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Introduction

Cette recherche contribue aux débats sur le glissement des économies coordonnées – où les élites économiques se coordonnent à travers des mécanismes de coordination hors-marché – vers un modèle libéral calqué sur les pays anglo-saxons, axé sur les marchés concurrentiels. S’inspirant de la perspective des « variétés de capitalismes »[1], elle se centre sur le secteur de l’industrie suisse des machines, de l’électrotechnique et de la métallurgie (MEM) et analyse le rôle des milieux patronaux dans le fonctionnement des relations industrielles et la gouvernance d’entreprise. Au-delà de la question de l’évolution des capitalismes coordonnés dans le contexte de l’accélération de la mondialisation économique et de l’affirmation du capital financier au cours des années 1990, nous espérons ainsi contribuer à combler un vide scientifique concernant l’organisation des dirigeants économiques suisses, peu étudiée malgré l’importance reconnue du pouvoir patronal dans le contexte d’un État et de syndicats faibles.

Deux mécanismes de coordination des élites économiques sont analysés ici : les associations patronales et les réseaux d’interconnexions entre Conseils d’administration (CdA). Les associations patronales ont un rôle traditionnellement important en Suisse. Leurs dirigeants y échangent des informations et élaborent les positions qu’ils défendront auprès de l’État et de leurs partenaires sociaux. Une forte cohésion patronale, à travers en particulier les associations patronales de la branche – l’Association patronale suisse de l’industrie des machines (ASM) et la Société suisse des constructeurs de machines (VSM) – consolide une solidarité de position, notamment envers les employés. Le « cadre institutionnel néocorporatiste » de la branche conditionne fortement le comportement et les stratégies des entreprises, ainsi que le partenariat social. De même, les réseaux d’interconnexions des CdA des grandes entreprises constituent un mécanisme de contrôle et de réduction de l’incertitude qui contraste avec une organisation libérale, fondée sur le contrôle par les marchés boursiers. Dans ces réseaux, les banques occupent une place importante, témoignant de leur rôle dans le « pilotage industriel » en tant que créanciers.

Depuis le début des années 1990, le secteur de l’industrie des machines a connu de profondes restructurations, sous la pression de la concurrence internationale dans un contexte de récession, mais aussi de l’accroissement des pressions des marchés financiers. Comment cela s’est-il traduit au niveau de la coordination entre les élites patronales de la branche ? Le présent article tente de répondre à cette question, en se basant, outre la littérature secondaire, sur des documents d’archives (rapports annuels), des données concernant les dirigeants des associations ASM et VSM entre 1970 et 2005, mais aussi les interconnexions entre les Conseils d’administration des onze plus grandes entreprises, sélectionnées en fonction de leur chiffre d’affaires pour 1970 1980, 1990, 1995, 2000 et 2005.

Après avoir discuté des rapports entre gouvernance d’entreprise et relations industrielles dans les économies de marché coordonnées, l’article se centre sur la coordination patronale par les associations et les réseaux d’interconnexions des CdA au cours de la période de croissance d’après-guerre. Il relève ainsi l’importance traditionnelle du partenariat social, des relations hors-marché entre entreprises et de la « communauté financiaro-industrielle ». Ensuite, il examine les changements structurels survenus dans les années 1990, et susceptibles d’avoir eu un impact sur la coordination patronale : l’accélération de la libéralisation des échanges économiques dans un contexte de récession, et surtout l’accroissement des pressions des marchés financiers.

La section suivante analyse l’évolution récente de la coordination des élites au niveau des interconnexions des CdA. Elle met en avant une rupture brutale concernant le contrôle des banques, et analyse l’impact de l’affirmation des mécanismes de marché concurrentiels sur l’intégration des grandes entreprises MEM dans le réseau national des CdA. Une distinction est opérée entre le réseau sectoriel et les connexions liant les entreprises MEM à des sociétés d’autres secteurs.

Diverses tendances affectent également l’organisation du patronat par les associations. L’érosion de la représentativité des associations traditionnelles les conduit à restructurer le système associatif. La modification des préférences patronales, qui se traduit par le retrait de nombreuses PME du circuit des négociations collectives dans le cadre du partenariat social de branche, se manifeste également dans l’offensive patronale en faveur d’une décentralisation et flexibilisation des relations industrielles.

Ces différents éléments permettent enfin de discuter l’hypothèse d’un rapprochement des économies coordonnées du modèle libéral anglo-saxon, et d’évaluer l’impact de l’affirmation des marchés financiers sur le fonctionnement des relations industrielles.

Gouvernance d’entreprise et relations industrielles dans les « économies de marché coordonnées »

Tandis que les élites économiques tendent à coordonner leurs activités selon une logique compétitive de marché dans les « économies de marché libérales » (EML) anglo-saxonnes, les mécanismes de coordination hors-marché sont centraux dans l’organisation des « économies de marché coordonnées » (EMC) des pays d’Europe continentale tels que la Suisse (Hall et Soskice, 2001). Cette recherche analyse l’évolution des mécanismes de coordination hors-marché dans la gouvernance d’entreprise et les relations industrielles et met en avant l’impact de l’accroissement de la pression des marchés des capitaux depuis les années 1990. Les deux sphères institutionnelles analysées sont fortement interdépendantes, voire complémentaires (Höpner, 2005). Ainsi, dans les EMC, les entreprises financent leurs activités au moyen d’un « capital patient » exerçant peu de pressions sur le management. Le recours à l’endettement par le biais des crédits bancaires est typique du contexte allemand ou suisse. Le haut degré d’autonomie managériale par rapport à la pression des capitaux permet aux entreprises d’organiser collectivement les relations industrielles. Dans les économies libérales au contraire, le marché du travail doit être très flexible et s’adapter aux impératifs financiers du moment. L’existence d’un « capital patient » est ainsi généralement associée à des relations industrielles organisées collectivement, alors que la pression des marchés boursiers s’accompagne plutôt de relations industrielles décentralisées, chacune de ces configurations affichant une cohérence interne (Amable, Ernst et Palombarini, 2005). L’importance de la coordination patronale hors-marché dans les EMC se manifeste dans le rôle central des réseaux et des associations, tous deux au centre de cette recherche.

