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Les entreprises multinationales représentent à la fois le moteur et la courroie de transmission de l’internationalisation des relations économiques et sociales. Le développement économique — voire même la prospérité — de la plupart des nations semble aujourd’hui inextricablement lié à l’ampleur et à l’intensité des activités d’environ 65 000 firmes multinationales et de leurs 850 000 filiales étrangères réparties partout dans le monde[1]. La richesse des nations dépend ainsi de leur capacité à tirer avantage du système commercial international, en favorisant l’investissement direct étranger sur leur territoire et en exploitant leurs avantages compétitifs dans une économie de plus en plus mondialisée.

Les entreprises multinationales ne constituent certes pas un phénomène nouveau. L’exemple du Canada est éloquent à ce sujet. À ses tout débuts, ces sont des entreprises multinationales, comme la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui permirent d’explorer ses vastes territoires et de pousser plus loin ses frontières. De la même façon, de la création de filiales canadiennes d’entreprises américaines et britanniques, sous la protection tarifaire de la fin du 19e et du début du 20e siècles, à l’intégration progressive des économies canadiennes et américaines au cours des décennies subséquentes, les activités des entreprises multinationales ont toujours représenté un vecteur important du développement économique et social du Canada, faisant de celui-ci une des économies les plus ouvertes et les plus prospères de la planète.

Comme le démontre toutefois l’agitation lexicographique autour de la mondialisation (multinational, international, transnational, mondial, global…), la nature des « entreprises multinationales » subit aujourd’hui d’importants changements. Ainsi, les générations antérieures de structures corporatives multinationales cèdent le pas à de nouveaux types d’organisations (voir par exemple, Bartlett et Ghoshal 2002 ; Dicken 2003), ce qui ne manque pas de susciter des défis de taille pour les praticiens et les chercheurs en relations industrielles.

Le modèle prédominant de la multinationale se présentait à l’origine comme une constellation de filiales nationales groupée autour d’un siège social, lui-même national, mais supervisant plus ou moins étroitement l’ensemble des activités de la firme. Celle-ci décentralisait ses opérations afin de rapprocher ses activités de production des marchés locaux, lui permettant ainsi d’être plus sensible aux nuances des différents marchés nationaux. La filiale revêtait le plus souvent la forme : « Entreprise nationale inc., une division d’Entreprise internationale inc. », ce qui conférait une identité distincte, et parfois même un haut degré d’autonomie, à chacun des établissements nationaux de la firme, la rendant ainsi plus sensible à l’environnement du pays hôte et aux particularités de ses politiques. En fait, ces firmes représentent une partie prenante de l’histoire du développement des politiques et traditions des relations industrielles nationales.

Le modèle subséquent de structures corporatives internationales apparaît davantage centralisé. Il s’agissait typiquement d’entreprises nationales, réussissant particulièrement bien, qui développaient leurs activités outremer et leurs avantages corporatifs par le biais de transferts technologiques et d’un haut degré de contrôle centralisé. Même si elles étaient probablement moins sensibles aux environnements particuliers des pays hôtes, ces firmes offraient des emplois de haute qualité et présentaient un potentiel considérable de diffusion des innovations technologiques et organisationnelles du pays d’origine vers les pays hôtes et, à l’occasion, aussi en sens inverse. L’accroissement de la présence de ces firmes, à partir des années 1960, engendra plusieurs craintes dans le domaine des politiques du travail. On se demandait jusqu’à quel point ces firmes resteraient imperméables aux pratiques du marché du travail domestique. Par exemple, une entreprise franchement antisyndicale aux États-Unis adopterait-elle la même attitude dans d’autres contextes nationaux, ou serait-elle susceptible d’adapter son comportement aux différentes situations institutionnelles ? La recherche insista beaucoup sur cette problématique dans les années 1970 et 1980. Vu la nature centralisée de ce nouveau type d’organisations, on s’interrogea aussi sur la capacité des mécanismes internationaux d’influencer leur comportement. Plusieurs s’intéressèrent donc aussi au rôle des organisations internationales, comme l’Organisation des Nations Unies (ONU), l’Organisation internationale du travail (OIT), l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et les organisations syndicales internationales, comme la Confédération internationale des syndicats libres (CISL), dans la recherche et l’établissement de lignes directrices à l’attention de ces firmes multinationales[2].

