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Dominic Roux propose à la réflexion une question audacieuse. Le droit au travail est-il réellement, comme il le prétend, un principe général de droit et, au surcroît, un principe constitutionnel dans le droit applicable au Québec ? Le moins qu’on puisse dire est que l’auteur ne ménage aucun effort intellectuel pour nous convaincre du bien-fondé de son hypothèse.

D’emblée, une remarque s’impose. La proposition est susceptible d’atterrer les positivistes classiques pour qui l’ordre normatif juridique se confine dans le droit explicitement reconnu et sanctionné par l’État. Seules les normes du droit positif ont droit de cité. Puisque le droit au travail n’est consacré ni par la législation générale, ni par la constitution, le projet de D. Roux ne saurait être à leurs yeux que fabulation. Ce serait oublier que le Code civil du Québec « régit, en harmonie avec […] les principes généraux du droit, les personnes […] ». La question de recherche soulève dès lors un vif intérêt. Qu’en est-il en droit régissant le travail ?

Le pari de l’auteur de convaincre la communauté juridique québécoise de son point de vue apparaît certes fort risqué à la case de départ. Mais D. Roux démontre magistralement qu’il n’y a rien à perdre et tout à gagner à épouser sa cause.

Le droit au travail dont il s’agit ici est celui qui se situe dans le périmètre de l’emploi, c’est-à-dire celui qui met en cause la relation d’employeur à salarié dont l’élément caractéristique est la subordination juridique. Sont exclues de l’étude toutes les formes d’exécution d’une prestation de travail par un travailleur autonome, un entrepreneur dépendant ou encore, quelque personne subordonnée économiquement à un donneur d’ouvrage. Il est donc question des seules situations de travail saisies traditionnellement par le droit du travail.

Cette coïncidence des rapports observés emporte-t-elle nécessairement l’inclusion du droit au travail dans le domaine du droit du travail ? Le premier est-il à toutes fins utiles essentiellement l’antichambre du second ? De par son hypothèse de travail, l’auteur se refuse à opposer l’un et l’autre, d’y voir deux droits autonomes. Cela étant, il se positionne en porte-à-faux en regard de l’observation d’un comité d’experts, de droit international, dans un rapport sur l’application de la Convention C158 : « […] ses normes […] le moyen de concilier dans la pratique la mise en oeuvre du droit au travail […] avec le droit du travail […] » Soit ! D. Roux reconnaît d’ailleurs en fin d’ouvrage que son « hypothèse témoigne d’une inconvenance qu’il est désormais possible de lever » (p. 477). Qu’à cela ne tienne, mais sa recherche lui donne indéniablement raison. Il s’explique de façon implacable. Le droit au travail est un droit structurant du droit du travail, à tout le moins dans le droit applicable au Québec.

Pour suivre l’auteur dans son cheminement, il faut accepter de s’inscrire dans une démarche de toute évidence apparentée au constructivisme juridique. Selon cette vision, il est possible pour la doctrine de contribuer à l’élaboration et à l’adaptation du droit positif en agissant notamment sur ses règles, concepts et théories. D. Roux soutient avoir abordé le principe du droit au travail au moyen d’un « positivisme juridique élargi » (p. 46), ce qui est prédominant dans la seconde partie de l’ouvrage. Néanmoins, globalement et en raison de son argumentaire, son propos participe dans une certaine mesure de l’herméneutique juridique. Quoiqu’il en soit, l’auteur convainc à terme le lecteur de la possibilité d’interférer dans la compréhension de la positivité du droit. L’aventure proposée est enthousiasmante. Inutile cependant pour le disciple inconditionnel du normativisme d’accepter l’invitation, sinon au risque de sombrer dans le désespoir.