Les réseaux d’interconnexions des CdA, particulièrement développés dans les capitalismes coordonnés (Beyer, 2006), tissent des liens étroits entre banques et industries. L’importance des crédits bancaires et des pratiques de délégation des droits de vote des investisseurs à leur banque – permettant à celles-ci de concentrer des parts importantes des droits de vote des sociétés – incitent en effet les entreprises à recruter un banquier au sein de leur CdA afin de s’assurer de l’adhésion de la banque. Mais les réseaux, dans les EMC, révèlent également le haut degré de coordination entre entreprises industrielles, doublant en quelque sorte la fonction des associations. Ces interconnexions entre entreprises produisant ou non les mêmes biens ouvrent des canaux de communication qui permettent un certain contrôle de l’environnement (Useem, 1982), l’échange d’informations, et facilitent les collaborations dans la recherche et le développement. Ils contrastent ainsi fortement avec une logique libérale caractérisée par la concurrence exacerbée entre les entreprises et un type de contrôle centré sur les marchés boursiers.

Par ailleurs, les EMC se caractérisent par le rôle important des associations patronales dans la coordination des élites et dans la réglementation du marché du travail. Les relations industrielles organisées par branche ou centralisées au niveau national visent à assurer l’adhésion et la fidélité des travailleurs qualifiés. La coordination des salaires, souvent au niveau de la branche, permet d’éviter le « braconnage » entre patrons (Höpner, 2005) et une surenchère salariale.

Réseaux et associations sont loin d’être indépendants. Il s’agit de deux lieux de rencontres entre élites économiques, les mêmes personnes étant souvent actives au sein des deux types d’arrangements. De plus, les réseaux, en rapprochant les entreprises, soutiennent la cohésion du patronat dans le cadre des relations industrielles. L’échange d’informations offre une vision plus large de l’état de la branche, ou de l’évolution plus générale de l’économie. Ce processus peut se traduire au niveau de la politique de l’association. Plusieurs études ont en effet montré la relation entre le degré d’imbrication d’entreprises et leur conscience politique (voir Mizruchi, 1996) : les entreprises imbriquées ont tendance à exprimer des positions politiques identiques, et les « directeurs multiples »[2], qui ont un niveau particulièrement élevé de conscience politique, tendent à être très actifs dans les organisations politiques telles que les associations patronales (Useem, 1982). Par ailleurs, les relations industrielles stables et pacifiées et les systèmes de financement centrés sur le crédit bancaire, éloignés des pressions des marchés boursiers, convergent dans la limitation des restructurations et des réductions brutales de personnel.

La libéralisation des marchés financiers est considérée comme un facteur de déstabilisation des capitalismes coordonnés (Culpepper, 2005). Mais si les marchés boursiers se sont fortement développés dans l’ensemble des pays occidentaux dans le contexte de libéralisation des marchés financiers, les différents pays n’ont pas attiré tous les types d’investisseurs de la même manière. En effet, au sein même de la catégorie des investisseurs institutionnels, les préférences et modes opératoires des fonds de pension, fonds mutuel et fonds de placement spéculatifs divergent fortement. Goyer (2006) montre que les fonds d’investissement – et ce n’est pas le cas pour les fonds de pension – s’intéressent avant tout aux entreprises où le degré de concentration du pouvoir chez le CEO est élevé. Ils visent des rendements élevés à court terme et sont disposés à prendre un risque relativement important. Leurs objectifs requièrent ainsi la capacité du management à réorganiser rapidement l’entreprise, sans qu’il ne soit confronté à l’opposition des travailleurs. L’Allemagne est alors nettement moins attractive que la France pour les investisseurs activistes, étant donné la plus grande implication des travailleurs dans le processus d’innovation et l’existence de la cogestion leur donnant une meilleure capacité à influencer la conduite de l’entreprise (Goyer, 2006).

Les grandes entreprises MEM, caractérisées par une liberté managériale encore plus importante que dans les entreprises françaises en raison d’un droit du travail laxiste et du faible degré de participation des travailleurs dans la gestion des sociétés, ont fortement attiré les fonds d’investissement. Cette évolution marque une rupture avec le « capital patient » prévalant dans le contexte helvétique. Cette recherche examine alors la reconfiguration de la coordination patronale sous la pression des marchés financiers. Comment évolue le contrôle bancaire ? Et la coordination par les réseaux d’interconnexions des CdA a-t-elle résisté à l’affirmation d’un capital activiste généralement associé à une logique libérale de gouvernance d’entreprise (Hall et Soskice, 2001) ? Enfin, Amable, Ernst et Palombarini (2005) montrent que la pression des marchés financiers tend à déstabiliser les stratégies coopératives dans les relations industrielles. Nous analysons ici dans quelle mesure la modification des préférences des entreprises a altéré l’organisation associative du secteur MEM et pesé dans la politique des principales associations patronales.

