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L’idée selon laquelle les démarches de changement organisationnel et de restructurations induisent des perturbations dans le déroulement des parcours professionnels est aujourd’hui admise et pour le moins triviale. Paradoxalement, peu de recherches se saisissent de cette question de la désorganisation des trajectoires et de ses enjeux en matière d’engagement, dans le cadre traditionnel des relations d’emploi durables. Or, les restructurations d’entreprises entraînent de manière courante une réorientation subie des itinéraires de carrières internes et un renouvellement des modalités de contribution des salariés en poste par une action sur les valeurs de l’organisation, la carte des métiers, le sens du travail, les objectifs. Ces implications sont d’autant plus cruciales que la réussite des changements repose sur la pérennité de l’engagement des personnels stables dans leur emploi et dans leur travail.

Classiquement en management, on retient que les évolutions subies des termes de la relation d’échange induisent, selon leur intensité, brèches et violations du contrat psychologique. On démontre également que ces accrocs dans la relation d’échange s’accompagnent de répercussions négatives sur l’engagement des salariés, leur loyauté, leurs comportements extra-rôle, leurs performances (Delobbe et al., 2005). Ainsi et globalement, les travaux sur le contrat psychologique ont mis l’accent sur les comportements de sortie de relation provoqués par ces changements.

L’objectif de cette recherche est à l’inverse, à partir des résultats originaux d’une enquête ethnographique menée au sein de l’entreprise France Télécom, de s’interroger sur ce qui conduit les salariés à maintenir leur engagement alors même que les termes de leur participation ont été redéfinis par l’entreprise en cours de partie.

La singularité du propos tient aux paradoxes du cas étudié. Celui-ci met en scène une population de fonctionnaires employés par la structure depuis en moyenne vingt ans et contraints de consentir une mobilité professionnelle, et d’intégrer des principes d’action considérablement éloignés des conditions initiales d’entrée dans la relation. Pour autant, ceux-ci n’envisagent pas de quitter l’organisation, et ne remettent pas en cause leur engagement actif dans le soutien de la performance de l’entité qui les emploie et qui présente des scores particulièrement élevés. Le projet de cet article est de montrer que les moteurs de la pérennité de l’engagement s’enracinent et sont protégés par l’histoire de la relation qui les lie à l’entreprise (socialisation initiale, défense des valeurs anciennes, normes de conduites, dépendance sociale) et par une pluralité de dimensions enchevêtrées et attachées à l’inscription au sein d’une relation d’emploi durable (ancrage identitaire prononcé, attachement affectif à l’organisation, etc.).

De façon prioritaire, la situation managériale observée interroge la question des modèles théoriques pertinents pour lire et comprendre la dynamique d’engagement des individus inscrits dans des relations d’emploi durables. Le positionnement théorique retenu ici est celui du don/contre-don de Mauss (2003)[1]. Le choix de ce paradigme est le fruit d’une démarche inductive nourrie par les spécificités du terrain d’étude.

La perspective du don/contre-don apparait comme insuffisamment exploitée en management. Les approches appelant à dépasser la version strictement calculée de l’échange sont aujourd’hui développées (Flynn, 2005 ; Balkin et Richebé, 2007). Elles s’orientent autour du concept de contrat psychologique relationnel (Delobbe et al., 2005) ou encore d’échange social (Blau, 2004). Cependant, il demeure que si elles soutiennent la possibilité du maintien de l’engagement au-delà des déséquilibres temporaires de la relation en s’appuyant sur sa valeur sociale, elles atrophient certaines influences. Il ressort en effet des réflexions une faible prise en compte de toute la complexité de la relation, mais aussi et surtout du rôle et de la dynamique d’interaction durable avec le contexte situé dans lequel s’insère la relation. L’orientation des raisonnements ne permet pas de rendre pleinement justice à la globalité et à l’interdépendance des dimensions en jeu dans les échanges durables construits par les acteurs. L’originalité du don/contre-don est d’envisager la compréhension des situations dans une optique située, encastrée, totale et enchevêtrée en proposant une entrée dans la relation par les spécificités du milieu d’échange et de ses traditions. Elle repose également sur une démarche méthodologique qualitative, dont la faiblesse du recours sur ces questions managériales a pu être identifiée comme une carence (Delobbe et al., 2005).

Du terrain à la construction d’une grille d’analyse

Le paradigme du don/contre-don de Mauss : spécificités et richesse d’une approche ouverte et totale

Au regard de notre problématique de terrain, le recours à la théorie du don/contre-don de Mauss (2003) se justifie par deux raisons principales. La première tient au fait qu’elle s’intéresse au fonctionnement des relations d’échange établies et ininterrompues dans le temps qui admettent, dans leur régulation, des déséquilibres et des décalages temporels entre ce qui est donné (le don) et ce qui rendu (le contre-don) sans pour cela mettre en péril l’engagement des parties prenantes. La seconde tient à ce qu’elle propose une compréhension de ce fonctionnement à partir d’une lecture historique, multidimensionnelle et encastrée de l’engagement des acteurs investis à l’intérieur de ces relations ainsi que des enjeux associés à cette participation.

La théorie maussienne du don/contre-don retient que toute relation d’échange est à l’origine de la création d’un lien social entre les échan- gistes. Le lien social est situé au coeur du raisonnement de l’auteur, il lie l’acte de don au contre-don et présente une valeur essentielle pour les acteurs. On reconnaît que l’échange se construit non pas sur une double dimension : donner et recevoir, donner pour recevoir, mais sur une triple dimension : donner, recevoir puis rendre, où l’action de recevoir implique que l’on accepte d’entrer dans le jeu de la relation et de le respecter en rendant de façon différée. Ici, l’échange est compris comme un « tout » inextricable et multidimensionnel, que Mauss (2003) qualifie de « phénomène social total ». Ce concept souvent confondu avec celui d’échange social va cependant plus loin en soutenant que le fonctionnement de l’échange ne peut être compris sans une analyse des traditions et du milieu dans lequel il se développe et qui donne sens aux conduites.

