas uniquement de sa volonté et de sa capacité de mobiliser ses ressources. L’approche de la direction vis-à-vis du syndicat et des travailleurs agit sur l’implication du syndicat dans les processus de changements. Tel est le troisième constat qui se dégage de cette étude. En particulier, l’approche de la direction façonne le degré de conflictualité de la participation syndicale. En témoigne la dynamique sociale qui prévaut dans les profils intermédiaires d’implication (implication contestée et implication encadrée). Dans ces deux profils, l’implication de ces syndicats prend des formes différentes, même si leur situation en termes de ressources de pouvoir est assez comparable. Cette divergence dans la forme d’implication syndicale s’avère liée à l’approche privilégiée par la direction. Dans les usines où elle adopte une approche pluraliste, en reconnaissant la pluralité des intérêts en jeu, le syndicat dispose de plus d’options et joue un rôle partiel mais néanmoins réel dans le processus de changements. Dans les usines où la direction préconise une approche unitaire, l’implication syndicale est limitée et contestée ; la participation syndicale est alors porteuse de conflits.

Ce résultat peut sembler paradoxal. L’approche unitaire repose en effet sur la promotion de la coopération patronale-syndicale et sur une communauté d’intérêts entre les parties, mais c’est justement cette même approche qui exacerbe le plus les tensions et les conflits dans les relations du travail. Autrement dit, l’approche unitaire, en ne reconnaissant pas la diversité des intérêts en jeu et l’indépendance du syndicat, crée les conditions qui minent toute forme de coopération réelle entre la direction et le syndicat.

Une approche unitaire peut en revanche impulser d’autres types de rapports. Dans un contexte où le syndicat dispose de très peu de ressources, l’approche unitaire se développe sans heurts. La direction contrôle l’ensemble du processus de changements et le syndicat, malgré son exclusion, s’accommode de cette situation. Les changements à l’organisation du travail ou de la production ne constituent pas un enjeu pour les représentants syndicaux. Une telle dynamique s’harmonise assez bien avec les cas décrits par Arteaga (2000) et Bayón (1997).

Une approche pluraliste, contrairement à l’approche unitaire, semble tout à fait synchrone avec le déploiement de ressources syndicales et une implication, certes variable mais néanmoins réelle, du syndicat dans le processus de changements. La différence entre les profils d’implication effective et d’implication encadrée en est une de degré plutôt que de nature. Les deux syndicats disposent de ressources mais dans un cas le syndicat en a davantage. Plus spécifiquement, il est en mesure de mobiliser aussi bien ses ressources internes qu’externes. En ce sens, pour passer d’une participation encadrée à une participation effective, le syndicat doit mobiliser ses trois ressources de pouvoir, même dans un milieu où l’employeur fait preuve d’ouverture à son égard.

Au terme de cette analyse, il convient de situer ces résultats par rapport aux débats sur le renouveau syndical. Au Mexique, comme ailleurs, la question du renouveau se pose souvent en terme de coopération ou d’opposition. La question centrale est de savoir si les syndicats doivent coopérer ou s’opposer aux employeurs. Autrement dit, dans un contexte de mondialisation, les syndicats doivent-ils développer des formes d’alliance compétitive avec les employeurs pour maintenir et conserver les emplois ? Cette question n’est pas nouvelle puisque l’opposition et l’intégration représentent les deux visages de l’action syndicale. Par contre, au Mexique les exigences imposées par la nouvelle économie et les pressions de l’État et des grands syndicats encouragent fortement les syndicats à adopter des projets communs avec les employeurs, voire des alliances compétitives avec les directions d’entreprise. Ces alliances sont souvent perçues, à juste titre, comme un moyen de préserver les emplois. Cependant, le danger de cooptation d’un tel « patriotisme » d’entreprise est ici évident puisqu’il peut conduire à une démobilisation syndicale (Arteaga 2000). Non seulement l’adversaire peut devenir le travailleur des autres établissements, surtout lorsqu’il provient d’un autre pays, mais la légitimité du syndicat se trouve mise à l’épreuve en cas de contre-performances économiques.

Le défi pour les syndicats consiste dès lors à définir des projets syndicaux autonomes qui, tout en assurant la pérennité des emplois, font la promotion des revendications des travailleurs. Par contre, pour être légitimes, les projets doivent être construits à la base. La solidarité interne, en plus de renforcer la capacité d’intervention du syndicat sur les lieux de travail, remplit ainsi une double fonction : elle favorise l’émergence d’un projet issu des préoccupations des membres et, du même coup, assure la légitimité des actions et positions syndicales. De la même manière, les alliances compétitives contraignent souvent les syndicats à se replier sur eux-mêmes, notamment pour sauver les emplois, mais de telles stratégies de repli sur soi les placent en position de faiblesse plutôt que de force. La solidarité externe, en plus de fournir aux syndicats des modèles alternatifs, réduit les risques de repli sur soi et d’isolement.

En somme, le renouvellement de l’action syndicale ne passe pas par plus de coopération ou plus d’opposition, mais par un renforcement des ressources de pouvoir des syndicats locaux. Les expériences en cours, dont certaines sont décrites dans cet article, représentent des cas de figure sur lesquels peuvent tabler les dirigeants pour assurer le renouveau de l’action syndicale.