Cette recherche constitue donc une contribution au débat sur le changement dans les EMC. L’accélération de la mondialisation économique et financière des années 1990 a-t-elle conduit à un processus de convergence vers le modèle anglo-saxon (Lane, 2003) ? Assiste-t-on au contraire à un renforcement des institutions de coordination en raison de la volonté patronale de préserver les stratégies développées dans les marchés, reposant sur un haut degré de collaboration avec les travailleurs, leur fort investissement dans l’acquisition de compétences, et la stabilité des relations du travail dans l’entreprise (Iversen, Pontusson et Soskice, 2000, Kitschelt et al., 1999, Thelen, 2000) ? L’approche des « variétés de capitalismes » s’est ainsi opposée à la thèse du conflit de classe que prévoyaient les travaux sur le néo-corporatisme et d’autres approches mettant l’accent sur les ressources de pouvoir (voir Korpi, 2006). Certains parlent d’hybridation du modèle EMC, qui emprunterait des formes institutionnelles propres aux économies libérales en les juxtaposant aux structures traditionnelles (Höpner, 2001). En analysant l’évolution de la coordination du patronat suisse sous la pression des changements structurels des années 1990, nous défendons la thèse de l’érosion des mécanismes traditionnels de coordination. Nous examinons alors un processus de réajustement institutionnel touchant de manière différenciée les différentes composantes de la gouvernance d’entreprise et les relations industrielles.

Relations industrielles et gouvernance d’entreprise au cours de la période de croissance

Cette partie analyse les mécanismes traditionnels de coordination de l’industrie MEM. Il s’agit de la coordination patronale avec les syndicats à travers les associations, mais également de la coordination entre entreprises, par le biais à la fois des associations et des réseaux d’interconnexions des CdA.

La coordination patronale par les associations

Durant la période d’après-guerre, l’association patronale du secteur MEM, l’ASM, contribue à l’élaboration de politiques économiques et sociales avec des représentants syndicaux et de l’État. Mais son activité principale consiste à négocier la réglementation du marché du travail avec ses interlocuteurs syndicaux de branche, dont le principal est la Fédération des travailleurs de la métallurgie et de l’horlogerie (FTMH), dans le cadre du partenariat social. Les partenaires sociaux disposent en effet d’une très large autonomie dans la réglementation du marché du travail au niveau des branches ou entreprises, l’État n’intervenant en principe pas. Les conventions collectives de travail (CCT), issues des négociations collectives, couvrent généralement un secteur économique particulier, voir même une seule grande entreprise. Elles définissent la durée du travail, les conditions de travail, la compensation du renchérissement, le niveau de flexibilité du travail, etc., et sont beaucoup plus détaillées que la législation (Aubert, 1989).

Du point de vue patronal, les CCT permettent une plus grande capacité d’adaptation à la conjoncture que la réglementation publique, par voie légale. Elles offrent de plus l’avantage important d’assurer l’adhésion des travailleurs, grâce à une clause de paix sociale. La flexibilité et la stabilité permises par les CCT constituent des atouts importants pour l’industrie suisse des machines, principalement orientée vers l’exportation, et sensible à l’évolution des marchés internationaux.

Dans un contexte de croissance économique, les CCT se sont étoffées, définissant toujours plus précisément les conditions de travail au sein des entreprises conventionnées. Jusqu’à la fin des années 1980, les syndicats donnaient l’impulsion des changements réglementaires, obtenant des concessions patronales en matière par exemple de temps de travail en 1983 ou en matière de renforcement de la présence syndicale dans l’entreprise et d’égalité entre hommes et femmes en 1988 (Kübler, 1988 : 151-152).

Mais, au-delà de la coordination des élites patronales et syndicales, l’intérêt que représente l’ASM pour les entreprises membres tient également à la coordination proprement patronale que génèrent ce type d’associations (Gladstone, 1984). Elle permet en effet les échanges de points de vue et la formulation de politiques et de positions face à l’État et ses agences ou auprès des médias et de leur public, l’organisation collective de formations pour les employés et l’octroi de services spécialisés (information, formation, recherche, conseils juridiques).

Un des enjeux centraux de la coordination patronale réside dans la fixation des salaires, pour faire face aux revendications salariales des employés et éviter une trop forte concurrence entre les entreprises en matière de main-d’oeuvre qualifiée. En Suisse, la réglementation des revenus est largement soumise aux négociations entre partenaires sociaux. Le niveau de coordination des salaires est élevé, en comparaison internationale (Soskice, 1990). Ces réglementations concernent généralement le salaire minimum, et sont le plus souvent inscrites dans des conventions de portée nationale (Fluder, 1998). Si les CCT de l’industrie des machines ne comportent pas de réglementations à ce sujet, Soskice (1990) relève toutefois le rôle des grandes associations patronales suisses, en tant que lieu d’ajustement informel des salaires par les dirigeants patronaux.

Les réseaux d’interconnexions entre Conseils d’administration

Les réseaux d’interconnexions entre conseils d’administration constituent une deuxième forme importante de coordination des élites économiques et s’opposent à une logique de contrôle centrée sur les marchés boursiers. L’économie suisse est traditionnellement organisée par ce type de réseaux mettant en contact les dirigeants des grandes entreprises. Rusterholz (1985) relève que le réseau des 250 plus grandes entreprises était relativement dense et centralisé en 1976. Parmi les huit firmes les plus interconnectées, deux faisaient partie de l’industrie MEM : Sulzer et Brown-Boveri (BBC). Ce secteur économique est fortement organisé depuis longtemps, puisque les dirigeants patronaux de l’industrie MEM entre les deux guerres mondiales siégeaient déjà souvent dans le CdA de sociétés de multiples secteurs (Billeter, 1985).