Aux fins de démontrer l’appartenance du droit au travail au système juridique interne, l’auteur fait appel à un cadre d’analyse où les notions de juridicité et de normativité occupent la place centrale. Mais puisqu’il s’agit de débattre du principe du droit au travail, encore faut-il s’entendre d’entrée de jeu sur le sens et le rôle d’un principe juridique. Les principes sont-ils des sources formelles du droit ou s’agit-il d’une catégorie spécifique de normes juridiques ou encore, leur reconnaît-on une autre identité ? D. Roux affirme plutôt : « Les règles sont des énoncés juridiques d’application, tandis que les principes sont des énoncés juridiques de justification » (p. 45). De ce point de vue, le principe en droit est ce qui permet de comprendre. Sa fonction est de justifier les règles juridiques en vigueur, d’aider à en préciser les sens et portée et de soutenir, au besoin, leur reconsidération. La juridicité d’un principe découle de la valeur juridique qui lui est reconnue alors que la normativité résulte de l’effectivité constatée à travers diverses sources de droit (loi, jurisprudence, etc.). L’auteur propose finalement cette définition du principe juridique : un « énoncé significatif de justification, de direction et d’adaptation, traduisant des valeurs sociales dominantes et des finalités particulières du droit, et mis en oeuvre par des règles de sources législatives, jurisprudentielles ou conventionnelles qui appartiennent à un système juridique donné » (p. 69).

Cette conception du principe juridique dégagée par D. Roux est le résultat d’une fine analyse, bien ficelée, des théories de droit considérées les plus influentes et représentées principalement par Perelman, Dworkin, MacCormick, Timsit et Habernas. De fait, malgré les nombreuses différences que ces théories affichent tant sous l’angle épistémologique que méthodologique, il existe néanmoins entre elles suffisamment de convergences, telles à titre illustratif assurer la primauté du droit ainsi que sa cohérence matérielle et formelle, pour fonder la prise de position de l’auteur et saluer son originalité.

Existe-t-il pour autant sur le terrain du vécu des principes généraux et des principes constitutionnels consacrés ? L’étude commande une réponse positive. Par exemple, en droit du travail sont en cause la liberté du travail et la liberté syndicale; en droit constitutionnel, il s’agit principalement de la démocratie et de la primauté du droit. Ces principes visent à consacrer et à promouvoir les valeurs de la société canadienne.

Ce fond de scène, ce modèle théorique en quelque sorte, guide D. Roux dans son analyse de la juridicité et de la normativité du droit au travail, au Québec. Mais préalablement à cette démarche, la problématique est resituée dans une perspective historique, de droit comparé, puis de droit international. La foule d’informations méthodiquement intégrées est considérable et signifiante.

L’analyse identifie la liberté du travail à titre de composante première du droit au travail. Cette liberté, constate cependant l’auteur, n’est pas une construction originale de droit du travail. Elle se confond avec la liberté contractuelle de droit civil en vertu de laquelle une personne (le salarié) loue sa force de travail à une autre personne (l’employeur) selon des conditions librement convenues. L’égalité présumée des contractants s’étant avérée factice sur le marché du travail, la juridicité universelle du droit au travail comme principe général et comme principe constitutionnel se dessine au fil de l’évolution. Par contre, la normativité de ces principes n’est pas consacrée de façon autonome, pourrions-nous dire, mais par le canal du droit du travail dont la finalité ultime est de remédier à l’inégalité qu’avalise le rapport de droit civil d’employeur à salarié. Selon Roux, cette normativité se constate dans l’élaboration d’un statut individuel puis un statut collectif au bénéfice des travailleurs. En attestent notamment, les politiques publiques favorisant l’accessibilité et la stabilité de l’emploi ainsi que les règles de droit garantissant l’accès à l’emploi sans discrimination et son maintien. La démonstration est méticuleuse et est soutenue par de multiples références. Les observations portent.

Mais tout fondamental et intéressant que soit le propos, c’est d’abord et avant tout l’analyse des fondements du droit au travail en droit international qui retient l’attention. De nombreux textes internationaux, notamment les conventions de l’OIT, ainsi que les observations des instances internationales confirment, selon Roux, la juridicité et la normativité du droit au travail. Il reconnaît cependant qu’il n’en va pas nécessairement de même avec le droit régional, par exemple avec l’ANACT. Quoiqu’il en soit, l’essentiel réside dans le droit international puisqu’il traduit les valeurs fondamentales de la communauté internationale et, par voie de conséquence, celles des membres qui y adhèrent. Dès lors, à titre de principe général du droit international, le droit au travail devrait normalement peser sur le droit interne.

