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En l’an 2000, l’élection au Mexique du parti de l’Action nationale (PAN) sonne la fin de l’hégémonie du parti Révolutionnaire institutionnel (PRI), au pouvoir depuis plus de 70 ans. À l’image de son parti fondé sur la remise en question des préceptes autoritaires et corporatistes du régime traditionnel, Vicente Fox fait un plaidoyer en faveur d’une plus grande liberté syndicale et du démantèlement du corporatisme d’état, véritable pilier dans le pays. Tout porte alors à croire que la défaite du PRI accentuera le déclin qu’accusent déjà, depuis plus de dix ans, les directions syndicales trop près du Congrès du travail (CT)[1].

Au moment où le mandat du premier gouvernement de transition s’achève, il apparaît opportun de dresser un bilan critique des occasions de renouveau syndical au Mexique. Dans quelle mesure celles-ci ont-elles véritablement permis aux syndicats de vaincre les pratiques et les inerties corporatistes d’antan ? Le « nouveau » syndicalisme[2] tire-t-il profit de ces chances d’action ? Impulse-t-il une transition vers des formes de gouvernance démocratiques fondées sur l’autonomie syndicale, la pleine citoyenneté des travailleurs et le principe de l’État de droit ?

Notre propos s’insère dans un climat de grande mouvance : il vise à discuter des principales caractéristiques de la structure des possibilités politiques[3] à l’intérieur de laquelle se meuvent les acteurs dans le monde du travail[4]. Il sera également question d’évaluer les impacts de ces possibilités sur le « vieux » et le « nouveau » syndicalisme, ainsi que leurs réponses respectives aux contingences actuelles.

Le contexte : mouvance politique, transition du monde du travail et réforme économique

Plusieurs hypothèses se disputent le moment où, présumément, le Mexique amorce son virage démocratique. Il en va de même de la nature de la transition qu’impulse le PAN lors de son accession au pouvoir en 2000. Que constitue-t-elle exactement ? L’amorce, une condition péremptoire ou une finalité parmi d’autres d’un processus de transition résolument complexe (Aziz, 2003 : 18) ? Dans ce texte, nous verrons que le démantèlement des verrous autoritaires et corporatistes du monde du travail relève d’un programme d’actions pluriformes, axé sur la recherche de nouvelles formes de gouvernance démocratique, de même que sur la consolidation d’un ordre politique légitimé (Anderson, 1992). Le retard accusé en la matière corrobore l’hypothèse d’une transition incomplète, plusieurs des réformes censées paver la voie de la consolidation démocratique n’existant pour l’instant qu’à l’état latent (Paoli, 2006).

Ce retard s’explique de différentes façons. Par exemple, lors de la mise sur pied de nouvelles instances syndicales, il découle de la concentration du pouvoir dans les sphères exécutives, rien n’étant fait pour assurer l’autonomie décisionnelle des acteurs, ni pour garantir qu’il y ait équité des chances entre les options en jeu. De la même façon, les mécanismes de résolution des conflits confient un pouvoir discrétionnaire considérable aux autorités administratives dans l’interprétation et l’application des règles encadrant la relation d’emploi, d’autant que la définition de ces règles reste sous la responsabilité du gouvernement. En effet, toutes les démarches entourant la constitution d’une entité syndicale demeurent la prérogative du Secrétariat du travail et de la prévision sociale (STPS) ou d’instances tripartites subordonnées au pouvoir gouvernemental, comme les Tribunaux du travail, mieux connues au Mexique sous le nom de juntes de conciliation et d’arbitrage. Les élections syndicales se déroulent pour leur part hors de tout cadre contraignant, les membres ne se voyant reconnaître aucun droit. L’avis des travailleurs n’est nullement pris en compte, voire recueilli, les dirigeants agissant en toute impunité et dissimulant, au moyen de divers stratagèmes, les vices rédhibitoires des conventions collectives qu’ils sont parvenus à négocier (Bensusán, 2006). Pour les pessimistes, la démocratisation de la sphère du travail est loin d’être acquise, la réforme politique n’étant pas suffisante pour permettre d’initier les changements nécessaires à l’extension des droits collectifs et à la protection des acquis individuels (Aziz et Alonso, 2005).

Quels sont les autres facteurs susceptibles d’expliquer le retard pris dans les réformes du monde du travail ? Les expériences antérieures démontrent qu’au Mexique, les tentatives de transition politique qui ne reposent pas sur de vastes mobilisations populaires et le soutien d’organisations sociales indépendantes, finissent par se poser à l’encontre de véritables réformes du régime syndical. Sans doute ce constat contribue-t-il à expliquer, du moins en partie, pourquoi les 20 engagements sur la liberté et la démocratie syndicales[5] tardent à se concrétiser, malgré l’appui ponctuel de Vicente Fox au cours la campagne électorale et celui de diverses organisations syndicales et socioprofessionnelles influentes.

Un autre facteur relève du fait que cette transition ne se produit qu’une fois la libéralisation de l’économie nationale complétée, réduisant du coup les possibilités d’une transformation en profondeur du régime des relations du travail (Cook, 1998). Qui plus est, le caractère minoritaire du gouvernement de Vicente Fox lui permet de justifier des prises de positions conservatrices, sachant que tout programme de réformes structurelles nécessitera le vote d’une fraction des députés du PRI. Cela conduit le PAN à se rapprocher du CT, de la CTM et du puissant Syndicat national des travailleurs de l’éducation (SNTE) et à éviter toute mesure qui puisse faire ressortir les tares connues du SNTE, notamment, ses problèmes de représentativité.

De même, le fait que la majorité des membres du gouvernement Fox aient été gestionnaires en entreprise, couplé à leur opposition à l’essor et à la consolidation d’un modèle syndical authentique, expliquent pourquoi les tractations politiques perdurent entre les administrations du PRI et du PAN[6]. L’intervention de l’État dans le monde du travail est, en ce sens, mise au service d’une stratégie élaborée dès la fin des années 1970 par les chefs d’entreprise. Elle est destinée à marginaliser le rôle des syndicats et à faciliter la reconversion de l’ancien modèle économique fondé sur la substitution des importations, le tout sur fond de baisses de salaires et d’une plus grande précarité de l’emploi (Valdés, 1997).