L’esprit du don s’éloigne de l’esprit du contrat. On s’intéresse ici à la valeur du lien, aux significations qui portent les dons. Le don/contre-don ne constitue pas pour autant une version naïve et irénique de l’échange. Mauss (2003) définit l’échange de type don/contre-don à partir de quatre dimensions. Selon l’auteur, il comprend à la fois, une dimension intéressée (lutte d’honneur, intérêts économiques, etc.) et désintéressée : les acteurs sont conduits à se dessaisir, à sacrifier leurs intérêts immédiats au nom du lien. Il inclut également une dimension contrainte (ou obligée) : car des obligations de toutes sortes pèsent sur la relation, et une dimension libre et spontanée : chacun décide du moment où il donne et de l’initiative du pas fait vers l’autre. Ces dimensions se retrouvent également chez l’individu investi dans la relation, qui cumule à la fois des comportements affectifs, de calcul ou encore de désintérêt.

Le don/contre-don est compris comme un système global ficelé par un lien social et encastré dans des dimensions dynamiques et interdépendantes d’ordre symbolique, identitaire, social, affectif, relationnel, etc. propres à l’espace considéré. Selon Mauss (2003), l’individu inscrit dans ce type de relation est engagé totalement, ce qu’il est et la manière dont il agit à l’intérieur est inséparable et indissociable du milieu particulier dans lequel il évolue et de sa construction. L’engagement est ici entendu dans une perspective élargie. Appliqué à l’entreprise, cette conception impose de considérer que l’acteur engagé dans un espace d’échange, investit l’ensemble de ce que celui-ci met en jeu : un système de valeurs, un travail, une organisation, une carrière, des symboles, des repères identitaires, des normes de conduite, etc.

Cette approche par le contexte oblige à considérer la spécificité de l’espace investi. Mauss considère que la force et la pérennité de l’engagement des individus tient à cette intrication avec le milieu. On retient ici que l’individu n’investit pas « dans une relation », mais qu’il investit « une relation » (Reynaud, 1997 ; Alter, 2000, 2002). L’auteur parle d’un engagement « total », « il n’y a pas de milieu », les hommes se confient ou se défient de manière entière (Mauss, 2003 : 273), leur âme est engagée, ils donnent ce qu’ils sont.

Selon Mauss, chaque relation entretient et alimente un système d’endettement réciproque continu dans le temps, que nous appellerons une « chaîne des dons » (figure 1). Chaque chaîne des dons développe une physionomie singulière et encastrée (règles spécifiques, principes exclusifs, histoire propre, comportements admis, sanctionnés, etc.) qui résonne dans le comportement et la vie de l’individu. L’échange se poursuit tant qu’il est jugé équitable par les parties. Le principe d’endettement mutuel nourrit, en même temps qu’il se développe, la confiance des acteurs dans le système et la pérennité du système lui-même. Le temps joue un rôle de régulateur, qui au fur et à mesure donne de l’épaisseur et d’autant plus de valeur au lien.

Figure 1

Le cycle triadique du potlatch : donner, recevoir, rendre

Le cycle triadique du potlatch : donner, recevoir, rendre

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Restructurations et relation d’échange durable : des bouleversements aux enjeux

Au sens littéral et commun, « restructurer » signifie donner une nouvelle physionomie ou organisation à un modèle existant. Dubouloy et Fabre (2002) précisent que la restructuration suppose une « déstructuration, c’est-à-dire l’abandon d’une manière de fonctionner, de travailler, de vivre ensemble au profit d’une nouvelle » (p. 47). En ce sens, une restructuration tend à désigner un ensemble de mesures dont la particularité est d’introduire une rupture ou brisure entre le passé et l’avenir d’une situation d’organisation. Une restructuration doit alors être comprise comme un processus inscrit dans une double dynamique, qui suppose dans un premier temps de dissoudre ou désinstaller tout ou partie d’un modèle de références et de repères associés à un espace social, au profit, dans un second temps, de l’introduction d’un mode de régulation et d’organisation venant remplacer totalement ou partiellement celui destitué.

Le paradigme du don/contre-don nous permet de mettre au jour la problématique centrale de ce double processus, qui est celle de l’adaptation des acteurs stabilisés dans l’entreprise, aux transformations de l’espace d’encastrement et conditions de la relation d’emploi investie. Il nous permet aussi et surtout de décliner et d’affiner plus rigoureusement cette problématique en mettant en relief deux dimensions ou mécanismes percutés par la mise en oeuvre de réformes organisationnelles : l’acceptation d’une transformation des règles d’échange et l’intégration de nouveaux repères.

L’inflexion de la dynamique d’échange : point critique de la renégociation de la participation

En réformant le cadre organisationnel d’insertion de la relation et par là-même ses attributs, les restructurations contribuent à ouvrir une brèche dans le pacte social bâti. Elles viennent interrompre et bouleverser l’ordre et le rythme de l’échange construit. Cette incursion de l’entreprise dans la vie de l’échange pose la question de sa légitimité et de l’acceptabilité sociale des réformes décidées. En effet, le paradigme du don/contre-don pose que l’échange peut, à tout instant, basculer de la confiance à la défiance et à l’hostilité, et de façon extrême, provoquer la défection dès lors que l’une des parties estime avoir été « flouée » ou avoir été victime d’une iniquité.

L’introduction dogmatique de nouveaux principes peut conduire l’individu à « faire les comptes » de la relation et à réviser les conditions de sa participation. Cette dimension « rétrospective » implique qu’il établisse le « bilan » de la relation et questionne la pertinence de sa pérennité au vu des perspectives qu’elle offre (Richebé, 2002). Ceci suppose que l’entreprise soit en mesure de les définir et de les rendre satisfaisantes. Cette dimension est, au regard des thèses de Mauss, le reflet de l’authenticité et de la puissance de l’engagement. On considère, en revanche, que son éruption pointe un affaiblissement de la dynamique d’engagement, voire les prémices de sa rupture.

Au-delà, cette question de l’acceptabilité des nouvelles conditions interroge également celle du coût de la continuité de la participation dans la relation. En effet, la modification des règles de la relation implique de s’en accommoder, c’est-à-dire d’entamer le deuil d’un métier, d’une culture, d’un espace social (collègues, ambiance dans un service), d’une histoire (expériences de vie), d’un projet d’évolution, etc. Elle suppose également de conquérir et de faire sien un ensemble de repères (nouvelles valeurs, nouvelles règles d’organisation, filière d’orientation prioritaire ou passage obligé sur certains métiers) qui vont entraîner pour l’individu une réitération des dons : acceptation d’une formation, mobilité professionnelle, géographique, etc. Ces bouleversements induisent une redéfinition des conditions de participation de l’individu. Ils introduisent une brisure dans la chaîne des dons, en ce sens qu’ils rendent obsolète le système de régulation passé en marquant une sorte de « blocage des comptes » sur ce qui a été donné et reçu avant, tout en invitant à poursuivre la relation selon d’autres principes, d’autres règles. L’acceptation par l’individu de poursuivre l’échange et par conséquent de consentir de nouveaux dons, fait entrer la relation dans un nouveau cycle, qui impliquera dans le même temps (principe du contre-don) que celui-ci nourrisse de nouvelles attentes à l’égard qui l’emploie en termes de valorisation et de reconnaissance des efforts fournis et du compromis réalisé.