Au cours des dernières décennies, les facteurs à la base de la mondialisation de l’économie ont aussi profondément affecté la dynamique de ces structures corporatives, les transformant en un nouveau type d’entreprises globales et transnationales. Ces facteurs incluent notamment une intégration accrue des marchés régionaux internationaux (ALÉNA, Union européenne, etc.), le déclin des barrières tarifaires (Organisation mondiale du commerce), l’augmentation dramatique de l’investissement direct étranger, une mobilité particulièrement accélérée du capital, le libre accès au marché des capitaux, le besoin mais aussi la possibilité de tirer avantage de l’efficacité et de la circulation du savoir générées par les nouvelles technologies de l’information ainsi qu’une possibilité renouvelée d’exploiter les avantages liés aux coûts de production et au savoir-faire. Dans certains cas, le contrôle de la firme demeure très centralisé à partir d’un centre corporatif unique. Dans d’autres, il est plus diffus au sein d’un ensemble de divisions et de filiales. Dans tous les cas toutefois, la firme est devenue vraiment globale, d’une manière différente et nouvelle, à cause de sa capacité de propager l’innovation dans toute la « chaîne de valeur » grâce à des procédures et des procédés comme l’étalonnage (benchmarking) et les systèmes de contrôle de l’information.

Une nouvelle configuration corporative encore plus complexe et diffuse est toutefois aussi apparue. Il arrive en effet souvent que les anciennes structures hiérarchiques cèdent le pas à des systèmes de production globale, organisés en réseaux beaucoup plus horizontaux, à l’intérieur desquels il s’avère parfois difficile d’identifier un seul centre de décisions corporatif. Bartlett et Ghoshal (2002) décrivent ces nouvelles structures transnationales comme étant dispersées, interdépendantes et spécialisées, dans lesquelles des unités nationales ou locales contribuent de différentes façons à des opérations intégrées au niveau mondial. Dicken (2003) réfère à la même réalité en parlant de « réseaux intégrés ». Ces systèmes de production globale sont caractérisés par la multiplicité de leurs liens interfirmes et l’enchevêtrement de leurs frontières organisationnelles. Si elles désirent intervenir au-delà du marché domestique, les unités de production nationales ou locales doivent littéralement soumissionner pour obtenir le mandat de produire un bien ou de fournir un service au sein de la structure transnationale. Elles peuvent aussi choisir de se définir un nouveau rôle à proximité des réseaux complexes d’organisations ou de communications.

L’émergence de telles firmes globales ou mondialisées soulève des questions entièrement nouvelles quant à la régulation de leurs activités lorsqu’il s’agit du travail et de l’emploi. Pour certains observateurs, le marché est tellement complexe et dynamique qu’il faut le laisser agir seul ; une approche de laisser-faire leur apparaît donc indiquée. Selon cette vision optimiste de l’autorégulation économique, les firmes globales sont engagées dans une quête désespérée d’avantages comparatifs tant dans les marchés locaux qu’internationaux. C’est pourquoi on peut postuler qu’elles accepteront de payer plus que ce que les conditions locales exigent afin d’avoir accès aux ressources nécessaires au développement du savoir et à l’amélioration de la performance, le tout inscrit dans un effort pour mobiliser, motiver et retenir leur main-d’oeuvre et leurs fournisseurs. Il faut souligner que cette approche est confortée par le fait que plusieurs de ces firmes mondialisées génèrent l’innovation et offrent de meilleures conditions de travail que celles prévalant sur le plan local. Cette vision apporte aussi de l’eau au moulin à l’idéologie néolibérale selon laquelle il faut éviter de réglementer le marché, et qui perçoit les interventions de l’État et des syndicats dans le fonctionnement du marché comme susceptibles de produire des effets pervers.