L’analyse du réseau des plus grandes entreprises de Suisse menée par Nollert (1998) pour l’année 1995 désigne également une position centrale d’entreprises de l’industrie MEM. Mais les banques sont incontestablement les acteurs les plus centraux, participant aux conseils d’administration de nombreuses entreprises industrielles. Ce phénomène, déjà observé en 1931 par Giovanoli, a ainsi traversé le vingtième siècle. En 1976, quatre des huit entreprises les plus centrales identifiées par Rusterholz (1985) étaient des banques (BNS, SBS, UBS, CS). En 1995, le même constat s’impose (Nollert, 1998). Cette forte présence des banques dans les CdA des entreprises, notamment celles du secteur MEM, est caractéristique des EMC. Les banques, en tant que créanciers, peuvent en effet viser à contrôler leurs investissements (Zysman, 1983), tandis que les entreprises peuvent recruter un banquier dans la perspective d’assurer la continuité du flux de capitaux (Davis et Mizruchi, 1999). Mais le contrôle bancaire par le biais de la représentation aux CdA des entreprises est surtout lié, en Suisse, à la volonté des personnes en place – en particulier le management – de s’assurer de l’alignement du vote des banques lors de l’assemblée générale des actionnaires (Schnyder et al., 2005). En effet, les banques peuvent souvent disposer de nombreux votes par procuration, en tant que dépositaires d’actions par des clients leur ayant accordé ce droit.

Au cours de la période de croissance, les réseaux de CdA dans lesquels s’insèrent les grandes entreprises MEM relèvent ainsi de logiques stratégiques et financières éloignées d’une logique de compétition pure centrée sur les marchés financiers.

Les changements structurels des années 1990 : hausse de la pression concurrentielle et financiarisation des entreprises

Au cours des années 1990, des changements structurels importants sont venus bouleverser l’industrie des machines. Il s’agit de l’accroissement de la concurrence internationale, dans un contexte de récession, mais aussi de la financiarisation accrue des entreprises.

L’accélération de la libéralisation des échanges économiques a conduit à une intensification de la concurrence internationale. Les secteurs économiques tournés vers les marchés extérieurs, comme l’industrie MEM, sont alors soumis à une plus forte pression. Par ailleurs, dans le contexte de récession des années 1990, de nombreuses entreprises étaient en difficulté. L’ASM relève en 1991 les problèmes des branches traditionnelles comme les machines textiles et les machines-outils, liés au recul de la conjoncture et à la forte concurrence exerçant une pression sur les prix (Rapport annuel, 1991). Les délocalisations étaient alors présentées comme inévitables par les milieux patronaux. Cette tendance a pesé sur le partenariat social de branche.

Le deuxième aspect susceptible d’avoir modifié la coordination du patronat concerne la libéralisation des marchés financiers. Cette dernière semble en effet perturber la stabilité des capitalismes coordonnés (Culpepper, 2005). Accélérée depuis le milieu des années 1980, elle a donné lieu à une croissance importante de la capitalisation des entreprises suisses par les marchés boursiers depuis le début des années 1990, passant de 60 à 250 % du PIB entre 1988 et 1999 (Mach, 2006). Toutefois, d’autres facteurs ont influencé cette évolution : des taux d’intérêt bas, une population vieillissante, de plus grands besoins de prévoyance-vieillesse (ce qui donne du volume aux fonds de pension), et la popularité grandissante des investissements boursiers. Le graphique 1 témoigne de la forte croissance de la capitalisation boursière des onze plus grandes entreprises MEM au cours des années 1990.

Graphique 1

Capitalisation boursière des onze plus grandes sociétés MEM (moyenne par entreprise)

Capitalisation boursière des onze plus grandes sociétés MEM (moyenne par entreprise)

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Les marchés boursiers semblent ainsi gagner du poids dans le financement des entreprises. Si l’augmentation des participations des fonds de pension s’est accompagnée d’un activisme très modéré en Suisse (Theurillat, Corpataux et Crevoisier, 2008), la principale rupture concerne l’apparition des fonds d’investissement en tant qu’investisseurs activistes (Goyer, 2006). Centrés sur la maximisation du retour sur investissement, ils étaient absents de la gouvernance des entreprises MEM en 1990. En 1995, sept fonds d’investissement détenaient une moyenne de 3,9 % par entreprise de l’échantillon sous revue (source : Guide des actions suisses). La même proportion est atteinte en 2000, alors qu’en 2006 treize fonds d’investissement possédaient en moyenne 18,4 % des actions des entreprises (ibid.). La libéralisation des marchés des capitaux a ainsi renforcé de nouveaux acteurs et mis fin à l’autonomie dont bénéficiaient les managers dans le contexte d’un « capital patient ». Les marchés boursiers s’affirment ainsi en tant que nouveaux points de repère, supplantant, dans cette fonction, le contrôle d’entreprise par les réseaux d’imbrication entre CdA et par les grands actionnaires historiques.

Dans l’industrie MEM, le renforcement de la valeur actionnariale s’est traduit par d’importantes restructurations sous la pression de fonds d’investissement (FTMH, 1999). Dans le cas de Rieter, le secteur des machines textiles a été restructuré, et les effectifs ont été réduits de moitié entre 1990 et 1998. Le rendement de l’entreprise correspondait, en 1998, à ses objectifs. Mais le secteur du textile étant moins rentable que la moyenne (notamment en comparaison avec son secteur de sous-traitance automobile), de nouvelles restructurations du secteur furent adoptées. ABB a également vu sa substance industrielle fondre, pour les mêmes raisons : son secteur de production des turbines fut fusionné avec le groupe français Alstom pour créer une nouvelle société, ABB Alstom Power. Le chiffre d’affaires d’ABB Suisse passa alors de 5,4 à 3 milliards de francs suisses, une diminution presque de moitié, et 3000 employés furent transférés à ABB Alstom Power. ABB se centra ainsi sur ses branches technologiques innovantes et à forte croissance. Si les exemples pourraient être multipliés, citons encore Ascom, où le financier Ernst Müller-Möhl acheta progressivement des parts de l’entreprise. Détenant environ 25 % des actions, il fut alors nommé au CdA. Cette élection fit grimper l’action du groupe, étant donné les réformes exigées par le nouvel administrateur et actionnaire principal. Il revendiquait, entre autres, une réduction des secteurs les moins rentables du groupe, et une diminution des dépenses dans la recherche, témoignant ainsi d’une vision basée sur le court-terme qui finit par s’imposer au sein de l’entreprise.