Parallèlement, l’entreprise doit aussi accompagner les individus dans la transition qui va les conduire à passer d’un espace et d’un rôle établis à d’autres pour lesquels ils ne maîtrisent pas les codes et les repères.

La modification du contexte et des rôles : l’enjeu de la recomposition identitaire

Les programmes de restructurations passent en effet par le développement de nouvelles manières, de faire, de penser, d’agir et par la production de nouvelles attentes à l’égard de l’acteur. Celui-ci doit alors rompre avec les repères et les valeurs intériorisés et se resocialiser, c’est-à-dire intégrer ceux qui désormais fondent sa reconnaissance au sein du nouvel espace (modalités d’évaluation, maîtrise d’un nouveau métier, etc.). Il doit investir un rôle redéfini par l’entreprise en rupture partielle ou totale avec celui qu’il habitait jusqu’alors.

Pour Dubar (2000), ce processus de conversion identitaire de l’individu social et réflexif doit être analysé et compris à partir de l’articulation d’une double transaction : une transaction objective et une transaction subjective. La transaction objective représente un processus d’accommodation, de l’individu aux rôles et aux attentes que lui attribue l’espace d’interaction : l’institution, autrui. La transaction subjective renvoie au processus actif d’incorporation de l’identité visée depuis l’identité héritée et revendiquée par l’acteur depuis sa trajectoire et son parcours biographique. Pour l’auteur, l’adaptation de l’individu à un nouvel espace impliquera une négociation identitaire qui aboutira à la production et à l’apparition de nouvelles identités via l’articulation de ces deux transactions. Deux issues sont possibles à cette étape : l’exclusion ou la marginalisation de l’individu dans le cas où il existe un conflit entre l’identité attribuée par l’institution et l’identité forgée par l’individu, ou bien la conversion de l’identité si à l’inverse l’individu parvient à se retrouver et à obtenir des confirmations légitimes. Le caractère crucial de ce processus tient au fait qu’il détermine l’engagement versus le retrait de l’individu dans les nouveaux projets conduits par l’entreprise.

Le paradigme du don/contre-don permet de mettre au jour une carte des risques associés aux démarches de restructurations internes pour les acteurs amenés à les vivre. Il permet de pointer deux processus majeurs susceptibles de fragiliser l’engagement dans la relation : celui de l’acceptation d’un changement des règles de l’échange social et celui du renouvellement identitaire.

Étude du cas France Télécom : méthode et principaux résultats

Opérationnalisation du paradigme du don/contre-don à la relation d’emploi durable

Transposer les principes du don/contre-don à la relation d’emploi durable et proposer une entrée par le don de cette relation passe, nous l’avons vu, par la pénétration de la « conscience » du milieu (histoire, culture, règles, valeurs, principes de conduite, etc.). Saisir cette conscience, impose d’enquêter de façon profonde, fouillée et durable l’espace d’échange considéré comme Mauss l’a fait dans le cadre de ses enquêtes. Cependant, l’auteur ne livre pas dans ses écrits de méthode pour opérationnaliser une telle grille de lecture. Le paradigme du don constitue un cadre théorique à forte valeur heuristique. Hormis le fait qu’il impose le recours à l’immersion prolongée et à l’ethnographie, il passe par une réflexion sur les éléments permettant d’infiltrer les éléments signifiants de la relation qui donne sens aux conduites et à l’engagement. C’est dans cette optique que nous avons été conduits à construire un guide d’analyse du terrain à même de nous approprier ses logiques enracinées. La démarche d’imprégnation visait à s’emparer du substrat de l’espace d’échange envisagé (encadré 1) et s’est appuyée sur plusieurs piliers conjoints : l’observation in situ des situations de travail, la conduite d’entretiens semi-directifs et l’analyse de la documentation interne enrichie de lectures sur l’histoire de l’entreprise (tableau 1).

Notre guide a été utilisé auprès de notre population cible, constituée de fonctionnaires recrutés au sein de France Télécom dans les années 1970-1980 et aujourd’hui affectée à des postes de conseiller client en centre d’appels. L’immense majorité des agents rencontrés est issue d’entités régionales, frappées par des mesures de restructurations (suppression de services, d’activités). Une large part de ces structures était implantée dans la ville du poste qu’ils occupent désormais. L’arrivée sur les fonctions actuelles n’a pas relevé d’un choix délibéré et mûri, elle s’est opérée à l’initiative de l’employeur en vertu du principe de mutabilité qui régit le statut des fonctionnaires d’État[2] et sans critères discriminants de compétences et de trajectoires. Les agents ont reçu pour seul accompagnement à la reconversion une formation au nouveau métier d’une durée de trois à quatre semaines. Ex-technicien, agent des lignes, secrétaire, assistante commerciale, téléopérateur, assistante RH, commercial, mécanicien auto, chauffeur, employé de cafétéria, gestionnaire, cohabitent au sein des structures étudiées et détaillées dans le tableau 2.

Tableau 1

Éléments sur l’étude

Durée de l’enquête ethnographique :

15 mois (de 2003 à 2005)

Terrains :

Deux centres d’appels

Population cible :

Des personnels non cadres

Nombre d’entretiens enregistrés réalisés :

38

Nombre de séances d’observation officielles*:

57

Nombre de séances d’observation officielles donnant lieu à un entretien non enregistré mais exploitable :

45

Nombre d’entretiens enregistrés avec les responsables hiérarchiques :

23

*

Ne sont pas comptabilisées ici les observations réalisées en dehors des moments où nous nous trouvions au côté d’un agent sur sa position de travail. Ne figure pas ici : le temps passé aux observations et échanges « informels » avec les agents, lesquels se révèlent difficilement quantifiables, pas plus que les observations faites lors des réunions, pas plus que les observations « flottantes » effectuées lors de nos différentes venues sur le Centre pour des raisons diverses comme les recherches documentaires ou encore les cérémonies de départ notamment, ni même celles où nous observions l’activité globale des plateaux et les échanges entre agents.

