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Sylvie Monchatre enseigne la sociologie à l’Université de Strasbourg après avoir oeuvré douze ans au Centre d’études et de recherche sur les qualifications (Céreq) en France. Ses recherches portent sur les politiques de mobilisation des compétences, sur les usages sexués de la main-d’oeuvre et sur les parcours professionnels. Après avoir travaillé sur les cadres et les ouvriers, elle traite plutôt dans ce livre des employés du secteur de l’hôtellerie et de la restauration sur la base de travaux menés au Céreq. Partant d’un portrait des serveurs effectué par George Orwell dans un de ses romans et qui les qualifie de « snobs » épousant la mentalité des riches qu’ils côtoient, l’auteure s’emploiera à détruire les stéréotypes. Elle montre comment « au-delà de l’image de l’hôtellerie-restauration de prestige qui domine, au masculin, les représentations, servir constitue une activité massivement organisée pour les populations dont l’indépendance économique est fragile : jeunes en quête d’insertion, étudiants en quête de compléments aux subsides familiaux, femmes en quête de revenus d’appoint […] ».

D’entrée de jeu, nous pouvons dire que l’intérêt et l’originalité du livre est d’analyser ce groupe d’employés à partir de différents angles d’attaque : d’abord, en première partie, sous l’angle des conditions de l’orientation des jeunes issus de milieux populaires vers les emplois du secteur; ensuite, en seconde partie, sous l’angle de l’activité de service telle qu’elle se pratique au quotidien dans ces emplois et enfin, en troisième partie, sur le devenir professionnel de ces employés. Pour arriver à couvrir cette panoplie d’approches, l’auteure s’est servie de deux enquêtes menées dans le secteur hôtelier entre 2002 et 2006; elle s’appuie notamment sur une cinquantaine d’entretiens avec des employées du secteur et sur l’exploitation de données statistiques issues d’une enquête couvrant la génération 92 ainsi que des portraits statistiques de branche du Céreq. Le livre, tout en faisant état de données globales, s’appuie beaucoup sur ces entretiens auprès de salariés, hommes et femmes, restitués comme autant de cas. La méthode d’écriture fait en sorte que le livre se lit facilement, d’autant plus que diverses références à des romans ou à des films côtoient les références plus proprement sociologiques.

Dans une première partie intitulée « Vers le service », l’auteure analyse comment se fait l’orientation des jeunes vers ce secteur. L’échec scolaire a souvent un rôle central en particulier pour un certain nombre d’emplois de service où le diplôme ne constitue pas une exigence de base. Or, et c’est sans doute là un des aspects les plus intéressants de ce livre, l’auteure montre comment s’opèrent déjà des mécanismes d’orientation différentielle des filles et des garçons dans le système scolaire, assignant les premières aux emplois moins valorisés de service et les seconds aux emplois plus valorisés de cuisine. L’auteure se demande alors comment expliquer ces processus sociaux qui permettent d’écarter les femmes d’un domaine, la cuisine, où elles sont censées faire merveille ! Le chapitre deux qui constitue sans doute le coeur du livre montre comment chacune des opérations de formation, d’orientation, d’allocation des emplois contribue à une segmentation du travail hôtelier et que chacune de ses opérations s’articule autour de l’enjeu d’une division sexuée du travail. À côté d’emplois qualifiés sur la base d’une exigence de diplômes dans les cuisines, on retrouve ainsi un segment moins qualifié composé de femmes et de jeunes dans des emplois précaires qui représentent souvent pour eux une simple transition sur le marché du travail.

La seconde partie du livre « Pendant le service » analyse l’activité de travail telle qu’elle se pratique au quotidien dans deux univers typiques de l’hôtellerie-restauration, à savoir les petites entreprises indépendantes et les chaînes. L’auteure fait ici une véritable analyse du travail de service la comparant au flux tendu dans l’industrie. Elle montre d’abord, au chapitre trois, les « grandeurs et misères du service dans l’hôtellerie-restauration traditionnelle » pour ensuite faire une analyse des conditions de travail dans l’hôtellerie-restauration de chaîne. Ici, nous quittons la chaleur de la communauté des petites entreprises pour l’univers climatisé des normes et standards. Après une analyse du travail et des compétences exigées dans ce secteur, l’auteure étudie les possibilités de carrière qui s’apparentent selon elle à un parcours d’obstacles; elle montre en particulier comment les progressions se voient bloquées pour les emplois de cadre et d’agents de maitrise où la main-d’oeuvre provient essentiellement de l’extérieur. De plus, face à des exigences de disponibilité spatiale et temporelle pour accéder à ces carrières, les femmes se voient écartées des carrières hôtelières. À celles-là, on proposera en revanche une plus grande conciliation « vie professionnelle-vie familiale » faisant oublier sa contrepartie, à savoir une division sexuelle du travail qui vient justifier les discriminations. Aussi, pour les femmes, l’emploi dans le secteur risque de devenir disqualifiant et ouvre sur la question de la sécurité d’emploi.

C’est à cette question que s’attaque la troisième partie du livre « Durer ou tirer sa révérence ? » qui se penche sur le devenir de jeunes rencontrés douze ans après leur sortie de l’école. Le cinquième chapitre s’intéresse ainsi au groupe de professionnels issus de formations spécialisées. Deux figures se détachent ici, celle du célibataire aspiré par un métier dévorant d’une part, celle des femmes vivant en couple et aspirées par une spirale de précarité d’autre part. Pourtant, pour ceux et celles pour qui les métiers du secteur constituaient au départ une transition, celle-ci aura souvent été une « parenthèse plus ou moins enchantée » à laquelle ils mettent fin en entrant dans la vie adulte. À cet égard, la force de l’origine sociale ou familiale se fait sentir. En conclusion, l’auteure s’interroge sur la liberté de choisir son emploi tout au long de sa vie quand on voit l’emprise du genre sur le marché de l’emploi.

Au total, en plus d’offrir un bon portrait des emplois du secteur de l’hôtellerie-restauration, ce livre ouvre sur des questions très actuelles qui se posent tant en Europe qu’en Amérique du Nord concernant le marché du travail. En particulier, au moment où se pose ici avec acuité la question de l’échec scolaire, il est intéressant de mieux connaître les emplois où se retrouvent un grand nombre d’exclus du système scolaire. Une meilleure connaissance des emplois et des parcours professionnels de ces salariés pourrait aider à formuler des politiques du marché du travail plus adéquates, celles concernant entre autres la formation tout au long de la vie. Ce ne sont là que quelques unes des pistes ouvertes par ce livre.