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L’ouvrage de Huselid, Becker et Beatty intitulé The Workforce Scorecard:Managing Human Capital to Execute Strategy sera probablement un jour reconnu comme l’un des incontournables du paysage gestionnaire américain. Bien écrit, imagé (du moins au sens figuré !) et foisonnant d’exemples « rendus » convaincants, ce livre publié par Harvard Business School Press s’inscrit en parfaite ligne avec la vision libérale véhiculée par l’institution.

Ouvertement utilitariste, l’ouvrage prône un certain nombre d’idées stimulantes dont l’intérêt est notamment d’entrer directement en conflit avec une vision pluraliste de l’organisation et de la gestion des ressources humaines. Insistant sur le principe que la main-d’oeuvre se doit impérativement d’être segmentée puis traitée avec plus ou moins d’attention selon l’importance qu’elle occupe dans la réalisation de la stratégie organisationnelle, les propos des auteurs ne laissent personne indifférent.

Oubliant jusqu’à un certain point qu’en gestion tout ne peut pas être mesuré, les auteurs invitent sans cesse le gestionnaire des ressources humaines à ne rien laisser au hasard et à tout faire pour créer entre les pratiques RH et la stratégie organisationnelle la plus grande des cohérences. Ne se gênant pas pour émailler leur texte d’idées « à la mode » pas toujours bien appuyées par la recherche scientifique et les récents développements en éthique des affaires, on ne peut faire autrement que parfois sourire à la lecture de certaines incantations faciles que d’aucun qualifierait de « japonaiseries américanisées ». Ceci dit, le propos des auteurs reste accrocheur, notamment lorsque ces derniers abordent l’importance relative que devrait prendre les notions d’égalité et d’équité. À ne pas en douter, Huselid, Becker et Beatty les considèrent comme étant mutuellement exclusives et ne se privent pas de privilégier ouvertement la seconde à la première.

Après un premier chapitre d’introduction générale à l’intérieur duquel ils présentent les relations qu’ils dressent entre le tableau de bord d’entreprise, le tableau de bord de la fonction RH et le tableau de bord de la force de travail, ils discutent des trois défis de la mesure et de la gestion de la force de travail : le défi de la perspective qui renvoie à l’emphase nécessaire qu’il convient de mettre sur la différenciation de la main-d’oeuvre ; le défi de la « métrique » qui renvoie à la nécessité de pouvoir traduire l’exécution de la stratégie en divers niveaux d’objectifs à tous les paliers de la pyramide hiérarchique et, enfin, le défi de la mise en oeuvre de la stratégie qui consiste à rendre responsables les gestionnaires supérieurs et les gestionnaires hiérarchiques du succès de la force de travail. La suite de l’ouvrage de Huselid, Becker et Beatty est divisée en trois parties : le défi de la perspective (partie I composée d’un chapitre) ; le défi de la « métrique » (partie II composée de trois chapitres) et enfin, le défi de l’exécution (partie III composée de quatre chapitres).

L’unique chapitre de la partie I s’intitule « Differentiating Your Workforce Strategy ». Dans ce chapitre les auteurs insistent pour dire que chaque responsable de la GRH devrait avoir le souci d’opérer une constante différenciation entre les employés, les postes de travail et les performances de chacun. Sans cette triple segmentation, Huselid, Becker et Beatty arguent qu’il est pratiquement impossible de rendre effective l’exécution de la stratégie organisationnelle. Utilisant un système de classement à trois niveaux utilisable aussi bien pour segmenter les postes de travail que les individus les occupant (niveau A représentant les postes critiques à la réalisation de la mission de l’organisation de même que les employés les plus performants ; niveau B représentant les postes moyennement critiques de même que les employés moyennement performants et, enfin, niveau C représentant les postes susceptibles d’être sous-traités et parfois même carrément éliminés tout comme les employés dont il serait souhaitable de se départir pour insuffisance de performance), les auteurs en viennent ainsi à remettre complètement en question l’existence de « meilleures pratiques RH » susceptibles de s’appliquer à de vastes ensembles d’employés homogènes.