Dans la même veine, il convient de souligner l’absence d’accord entre les partisans du vieux régime et ceux des forces d’opposition quant aux termes et modalités d’implantation d’un nouvel arrangement sociopolitique viable, c’est-à-dire qui ne menace pas l’efficacité des structures de gouvernance en place. Cet absence d’accord a bel et bien freiné l’avènement de changements effectifs dans le monde du travail (Bensusán et Cook, 2003), alors même que se concluaient officieusement des tractations entre le PAN, le PRI et les entreprises qui leur sont sympathiques, assurant le maintien du statu quo dans plusieurs domaines, dont celui qui nous intéresse (Bizberg, 2003).

D’autres facteurs associés aux politiques néolibérales adoptées dans les années 80 ont eu un effet plus ambigu. Par exemple, la piètre performance de l’économie mexicaine, à l’occasion de la crise du peso de 1994-1995 et de la récession de 2001, a eu un impact insoupçonné sur le « vieux » syndicalisme et accentué l’urgence de voir émerger un pôle alternatif au CT; cela s’est traduit, en 1997, par la création de l’UNT (Unión Nacional de Trabajadores). La venue de cette centrale concorde avec l’émergence d’un activisme politique accru de la part des directions syndicales hors PRI, l’augmentation au cours de la même année des prestations économiques des membres faisant bénéficier le nouveau syndicalisme d’une plus grande visibilité (Leyva, 2005). Cependant, la révision à la baisse, dès 2000, des perspectives de croissance économique, les pertes d’emplois massives, l’accroissement du chômage et l’essor du secteur informel ont rendu peu probable une transition d’origine gouvernementale ou une mobilisation des salariés à l’endroit d’un éventuel renouveau syndical.

En somme, la progression vers des formes de gouvernance plus démocratiques dans le monde du travail s’est retrouvée coincée dans un mouvement de double évolution économique (avec l’ouverture au marché) et politique (fin du présidentialisme autoritaire et démocratisation du régime politique) qui secoue le Mexique depuis bientôt 20 ans. Cette transformation traverse actuellement une phase critique de son évolution. Il restera à observer si une administration dirigée éventuellement par le PAN au cours d’un prochain mandat (2006-2012) conservera une attitude similaire en matière de politique du travail, toujours avec le concours du PRI, ou si elle décidera plutôt d’impulser un changement des règles du jeu. Il faudra également soupeser à sa juste mesure le comportement du « vieux » et du « nouveau » syndicalisme face à ce même changement. Ils nous renseigneront sur la capacité effective des syndicats à tirer profit de la crise secouant le compromis corporatiste et à renouveler les fondements de leurs relations avec les travailleurs, l’État et les entreprises.

Les occasions politiques de renouveau

Les occasions politiques dont cherchent à tirer profit les syndicats soucieux de refondre les termes de leurs échanges avec l’État se sont améliorées de manière substantielle avec l’ouverture progressive du régime politique à une concurrence plus équitable entre les différentes options partisanes. L’affaissement des prérogatives de la présidence et l’émergence d’un réel contrepoids au sein d’un gouvernement du reste profondément divisé (période au cours de laquelle le Congrès commence à jouer un rôle important et la Cour suprême de justice, à gagner une indépendance appréciable) contribuent à l’affirmation d’une plus grande pluralité syndicale. Aussi, au moment où diminue le pouvoir d’intervention du président et la capacité répressive du gouvernement, décroît la légitimité des directions syndicales traditionnelles et des mécanismes d’arbitrage étatique et, par voie de conséquence, leur capacité de prévenir et de résoudre les conflits sur les lieux de travail. Dans un contexte où la situation politique a drastiquement changé et les instances de représentation gagnent en autonomie, l’intention du gouvernement de transition de conserver intacts les schèmes de gouvernance traditionnels et d’imposer une vision managériale à tout enjeu lié au monde du travail se solde par un échec cuisant.

Ouverture politique et pluralité syndicale

L’ouverture du régime politique fait écho, dès 1988, à une augmentation sensible du nombre de critiques formulées à l’encontre du corporatisme syndical et à une plus grande pluralité politique au sein des organisations syndicales. La réforme électorale de 1996 réalise un pas de géant dans cette direction en interdisant l’affiliation des organisations collectives aux partis politiques, comme c’était le cas pour certains grands syndicats membres du CT (Ramírez, 2003 : 140). La percée électorale des forces de l’opposition se traduit par un déclin significatif du pouvoir politique des syndicats traditionnellement intégrés au PRI. Ainsi, en 1988, le PRI conquit avec peine la majorité de la Chambre avec 51 % des voix, faisant élire une cinquantaine de députés proches du mouvement ouvrier, une proportion réduite de moitié en 2003 (La Jornada, 13 juillet 2003; Pacheco, 2000; Rendón, 2006). Toujours en 1988, l’ouverture du régime électoral à une plus grande concurrence entre les partis permet aux syndicats indépendants de devenir des acteurs influents de la législation par l’exercice de leur droit de vote au sein de partis avec lesquels ils partagent des affinités. C’est ainsi que l’UNT parvient, quelque dix ans plus tard, à avoir six représentants du PRD (parti de la Révolution démocratique), du PRI et du PAN à la LIX Legislatura (2003-2006).

Nul doute, cette situation insuffle une dynamique nouvelle au sein du PRI, où les possibilités de faire régner une discipline mécanique et coexister de force des intérêts contradictoires sont, chaque jour, plus limitées; un phénomène renforcé par la perte de statut associé à la fonction de président de la République, désormais dépouillé de son autorité morale et de ses prérogatives arbitrales en cas de conflits d’intérêts[7].