Comment le processus de financiarisation s’est-t-il traduit au niveau du réseau d’interconnexions des CdA ? Assiste-t-on à un déclin du contrôle bancaire ? Quel est l’impact du processus de financiarisation sur les relations industrielles ? La suite de la recherche tente d’apporter une réponse empirique à ces questions.

Évolution du réseau d’interconnexions des CdA entre 1970 et 2005

Cette partie analyse l’évolution des interconnexions des grandes entreprises MEM avec les CdA d’autres entreprises en différenciant les liens sectoriels et non sectoriels. Dans un deuxième temps, l’évolution des liens banque-industrie au cours des années 1990 est discutée.

Réseau interne et réseau externe à l’industrie des machines

L’évolution du réseau d’interconnexions des CdA a été cernée grâce à des analyses sélectives réalisées pour les années 1970, 1980, 1990, 1995, 2000 et 2005. Les onze plus grandes entreprises ont été choisies en fonction de leurs chiffres d’affaires. Mais la continuité a également été un élément déterminant dans la sélection des entreprises. Lorsque la différence de chiffre d’affaires n’était pas significative, le choix d’une entreprise déjà sélectionnée pour une autre année a été privilégié, laissant hors de l’échantillon une entreprise qui n’aurait été choisie que ponctuellement. Ainsi, la progression du réseau est d’autant plus parlante qu’elle cerne en grande partie l’évolution de mêmes entreprises.

Tableau 1

Les principales entreprises MEM entre 1970 et 2005 (par ordre alphabétique)

Les principales entreprises MEM entre 1970 et 2005 (par ordre alphabétique)

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La participation des administrateurs des onze plus grandes entreprises MEM à d’autres CdA a clairement diminué au cours des dernières décennies. Cette observation rejoint l’analyse de Schnyder et al. (2005) concernant la désintégration globale du réseau suisse des grandes entreprises.

Tableau 2

Participation des administrateurs MEM à des CdA (1970-2005)

Participation des administrateurs MEM à des CdA (1970-2005)
Source : Rapports annuels des entreprises et Répertoire des administrateurs.

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Alors que les administrateurs MEM de l’échantillon cumulaient 849 mandats en 1980, il restait moins de la moitié de ces mandats en 2000, notamment en raison de la diminution de la taille des CdA au cours de cette période (réduction de 111 à 83 postes d’administrateurs dans les 11 entreprises), et en particulier entre 1995 et 2000 (25 postes d’administrateurs en moins). En effet, les nouveaux principes de management associés à la valeur actionnariale exigent une diminution du nombre de postes d’administrateur, de manière à favoriser des décisions rapides (voir Hofstetter, 2002). Par ailleurs, la fonction d’administrateur s’est progressivement professionnalisée (Schnyder et al., 2005). L’idée qui s’est imposée avec les nouvelles formes de gouvernance d’entreprise est ici que les dirigeants doivent consacrer un temps et un engagement importants à leur mandat, ce qui implique une limitation de leurs mandats. Dans notre échantillon, le nombre de mandats par administrateur s’est continuellement érodé, passant d’une moyenne de 9,7 chacun en 1970 à 4,3 en 2005. Enfin, la diminution des interconnexions s’explique également par le fait que les entreprises voulant attirer les investisseurs sont amenées à réduire leurs liens avec d’autres sociétés de manière à convaincre les investisseurs de leur mode libéral de gouvernance d’entreprise (Schnyder et al., 2005: 49). Les réseaux constituent en effet des interférences à la compétitivité des marchés, alors que les marchés financiers devraient constituer le principal repère pour les stratégies du management.

La coordination sectorielle constitue une dimension centrale du réseau d’interconnexions des CdA. Nous mesurons ici l’évolution des liens entre les entreprises de l’échantillon aux six dates. La représentation du réseau (graphiques 2 et 3) liant les onze entreprises de l’échantillon montre à la fois l’importance des liens qui prévalaient entre les onze entreprises en 1995 (la toile a une structure et une densité comparables pour les années 1970, 1980 et 1990), et la diminution de ces liens entre 1995 et 2000[3].

Graphique 2

Réseau MEM 1995

Réseau MEM 1995

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Graphique 3

Réseau MEM 2000

Réseau MEM 2000

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Une lecture trop rapide conduirait à conclure à la seule réduction du réseau. Il est vrai que l’indice de densité[4] du réseau a fortement chuté au cours de ces cinq ans : alors qu’il s’élevait à 0,24 en 1995[5], il n’était plus que de 0,12 en 2000. Mais cette réduction, observable entre 1995 et 2000, est cependant due à la seule réduction de la taille des CdA au cours de cette période, puisque, contrairement au réseau « étendu », le réseau sectoriel a été soutenu par ses administrateurs avec un engagement constant : respectivement 1,17 et 1,18 mandats par dirigeant aux deux dates, comme en témoigne le tableau 3. Ce chiffre élevé témoigne d’un certain soutien de la coordination des entreprises, malgré un contexte général de baisse du nombre absolu de liens (le nombre de mandats au sein des entreprises de tous secteurs avait fortement diminué au cours de la même période).

Tableau 3

Réseau sectoriel des onze plus grandes entreprises MEM (1970-2005)

Réseau sectoriel des onze plus grandes entreprises MEM (1970-2005)
Source : Rapports annuels des entreprises, Guide des actions suisses et Répertoire des administrateurs. Pour 2005, le site Internet de « Finanz und Wirtschaft » a également été consulté (www.fuw.ch).