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Tableau 2

Éléments sur les structures étudiées

 

Terrain principal

Second terrain

Activité

Information et gestion de la relation clientèle

Assistance technique

Nombre de services opérationnels

5

1

Effectif

100 à 110 personnes

Environ 40 personnes

Moyenne d’âge de la population cible

46 ans

44 ans

Ancienneté moyenne

20,2 années

20,2 années

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Le contexte d’évolution que propose désormais l’entreprise à son personnel est profondément éloigné de celui à partir duquel s’est effectuée la socialisation des personnels rencontrés. Notre démarche a, dans un premier temps, consisté à retracer l’histoire de l’organisation et ses transformations sociales.

Histoire d’une entreprise, chronique d’une déstabilisation

De la nécessité de s’adapter : retour sur les grands bouleversements et leurs effets

France Télécom (FT) est une entreprise qui se distingue par la rapidité et la profondeur des changements menés en quelque dix années. Sous le coup des évolutions de son marché, cet opérateur historique de télécommunications abandonne en 1997 son statut d’administration publique d’État pour celui de société anonyme. Ce changement amorcé progressivement se concrétise par des réformes non moins symboliques qui conduisent à une révision de la stratégie, en marquant une offensive vers la culture commerciale et non plus administrative, des métiers, de la gestion du personnel par une redéfinition du système de classification, l’introduction de la GPEC, etc. En 1996, les transformations s’accélèrent et l’entreprise engage en interne un vaste programme de restructurations qui se donne pour objectif de redéployer le personnel vers les nouveaux métiers porteurs (conseiller commercial en boutique, téléopérateur en centre d’appels). La particularité de cette entreprise tient à la garantie statutaire qui la lie historiquement à son personnel. Elle ne peut licencier ses agents fonctionnaires, elle doit « composer avec l’existant » c’est-à-dire les réorienter et les faire monter en compétences sur ses nouveaux axes. Les redéploiements génèrent des dissonances aiguës au sein des trajectoires, ils s’accompagnent parallèlement d’une mobilité géographique dans la ville principalement, voire le département. Au-delà, les transformations de FT vont conduire à faire évoluer de façon profonde le pacte social qui la lie à son personnel.

Histoire d’une relation d’emploi et d’un système social « maison »

Les personnels rencontrés sur le terrain sont entrés chez France Télécom alors que cette entreprise était une administration publique d’État.

À cette époque, l’entrée dans l’Administration française est marquée par un puissant symbolisme. Le pacte social conclu entre le fonctionnaire et l’État, autant que le système social public, portent le sceau de valeurs emblématiques : égalité, impartialité, probité, dignité, etc. L’agent ou jeune fonctionnaire recruté signe pour un emploi à vie et prête officiellement serment devant un tribunal de « remplir avec conscience les missions qui lui seront confiées » (extrait du serment officiel). La symbolique de la mission d’intérêt général et le principe d’égalité de traitement justifient, dans la lettre du compromis initial, le caractère fixe de la rémunération comme l’abandon par l’agent d’une large part de son pouvoir stratégique d’évolution. En vertu des principes d’intérêt général et de bon fonctionnement des services publics, l’agent accepte que sa situation professionnelle soit modifiée et redéfinie unilatéralement et sans son consentement par l’Administration. En contrepartie de ces conditions salariales, l’Administration garantit l’emploi et l’assurance d’une progression hiérarchique.

Chez France Télécom, le jeune agent recruté est affecté de façon autoritaire sur un poste en région parisienne. Ce qui implique ainsi et d’emblée une mobilité géographique et un passage de quelques semaines à quelques mois au sein des foyers d’hébergement de l’entreprise PTT. Le retour dans la ville ou région d’origine, recherché par tous les agents, ne pourra avoir lieu que quelques années plus tard, selon un principe ordonné de « file d’attente » des agents ayant émis ce souhait.

Ici, la chaîne des dons de la relation d’emploi est marquée par un investissement « total » et à long terme. Les implications qui lui sont associées dépassent le cadre étroit du travail, pour fusionner avec les projets de vie personnelle. L’entrée au sein de France Télécom (PTT à l’époque) appelle, dans un premier temps, les agents à une forte contribution contre une rétribution faible (Alter, 2000). L’agent accepte les contraintes professionnelles et géographiques associées aux premières années de vie dans la structure qui participe d’une mise en retrait des projets personnels : construction d’une maison, établissement dans un lieu géographique déterminé notamment. Cet effort consenti est, comme le présente la figure 2, récompensé ou rattrapé de façon différée, par un retour dans la région natale (la province) et l’accès à des postes plus gratifiants au sein du marché interne.

Figure 2

Schéma de la trajectoire des dons au moment de l’entrée chez France Télécom

Schéma de la trajectoire des dons au moment de l’entrée chez France Télécom

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Les mutations stratégiques impulsées par la direction de France Télécom se sont accompagnées d’une rupture culturelle particulièrement forte et d’une évolution notable et rationalisée des conditions de participation (figure 3). Les garanties statutaires (sécurité de l’emploi notamment), contreparties « passives » ou acquises, font figure d’objet de négociation. Elles sont réactivées sous le joug des circonstances et communiquées au personnel comme un principe légitimant l’acceptation des différents changements.

Figure 3

Nouveau pacte social liant les agents rencontrés à l’entreprise France Télécom

Nouveau pacte social liant les agents rencontrés à l’entreprise France Télécom

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L’engagement durable en milieu déstabilisé : dynamiques et moteurs

Les résultats de l’étude conduite au sein de FT défendent la pertinence du paradigme maussien du don/contre-don pour analyser l’engagement des acteurs au sein de la relation d’emploi durable ainsi que les réglages de ces relations. Ils soutiennent que la relation d’emploi durable se constitue en « phénomène social total » et montrent que la compréhension des moteurs de l’engagement des acteurs demeure inséparable d’une analyse historique et totale de la relation qui les lie à l’entreprise. L’enquête révèle que dans un contexte de restructurations et de réorientation professionnelle subie, la relation d’emploi à long terme par ce qu’elle met en jeu, fournit des ressources à la flexibilité et à l’engagement durable des acteurs. Elle démontre aussi que chaque relation contribue à produire des attentes singulières qui empêchent de penser l’accompagnement RH de manière décontextualisée et selon des leviers génériques.