Un autre signe d’ouverture politique réside dans le triomphe du PAN et du PRD dans divers états de la République, et ce dès la fin des années 80. En dépit de ces victoires, les administrations provinciales sous leur gouverne maintiennent, pour l’essentiel, le statu quo dans leurs rapports avec les organisations syndicales, la majorité des politiques du travail au Mexique étant édictées par les autorités fédérales.

Positionnement politico-administratif du président

Les restructurations économiques (en particulier la privatisation des sociétés d’État, l’essor des partis d’opposition, les pressions internes et externes en faveur de la démocratisation du régime (le cas de l’ALENA) et l’indépendance accrue du pouvoir judiciaire (suite à la réforme de 1994) ont grandement influencé les positions du président Fox, tant sur le plan politique qu’administratif. Cependant, et contrairement à d’autres champs d’action, la capacité de l’exécutif fédéral d’intervenir sur le plan administratif, notamment au sein des Tribunaux du travail, est demeurée largement inchangée. Cette dé-légitimation progressive des mécanismes d’arbitrage, attribuable à la vision clairement managériale qu’endossent, tour à tour, les trois dernières administrations, s’accompagne de la difficulté croissante, pour le pouvoir exécutif, de garantir des avantages aux directions syndicales, sonnant par le fait même le glas d’une alliance postrévolutionnaire à la légitimité déjà fortement compromise. Il en résulte un climat politique plutôt neutre à l’égard de l’exercice des droits collectifs, situation qu’accélère, en 2000, l’alternance à la présidence. Durant la présente administration, cette évolution se traduit par un équilibre mieux affirmé entre la capacité de négociation des entreprises et des syndicats, ainsi que par une timide augmentation, quoique bien réelle, du salaire minimum et de la rémunération fixée par le biais de la négociation collective[8].

Certes, le pouvoir exécutif tire encore profit de sa grande capacité d’intervention, en particulier lorsqu’il s’agit de reconnaître la légitimité des organisations syndicales qui lui sont alliées ou encore d’appuyer des dirigeants que renie la base, mais qui jouissent encore de la confiance des directions d’entreprises. Cela dit, la conjoncture actuelle contraste nettement avec celle qui prévalait à la fin des années 80. En début de mandat, le président Salinas (1988-1994) engage des procédures pénales contre un membre influent du monde des affaires. Il cherche à lui substituer une direction nationale plus encline à appuyer son projet de décentralisation du secteur de l’éducation. Il prend également soin de faire emprisonner un puissant dirigeant syndical de PEMEX (pétroles mexicains), réfractaire à l’adoption de changements dans la structure organisationnelle de l’entreprise et investi dans la canalisation du vote des travailleurs en faveur de tout candidat à la présidence opposé au PRI (Bizberg, 2003). L’incapacité de Vicente Fox, en début de mandat, de traduire devant les tribunaux le président du CT et les dirigeants de PEMEX, en dépit des dénonciations des travailleurs et des preuves accablantes de corruption pesant contre eux dans la gestion des ressources financières de l’entreprise, utilisées à des fins électorales, démontrent l’étonnante faiblesse du pouvoir présidentiel face au syndicalisme corporatiste (Cereal, 2005).

Le conflit qui a frappé l’industrie minière, avec la destitution de l’un de ses principaux dirigeants syndicaux, constitue sans doute le meilleur exemple de l’effritement des prérogatives présidentielles. En février 2006, la STPS « prend note[9] » de la destitution de Napoléon Gómez Urrutia, président du Syndicat national des travailleurs des mines, de la métallurgie et des autres industries connexes (SNTMM), une organisation qui compte plus de 100 000 membres. Tous les membres de son comité exécutif sont également démis. À la demande de deux membres du comité de surveillance, un nouveau dirigeant est désigné sous prétexte d’une fraude dans la gestion d’actifs générés lors de la privatisation de Cananea, au début des années 90. Le gouvernement rend sa décision un jour avant que ne survienne le tragique incident de la mine de Pasta de Conchos dans la municipalité de San Juan Sabinas, où soixante-quatre mineurs sont morts, dont trente-deux contractuels. Seront alors exposées au grand jour de nombreuses lacunes dans les processus d’inspection. La presse souligne les pressions que subissent les mineurs afin de travailler dans des conditions de sécurité et d’hygiène inappropriées, une situation à laquelle serait mêlé le syndicat local en raison de sa participation au comité mixte chargé de veiller à la sécurité sur les lieux de travail et au respect des normes et règles en matière de sous-traitance (La Jornada, 21 avril 2006; Reforma, 10 mars et 30 avril 2006).

L’éviction forcée de Napoléon Gómez Urrutia n’est pas le fait de ces seuls incidents. Il convient de souligner son opposition à la politique de l’administration en matière de réforme du travail, son opposition à la ré-élection de l’ancien dirigeant du CT et le grand nombre de grèves qu’il a menées avec succès en 2005, provoquant beaucoup d’animosité de la part des employeurs dans l’industrie minière (Cereal, 2005). Cette affaire met en évidence l’inefficacité des mécanismes de contrôle traditionnels et les coûts socio-économiques élevés associés à la paralysie des activités dans plusieurs entreprises minières. Indépendamment des autres dimensions afférentes au conflit, il importe de souligner ici que les luttes intersyndicales et les conflits industriels ne se déroulent plus comme avant. Le potentiel répressif de l’État ne suffit plus, à lui seul, à infléchir la volonté des travailleurs, comme ce fut le cas à l’époque où triomphaient les splendeurs du « présidentialisme ».