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Les liens avec les entreprises du secteur ont donc été favorisés au détriment des liens extérieurs. Deux logiques peuvent expliquer ce choix. Premièrement, les connexions sectorielles sont particulièrement utiles pour échanger des informations sur le marché de produits similaires, pour faciliter les collaborations technologiques et favoriser une vision large des intérêts du secteur. Dans une logique plus individuelle, les administrateurs peuvent favoriser les mandats des grandes entreprises en raison d’une rétribution et d’un prestige comparativement avantageux.

La remise en cause de la communauté financiaro-industrielle

Comme nous l’avons relevé plus haut, le modèle suisse de gouvernance d’entreprise est fortement marqué par la présence de banquiers dans les CdA des grandes sociétés industrielles. Ce modèle traditionnel de contrôle bancaire a été fortement remis en cause dans l’industrie MEM au cours des années 1990. Le désengagement des banques n’est pas propre à la situation helvétique, puisqu’il a été observé aux États-Unis dans les années 1980 (Davis et Mizruchi, 1999), ainsi que dans des EMC comme l’Allemagne depuis les années 1990 (Höpner et Krempel, 2003; Beyer, 2006). Une des causes principales de cette évolution réside dans le changement stratégique des banques, qui se sont davantage tournées vers la banque d’investissement au détriment des crédits, de moins en moins rentables en raison de la volonté des entreprises de se financer davantage par le marché des capitaux. La compétition croissante sur les marchés financiers a également incité les principales banques suisses à modifier leurs stratégies d’investissement. Alors qu’en 1980 plus de 50 % des revenus des banques suisses reposait sur les intérêts, en 2000, « Fee and commission income and trading income had […] become the most important sources of revenue for Swiss banks » (Schnyder et al., 2005 : 42).

Dans la banque d’investissement, les liens banque-industrie font figure de conflits d’intérêts, qui remettent en cause la crédibilité de la banque. En conséquence, les banques, en étendant leurs activités dans la banque d’investissement, ont été moins disposées à être représentées dans les CdA des entreprises industrielles. De même, la moindre importance des crédits dans les activités bancaires a réduit l’incitation des banques à sécuriser leurs investissements en envoyant un représentant au CdA. Symétriquement, les industriels peuvent voir moins d’intérêt à recruter un banquier au sein de leur CdA, puisque cette pratique vise souvent à assurer la continuité du flux des capitaux (Davis et Mizruchi, 1999). Par ailleurs, l’orientation toujours plus globale des grandes banques suisses au détriment du marché national peut aussi expliquer la désinsertion des grandes banques du réseau national (Schnyder et al., 2005). Un dernier facteur ayant pu participer au relâchement des liens banque-industrie réside dans la fluidification des transactions financières[6] ayant incité les investisseurs à prendre en charge eux-mêmes la gestion des transactions plutôt que de recourir aux services des banques. Le tableau 4 présente l’évolution du nombre d’administrateurs partagés par les trois grandes banques (Crédit Suisse, SBS, UBS) et les onze entreprises MEM de l’échantillon.

Tableau 4

Évolution des liens banque/industrie MEM

Évolution des liens banque/industrie MEM
Source : Rapports annuels des entreprises, Guide des actions suisses et Répertoire des administrateurs.

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Le Crédit Suisse, la SBS et l’UBS étaient fortement connectés aux géants industriels jusqu’en 1995. En moyenne, quatre liens par entreprise étaient observables aux deux premières dates, et près de trois pour les deux suivantes. La rupture entre 1995 et 2000 est cependant brutale, puisque l’on ne retrouve soudainement plus qu’un administrateur siégeant à la fois au sein d’une des grandes banques nationales et, en l’occurrence, dans deux des onze entreprises. La rupture est ensuite confirmée, puisque le réseau entre les sociétés observées, si dense au cours de la période de croissance, a totalement disparu en 2005. Les images fournies à l’aide du logiciel Pajek (graphiques 4 et 5) illustrent bien la centralité des banques dans le réseau jusqu’en 1995[7] (dix des onze entreprises étaient alors liées à une des trois grandes banques), puis la rupture entre 1995 et 2000.

Graphique 4

Réseau banques / MEM 1995

Réseau banques / MEM 1995

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Graphique 5

Réseau banques / MEM 2000

Réseau banques / MEM 2000

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Sur les vingt-six personnes qui généraient trente-trois connexions banque-MEM en 1995, douze ont quitté les CdA des entreprises MEM de l’échantillon, et treize ont quitté les banques. Le retrait est donc bilatéral, et ne se limite pas au seul désengagement de banquiers des CdA des entreprises MEM. Sur les vingt-six administrateurs, dix étaient des dirigeants MEM, huit étaient managers dans une banque, et six avaient une fonction exécutive dans un troisième secteur[8]. Il apparaît ainsi que le recrutement par les banques de dirigeants MEM au sein de leur CdA était au moins aussi fréquent que le recrutement de banquiers par les entreprises MEM, et que ces deux types de pratiques ont pris fin.

Mis à part les facteurs exposés plus haut, la fusion UBS/SBS au cours de cette période doit être considérée, puisqu’elle limite le nombre d’interconnexions possibles avec le CdA de la nouvelle UBS, issue de la fusion. Ce paramètre n’est cependant pas suffisant pour expliquer une évolution aussi radicale, comme en témoigne le fait que l’UBS de 2000 et de 2005 n’a plus aucune connexion avec les grandes entreprises MEM. Il était possible d’imaginer que la fusion ait donné lieu à une « illusion d’optique » : des administrateurs des deux banques siégeant au sein d’une entreprise MEM auraient ainsi pu disparaître du CdA de la banque suite à la fusion, mais occuper un autre poste dirigeant au sein de la nouvelle UBS. Des liens continueraient ainsi à se perpétuer, sans qu’ils n’apparaissent dans les réseaux d’interconnexions des CdA. Ce cas de figure n’a pu être détecté que pour un seul administrateur, Urs Rinderknecht, membre du Comité de management UBS en 2000.