De cette analyse des fondements du droit au travail, se dégage clairement la notion de droit au travail retenue par D. Roux. Le droit au travail n’est pas un droit subjectif, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’un droit d’exiger un emploi de l’État ou de quiconque. Nous en déduisons donc que l’État ne saurait se voir imputer une obligation de résultat ou de réalisation effective d’une politique de plein emploi. Le droit au travail est plutôt le droit de postuler et d’obtenir librement, sans contrainte et sans discrimination, un emploi dont les conditions d’exécution sont respectueuses de la dignité de la personne humaine et qui lui permettent de vivre convenablement. Nous en déduisons que l’État doit prendre les moyens nécessaires pour réaliser ces objectifs, ce qui fut assumé historiquement par le droit du travail.

En somme, par cette première partie de son ouvrage, D. Roux démontre de façon imparable que le droit au travail se réalise en tant que norme significative (juridicité) par la voie des diverses sources de droit positif (normativité). Qu’en est-il en ce qui concerne le droit applicable au Québec ? Tel est l’objet de la seconde partie de la recherche. L’hypothèse de la juridicité et de la normativité du droit au travail dans le droit interne est scrutée à travers quatre catégories de normes. Trois d’entre elles s’adressent au principe général : les normes relatives à la liberté de travail, celles concernant la politique de l’emploi et, finalement, celles au sujet du maintien en emploi. La quatrième concerne l’énoncé du principe constitutionnel. L’auteur persiste. Son exposé est mené rondement et s’autorise de nombreuses espèces jurisprudentielles savamment commentées.

Première manifestation de la reconnaissance du droit au travail en tant que principe général, la normativité de la liberté de travail est consacrée, affirme D. Roux, par les modalités de formation, d’exécution et de rupture du contrat individuel de travail. De fait, la prééminence de la liberté individuelle en regard du travail transpire de ces règles. Mais, s’empresse-t-il de rajouter, certaines de ces règles sont susceptibles de restreindre l’exercice de la liberté du travailleur, comme par exemple les obligations de loyauté et de non-concurrence. Selon les tribunaux ces limites s’imposent, rapporte l’auteur, au nom des exigences de la bonne foi ou encore, pour préserver les intérêts de l’entreprise. Mais, du même souffle, les décideurs balisent ces limitations de façon à garantir le plus possible le droit au travail. D’autres restrictions ne sont pas inhérentes au contrat; il en est ainsi, à titre illustratif, de l’exigence d’un âge minimum ou des conditions légales pour accéder à certains emplois. Ces contraintes trouvent leur fondement dans des objectifs sociaux et dans le souci d’assurer la protection du public. Par ailleurs, poursuit l’auteur, le régime de la représentation collective des travailleurs porte atteinte dans une certaine mesure à la liberté de travail. Les clauses de sécurité syndicale, le présyngob et l’interdiction de travailler durant la grève en attestent plus particulièrement. De l’étude de D. Roux, force est de prendre acte de la légalité de telles règles mais dorénavant dans la seule mesure où des principes juridiques prééminents autorisent leur survie.

Outre les normes concernant l’accès à un emploi, la normativité du droit au travail s’apprécie à la lumière des règles relatives au maintien de l’emploi. Sont successivement présentées les prescriptions du droit commun sur la rupture du contrat individuel puis celles du droit du travail. Les premières mettent en évidence un contentieux fort peu contraignant et dont l’objectif est tout au plus d’exiger un fac-similé de comportement équitable. D. Roux note à juste titre que cet aménagement joue au détriment du droit au travail du salarié. Par contre, la normativité du droit au travail est assurée par un ensemble de règles statutaires assurant la stabilité du lien d’emploi et son maintien. Ces règles sont d’origine législative ou conventionnelle.

L’auteur passe en revue les principales manifestations de cette préoccupation du pouvoir politique et des acteurs sociaux au système des relations industrielles. Les protections visant à contrer les ruptures illégales du lien d’emploi ainsi que celles sans cause juste et suffisante sont examinées. L’analyse est bien ciselée. D. Roux est d’opinion que cet encadrement global est une démonstration éclatante de la normativité du droit au travail. Il serait pour le moins téméraire de ne pas en convenir compte tenu de la qualité de l’analyse.