Les nouveaux mouvements sociaux et l’action syndicale internationale

L’amélioration des perspectives d’action du nouveau syndicalisme coïncide avec la montée en force d’autres mouvements sociaux luttant pour la démocratisation du régime. En 1994, année de l’entrée en vigueur de l’ALENA, le mouvement initié par l’Armée zapatiste de libération nationale (en espagnol EZLN) anéantit les dernières résistances à l’égard d’éventuels changements aux règles du jeu politique et ouvre un espace de dialogue réputé perméable aux critiques formulées à l’endroit des mesures économiques implantées depuis 1982 (Díaz Polanco, 2005). La crise politique provoquée par la mort du candidat « priiste » aux présidentielles de 1994, l’effondrement économique survenu au mois de décembre de la même année, ainsi que la nouvelle conjoncture internationale s’avèrent propices à l’éclatement des verrous institutionnels, provoquant le repli des acteurs traditionnels dont la légitimité est remise en cause. La fin de l’immobilisme, qui avait caractérisé le mandat de Carlos Salinas jusqu’à ce que l’EZLN ne vienne le secouer d’urgence, est sonnée. Au terme du mandat de Vicente Fox et d’une campagne électorale qui bat son plein, le conflit minier cité plus tôt insuffle à son tour un fort vent d’activisme ouvrier, avec la tenue de grèves et la mobilisation de forces sociales diversifiées, porteuses d’un idéal de solidarité et d’un indéniable potentiel de contagion.

Parallèlement à ces mouvements, faisons état de la plus grande présence d’organisations non gouvernementales (ONG), telles que le Réseau mexicain d’action contre le libre échange (RMALC). Non seulement le RMALC lutte-t-il contre le modèle de libéralisation commerciale promu par l’ALÉNA, mais cherche également à canaliser le plein potentiel des appuis étrangers (issus du Canada et des États-Unis) afin d’accroître la capacité du syndicalisme mexicain de se poser comme contrepoids au pouvoir des entreprises transnationales.

Bref, ces événements ont créé des conditions favorables à l’élargissement des occasions données au « nouveau » syndicalisme de promouvoir une utilisation mieux coordonnée des accords parallèles à l’ALÉNA, notamment de l’ANACT et des traités assurant la protection des travailleurs migrants. Même si les actions syndicales internationales n’ont pas donné jusqu’ici les résultats escomptés, elles ont néanmoins eu le mérite de souligner les failles du régime syndical mexicain, notamment lors de la mise sur pied d’organisations syndicales, tout en faisant ressortir les transgressions perpétrées à l’encontre des travailleurs (Bensusán, 2006). Somme toute, cette solidarité internationale s’est révélée efficace puisqu’elle a permis de limiter les répressions à l’occasion de l’incident du SNTMM, son président destitué assumant alors les fonctions de vice-président du Conseil régional de l’influente Fédération internationale des travailleurs de la métallurgie (FIOM).

Obstacles à la réforme de la législation du travail et à la libéralisation judiciaire

La construction d’une dynamique renouvelée dans le monde du travail se heurte à de sérieux problèmes sous l’administration Fox (Alcalde, 2003; Bensusán, 2000, 2003). En dépit de l’engagement favorable du président en matière de liberté et de démocratie syndicale, le programme de réformes promu par le Secrétariat du travail à la table centrale de décision (en espagnol MCD, 2001-2002) est conçu de façon telle que tout élément qui puisse contribuer au démantèlement du régime corporatiste est disqualifié d’office. Cette manoeuvre a fermé le chemin à toute réforme constitutionnelle et permis de maintenir intacts les tribunaux du travail.

À cet obstacle se jouxte un train de difficultés liées à la nature des mécanismes retenus pour l’analyse des propositions de changements issues du milieu des affaires et de l’UNT. Cette démarche implique de mettre sur un soi-disant pied d’égalité des intérêts légitimes et d’autres qui ne le sont pas, comme le fait de préserver des monopoles de représentation factices et de protéger des simulacres de négociation collective sous prétexte d’une supposée impartialité des processus. Les « vieux » mécanismes de concertation, en vertu desquels le gouvernement agit comme arbitre en cas de dissensions, furent ainsi préservés. Aujourd’hui, le gouvernement ne peut que faire profil bas et se montrer plus tolérant en matière de représentation syndicale, comme en témoigne la venue de l’UNT. Cependant, l’UNT n’agit pas comme elle le veut, celle-ci s’est vue neutralisée, dès le départ, par la mise sous veto de toutes ses propositions par les interlocuteurs restants (le CT et le Conseil de coordination patronale).

Le résultat final des pourparlers de la MCD, que l’UNT refuse d’endosser, est présenté en chambre, en décembre 2002, sous la forme d’une initiative soutenue, entre autres, par le PRI, le PAN et le parti Vert écologiste. Soutenue par un député du PRI, cette initiative n’inclut pas une seule disposition qui puisse permettre de libéraliser les règles du jeu corporatiste ou de baliser plus étroitement l’exercice du pouvoir discrétionnaire dans le monde du travail. De son côté, l’UNT croit bon élaborer sa propre proposition, qu’elle fera par la suite ensuite coïncider avec celles du PRD, tout en les enrobant de projets de réformes axés sur la flexibilité et la productivité, par le biais de la négociation collective, du démantèlement du corporatisme et du rapatriement, entre les mains du pouvoir judiciaire, de l’administration de la justice dans les milieux de travail. Même si la concertation persiste, à ce jour, dans les commissions du Congrès, l’administration Fox termine son mandat sans avoir réussi à clore ce dossier, léguant à son successeur le soin d’esquisser une nouvelle configuration institutionnelle destinée à remplacer les mécanismes corporatistes de prévention et de résolution des conflits.

Par la voix de canaux distincts, les décisions rendues par la Cour suprême de justice, suite à la réforme de 1994, ont remis en cause certains aspects centraux du régime syndical corporatiste qui lui avaient permis de s’imposer pendant des décennies, qu’il s’agisse des restrictions aux droits des travailleurs à l’emploi d’organismes décentralisés de juridiction fédérale, du monopole de représentation obligatoire dans le secteur public et de la clause d’exclusion obligatoire. C’est ainsi qu’en 2004, après avoir contourné de nombreux obstacles et vécu de profondes dissensions au sein de la Fédération des syndicats des travailleurs au service de l’État (FSTSE), les autorités compétentes finissent par reconnaître la formation d’une nouvelle fédération syndicale. Pour la première fois de l’histoire s’admet une certaine forme de pluralité en matière de représentation syndicale dans le secteur public. La reconnaissance du caractère inconstitutionnel de la clause d’exclusion constitue un événement sans précédent. Cela permet de déverrouiller un des principaux dispositifs du régime corporatiste qui contraignait les travailleurs à demeurer parmi les effectifs syndiqués et qui empêchait de restructurer le régime afin de le rendre conforme à la volonté de la base.