Un scénario plus alarmiste suggère que laisser le marché à lui-même provoquera inévitablement une spirale vers le bas dans les conditions d’emploi. Les entreprises déplaceront leurs activités productives là où elles seront susceptibles d’obtenir les mêmes résultats à moindres coûts. Les pays et les communautés locales seront en conséquence forcés de se faire compétition entre eux et de recourir au dumping social afin d’attirer ces précieux emplois qui seuls, peuvent assurer leur viabilité économique et sociale. De plus, comme c’est le cas dans les économies les moins développées, l’existence de vastes secteurs informels composés de travailleurs sans emploi ou sous-payés est de nature à compromettre le fonctionnement du « cercle vertueux ». C’est ainsi que la mise en place d’un contexte de libéralisation des échanges commerciaux et d’intégration aux systèmes de production globale a signifié une baisse graduelle du pouvoir d’achat pour plusieurs travailleurs oeuvrant dans les secteurs industriels exposés au commerce international dans les économies moins développées (comme au Mexique).

Il n’est certes pas surprenant de constater l’émergence d’une troisième approche — une approche s’inscrivant dans la tradition de la réflexion théorique en relations industrielles — qui suggère que le processus actuel de mondialisation crée une opportunité significative pour le développement de la régulation sociale. Pour paraphraser un participant à une consultation organisée récemment par la Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation (2004), quelle est l’utilité de diminuer le prix des souliers pour enfants si, dans l’opération, leurs parents perdent leur source de subsistance ? Si, selon cette dernière approche, un amalgame quelconque d’interventions de l’État et des acteurs non étatiques est requis pour influencer le comportement des firmes mondialisées, la composition de cet amalgame demeure une question ouverte, alors que la pertinence des formes traditionnelles de régulation sociale est de plus en plus remise en question. On peut toutefois entrevoir, dans cette perspective, que de nouvelles formes de régulation sociale surgiront du jeu combiné d’institutions politiques nationales et internationales, d’interventions législatives et réglementaires directes et indirectes, d’actions des syndicats ouvriers et des divers groupes composant la société civile et certainement aussi, des pressions exercées par des consommateurs préoccupés par les conséquences éthiques de leurs décisions.

Tel est le point de départ de ce numéro thématique de Relations industrielles/Industrial Relations. S’appuyant sur une variété de contributions originales, ce numéro vise à dégager des pistes de réflexion portant sur ce phénomène d’une importance grandissante que constitue la régulation sociale applicable à la firme mondialisée. Sous les auspices de son projet intitulé Repenser les institutions du travail et de l’emploi à l’ère de la mondialisation et financé par le Programme des grands travaux de recherche concertée du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (GTRC-CRSH), le Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT - Université de Montréal, Université Laval, HEC Montréal), en collaboration avec le Réseau canadien de recherche sur les milieux de travail (RCRMT), a lancé un appel de communications pour être présentées dans le cadre de son symposium international de mai 2003, lui-même intitulé Équité, efficience ou éthique ? Les codes de conduites et la régulation sociale de l’entreprise mondialisée[3]. Organisé par le CRIMT et tenu dans les locaux de l’École des hautes études commerciales à Montréal, le symposium a permis la présentation d’analyses et de contributions originales, elles-mêmes choisies parmi l’ensemble des propositions obtenues dans la foulée de l’appel de communications. Les articles contenus dans le présent numéro de RI/IR découlent de présentations qui furent subséquemment soumises à un processus externe d’arbitrage anonyme et acceptées pour publication[4]. Le reste de cette introduction présente quelques-unes des pistes de réflexion qui sont explorées plus en profondeur dans ces contributions.