La désintégration de la communauté financiaro-industrielle entre 1995 et 2000, qui était constitutive d’un système de gouvernance d’entreprise centré sur les banques, est ainsi concomitante de l’accroissement du poids des marchés financiers dans la gouvernance d’entreprise.

La réorganisation patronale

Les deux associations traditionnelles du secteur MEM se répartissent différentes tâches. L’ASM, orientée sur les questions de marché du travail, se charge des négociations collectives, de l’organisation de la formation professionnelle et du lobbying, au niveau fédéral, en matière de politiques sociales. Le VSM, quant à lui, est orienté vers le marché des produits. Il sert ainsi de plate-forme pour les questions de standardisation technique, publie des études économiques pour les entreprises de la branche, et exerce un lobbying en matière de politiques économiques.

L’organisation associative du patronat MEM a été remise en cause par l’accroissement des pressions concurrentielles et le climat conjoncturel des années 1990. Au cours de cette période, beaucoup d’entreprises menaçaient de quitter leur association traditionnelle. De plus, les « non-adhésions » de nouvelles entreprises remettaient en cause la représentativité des associations, comme c’était le cas dans d’autres secteurs (Mach, 2006).

L’hémorragie des membres s’explique également par la concurrence croissante de Swissmechanic, une organisation de 1300 membres recrutés à plus bas tarif et dans les mêmes branches que le VSM (920 membres). Au cours des années 1980, cette organisation regroupait 700 entreprises qui employaient 15 000 personnes. Elle était ainsi largement marginale par rapport au VSM. Mais les changements structurels des années 1990 affectèrent profondément la place industrielle suisse, et se traduirent par des restructurations, démantèlements et réorganisations. Swissmechanic, profitant du démantèlement des grandes entreprises, représente aujourd’hui 1300 sociétés, de moins de cinquante employés en moyenne, qui emploient 58 000 travailleurs (presque quatre fois plus en vingt ans) (Flütsch, 2006). Le VSM, s’il reste leader, subit la tendance inverse, puisque les employés de ses entreprises ne sont plus que 137 000 : une baisse de 15 % depuis 2000 (ibid.). Au fil des ans, cent entreprises seraient passées de Swissmem (qui regroupe l’ASM et le VSM) à Swissmechanic, et deux cents nouvelles entreprises, qui auraient parfaitement pu adhérer à Swissmem, se sont affiliées à sa rivale[9]. Pour contrer cette tendance, Swissmem décida de baisser le montant de ses cotisations d’un tiers. Mais l’attrait de Swissmechanic réside également dans sa politique. En effet, l’organisation rejette le partenariat social de branche, et s’est ainsi alimentée des réticences croissantes des PME à se soumettre à une CCT[10].

C’est dans ce contexte que doit être compris le rapprochement entre l’ASM et le VSM au cours des années 1990 visant à unifier et renforcer l’industrie MEM vis-à-vis « des autorités, du public, dans la politique et auprès des partenaires sociaux » (Rapport annuel ASM, 1994). En 1999, les secrétariats des deux associations se réunirent dans une même association, Swissmem. Les membres de Swissmem pouvaient alors être affiliés à l’ASM, au VSM, ou aux deux organisations. Un comité directeur unique réunit des membres des deux anciennes directions, la présidence continuant à être assurée par une seule personne. Le regroupement visait ainsi à renforcer l’industrie MEM, mais aussi à contrer l’érosion de la base de la représentation des intérêts.

Si le maintien de la coordination sectorielle est avéré, il est intéressant de constater que la coordination entre le secteur MEM et le reste de l’économie ne s’est pas seulement dégradée au niveau du réseau des CdA s’étendant à l’ensemble de l’économie, mais également au niveau associatif. En effet, Swissmem a, en 2006, menacé de démissionner de l’association patronale faîtière Économiesuisse. Swissmem lui reprochait de favoriser les intérêts des secteurs financiers et pharmaceutiques, et la cotisation, basée sur le nombre d’employés, était jugée défavorable à l’industrie des machines. Le départ de Swissmem ne fut cependant pas effectif, suite à un accord réduisant notamment le coût financier de l’affiliation à Économiesuisse. Swissmem annonça néanmoins qu’elle souhaitait mener par elle-même la plus grande partie des activités de lobbying touchant à l’industrie des machines. Il est ainsi frappant d’observer une certaine désorganisation du patronat dans son ensemble au sein tant des réseaux que des associations tandis que la logique qui s’impose progressivement, semble-t-il, est sectorielle.

Le retrait de nombreuses PME et l’érosion de l’emploi industriel ont pesé sur le rayonnement du partenariat social. Le nombre d’employés soumis à la CCT de l’industrie des machines a continuellement diminué depuis la seconde moitié des années 1990 (tableau 5).

Tableau 5

Nombre de travailleurs soumis à la convention collective de travail de l’industrie des machines

Nombre de travailleurs soumis à la convention collective de travail de l’industrie des machines
Source : Office fédéral de la statistique.