Les limites endogènes au renouveau syndical

Les obstacles auxquels le syndicalisme mexicain doit s’attaquer afin de procéder à une refonte semblable à celle survenue aux États-Unis, en Australie, en Angleterre et au Brésil (où le contexte est également rébarbatif à l’exercice de la représentation) sont considérables. L’on retrouve dans ces pays, au-delà des transformations structurelles, la constitution d’organisations aux préoccupations voisines de celles des mouvements sociaux, qu’il s’agisse de l’importance dévolue à l’organisation des non-syndiqués, de l’amélioration de la démocratie interne, et l’adoption de stratégies visant à renverser le déclin du syndicalisme et à contrer les attaques des employeurs et des gouvernements (Schenk, 2003; Fairbrother et Yates, 2003).

La difficulté d’impulser une forme de renouveau syndical au Mexique tient au fait que la sphère d’autonomie du mouvement demeure, en elle-même, bien mince. Et lorsque prévaut l’autonomie, elle ne s’accompagne pas de la démocratie et de la transparence qui permettrait aux travailleurs de sortir des rangs de ces organisations et de répudier leurs vices et leurs inerties. Alors que les directions syndicales semblent chaque jour davantage convaincues de la nécessité de préserver leur autonomie face au gouvernement et qu’elles se mobilisent en ce sens, leurs priorités stratégiques perdent en précision, rendant la portée de leurs actions moins incisive. Ce constat est attribuable, en partie, à la présence de possibilités sociopolitiques favorables, certes, mais dont nul n’a su tirer profit afin de contrecarrer les effets pervers qui accompagnent la reconversion de l’économie nationale[10].

Anciennes et nouvelles ressources de pouvoir

Les ressources de pouvoir caractéristiques du régime traditionnel se sont avérées efficaces, notamment au maintien des privilèges des directions syndicales, tant et aussi longtemps qu’elles ne furent pas mises au service de programmes de revendications contraires aux intérêts des entreprises et du gouvernement. Au nombre de ces ressources, citons la reproduction d’une structure organisationnelle qui a permis d’assurer, pendant des décennies, un contrôle serré de la base, en maintenant les travailleurs captifs de l’ordre établi au moyen de clauses d’exclusion les empêchant d’exercer leurs droits de citoyen au sein des syndicats. Comme nous le verrons, ces ressources perdent de leur pertinence dans le contexte actuel. Or, malgré cet écart à la tradition, le « nouveau » syndicalisme n’a toujours pas su esquisser les contours d’un régime alternatif au corporatisme. Le « vieux » syndicalisme ne s’est pas davantage affairé à tirer profit des marges d’autonomie considérables dont il jouit afin d’en faire bénéficier les travailleurs. En fait, l’administration Fox, tout comme les deux gouvernements du PRI qui ont dirigé le pays entre 1988 et 2000, serait parvenue à affaiblir le syndicalisme dans son ensemble, voire même à en accroître le discrédit auprès des citoyens. C’est du moins ce que suggère la conjoncture actuelle, alors que le vieux compromis corporatiste montre les signes d’une agonie irréversible, sans édification d’un nouveau modèle effectif et légitime de représentation, proactif en matière de recrutement, indépendant du gouvernement et des entreprises, tout en étant près des mouvements sociaux.

L’affaiblissement du pouvoir syndical

Il serait surprenant que la syndicalisation au Mexique accuse un déclin significatif suite à la perte de confiance des travailleurs à l’égard des pratiques qui dominent dans le milieu. Les dirigeants syndicaux continuent d’avoir recours à des techniques de recrutement qui ne sont plus en mesure de contribuer à une hausse appréciable des taux de syndicalisation dans des secteurs où pourtant l’on enregistre encore une progression des effectifs. Pour leur part, les entreprises persistent à y recourir, avec le soutien du gouvernement, afin d’accroître le simulacre de représentation syndicale. Parmi ces pratiques, il y a la coutume de rendre titulaires des conventions collectives de syndicats factices proches des directions d’entreprises (syndicats de boutique), l’inclusion de clauses d’atelier fermé ou de l’octroi précipité d’accréditations syndicales, avant même parfois que l’entreprise n’ait débuté ses activités ou entamé le processus d’embauche. Ce faisant, l’on est passé de la prédominance d’un modèle de syndicalisme subordonné au pouvoir politique, qui exerçait tout de même des fonctions de représentation, à la simulation pure et simple, et ce, dans des secteurs clefs de la nouvelle économie (services et maquiladoras) où règnent les syndicats factices, c’est-à-dire n’existant concrètement que sur papier ou par le sceaux qui leur est officiellement décerné, et les contrats de protection profitables à l’employeur.

Les statistiques démontrent une chute sensible du taux de syndicalisation au milieu des années 90. Les résultats de l’Enquête nationale des revenus et dépenses des foyers révèlent que la densité syndicale, chez les salariés âgés de plus de 16 ans, est passée de 30 % en 1984, à 20 % en 2000, accusant un déclin très prononcé entre 1984 et 1994, suivi d’une période de relative stabilité (Levine et Fairris, 2003)[11]. Selon cette enquête, la chute très prononcée des effectifs syndiqués serait attribuable, en partie (autour de 25 %), à des changements dans la distribution des statuts et des occupations professionnelles au sein de la population active, à la modification des structures d’activités économiques et à l’entrée des femmes sur le marché du travail. Les facteurs d’ordre politique et institutionnel auraient une certaine incidence, comme le pouvoir grandissant dont disposent les employeurs afin d’empêcher la formation de syndicats représentatifs, de multiplier les syndicats de boutique et de miser sur l’impartition (Levine et Fairris, 2003)[12].