L’évolution décrite ci-haut de la firme mondialisée et des nouveaux modes de production qui la caractérisent mettent en exergue les limites des mécanismes traditionnels de régulation sociale. Les acteurs nationaux de relations industrielles, particulièrement le mouvement syndical et l’État, ont jusqu’à maintenant généralement associé la régulation du travail et de l’emploi à des mécanismes d’envergure nationale, comme la législation du travail et la négociation collective. Or, la nature même de la firme mondialisée l’amène à organiser sa production selon une logique internationale, dans laquelle les frontières nationales occupent une importance qui va s’amenuisant. Il s’ensuit une fragilisation des modes traditionnels de régulation sociale qui provient de la conjugaison de plusieurs facteurs dont les trois suivants.

Ainsi, au-delà de la concurrence déjà mentionnée que se livrent les États pour attirer l’investissement direct étranger, il faut aussi souligner le fait que la firme mondialisée demeure assujettie à une régulation sociale morcelée dont le contenu varie selon les lieux où elle choisit de s’implanter. Aucun système de régulation sociale ne réussit à viser la firme transnationale dans toutes ses composantes à la fois, et à la rendre responsable pour l’ensemble de ses activités.

Par ailleurs, sous la pression de la concurrence internationale accrue et grâce aux innovations technologiques, le modèle fordiste sur lequel se sont structurés les modes traditionnels de régulation sociale a fait place à une organisation de production fortement décentralisée, dans laquelle l’impartition des activités est largement préconisée. L’emploi salarié, à temps plein et pour une durée prolongée, n’y occupe plus le rôle déterminant qu’il détenait dans l’entreprise fordiste. Il a été remplacé par une myriade de statuts de travail précaires et atypiques qui s’inscrit largement en marge des mécanismes traditionnels de protection sociale, et à laquelle s’ajoute un phénomène d’impartition internationale du travail spécialisé de plus en plus significatif.

Enfin, à partir des années 1970, le rôle de l’État dans la réglementation de l’économie et les prémisses de l’État-providence ont graduellement été remis en cause par les tenants d’un retour à l’autonomie de l’individu et aux forces du marché comme fondements des mécanismes de régulation sociale. L’idéologie néolibérale s’est rapidement propagée partout sur la planète, notamment grâce aux forces de l’internationalisation de l’économie et au rôle des institutions internationales dont celles mises en place dans la foulée des accords de Bretton-Woods. Ce phénomène a contribué à affaiblir les modes classiques de régulation sociale, tant sur le plan national qu’international, et à rendre suspectes toutes formes de régulation faisant appel à d’autres règles que celles du libre marché.

L’affaiblissement des modes traditionnels de régulation sociale a provoqué une profonde réflexion sur la nature et le rôle tant des instruments que des acteurs traditionnels dans la régulation du travail et de l’emploi, particulièrement lorsqu’il s’agit de la firme mondialisée. L’époque fordiste reposait sur un modèle de régulation sociale organisé autour de l’État national. Le droit du travail étatique, auquel les autres modes de régulation (dont l’action syndicale et la négociation collective) étaient subordonnés, y occupait une place hégémonique. L’internationalisation de l’économie et le développement de la firme mondialisée interpellent l’avènement d’un nouvel ordre social, dont le contenu reste à définir mais dans lequel le droit national du travail aura perdu sa centralité.

Diverses solutions et propositions sont avancées quant à la composition de ce nouvel ordre, et plusieurs nouvelles formes de régulation sociale sont déjà en émergence. Celles-ci peuvent être nationales ou internationales, incorporées ou non au droit positif, privées ou publiques, formelles ou informelles. Elles ne peuvent remplacer les mécanismes traditionnels de régulation du travail et de l’emploi : elles les complètent et contribuent parfois à leur donner une nouvelle efficacité. Il en résulte une mosaïque complexe de différentes actions visant toutes la régulation sociale de la firme mondialisée qui trouve écho dans ce numéro de RI/IR. Le concept particulier de régulation utilisé ici renvoie à toutes les formes d’intervention, autres que celles associées au jeu spontané des forces du marché, visant à influencer le comportement des entreprises.

