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S’appuyant sur des travaux issus de diverses disciplines (sociologie, ergonomie, psychologie, gestion, économie), cet ouvrage collectif regroupe une douzaine de contributions autour du thème de la précarité. Son aspect original réside dans le fait que la précarité y est envisagée non pas sous l’angle du rapport à l’emploi et à la protection sociale mais sous celui du rapport au travail et des vulnérabilités qu’il engendre pour le sujet qui l’accomplit, se traduisant notamment par des impacts délétères sur la santé. Les auteurs critiquent la banalisation de la précarité au travail et la tendance à renvoyer à l’individu tant la responsabilité de sa souffrance que celle d’apprendre à la « gérer ». Au premier rang de leurs analyses, ils ciblent les pratiques organisationnelles qui médiatisent les relations entre travail et santé.

En introduction, Corinne Saint-Martin identifie un certain nombre de paradoxes propres au travail contemporain et sur lesquels les travaux regroupés autour de six sous-thèmes tentent d’apporter un éclairage. Parmi ces paradoxes : une activité cognitive intense mais une perte de sens du travail; un travail abstrait et intelligent mais une augmentation des pathologies imputables à l’intensification de l’activité; une mobilisation des compétences individuelles assortie d’une mise en concurrence interindividuelle engendrant de fortes pressions relationnelles; des formes de travail axées sur la création, l’autonomie et la responsabilité mais au prix d’une contrainte à l’inventivité permanente et de contrôles serrés sur les résultats.

Les travaux se rapportant au premier sous-thème interrogent le paradoxe de l’attachement au travail face à son intensification. Si, de manière générale, le niveau et la conception du bonheur au travail sont relatifs au statut social, les travaux de Michel Gollac mettent en évidence le fait que la souffrance au travail n’est que faiblement corrélée aux variables du statut social de l’individu ou aux caractéristiques de son emploi, mais qu’elle est fortement associée aux caractéristiques du travail lui-même, notamment son intensité. La contribution de Serge Volkoff présente l’intensité au travail comme le produit d’un enchevêtrement de contraintes – de temps, de qualité, de réponse aux besoins du client – que chaque individu doit tenter de concilier au mieux. L’effet, difficilement mesurable, de cette intensité croissante du travail est le rétrécissement des marges de manoeuvre permettant aux travailleurs de déployer des stratégies de protection de leur santé.

Le deuxième sous-thème regroupe trois textes portant sur les liens entre vieillissement, usure au travail et usages de la santé. Le premier de ces textes, signé par Jean-Claude Marquié et David Ansiau, soutient l’idée que les ressources, notamment cognitives, qui fondent les compétences que les individus mobilisent dans leur activité productive et au-delà, sont directement tributaires du contenu du travail et de l’organisation du travail. Leurs travaux illustrent en quoi certaines organisations et conditions de travail entraînent l’érosion de ces ressources alors que d’autres favorisent leur développement durable, un rappel opportun dans un contexte de vieillissement de la main-d’oeuvre. Nathalie Lapeyre et Claire Thébault analysent quant à elles les facteurs et les effets de l’usure physique, psychique et organisationnelle chez des travailleurs de 50 ans et plus en milieu hospitalier et dans une entreprise du secteur de l’aéronautique. Si les facteurs associés aux deux premiers types d’usure sont bien connus, les auteures considèrent qu’ils peuvent être déclenchés ou accentués par « l’usure organisationnelle », « produite par une forme d’organisation qui s’use, qui se dérègle, qui se rigidifie, qui manque de souplesse, qui est en crise ». Ce phénomène est lié, selon les auteures, à la diffusion de nouvelles formes d’organisation du travail, à la fois plus décentralisées et plus contrôlées, aux situations de pénurie de personnel qui forcent à travailler perpétuellement en urgence et à limiter les temps de repos, ainsi qu’à celles caractérisées par un déficit organisationnel, d’encadrement ou de communication. Finalement, Valentine Hélardot examine l’impact sur la santé des processus croisés de la précarisation de l’emploi (développement des emplois précaires, de l’intérim, de la sous-traitance) et de la précarisation du travail (intensification, nouvelles formes productives faisant appel à l’investissement personnel des travailleurs). Elle s’intéresse en particulier aux compromis élaborés par les salariés pour concilier les enjeux relatifs à la satisfaction au travail, à la satisfaction quant au statut d’emploi et à la préservation de la santé.