La perspective, pour les travailleurs syndiqués, de recevoir un salaire plus élevé que celui des couches non syndiquées connaît aussi un recul, quoique dans une moindre proportion que la densité syndicale. Alors qu’en 1984, un travailleur syndiqué gagnait un salaire de 19,35 % supérieur à celui de son homologue non syndiqué, cette proportion déclinait pour s’établir à 17,37 % en 1998 (Levine et Fairris, 2003). Dans l’industrie manufacturière, la prime à la syndicalisation est encore moins significative (inférieure à 3 %), malgré un fort taux de présence syndicale (autour de 45 %) (Hernández Laos et al., 2000 : 86-90)[13].

Certaines recherches confirment la perte de pouvoir syndical en matière de contrôle sur les mouvements de personnel à l’interne, sur l’introduction de changements technologiques, ainsi que sur l’augmentation des prestations et des avantages pécuniaires associés aux gains de productivité, y compris dans les grandes entreprises (de La Garza et Bouzas, 1998; Bensusán et García, 2004). La faible inclination des syndicats à soumettre leurs conventions collectives à la procédure de révision est également démontrée, tout au plus 10 % d’entre elles en faisant l’objet annuellement[14]. Si l’on reconnaissait ces seuls syndicats comme légitimes, quelque 4 % des travailleurs salariés pourraient à l’heure actuelle s’estimer représentés[15]. Pis encore, on estime qu’en 2004, un maigre 23,6 % des révisions réalisées par le Tribunal du travail (dans le district fédéral de Mexico) étaient parvenues à rehausser les salaires ou à inclure des prestations de nature extralégale. L’on pourrait sans doute imputer ces chiffres au grand nombre de contrats de protection et au fait qu’en majorité, ces révisions ont eu lieu dans des PME (87 %) de cinquante employés et moins, aux prises avec de graves difficultés financières. En conséquence, l’on est en droit de se demander si le régime actuel ne crée pas de puissants incitatifs à la corruption et à la simulation.

En outre, les données confirment une chute importante du recours à la grève, dans un contexte de déclin salarial et de fortes transformations dans les domaines de la production et de la politique. Sous les deux juridictions (fédérale et locale), le nombre de grèves a significativement diminué au cours des dernières années. Même si le nombre de grèves a toujours été très bas dans les deux juridictions, l’incidence des grèves à l’échelle fédérale a diminué de moitié au cours des dernières années. Elle est passée de 2,3 % en 1993 à 0,6 % en 2004, l’année 2000 correspondant au creux de la courbe (voir STPS et INEGI).

Cependant, si elles sont peu communes, les grèves sont longues, ce qui explique sans doute l’insistance des entreprises à vouloir saboter la formation de syndicats représentatifs. En 2002, 54 % des grèves survenues dans le district fédéral ont duré 100 jours ou plus alors que sur la scène fédérale, 43 % ont dépassé les 100 jours et 23 %, oscillé entre 31 et 100 jours. À cela s’ajoute un pourcentage élevé de grèves déclarées inexistantes par le Tribunal du travail suite à la détection d’irrégularités ou de vices de procédures auxquels les directions syndicales et les travailleurs auront consenti, en assumant moult risques.

Le démantèlement de la structure corporatiste

Jusqu’à la fin des années 90, d’importants changements s’opèrent dans la structure syndicale traditionnelle dont l’institutionnalisation remonte à 1966, moment où est intégré le CT à titre d’organe chapeautant le mouvement ouvrier officiel en son entier. Aujourd’hui, le CT est un espace de dialogue et d’intervention largement inopérant, et ce malgré la présence, dans ses rangs, de la CTM[16]. En conséquence, pour la première fois depuis des décennies, les forces syndicales traditionnellement soudées au gouvernement sont en minorité, même si les organisations exclues de cette alliance infructueuse se distinguent, pour l’heure, par une instabilité marquée et une hétérogénéité qui transcendent la simple opposition entre « vieux » et « nouveau » syndicalisme.

La structure pyramidale du CT ne sert donc pas que des objectifs de représentation; elle cherche aussi, et peut-être surtout, à éviter la mobilisation des travailleurs et baliser l’exercice de leurs droits collectifs par la subordination des directions syndicales. La situation ne saurait pourtant se résumer en des termes aussi manichéens. En effet, au sein du CT coexiste une étonnante pluralité d’organisations, les syndicats nationaux dotés d’importantes ressources de pouvoir institutionnelles (dérivées de conventions collectives étoffées) et d’une latitude décisionnelle appréciable dans la gestion des sociétés d’État côtoyant les syndicats de boutique et des fédérations étatiques investis de capacités d’action limitées, voire nulles. Ces nuances s’appliquent également aux syndicats d’un même secteur économique, comme pour ceux de l’industrie automobile dont l’affiliation à la CTM se décline selon une logique de cas par cas (Bensusán et García, 2004).

Dans une autre catégorie figurent les syndicats de « papier » ou de « sceaux », une expression désignant ces entités, comme nous l’avons mentionné antérieurement, qui n’existent que sur papier, grâce à un numéro leur permettant d’agir au nom des travailleurs. Ces syndicats factices qui connaissent, à partir des années 80, une expansion marquée dans différents secteurs d’activité (des services jusqu’aux maquiladoras), se consacrent à négocier des contrats de protection, comme c’est le cas de la FSCNT (Fédération syndicale coordonnatrice nationale des travailleurs)[17]. Tout comme les syndicats « blancs », historiquement en phase avec les entreprises de la région de Monterrey, ces organisations sont dites indépendantes, puisqu’elles se situent en marge du CT (Rendón, 2006).