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De plus, et peut-être surtout, les membres de l’ASM ont fait pression sur leur association pour qu’elle réoriente les relations industrielles vers une décentralisation au niveau des entreprises et une flexibilisation des CCT (Widmer, 2007). Face à des syndicats en situation de déclin structurel (perte de 18 % des membres entre 1990 et 2000 [Widmer, 2007]), l’ASM imposa, dans le cadre de la CCT de 1993, un « article de crise » permettant aux entreprises d’augmenter la durée du temps de travail et de supprimer le treizième salaire sans autre compensation. La CCT de 1998 donna lieu à l’annualisation du temps de travail, permettant de flexibiliser la main-d’oeuvre. Cette plus grande liberté donnée aux entreprises s’accompagnait de mesures de renforcement du partenariat social au niveau de l’entreprise, et s’inscrivait donc clairement dans une logique de décentralisation. Les deux tendances – décentralisation et flexibilisation – furent approfondies dans le cadre de la CCT de 2005, dernière en date (idem). Ces tendances rapprochent le système des négociations collectives d’une logique libérale de marché, même si celle-ci fonctionne sur un mode négocié.

Conclusion

Dans quelle mesure la financiarisation des entreprises et l’accroissement des pressions concurrentielles au cours des années 1990 remettent-ils en cause les mécanismes traditionnels de coordination hors-marché ? Cette recherche montre que le renforcement de l’activisme actionnarial dans la gouvernance d’entreprise déstabilise l’organisation collective des relations industrielles et la coordination patronale à travers les réseaux d’interconnexions de Conseils d’administration. Le cas de l’industrie suisse des machines, un secteur traditionnellement fortement coordonné, constitue un terrain propice à l’étude des changements. S’il n’est pas possible d’identifier un glissement mécanique de l’économie suisse vers un modèle d’économie libérale de marché, les mécanismes de coordination hors-marché se sont érodés de manière significative. La distinction EMC/EML, conçue par les « variétés de capitalismes » pour expliquer la permanence de différents arrangements institutionnels, constitue paradoxalement un bon outil pour analyser les transformations des capitalismes coordonnés au cours des quinze dernières années. Nous synthétisons ici les principales dimensions de la dégradation, mais aussi de la permanence des mécanismes de coordination hors-marché.

Le recentrement des entreprises sur la valeur actionnariale, à l’origine de nombreuses restructurations industrielles, est allé de pair avec une importante modification des formes de contrôle des sociétés. Le rôle traditionnellement central des banques, massivement représentées dans les CdA, n’a pas résisté à la financiarisation des entreprises et aux nouvelles stratégies d’investissement des banques. Le réseau mettant en relation banques et entreprises MEM s’est brutalement désintégré entre 1995 et 2000. Par ailleurs, le processus de financiarisation a fortement érodé les connexions qui liaient traditionnellement les entreprises MEM à l’ensemble de l’économie au cours de la deuxième moitié des années 1990.

De même, le système des relations industrielles au niveau des branches a été mis sous pression. Si la mauvaise conjoncture a joué un rôle, l’approfondissement, au cours de la période d’embellie économique 2004-2008, des tendances amorcées au début des années 1990 dans les négociations collectives, témoigne d’un changement structurel, et révèle l’érosion du poids des salariés parallèlement à l’affirmation du capital financier. Le rôle du partenariat social a été attaqué de deux manières. Par le centre, tout d’abord, puisque les CCT de 1993, 1998 et 2005 marquent un mouvement de décentralisation des négociations au niveau de l’entreprise afin d’améliorer la flexibilité des sociétés, leur compétitivité sur les marchés internationaux. Par les marges, ensuite. En effet, les PME sont de moins en moins soumises aux négociations collectives, les réglementations qui en émanent constituant un cadre jugé trop contraignant. De nombreuses entreprises ont ainsi quitté Swissmem, ou n’y ont pas adhéré, réduisant la représentativité de Swissmem et le rayonnement des CCT. Elles ont alors garni les rangs de Swissmechanic, une association qui rejette le système des négociations collectives.

Plusieurs aspects semblent cependant témoigner de la résistance de l’organisation sectorielle de l’industrie MEM aux pressions de la mondialisation économique et financière. Les administrateurs des grandes entreprises ont en effet favorisé les mandats au sein d’entreprises du même secteur en se retirant de CdA de sociétés actives sur d’autres marchés. On peut à cet égard se demander si l’on n’assiste pas à un phénomène plus général de regroupement par grappes, les différents secteurs économiques formant de plus en plus des réseaux par grappes sectorielles, et se séparant du réseau élargi. La réorganisation patronale au niveau des associations témoigne également d’une volonté de soutien de la coordination sectorielle. La création de Swissmem devait ainsi permettre un renforcement, une meilleure représentativité et visibilité par le regroupement des membres des deux associations, alors que leur représentativité était menacée par la volonté croissante de flexibilité des PME.

Par ailleurs, le maintien du partenariat social de branche en tant qu’institution centrale du fonctionnement des relations industrielles éloigne le modèle suisse des économies libérales de marché, malgré les pressions décentralisatrices. Il témoigne notamment d’une volonté de préservation de la paix sociale au sein d’entreprises actives sur les marchés internationaux et dépendantes des compétences spécifiques de leur main-d’oeuvre qualifiée. Et d’autres aspects de la coordination patronale par les associations ne sont pas remis en cause, comme la question centrale de la formation professionnelle et du perfectionnement qu’assurent tant Swissmechanic que Swissmem, ou celle de la standardisation technique.

La logique de marché n’a ainsi pas atteint toutes les sphères du système avec la même profondeur. Cette observation justifie le maintien de la distinction EMC/EML en tant que catégories d’analyse. Mais la préservation de certaines formes de coordination hors-marché ne doit pas cacher le processus d’hybridation à l’oeuvre découlant de la modification du mode de contrôle des sociétés dans la sphère de la gouvernance d’entreprise, et de ses effets déstabilisateurs dans le champ des relations industrielles.