L’ascendance de la trajectoire et de la socialisation administratives : l’histoire au secours du présent

Les entretiens et les observations menés pointent un anachronisme du sens et des codes de conduite des agents. Ils montrent en effet que les moteurs de l’engagement au travail s’ancrent dans les valeurs et les repères attachés au fonctionnement passé d’Administration de France Télécom, et ce, en dépit de l’orientation commerciale prise par l’organisation. Parallèlement, ils démontrent que cet attachement aux valeurs passées supplante les effets de trajectoires internes, c’est-à-dire qu’il se retrouve indifféremment dans les propos que l’on soit ancien chauffeur ou technicien, ancienne assistant RH ou encore ancien téléopérateur.

L’étude du discours et les observations conduites témoignent d’une défiance unanime des agents à l’égard des objectifs de productivité (nombre d’appels, délai moyen de conversation, etc.) qui encadrent le travail. Pour les agents, les « chiffres » nuisent à la qualité du service, s’y référer strictement revient à : « mal faire son travail ». La distance prise à l’égard des indicateurs est revendiquée par les agents, dans l’intérêt du client :

J’ai toujours fait mon travail sérieusement […] correctement pour satisfaire le client alors bon moi au début j’ai dit « bah non moi faut pas me dire que ça doit durer 3 minutes 5 minutes », non moi je fais comme j’ai envie de le faire pour que le client soit satisfait.

Les propos des individus pointent une véritable conscience professionnelle autant qu’une vision à long terme de la relation client. Pour les agents, l’action doit donner priorité aux aspects qualitatifs. L’objectif est de « faire le maximum pour le client » quelque soit le temps nécessaire et les efforts à fournir : « les objectifs moi ça ne m’intéresse pas […] ce que je veux c’est que le client soit content ». L’esprit du geste est important. La mission que les individus se donnent dépasse la simple prescription et justifie la déviance, le fait d’outrepasser les règles opérationnelles. Les indicateurs perçus comme castrateurs apparaissent bien faibles et limités pour rendre compte de ce qu’ils donnent et de la manière spontanée dont ils donnent dans leur travail, et cela alors même que l’on pourrait s’attendre à un désengagement de leur part. Loin de motiver, les indicateurs ne font que renforcer la distance à l’égard du nouveau management et creuser les écarts de sens :

Il était dit que les cinq plus forts gagneraient un sac, vous imaginez à quel point nous avons rigolé [rires] non mais c’est ridicule ! […] c’est surtout cette carotte qui est ridicule, moi ce n’est pas ça qui va me faire avancer.

Les discours et les actions témoignent d’une démarche de pérennisation des méthodes qui ont servi la socialisation des agents et la construction du sens de leur action : l’intérêt de « l’usager » et l’objectif de qualité du service public. Dans cet esprit, la continuité de la participation et la pérennité de l’engagement ne sont pas pensés de façon problématique, ils tiennent presque de l’évidence : « je vois pas pourquoi je changerais ma façon de faire ». Cet engagement dans le travail se vérifie dans les scores de performance des structures qui les emploient. Les objectifs, plus qu’atteints, sont l’essentiel du temps dépassés comme en témoigne les données du tableau 3.

Les agents déclarent savoir « ce qu’ils ont à faire » et « connaître leur travail ». Le serment qu’ils ont prêté au moment de leur entrée reste valable malgré les multiples changements qui ont bouleversé l’entreprise :

Pour nous on doit être irréprochables […] je sais pas si tu vois ce que je veux dire le travail doit être correct on est assermentés […] ce serment tu ne le mets pas à la corbeille […] tu es fonctionnaire à la base et c’est une conduite […] maintenant des objectifs oui y’en a, mais moi je dis que de toi même tu as tes objectifs […] moi je sais que tu es dans un poste pour travailler pour répondre au client le mieux possible et la satisfaction clientèle pour moi il n’y a que celle-là qui primera sur tout le reste.

Ce qui fait sens aux yeux des individus, c’est avant tout la défense de valeurs et de modes de faire appris et intériorisés, une véritable « logique de l’honneur » (d’Iribarne, 1989). L’expérience du « travail » est envisagée au delà du contenu des tâches propres aux différents métiers des agents. « Faire son travail » signifie avant tout défendre et faire perdurer ce qui a été inculqué et certifié par le serment de moralité. Ces valeurs perdurent et trouvent des ressources de continuité dans l’expérience qu’ils vivent et partagent aujourd’hui dans des circonstances quasi-identiques. Le collectif est une ressource sociale qui joue un rôle primordial dans les dynamiques de performance collectives et d’entraide spontanées qui s’engagent sur les plateaux. Le « collectif » est aussi celui qui a orienté le choix de certains de venir sur le centre (venir « pour retrouver ses anciens collègues ») et qui contribue à faire de la qualité du climat un élément de définition à part entière du métier, autant qu’un critère de satisfaction essentiel et quotidien[3] : « Ce qu’est bien dans ce métier c’est que y’a une bonne équipe, une bonne ambiance ». Et ce malgré l’affirmation récurrente selon laquelle : « C’est clair qu’on a tous eu, ceux de l’équipe des postes beaucoup plus intéressants avant ».