Des changements importants à la structure du mouvement syndical mexicain consolident l’essor d’un troisième groupe d’organisations, soit les exclus du CT et ceux qui en sont sortis suite à la crise économique et politique de 1994-1995, reconnaissables à leur plus grande indépendance face aux entreprises et au gouvernement. À cet égard, la création précipitée de l’UNT en 1997 constitue une réponse à la crise du syndicalisme traditionnel et une tentative d’édifier un « nouveau » syndicalisme, étranger aux pratiques corporatistes et, principalement, à l’affiliation obligatoire au PRI. C’est dans cette perspective que s’y rallie un mélange éclectique d’organisations, depuis les syndicats de l’IMSS et du STRM, tous deux membres du CT, jusqu’aux syndicats universitaires et aux affiliés du Front authentique des travailleurs[18]. L’UNT revendique aujourd’hui l’affiliation de 1 700 000 travailleurs, un chiffre surestimant sans doute ses effectifs réels[19]. Sur le plan fédéral, le nombre d’adhérents à l’UNT (autour de 500 000) est à peine inférieur à celui auquel prétend la CTM, dont la présence et le caractère majoritaire ont été remis en cause à différentes occasions (Bensusán et Alcalde, 2000; Bizberg, 2003; Herrera et Melgoza, 2003).

Un autre changement important découle du conflit politique survenu au sein du PRI suite à la déclaration d’inconstitutionnalité de l’unité syndicale obligatoire imposée par la loi fédérale des travailleurs au service de l’État (LFTSE), décision qui a conduit au sabordage de la FSTSE. La reconnaissance de la Fédération des syndicats démocratiques des services publics (FEDSSP) a changé de manière radicale la structuration d’un secteur jusqu’alors dominé par une fédération unique (la FSTSE)[20]. L’organisation la plus influente au sein de la FEDSSP demeure sans doute le SNTE, avec plus d’un million de membres. Ensemble, la FEDSSP et la SNTE disent compter un total de 1 600 000 de membres. La FSTSE (fondée en 1936) se situe loin derrière avec environ 500 000 membres (La Jornada, 6 décembre 2003).

Finalement, il faut souligner les disputes qui éclatent au sein de la CROC et du CT, de même que la formation du Front national pour l’unité et l’autonomie syndicale (FNUAS) et de l’Alliance syndicale mexicaine (ASM), très proche du type de syndicalisme pratiqué dans la région de Monterrey. Cette dissidence se veut non seulement un signe de la désuétude des outils de contrôle corporatistes, mais également le reflet d’une stratégie gouvernementale visant à parfaire l’éclatement des structures syndicales traditionnelles, tout en ménageant davantage d’espace aux entreprises. Pour sa part, la CROC, qui se distingue à peine des autres centrales « officialistes », de par l’usage qu’elle fait des outils de contrôle autoritaires et verticaux, s’est vue aux prises avec un grave problème de succession en 2004, ce qui a eu pour effet de favoriser l’émergence de la Confédération syndicale mexicaine[21].

Cet incident a eu des répercussions manifestes au moment d’élire le nouveau président du CT en février 2006, provoquant la polarisation des troupes et l’élection de deux présidents. Après avoir accepté les preuves justificatives soumises par les deux factions, la STPS se ravise après avoir découvert des tares insoupçonnées au favori de la CTM, allant même jusqu’à le reconnaître coupable d’avoir transgressé les normes statutaires du CT qui interdisent de camoufler les réélections de candidats sous la forme de prolongations de mandat (Reforma et La Jornada, 16, 17 et 19 février 2006). Les perdants, les présidents de la CROC et du SNTMM, décident alors d’intégrer la Coalition des syndicats nationaux et des confédérations du congrès du travail et de jouer un rôle de premier plan dans la création du FNUAS avec la CROM, la Confédération ouvrière révolutionnaire, l’UNT, le très à gauche Front syndical mexicain, le SNTE et la FDSSP, le tout avec un objectif avoué : la destitution du président du CT. Une des premières victoires du FNUAS fut sans contredit la tenue, le 28 avril 2006, d’une grève nationale de deux heures qui a rallié, sous un même mot d’ordre, la nouvelle majorité syndicale : la répudiation de la politique actuelle dans le monde du travail[22]. La réponse du gouvernement ne se fit pas attendre. Un front d’action fut tout de suite constitué, l’Alliance syndicale mexicaine, regroupant la CSM ainsi que divers groupes sous influence patronale dont la naissance remonte à la fin des années 30, alors qu’ils se distinguaient par leur fervente opposition au syndicalisme corporatiste.

Il ressort que ces changements ne découlent ni d’efforts de concertation avec la base quant à la direction à prendre dans la défense de ses intérêts, ni de réformes internes destinées à approfondir la transparence ou la démocratie afin de se mériter le soutien des membres[23]. Ces événements signalent que le syndicalisme dispose aujourd’hui de marges d’autonomie importantes dans l’édification de stratégies devant lui permettre de majorer son pouvoir. Ces avancées comportent toutefois des limites. Certains acteurs hésitent à abandonner la bannière conservatrice, de peur de faire face à des répliques hostiles de la part des entreprises. Cela proscrit la tenue de campagnes de recrutement, nuit à l’approfondissement de la démocratie et empêche que la mobilisation ne serve à solutionner les problèmes de la base, tout en ralliant de nouveaux adeptes à la cause de l’autonomie syndicale.

Des stratégies politiques divergentes

La stratégie des organisations syndicales soudées au PRI a toujours été clairement conservatrice et pragmatique, comme en atteste leur attitude lors de l’arrivée au pouvoir du PAN. De fait, ni le virage effectué au début des années 80 en matière de politiques gouvernementales, ni l’impact de ces changements sur les conditions de vie des travailleurs mexicains n’ont réussi à entamer la loyauté de ces organisations à l’endroit du président et du parti. Contrairement à d’autres organisations où le changement de direction a entr’ouvert la possibilité de revoir certaines options stratégiques, la mort, en 1997, du légendaire Fidel Velázquez, à la tête de la CTM pendant plus de 50 ans, ne s’est pas traduite par pareille ouverture au moment de désigner son successeur, Leonardo Rodriguez Alcaine (Cereal, 2005). À l’approche des élections du 2 juillet 2000, ce dernier n’a d’ailleurs pas hésité à réitérer sa loyauté partisane et indiqué qu’en cas de victoire des partis de l’opposition (PAN ou PRD), une grève générale serait convoquée afin qu’aucune atteinte ne soit portée aux droits des travailleurs. Ce coup d’éclat ne l’aura pourtant pas empêché de présider aux efforts de rapprochement entre le CTM et l’administration Fox (Reforma, 1er août 2000 et 20 octobre 2003).