La partie II est composée de trois chapitres : « Building the Workforce Scorecard » (chapitre 3), « Linking the Workforce and HR Scorecards » (chapitre 4) et « Collecting and Interpreting Workforce Scorecard Data » (chapitre 5). Un peu moins intéressants que les deux chapitres précédents, ces trois derniers apparaissent comme étant beaucoup plus techniques. Après avoir exposé dans le chapitre 3 que le succès de la force de travail s’explique par le leadership et les comportements des employés, eux-mêmes conditionnés par les compétences de la main-d’oeuvre à leur tour déterminées par l’état d’esprit des employés et la culture organisationnelle, ils nous présentent diverses banques d’indicateurs susceptibles d’aider le DRH à bien mesurer ces différentes dimensions.

Dans le chapitre 4 les auteurs cherchent à démontrer qu’il existe une relation étroite entre le succès de la force de travail et les pratiques RH mises sur pied par le service des RH. À leur avis, le succès de la force de travail dépend directement d’une fonction RH qui fait bien son travail et qui contrôle adéquatement la masse salariale. Pour y arriver elle doit avoir mis au point les bons alignements RH et, précédemment, les bonnes pratiques RH précédées elles-mêmes par l’embauche de bons professionnels en RH. Comme pour le chapitre précédent les auteurs émaillent leur texte de diverses banques d’indicateurs susceptibles de nous aider à mesurer ces diverses dimensions.

Le cinquième chapitre est quant à lui intitulé « Collecting and Interpreting Workforce Scorecard Data » et il insiste particulièrement sur cinq principes directeurs qu’il ne faudrait jamais perdre de vue : 1) chaque mesure doit répondre à une question stratégique jugée importante ; 2) il faut être très prudent dans l’équilibre entre la validité d’une mesure et sa faisabilité ; 3) avant de s’intéresser aux divers niveaux de la mesure au sein de la pyramide hiérarchique il faut se pencher sur les relations « de cause à effet » entre chacune de ces mesures ; 4) la mesure de la force de travail ne devrait jamais être la responsabilité unique des gestionnaires en RH et, enfin, 5) il ne faudrait pas avoir un trop grand nombre d’indicateurs.

La troisième partie de l’ouvrage est composée de quatre chapitres : « Strategy Execution I-The Roles of the CEO, Executive Team and Workforce Metrics » (chapitre 6) ; « Strategy Execution II-The Roles of Line Managers, the HR Function and Workforce Metrics » (chapitre 7) ; « Communication and Learning Programs for the Workforce Scorecard » (chapitre 8) et « The End Product » (chapitre 9).

Alors que le sixième chapitre explicite de quelle manière la stratégie organisationnelle peut être mise en oeuvre par un processus de responsabilisation de tous les gestionnaires supérieurs de l’organisation (responsabilisation se transformant de fait dans diverses séries de comportements rattachés à un rôle et susceptibles d’être utilisés comme autant d’indicateurs de performance), le septième chapitre reprend la même idée en l’appliquant aux gestionnaires inférieurs, aux salariés et plus largement à la fonction RH.

L’avant-dernier chapitre insiste sur l’importance de bien communiquer aux personnes concernées les informations dont elles ont besoin pour contribuer à leur manière à l’atteinte des objectifs organisationnels et, notamment, utiliser à bon escient les diverses banques d’indicateurs susceptibles de contribuer à la mise en oeuvre de la stratégie.

Le dernier chapitre conclut la contribution des auteurs en rappelant au lecteur trois idées essentielles : pour bien performer une organisation doit pouvoir compter sur des gestionnaires qui ont compris que le succès ne peut être atteint sans miser sur le potentiel des stratégies RH venant appuyer la stratégie organisationnelle ; pour bien performer il faut aussi pouvoir compter sur de bons ensembles d’indicateurs susceptibles de traduire la stratégie organisationnelle en objectifs de divers niveaux et enfin, pour bien performer tout ce processus de mesure de la performance misant sur la contribution des RH au succès organisationnel doit conduire à modifier les pratiques de gestion à l’intérieur de toute l’organisation et de ce fait, convaincre tout un chacun que le jeu en vaut la chandelle.

Au-delà des limites présentées précédemment, l’ouvrage de Huselid, Becker et Beatty demeure une contribution intéressante dont la logique se veut implacable et que chacun de ceux qui sont préoccupés par la question de la mesure de la fonction RH à la performance de l’organisation aura intérêt à examiner. Le suivi pas à pas du tissage du fil d’Ariane vaut à lui seul l’effort de passer outre la tendance un peu messianique, pour ne pas dire parfois un peu totalitariste, de la contribution orthodoxe de ces auteurs américains.