Tableau 3

Performances du terrain principal (2004)

Indicateurs*

Objectif

 Janvier 

 Février 

  Mars  

   Avril   

   Mai   

   Juin   

  Juillet  

   Août   

Septembre

Octobre

Novembre

Décembre

Taux d’appels pris

95 %

94,05 %b

97,54 %a

95,94 %a

98,28 %a

98,46 %a

87,82 %c

94,83 %b

97,29 %a

95,90 %a

96,75 %a

96,00 %a

96,80 %a

Appels < X secondes

70 %

84,80 %a

87,30 %a

86,18 %a

87,27 %a

90,70 %a

74,05 %a

79,63 %a

86,30 %a

82,02 %a

85,07 %a

81,36 %a

84,04 %a

A

95 %

96,83 %a

97,61 %a

81,98 %b

92,37 %b

99,16 %a

92,45 %b

97,16 %a

97,96 %a

91,33 %b

99,65 %a

95,26 %a

94,52 %b

B

95 %

98,77 %a

98,49 %a

96,97 %a

94,83 %b

98,26 %a

94,15 %b

91,25 %b

93,14 %b

95,39 %a

99,85 %a

95,87 %a

94,94 %b

C

95 %

99,04 %a

99,34 %a

98,03 %a

97,47 %a

98,92 %a

97,80 %a

98,65 %a

99,25 %a

97,63 %a

98,32 %a

95,90 %a

95,49 %a

D

95 %

98,43 %a

98,02 %a

97,89 %a

95,54 %a

99,35 %a

80,31 %c

93,90 %b

98,86 %a

80,55 %c

94,38 %b

72,47 %b

52,27 %c

E

95 %

 

 

 

77,12 %a

97,77 %a

60,56 %a

76,24 %a

99,24 %a

87,23 %c

81,39 %c

88,86 %b

92,45 %c

F

80 %

96,40 %a

95,74 %a

97,74 %a

97,61 %a

97,37 %a

94,44 %a

93,63 %a

94,88 %a

95,74 %a

95,12 %a

94,83 %a

96,17 %a

G

95 %

89,30 %b

99,41 %a

98,83 %a

97,74 %a

96,83 %a

97,25 %a

95,41 %a

96,10 %a

95,89 %a

96,87 %a

98,00 %a

97,29 %a

*

Pour des raisons de confidentialité l’intitulé exact des indicateurs a été maquillé

a

objectifs atteints;

b

objectifs non atteints à cause des dysfonctionnements du système d’information;

c

objectifs non atteints

-> Voir la liste des tableaux

Les valeurs aujourd’hui défendues par les acteurs s’écartent de celles que l’entreprise entend désormais développer. La méfiance des agents s’est unanimement exprimée au moment du reclassement où les acteurs ont refusé en bloc d’intégrer les métiers de la vente (ou « le commercial ») encadrés par des rémunérations individuelles fondées sur le rendement, au profit des métiers centrés sur le conseil qu’ils occupent aujourd’hui : « Moi je suis rentré aux PTT dans la branche Télécom, j’ai signé là dedans, j’ai signé pour ça, pas pour être vendeur Darty[4], je suis rentré dans le Service Public ».

Il ressort que pour les agents, le « commercial » et ses valeurs ne résonnent pas et ne trouvent pas de légitimité dans et au regard des valeurs assumées et sur lesquelles ils se sont construits. Cependant ici, la dissonance identitaire n’aboutit pas au désengagement comme le défend Dubar (2000). Elle est compensée par l’histoire qui lie les agents à France Télécom. L’histoire procure des ressources en termes de valeurs, de culture, de symboles et de repères identitaires à un collectif qui la partage et permet d’éviter les situations de repli et de retrait qui peuvent naître d’un conflit entre l’identité assumée par les individus et celle proposée par le système.

Le poste actuel : un compromis tolérable. Des attentes inséparables de l’histoire de la relation d’emploi

Les personnels rencontrés estiment avoir réalisé un réel effort de reconversion en intégrant les centres enquêtés. Il s’est agi pour eux de se reformer, de reconstruire et de reconquérir progressivement une légitimité professionnelle.

Cet effort ou « don » réalisé par les individus s’accompagne aujourd’hui de nouvelles attentes que l’on trouve concentrées autour du poste qu’ils occupent actuellement et, plus spécifiquement, de sa localisation géographique. De façon unanime, les agents souhaitent conserver le poste qu’ils occupent le plus longtemps possible, rares sont ceux qui nourrissent des projets d’évolution. Sur la période étudiée, seuls cinq départs volontaires ont été comptabilisés sur une population moyenne d’environ 140 personnes. Ce résultat étonne à différents titres. En premier lieu, parce qu’ils concernent des personnes affectées dans des structures de centres d’appels qui, de façon dominante, sont réputées pour leurs difficultés en matière de fidélisation du personnel, compte tenu de la faiblesse des perspectives d’évolution offertes et encore de l’usure engendrée par la relation téléphonique. En second lieu, parce que les acteurs ont été contraints d’intégrer ces postes et que, dans le même temps, l’entreprise souhaite les voir s’inscrire dans des démarches de développement de leur carrière : « Ce que je souhaite c’est qu’ici ça dure le plus longtemps possible ».

Notre enquête a révélé que la compréhension des comportements et des réactions des agents était inséparable d’une approche historique, globale et multidimensionnelle de la relation d’emploi durable, et qu’elle imposait de façon nécessaire de considérer la chaîne des dons spécifique qui unissait les agents à l’entreprise.

En effet, l’attentisme généralisé à l’égard de la carrière apparait comme un phénomène aux origines diverses, qui pour être analysé et compris, impose de considérer ensemble sans en sacrifier une, chacune de ses sources. L’attentisme des agents s’enracine dans l’intrication totale et durable avec l’espace et la relation investis. Il apparait comme la combinaison d’éléments d’ordre :

  • identitaire : les métiers aujourd’hui proposés par l’entreprise sont en rupture avec la culture administrative depuis laquelle s’est opérée la socialisation des agents. Le « vendeur » est envisagé comme le « contre-modèle », la « figure à fuir ». Il y a incompatibilité entre l’identité assumée et les identités que l’entreprise souhaite institutionnaliser durablement, la transition semble impossible pour les agents : « Vendeur ? Moi ? Jamais ».

  • affectif : la place prise par la « vente » implique pour l’acteur qui souhaiterait retrouver son métier d’origine de quitter l’organisation. Or, l’attachement affectif à l’entreprise est fort. Le vocabulaire mobilisé par les agents s’inspire dans de nombreux cas des expressions utilisées pour traiter des alliances sentimentales : « Moi j’avoue j’ai jamais, jamais, songé à quitter FT (France Télécom) même quand ça allait mal […] Parce que nous quand on est rentrés à FT c’était pour toute notre carrière quoi, toute notre vie ! ».

  • symbolique : évoluer vers une autre structure a un coût, cela imposerait nécessairement de se priver de la légitimité professionnelle reconquise sur le poste actuel à force d’efforts : « On a trop appris donc qu’ils nous laissent tranquilles maintenant un p’tit peu on va faire ça, on va prendre des appels et puis c’est tout ».