L’on notera également qu’une grande partie des affiliés de l’UNT se sont distanciés du PRI dans la seconde moitié des années 90. En admettant la pluralité croissante de la société mexicaine, ces organisations n’ont pas cherché à se rapprocher d’autres partis politiques. Elles militent plutôt en faveur de l’adoption de politiques du travail susceptibles d’améliorer leurs perspectives de croissance, ainsi que de la possibilité de négocier certaines matières spécifiques (ex. : la réforme du travail et le régime de retraite) avec leurs homologues patronaux et gouvernementaux.

Un autre pan du nouveau syndicalisme, que l’on pense aux affiliés de la Coordonnatrice intersyndicale du 1er mai (CIPM), s’est illustré par son endossement des positions d’extrême gauche soutenues par l’EZLN. Dans le but de renforcer leur place dans le nouvel échiquier politique, les affiliés de l’UNT et de la CIPM mènent des actions extraparlementaires qui rendent possible la construction de fronts sociaux et syndicaux alternatifs. Ce faisant, ils ont tracé une ligne de démarcation entre les positions traditionnellement partisanes endossées par les membres du CT et les leurs. Ils ont également tissé des liens avec des ONG (vouées à la promotion des droits de l’homme et au travail) et des partis politiques susceptibles d’accueillir leurs revendications, à l’image du PRD. Aussi, en reconnaissant la présence du PRD dans la capitale, le gouvernement a promu au cabinet diverses figures clefs du syndicalisme indépendant[24]. Les affiliés de l’UNT ont pour leur part cherché à multiplier leurs échanges avec le gouvernement Fox, en exigeant le respect des engagements pris lors de la campagne électorale à l’égard de la liberté et de la démocratie syndicale et en participant à la négociation de la réforme du travail (sans avoir enregistré toutefois de progrès notables sur ce point). Lors des présidentielles de 2006, certains acteurs du « nouveau » syndicalisme, dont le SNTSS et le SME, tentent de se rapprocher du PRD et de son candidat-vedette. Au même moment, le mouvement syndical traditionnel, sans pour autant déserter les rangs du PRI, devient une force motrice au sein du parti de la Nouvelle alliance, sous l’égide de l’ancienne secrétaire générale du PRI, Elba Esther Gordillo. Les élections de juillet 2006 remportées par un candidat du PAN (grâce à l’appui ouvertement témoigné par Elba Esther Gordillo) prouvent que le pouvoir politique du syndicalisme traditionnel ne s’est pas affaissé, bien au contraire, puisqu’il se trouve désormais mis au service d’une nouvelle force politique et sociale.

Conclusion

Depuis 1988, la structure des possibilités politiques du « nouveau » syndicalisme s’est améliorée au regard de certaines de ses dimensions les plus importantes. Le rythme des transformations s’accélère dans la seconde moitié des années 90 et se poursuit sous le gouvernement Fox, bien que subsistent divers obstacles institutionnels qui temporisent l’urgence de consolider un syndicalisme autonome et représentatif. Même si l’administration Fox tend à favoriser les intérêts du « vieux » syndicalisme en tant que garant de l’ordre établi, l’émergence de lignées politiques concurrentes provoque des fractures irréparables dans la vieille structure syndicale. Trois facteurs confirment la crise du corporatisme syndical : l’accroissement graduel de l’autonomie des directions syndicales face à l’appareil étatique, la perte de légitimité de la figure présidentielle en tant qu’arbitre habilité à trancher en cas de conflits de travail ou de rivalités intersyndicales et le rôle de premier plan joué par les entreprises lors de la constitution d’organisations syndicales.

Alors que le mandat de l’administration Fox touche à sa fin, force est de constater que le syndicalisme mexicain traverse une période de transition truffée d’incertitudes et de conflits. Nul ne sait vraiment quel rôle l’État jouera à l’avenir, ni quelle position il adoptera à l’endroit des syndicats. On ignore également si l’autonomie syndicale nouvellement acquise se traduira par une représentation plus juste des intérêts des travailleurs. La réponse est tributaire, du moins en partie, de facteurs exogènes au mouvement syndical. La réforme institutionnelle constitue à ce titre un enjeu crucial sur le plan de la structuration des possibilités politiques. Si la loi persiste à autoriser l’intervention des autorités lors de la mise sur pied d’organisations syndicales, le gouvernement et les entreprises pourront continuer d’imposer leurs préférences librement et de contrecarrer en toute impunité la volonté des travailleurs. Il y aurait fort à craindre alors que les relations du travail soient immunisées de la « contagion démocratique », pendant encore un bon moment.

Il existe aussi des facteurs endogènes au « nouveau » syndicalisme (ex. : processus d’organisation, programme d’action, leadership et stratégies) qui rendent difficile sa transformation et qui posent de sérieuses limites à sa capacité de se transformer en une véritable alternative pour les travailleurs, tout en gagnant en légitimité auprès des citoyens. Sans conteste, pour que la démocratie pénètre les syndicats mexicains et devienne pour eux un axe privilégié de renouveau stratégique, des transformations en profondeur, allant plus loin que les changements de leadership et les réaménagements structurels seront nécessaires. Il faudra céder une part de pouvoir légal détenue par les directions syndicales et le rendre aux travailleurs, de façon à investir les acteurs de réelles prérogatives. Sans remise en question des règles constitutives du cadre institutionnel actuel, avec les dispositions qu’on lui connaît en matière de négociation collective et de grève, il est peu à penser que les entreprises tolèreront la présence de syndicats, à moins que ceux-ci ne les aient assurés, au préalable, de leur complicité. La formulation de nouvelles règles du jeu s’avèrera alors indispensable à la construction d’autres types de certitudes et d’équilibres dans le monde du travail, ainsi qu’à l’émergence d’acteurs syndicaux renouvelés, soucieux de démocratie et de transparence.