D. Roux intercale entre l’étude de ces deux catégories de normes celles relevant de la politique de l’emploi. En fait, cette politique comprend des mesures favorisant l’accès en emploi et aussi de réinsertion professionnelle suite à une perte d’emploi; elle concerne de même le maintien en emploi de par les conditions prescrites pour avoir droit à l’assurance-emploi. Cette politique chapeaute en quelque sorte les règles de conduite quotidienne dans l’entreprise. Quoiqu’il en soit, D. Roux estime que plusieurs des règles de cette politique trouvent leur fondement dans le principe général du droit au travail mais que par ailleurs elles sont appliquées sans tenir compte de la liberté du travailleur de choisir librement un emploi. Il en serait ainsi notamment en raison des obligations de ne pas quitter volontairement et de ne pas refuser un emploi disponible. Son analyse, bien qu’écourtée par rapport à l’ensemble des mesures et processus constitutifs de la politique de l’emploi, donne néanmoins lieu à des observations logiques.

Reste la question de la juridicité et de la normativité du droit au travail en tant que principe constitutionnel. La constitution canadienne ne mentionne pas expressément le droit au travail. D. Roux doit donc se rabattre sur le terrain du principe juridique. Il rappelle que les principes constitutionnels sont reconnus par l’article premier de la Charte canadienne. Ces principes sont la traduction juridique des valeurs fondamentales reconnues par la société canadienne. S’autorisant de cette mise en contexte, D. Roux postule que le droit au travail figure parmi ces principes.

L’analyse est axée sur les droits et libertés de la personne. Pour convaincre que le droit au travail est effectivement un principe constitutionnel, Roux remet en évidence la ratification par le Canada de quelques traités internationaux où le droit au travail fait partie de l’énumération des libertés et droits fondamentaux. Ces traités sont reçus au Québec. Il capitalise sur les deux arrêts dans lesquels la Cour suprême du Canada reconnaît le droit au travail. Pour le juriste du travail, l’analyse est surtout captivante lorsque l’auteur aborde le droit à l’égalité consacré tant par la Charte canadienne que par la Charte québécoise, ce qui constitue d’ailleurs l’essentiel de sa démonstration. D. Roux convainc le lecteur que les fondements et les objectifs du droit à l’égalité et du droit au travail sont pour l’essentiel identiques mais qu’ils peuvent par ailleurs être incompatibles. Le droit au travail serait inclus dans la sphère des valeurs protégées par le droit à l’égalité. Dès lors, la protection constitutionnelle dont bénéficie le droit à l’égalité emporte dans son sillage l’élévation du droit au travail à titre de principe constitutionnel.

À titre de principe constitutionnel, le droit au travail revêt un caractère prééminent par rapport aux autres principes juridiques. D. Roux pourra ainsi conclure que le droit au travail sert de fondement à des règles existantes de droit du travail mais qu’il autorise de plus à les reconsidérer pour mieux répondre aux nouvelles réalités socio-économiques.

L’ouvrage est vivifiant. La démonstration est convaincante. La normativité du droit au travail comme principe général et comme principe constitutionnel semble en bonne voie d’être acquise. Restera néanmoins aux tribunaux à donner plus ouvertement raison à D. Roux.

Cette étude apporte une contribution exceptionnelle au développement des connaissances. D’un point de vue théorique, elle fournit à la doctrine le matériau nécessaire pour inclure dorénavant le droit au travail dans ses discussions sur les fondements normatifs du droit du travail. D’un point de vue pratique, elle illustre abondamment la possibilité de soutenir devant les tribunaux la juridicité et la normativité du droit au travail, à titre de principe, en dépit de l’absence d’un texte spécifique de droit positif.

En terminant, une observation ! À la lumière de l’analyse de D. Roux, il nous faut rappeler un constat d’une importance capitale. Plusieurs normes du droit du travail représentent des applications du droit au travail mais par ailleurs les premières peuvent déroger au principe du droit au travail si elles s’appuient sur d’autres principes prééminents. L’interdisciplinarité doit maintenant être appelée à la rescousse pour savoir dans quelle mesure le déclin de l’État-providence et le repli du mouvement syndical peuvent influer négativement sur l’évolution future du droit au travail dont les principales manifestations passées sont indiscutablement dues au droit des rapports collectifs du travail qui a drainé dans son creuset les principales mesures protectrices du droit des rapports individuels. Quelles valeurs susceptibles de nourrir des principes prééminents la société canadienne entend-elle dorénavant privilégier pour éviter que le droit au travail se retrouve, dans la réalité quotidienne, à la case départ du début du siècle ?