La troisième partie, portant sur l’engagement de soi dans le travail d’organisation, renouvelle quelque peu la réflexion sur le thème avec les contributions de Gilbert de Terssac et Dominique Christian, d’une part, et de Marie-Anne Dujarier, d’autre part. Cette section met en évidence le fait que les transformations organisationnelles contemporaines ont pour effet de déléguer une partie du travail d’organisation aux salariés. Non plus seulement les exécutants du travail selon les normes édictées d’en haut, ces derniers tentent de faire valoir leur propre conception de ce que devraient être les priorités de l’entreprise et la qualité du service à rendre, sans que cette contribution à l’activité organisationnelle leur soit reconnue, alors même qu’on leur demande d’être responsable des résultats. De Terssac et Christian analysent le malaise organisationnel comme la revendication insatisfaite des salariés de participer à la construction des règles de contrôle, dans des contextes où ces règles sont changeantes et incomplètes. Pour sa part, Dujarier met en lumière le caractère ambivalent de cette participation au travail d’organisation, qui consiste essentiellement à gérer les contradictions qui traversent la production, notamment celles entre les fins et les moyens : stimulante et productrice de sens, cette participation peut aussi devenir destructrice si elle est le fait de travailleurs isolés qui l’exercent dans l’urgence et à un mauvais niveau.

La quatrième section propose des pistes de réflexion et d’action en matière de santé au travail, destinées, d’une part, aux syndicalistes et, d’autre part, aux gestionnaires. Corinne Gaudart et Laurence Théry rapportent la démarche et les résultats d’une recherche-action sur les effets de l’intensification au travail conduite en partenariat avec la CFDT. Explorant à la fois les aspects objectifs et la dimension subjective de cette réalité, notamment le sentiment fort répandu de ne pas avoir les moyens de bien faire son travail, cette recherche visait la mise en commun et la prise en charge collective de souffrances qui sont vécues sur le mode de la responsabilité individuelle. Emmanuel Abord de Chatillon propose pour sa part aux gestionnaires des pistes d’action pour un management unifié de la santé et de la sécurité au travail.

La précarité des institutions du travail fait l’objet de la cinquième section, avec deux contributions, respectivement de Corinne Saint-Martin et de Béatrice Appay. La première s’intéresse aux formes de précarisation professionnelle des cadres et autres personnels hautement qualifiés, en prenant pour exemple le secteur de la « net-économie ». De manière paradoxale, les facteurs de fragilisation – durée et charge de travail, exigence de disponibilité et d’inventivité permanentes, pression liée notamment à la prise de risques – y font figurent de normes, voire de règles du jeu qui donnent un sens au travail, dans tous les cas de contraintes acceptées. Pour sa part, Appay propose de remplacer le concept de précarité de l’emploi, associé à la pauvreté et à l’exclusion, par celui de précarisation du travail, vue comme processus concernant l’ensemble de la société et renouvelant ses modes de hiérarchisation. Selon cette auteure, la précarisation, et son corollaire l’autonomie contrôlée, est le produit de trois processus conjugués : l’externalisation en cascades (des responsabilités, des coûts et des risques), la concentration économique reposant sur la fragmentation salariale et finalement, l’individualisation, « qui réifie l’individu tout en désorganisant les structures collectives ».

Dans la sixième et dernière section, intitulée La santé au travail : une question à reconstruire, Michèle Lalanne s’intéresse à la manière dont les acteurs sociaux, incluant les pouvoirs publics et les scientifiques, construisent et gèrent le risque d’exposition aux substances cancérigènes et mutagènes, et les effets de cette construction et de cette gestion en termes de minimisation du risque et de frein aux efforts de prévention. Pour sa part, Bruno Maggi développe l’idée que l’analyse du travail aux fins de prévention doit s’appuyer sur une théorie de l’organisation qui intègre d’emblée la question du bien-être physique, mental et social des personnes; cette théorie de l’agir organisationnel qu’il élabore, de caractère résolument interdisciplinaire, a donné naissance à une méthode adaptée à l’analyse et à l’évaluation des situations de travail.

En terminant, l’aspect intéressant de l’ouvrage réside dans la réunion de courtes contributions qui constituent autant d’entrées dans le thème à l’étude et renvoient aux autres travaux des auteurs; leur juxtaposition permet un regard croisé et interdisciplinaire sur l’objet, que synthétise utilement la conclusion rédigée par Gilbert de Terssac. Toutefois, comme beaucoup d’ouvrages collectifs, celui-ci a les défauts de ses qualités, la mise en commun de contributions diversifiées se traduisant parfois un manque d’unité, ce qui rend sa recension difficile, et par le caractère redondant de certains éléments de mise en contexte ou de problématique.