  • social : très peu d’agents ont nourri des projets professionnels, ils sont entrés dans l’organisation sans projet de métier particulier[5]. Leur carrière semble s’être construite sur le modèle d’un patchwork, depuis l’assemblage d’expériences variées, choisies et subies, au gré des opportunités, au hasard des restructurations. Le fait d’avoir bâti une carrière sur un modèle décousu et désordonné perturbe la lecture de son employabilité. Les agents peinent à mesurer les compétences acquises, à traduire leur cheminement interne. La plupart des agents se définissent davantage à l’aune d’une mission qui prend sens dans une structure plutôt qu’à l’aune d’un métier : « Non comme je dis à chaque fois on sait tout faire et rien faire en fait quoi, bah disons que c’est vrai que enfin moi j’ai pas l’impression d’avoir un métier particulier disons que j’ai fait plusieurs métiers au sein de France Télécom […] ailleurs sur le marché du travail j’ai aucune compétence […] c’est ce que je ressens […] si on me demandait mon métier bah non pff je suis agent France Télécom ».

  • relationnel : la résignation des agents à l’égard de toute évolution s’explique également par le fait que tout nouveau changement de poste s’accompagnerait de façon logique d’une mobilité géographique, de complications sur l’organisation de la vie personnelle, de « sacrifices » (ou coûts) auxquels la plupart des personnes se refusent. Ils estiment qu’ils ont déjà suffisamment peiné à revenir dans leur région d’origine (province) et qu’il est désormais hors de question d’envisager de « bouger ». Toute évolution consisterait à réitérer les dons envers l’organisation, alors même qu’ils estiment pour l’essentiel avoir suffisamment ou « déjà donné ». La sédentarité constitue aujourd’hui un élément fort du pacte social. Cette demande des individus ne peut être comprise en dehors d’une analyse rétrospective de la chaîne des dons, soient des efforts consentis par les agents dans l’histoire de la relation en matière de mobilité.

Les attentes aujourd’hui nourries par les individus s’éloignent de celles de l’entreprise (figure 4). La volonté de se maintenir dans le poste actuellement occupé tient à ce qu’il permet un équilibre tolérable au regard d’évolutions jugées « pires » ou exigeantes en termes de dons.

Figure 4

Les termes de l’échange tels qu’ils sont définis par les agents

Les termes de l’échange tels qu’ils sont définis par les agents

-> Voir la liste des figures

Apports théoriques et managériaux de la recherche

L’approche par le don se présente comme un modèle global et dynamique de compréhension de l’engagement des acteurs inscrits dans une relation d’échange durable. La recherche menée valide la pertinence de ce cadre pour analyser les relations d’emploi à long terme, en même temps qu’elle propose une orientation de la réflexion sur les pratiques de management de l’engagement à long terme.

La relation d’emploi durable : un « phénomène social total ». Validation d’un cadre théorique à forte valeur heuristique

L’enquête de terrain réalisée au sein de FT s’est appuyée sur une grille d’analyse et une méthodologie visant à proposer une perspective « totale » et multidimensionnelle de la relation d’échange. Elle démontre que la relation d’emploi à long terme se constitue en « phénomène social total » et met en jeu des dimensions mêlées et enchevêtrées de type affectif, identitaire, social, relationnel, ou encore symbolique, qui sont autant de clés de compréhension de l’engagement durable des acteurs dans ces formes de relation et des leviers de sa continuité dans un contexte de redéfinition des conditions de l’échange. À travers l’exemple des ressorts de l’attentisme des agents, l’étude révèle que ce n’est qu’en considérant ensemble ces dimensions (affectives, identitaires, sociales, calculées, etc.), sans en sacrifier une, que l’on parvient à lire l’épaisseur de l’engagement dans la relation durable, ce que celle-ci met en jeu, ce qu’elle représente et ce bien au-delà des raisonnements qui se voudraient exclusivement calculatoires. Cette conception de la relation d’emploi durable fondée sur l’idée de lien social enserré dans une histoire permet de lever les paradoxes de l’engagement repérés dans le cadre de la réorientation professionnelle subie des individus.

La recherche offre aussi et plus spécifiquement de comprendre la possibilité d’un dépassement des risques de désengagement traditionnellement associés à ces contextes de transformation. En effet, la situation de « blocage identitaire » des agents caractérisée par un attachement aux valeurs passées et un rejet des valeurs actuelles promues par le système organisationnel ne conduit pas ici au retrait comme l’analyse Dubar (2000). L’enquête conduite montre que ces risques sont endigués par le temps de la relation, les legs de l’histoire qui lie à l’entreprise (valeurs, codes partagés, collectif, etc.) et qui perdure au sein d’un collectif rompu à vivre et partager de nouvelles expériences communes (redéploiement, mobilité subie, évolution dans un environnement non choisi, etc.). L’histoire totale de la relation fournit de manière diachronique des ressources à l’engagement.

« La chaîne des dons » : intérêts théoriques et managériaux d’un concept

Du point de vue de la méthode, notre étude au sein de France Télécom a consisté, dans un premier temps, à enquêter sur la « conscience » de l’espace social investi par les agents pour en révéler les codes, les traditions et les règles. Cette démarche a, dans un second temps, été validée par la compréhension qu’elle apporte des moteurs de l’engagement, des réactions mais aussi des attentes des individus, en démontrant que celle-ci était inséparable de l’histoire de cet espace. Nous avons en effet montré que le contre-don attendu des agents et les critères qu’ils retiennent pour juger du caractère acceptable et admissible de leur situation actuelle, résonnent dans l’histoire de l’échange, dans ce qui a déjà été donné tout au long de la relation, c’est-à-dire dans « la chaîne des dons ». Ce concept de chaîne des dons que nous avons avancé présente plusieurs intérêts.