Le droit du travail étatique, qu’il soit national ou international, demeure névralgique. Sa nature et sa contribution sont toutefois en forte évolution. Ainsi, André Sobczak démontre comment la régulation du travail et des relations du travail recourt de plus en plus aux techniques du droit commercial et du droit de la consommation. Ce phénomène comporte des avantages indéniables, en permettant notamment d’assurer une certaine protection sociale aux nombreux collaborateurs des entreprises qui leur demeurent économiquement subordonnés, mais que le droit du travail traditionnel a toujours laissés pour compte. De la même façon, le phénomène offre l’avantage de légaliser le recours à l’action collective d’autres parties prenantes de l’entreprise, pour pallier aux déficiences de l’action collective des travailleurs face à l’entreprise mondialisée. Ces avantages ne doivent toutefois pas faire perdre de vue le fait que tant le droit commercial que celui de la consommation n’obéissent pas aux mêmes impératifs que le droit du travail. Seul ce dernier a comme objectif essentiel et central la protection des travailleurs. Même s’il est utile, voire nécessaire que le droit du travail aménage des liens plus étroits avec ces autres branches du droit positif, il demeure qu’il doit lui revenir d’opérer en exclusivité les arbitrages entre les intérêts divergents que ces liens ne manqueront pas de soulever.

Le droit du travail international représente pour plusieurs un passage obligatoire vers une meilleure justice sociale dans le présent contexte de mondialisation de l’économie. Bien que certaines de ses formes les plus connues demeurent emprisonnées dans la logique de la souveraineté de l’État-nation et des relations internationales, d’autres s’autorisent de techniques jusqu’à tout récemment inusitées ou boudées pour amener non seulement les États nationaux, mais aussi les entreprises mondialisées, à respecter certains canons fondamentaux de la justice sociale. Par exemple, dans le contexte de traités régionaux d’intégration économique, comme en Europe et en Amérique du Nord, on peut noter l’apparition de mécanismes plus ou moins coercitifs d’uniformisation de la réglementation sociale. Ceux-ci, dont la nature et l’impact varient sensiblement d’une expérience à l’autre, constituent tout de même des initiatives innovatrices visant entre autres à encadrer le comportement des firmes transnationales. Même des organisations internationales étatiques, comme l’OIT et l’OCDE, travaillent au développement et à la mise en place d’instruments internationaux afin d’assujettir la firme mondialisée aux principes fondamentaux de la justice sociale.

À cet égard, Isabelle Duplessis souligne comment la Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail et son suivi, adoptée par l’Organisation en 1998 en réponse aux défis que pose la mondialisation de l’économie aux modes de régulation sociale, est en train de s’imposer comme une référence incontournable et universelle en la matière. L’initiative est pourtant née dans la controverse, à cause notamment de l’aspect purement déclaratoire et programmatique de la Déclaration, qui l’apparente à un instrument de soft law dénué de toute obligation juridiquement contraignante. Comment une intervention aussi timide de l’OIT pouvait-elle s’avérer efficace et compenser l’échec qu’avaient essuyé en 1994 à Marrakech les promoteurs de l’inclusion d’une clause sociale dans le traité constitutif de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ? Cette critique ignorait toutefois une caractéristique du nouveau modèle de régulation sociale en émergence. Celui-ci ne repose pas uniquement sur l’efficacité juridique des instruments utilisés, mais aussi — voire même davantage — sur leur capacité à canaliser l’action des groupes de pression et des mécanismes auxquels ils recourent vers des objectifs communs. C’est ce que semble vouloir réussir la Déclaration de l’OIT. En effet, elle érige les quatre droits fondamentaux qu’elle énonce comme des principes que les droits nationaux, tout comme les engagements unilatéraux que les entreprises promeuvent sous forme de codes de conduite ou autres, ne sauraient ignorer.