Dans un premier temps, il propose d’envisager l’échange salarial dans une dimension globale, c’est-à-dire qui résonne dans des considérations professionnelles mais aussi personnelles et familiales de la relation d’emploi. Parallèlement et dans un second temps, il offre une approche dynamique de l’engagement en incluant dans sa définition des éléments d’ordre intéressé, non intéressé, libre (ou spontané) et contraint, tout en l’ouvrant à l’ensemble des objets avec lesquels l’individu est en prise (le travail, l’organisation, la carrière, les valeurs, etc.) dans le cadre de sa relation avec une entreprise. Il retient enfin que « donner » n’est pas seulement transférer un bien ou produire un service, mais que c’est aussi « se donner ». L’individu est compris comme un être capable de sacrifices, d’agir par désintéressement. Cette dimension de l’engagement et des relations salariales est assez peu mise en évidence en management, où les pratiques sont parfois portées comme le souligne Thévenet (2002) par « l’illusion » qu’il serait possible de créer de toute pièce l’engagement et de l’inférer objectivement. Le paradigme du don déforme en quelque sorte la question de la réciprocité. Car dans l’échange, ce qui se joue va bien au delà du fait de recevoir, l’individu peut aussi se contenter de donner pour autant que cela fasse sens pour lui. Ce constat rejoint sur plusieurs aspects le concept de « dette positive » développée par Godbout (2000) pour traiter des relations familiales. Dans ces relations, le fait de « rendre » se dissout, on passe de l’obligation de « rendre » au « désir de donner ». On atteint un état où il devient impossible de dire qui est débiteur et créditeur. Le lien est si puissant qu’il participe au développement d’un système « parallèle » où l’alternance des positions de créancier et de débiteur s’estompe. Cet état n’est nullement préjudiciable à la relation, car on ne souhaite pas être quitte, les principes d’action prennent un sens différent. L’engagement a priori « paradoxale » repérée chez les agents France Télécom permet de révéler cette facette de la relation d’emploi. Il existerait ainsi au sein de l’échange salarial une dimension « inconditionnelle » de l’échange, des actions portées par un sens fort et résonnant pour l’individu. Cette part difficilement commensurable de l’engagement apporte un autre relief aux théories du management. Comment mesurer la valeur concrète du lien à l’entreprise ? Comment rendre dicible ce qui s’est joué pour les jeunes agents entrés pour intégrer « la famille PTT » ? Quelle est la nature de la dette ? Quelle est la valeur subjective de ce que l’on reçoit dans la relation à l’organisation ? Lorsque celle-ci se déséquilibre quel sens prend ce que l’on a reçu et quelles sont les dimensions qui prévalent ?

Parallèlement, notre enquête révèle en plus du caractère dynamique et multidimensionnel de l’engagement, sa physionomie diachronique. Elle montre en effet, que lorsque le présent de la relation mais aussi ses perspectives pour l’avenir apportent peu d’éléments de sens pour les acteurs inscrits durablement dans la relation, la pérennité de leur participation passe par une « prise de relais » des éléments ancrés dans l’histoire de la relation. Par l’observation de ces « déplacements » notre recherche témoigne d’une certaine plasticité, voire d’une tendance homéostatique de l’engagement au sein des relations d’emploi durables. Le paradigme du don et du phénomène social total en promouvant une approche encastrée, dynamique et pluridimensionnelle de l’engagement offre de comprendre ce qui se joue concrètement dans la relation. Il met au jour un lien dont la nature pluridimensionnelle constitue un moteur qui permet le dépassement des conditions habituellement retenues : « réciprocité », « cohérence », « appropriation » (Thévenet, 2002) pour analyser et comprendre l’engagement des acteurs au travail. Au-delà, il permet d’avancer sur la question de la « complexité et de la densité » (Thévenet, 2002) que peut couvrir et représenter humainement l’expérience de travail.

Dans un deuxième temps, le concept de chaîne des dons invite à repenser la nature des outils et des méthodes d’accompagnement du changement organisationnel. Chez France Télécom, les efforts réalisés par les agents justifient pour eux le fait de se sédentariser et de ne pas « redonner » à l’entreprise sur le terrain de la mobilité géographique, sur lequel ils estiment avoir « déjà donné ». Parallèlement, de nombreux programmes sont rejetés par les acteurs (projet carrière : « devenir acteur de son projet ») au motif qu’ils s’accompagnent d’une communication et d’outils qui ne résonnent pas dans l’histoire et qui nient les dialectiques et préoccupations complexes qui lui sont attachées. L’analyse de la relation d’emploi durable à partir du paradigme du don/contre-don invite le management à proposer des outils qui respectent un certain rythme (ce qui a été donné, les éléments touchés), une cohérence, un « ordre des choses » dans la relation. Les politiques proposées doivent faire écho à la chaîne des dons construite, soit résonner dans l’histoire totale de la relation investie subjectivement et durablement par les individus. Ce principe ne remet aucunement en cause le projet d’évolution de l’entreprise, il appelle en revanche à mesurer et questionner ce qui a « déjà été donné » (nature et terrains des dons) par les individus et à préserver les espaces symboliques de sens pour eux.

La prise en compte de l’histoire de la relation et de sa chaîne des dons passe par une méthodologie d’investigation de la conscience du milieu. Ce travail constitue une base à même de servir une personnalisation optimale de la relation d’emploi tout au long de la carrière, tenant compte de la dynamique des dons reçus et effectués dans l’organisation (tendances fortes, valeurs, nature, règles, etc.) tout en aidant la compréhension de ce qui peut et ne peut être demandé (aménagement à prévoir, etc.), sera ou ne sera pas accepté. Nos résultats soutiennent l’idée que la mise en oeuvre de dispositifs individualisés qui ne respectent pas les éléments dans lesquels s’encastre la relation est risquée. Les programmes personnalisés ne doivent pas être décontextualisés et proposer des solutions standards. À chaque espace est attaché une histoire dédiée qui empêche de penser des attentes et des préférences objectives, comme le désir de progresser dans sa carrière et d’en être le bâtisseur dynamique. De manière concomitante, nos résultats amène à ré-envisager le rôle accordé au « passé » dans la conduite du changement, qui, de façon classique et souvent rapide en management, est associé aux signes de la régression et du recul.

Dans le cas particulier de France Télécom, nos préconisations vont dans le sens d’une communication interne valorisant les symboles attachés au travail et qui constituent les leviers essentiels de la performance actuelle : qualité du travail, goût du travail bien fait, notamment. Elles visent également à insister sur le développement d’une veille à l’égard de l’environnement de travail (qualité et fonctionnement des outils de travail indispensables à la mise en oeuvre des valeurs défendues) et sur le respect des dynamiques relationnelles (redéploiement en groupe pour conserver le tissu des relations construites). Elles s’orientent encore et de façon prioritaire vers la nécessité de favoriser des mobilités professionnelles qui permettent de respecter la chaîne des dons, en continuant d’assurer aux agents un emploi dans le bassin local.