Parallèlement au renouvellement, jusqu’ici bien timide il faut en convenir, des mécanismes relevant du droit national et international, la régulation sociale propre au contexte de la mondialisation de l’économie s’appuie aussi sur des mécanismes qui font davantage appel à la responsabilité sociale de l’entreprise et à son rôle comme citoyenne mondiale. Le phénomène est souvent défini comme des initiatives corporatives volontaires, particulièrement en matière sociale ou environnementale, allant au-delà des obligations minimales imposées par la loi. En cela, il relèverait uniquement de l’initiative privée, de l’autorégulation et du sens éthique des firmes mondialisées. Dans leur article, Corinne Gendron, Alain Lapointe et Marie-France Turcotte mettent en doute cette vision, pour suggérer que les initiatives corporatives qu’on observe à l’échelle mondiale répondent plus qu’il n’y semble à un contexte perçu comme contraignant. Ces initiatives constituent des stratégies pour donner aux entreprises une légitimité renouvelée dans un contexte mondial de régulation sociale en émergence. Parce que les entreprises agissent toujours dans le sens de leurs propres intérêts, on peut supposer que les codes de conduite sont autant de réponses de la part des plus clairvoyantes d’entre elles au cadre régulatoire complexe et contraignant que celles-ci entrevoient se mettre en place sur l’échiquier mondial.

Cette vision « réaliste » de la capacité autorégulatrice des entreprises mondialisées est confortée par l’analyse que fait Penelope Simons des instruments volontaires de régulation sociale auxquels quatre firmes multinationales oeuvrant dans le secteur du pétrole ont adhéré. Cette analyse met fortement en doute la capacité de régulation autonome de tels instruments et leur capacité d’amener les entreprises multinationales à respecter les droits fondamentaux de la personne humaines dans leurs activités extraterritoriales. Dans l’ensemble, ces instruments manquent de précisions et de spécificité quant aux droits qu’ils reconnaissent, de même qu’ils sont incapables de garantir des mécanismes de contrôle crédibles et indépendants. Toutefois, l’efficacité de ces instruments pourrait être significativement améliorée s’ils devenaient complémentaires à d’autres formes plus indépendantes de régulation. Sur le plan du contenu, ces instruments devraient s’aligner sur des normes fondamentales universellement reconnues, accompagnées de critères permettant d’en vérifier concrètement le respect. Quant au contrôle de l’application, il est essentiel que celui-ci soit assuré par des organisations indépendantes des firmes elles-mêmes. Ces suggestions insistent sur le caractère complémentaire des différents mécanismes de régulation sociale devant intervenir sur la scène mondiale et sur les nécessaires ponts qui doivent exister entre eux. Les instruments publics n’auront d’utilité véritable que s’ils sont incorporés et relayés dans les mécanismes et les actions des organisations privées d’envergure transnationale. Par contre, les initiatives privées n’acquerront de légitimité que dans la mesure où elles seront capables de rencontrer les conditions de forme et de contenu exigées par les instruments émanant de la puissance publique.

L’accès accru au capital de même que la rapidité et la fluidité des mouvements de capitaux constituent un des principaux changements survenus dans l’environnement économique propres aux entreprises mondialisées. Certains observateurs voient même dans cette évolution du marché des capitaux et de leurs circuits le principal facteur à la base du mouvement de mondialisation de l’économie. C’est dans cette perspective que s’inscrit l’article de Gordon L. Clark et de Tessa Hebb, lequel note une reconfiguration significative de la division classique entre le rôle des actionnaires et celui des administrateurs d’une compagnie. Les auteurs soutiennent que les fonds de pension constituent aujourd’hui une source majeure de capital, et que ces fonds, dans la mesure où ils cherchent à influencer les décisions de la direction de la compagnie, amène celle-ci à contracter des engagements corporatifs plus contraignants. Ceci s’inscrit dans une stratégie d’investissement à long terme qui cherche à réduire les risques financiers en exigeant de meilleurs critères de gouvernance corporative, tels la responsabilité et la transparence, des entreprises dans lesquelles ils investissent. De la même façon, et dans la même foulée, le mouvement d’investissement socialement responsable a pris beaucoup d’ampleur. Clark et Hebb documente le nouvel activisme des fonds de pension quant à leurs investissements corporatifs et leur quête de normes internationales plus claires en matière de gouvernance des firmes mondialisées, notamment en ce qui concerne leur comportement dans les domaines social et environnemental. Ils soutiennent que ce changement dans la structure du capitalisme contemporain est susceptible de stimuler à son tour cette tendance du marché vers une plus grande responsabilité sociale à une époque où les divers acteurs, dont les intérêts divergent passablement, doivent s’entendre sur de nouvelles normes de conduite. Dans cette perspective, il est probable que la dynamique intrinsèque au développement du capitalisme engendrera d’elle-même les nouveaux acteurs et les institutions nécessaires à la régulation sociale des firmes mondialisées.

La dernière contribution à ce numéro thématique conteste aussi l’affirmation selon laquelle la mondialisation de l’économie entraîne inévitablement la régulation sociale dans une spirale vers le bas. Christine Overdevest s’intéresse à la régulation sociale privée des activités des entreprises mondialisées, particulièrement à la lumière des succès et échecs relatifs de l’action des organisations non gouvernementales (ONG) associées aux différentes parties prenantes (multi-stakeholders). Son article décrit la dynamique de la compétition entre différents codes de conduite appliqués dans une même industrie, et analyse comment cette compétition contribue à la diffusion de normes de conduite plus ou moins contraignantes selon les cas. Dans cette étude détaillée du secteur forestier international, l’auteure cherche à comprendre comment les différents acteurs économiques contribuent à structurer le marché par différentes stratégies de coordination verticale ou horizontale, et comment cette coordination est essentielle à la promotion de pratiques et de normes plus strictes dans les domaines social et environnemental. La coordination horizontale s’applique à des firmes concurrentes réunies au sein d’associations sectorielles et qui acceptent de se lier à des normes communes. Cette coordination facilite l’application concertée des nouvelles normes et réduit les risques associés à une application prématurée. Quant à la coordination verticale, elle intervient dans la chaîne de production afin que les nouvelles normes soient bien diffusées auprès de l’ensemble des sous-traitants. Les ONG jouent un rôle névralgique dans cette dynamique, comme d’ailleurs la concurrence entre les normes ou codes que promeuvent les différents groupes. Bien qu’ils ne soient pas une panacée, Christine Overdevest soutient qu’il faille percevoir ces codes comme des opportunités de coordination de l’action des différentes parties prenantes, et que cette coordination est un ingrédient essentiel à la structuration de marchés assujettis à des normes de conduite et de gouvernance plus strictes.

Les thèmes explorés dans ce numéro thématique de RI/IR sont de première importance dans notre réflexion quant à la recherche relative au travail et à l’emploi à l’ère de la mondialisation. Dans cette nouvelle étape du développement économique, les chercheurs comme les acteurs sont à la recherche d’un meilleur équilibre entre les préoccupations d’efficacité propres aux entreprises mondialisées et celles relevant de l’équité à l’égard des travailleurs et de leurs communautés. Leurs efforts ouvriront la voie à de nouvelles institutions, à de nouveaux acteurs et à des nouveaux instruments de régulation dont la configuration et les liens à intervenir entre eux n’apparaissent pas clairement aujourd’hui. Pour prétendre contribuer véritablement à la régulation sociale de l’économie et de l’entreprise mondialisée, notre propre recherche doit être tout autant sensible à cette reconfiguration des mécanismes régulateurs existants qu’à l’émergence de nouveaux mécanismes.

Cette introduction ne peut rendre justice à la richesse dont recèlent les six contributions incluses dans ce numéro. C’est pourquoi nous invitons nos lectrices et lecteurs à poursuivre l’exploration des différents thèmes qu’elles abordent et des implications qui en découlent.