Corps de l’article

Introduction

Cet article se propose d’examiner, non pas la capacité des travailleurs précaires à se mobiliser, mais celle des syndicats à prendre en compte, dans leurs stratégies, les rapports sociaux de sexes et de races / ethnies, et les phénomènes de discrimination systémique, qui interagissent avec la diffusion des formes de travail atypique ou précaire, et contribuent à redessiner les frontières de la relation d’emploi.

Généralement, la littérature se focalise sur les rapports entre les syndicats et les organismes communautaires qui organisent des travailleurs immigrants ou précaires, dans une perspective de renouveau syndical (McBride et Greenwood, 2009), ou sur l’appui qu’apportent des syndicats aux luttes de femmes, notamment en matière d’équité salariale. L’attitude des syndicats face au racisme sur les lieux de travail est aussi questionnée (Ouali et Jefferys, 2015), mais rarement de façon concomitante avec leur implication dans la lutte contre la précarité. Sur ce sujet, les recherches soulignent la volonté, dorénavant, des syndicats de donner une plus grande place aux travailleurs précaires, qu’ils ont longtemps tenus à l’écart, considérant qu’ils menaçaient leurs acquis (Gumbrell-McCormick, 2011). Parallèlement, les auteurs sont nombreux à souligner que l’organisation des précaires dans les syndicats est source de conflits (ibid.) et révélateurs de la difficulté que rencontrent les syndicats à donner ou reconnaître une voix collective à ces travailleurs (Simms, 2007; Béroud, 2009). Cependant, rares sont ceux qui s’interrogent sur l’imbrication des statuts d’emploi et des identités comme source potentielle de tensions, et si les syndicats en tiennent compte pour développer des stratégies (Alberti et al., 2013). Or, selon qu’elles intègrent ou pas les multiples dominations au travail, les stratégies n’ont pas le même impact sur la volonté et la capacité des travailleurs concernés à agir, ainsi que sur les possibilités de construire des solidarités et de mettre en échec les manoeuvres patronales (ibid.).

L’histoire du mouvement ouvrier, de ses succès et de ses échecs, est marquée par l’imbrication des enjeux de classes et de statuts de citoyenneté ou d’identités (Arrighi, 1990; Rose, 1997; Silver et Karatasli, 2015), qui renvoie à la consubstantialité (Kergoat, 2009) ou co-construction (Bilge, 2010) des rapports sociaux de classes, de sexes et de races. Intégrer cette intersectionnalité dans l’analyse, cesser de croire que ces phénomènes interviennent de façon parallèle ou indépendamment les uns des autres et, en tout cas, cesser d’étudier les stratégies syndicales comme si leur impact était neutre, comme si elles pouvaient s’adresser à une quintessence du travailleur (quintessential worker) autre que le salarié masculin blanc travaillant au point de production (Rose, 1997) paraissent d’autant plus important que les travailleurs et les travailleuses précaires ou informels se mobilisent en avançant, de plus en plus souvent, des revendications qui relient les différences facettes de leur situation d’exploitation et d’oppression (Chun et Agarwala, 2015). Ils mettent ainsi en lumière, par exemple l’articulation des enjeux raciaux et de citoyenneté avec l’occupation d’emplois précaires à bas salaires par des immigrants (Fine, 2011; Cranford et Ladd, 2003), tandis que des femmes, des jeunes, des populations racisées, etc., n’acceptent plus leur vassalisation pour s’intégrer au groupe dominant (Dufour et Hege, 2005) et se saisissent de ce que le droit peut leur offrir pour réclamer une égalité réelle et non plus formelle (Brunelle, 2002; Nadeau, 2012; Gagné et Dupuis, 2016).

Dans cet article, nous nous intéressons à ce qui limite le développement de stratégies syndicales embrassant le caractère intersectionnel des trajectoires de travailleurs dans l’emploi et de leurs luttes. Nous défendons que les stratégies syndicales restent formatées par des représentations des problèmes (de leur cause ou des responsables imputables) institutionnalisées par la négociation collective. Autrement dit, l’effritement du modèle dominant de la relation d’emploi, une relation bilatérale entre un employeur et un travailleur, est vécu comme le résultat des conflits d’intérêts entre employeurs et travailleurs, mais n’est pas interprété comme la remise en cause d’un compromis ayant atteint ses limites, justement parce qu’il n’avait jamais eu pour vocation de couvrir tous les segments de travailleurs (Silver, 2003; Dufour et Hege, 2005). La minoration ou l’exclusion de groupes de populations pour des raisons d’âge, de nationalité, de statut, de genre, de race, était, en effet, partie prenante du compromis de la société salariale (ibid.); mais en l’ignorant, en cherchant à poursuivre un âge d’or mythique, on laisse dans l’ombre ce qui participait à son fondement, soit la définition de « frontières », y compris par les travailleurs eux-mêmes (Silver, 2003), entre ceux éligibles aux « bons emplois » et les autres, qui se retrouvent en premières lignes des re-régulations néolibérales du marché du travail (Yerochewski et al., 2015; Yerochewski, 2014).

Pour illustrer cette thèse, nous nous appuyons sur un cas représentatif de mobilisation au Québec de travailleuses (en majorité) — pour la plus grande part des femmes Noires d’origine Haïtiennes — employées régulièrement par deux agences de travail temporaire au profit d’un organisme parapublic en santé et services sociaux. Syndiquées, ces femmes ont pourtant commencé leur lutte en déposant des plaintes pour discrimination auprès de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), l’organisme chargé au Québec de veiller à l’application de la Charte des droits et libertés de la personne.

Après avoir exposé le caractère paradigmatique du cas choisi par rapport à la thèse soutenue dans cet article (Flyvbjerg, 2006), dans le contexte de l’Amérique du Nord et de celui de la restructuration des services d’assistance aux personnes au Québec, nous présentons notre cadre d’analyse et les données collectées. Nous exposons, ensuite, les principaux résultats apportés par ce cas, que nous discuterons en revenant sur la thèse défendue dans cet article.

Mise en contexte

Discrimination positive aux États-Unis et droit à l’égalité réelle au Québec. Une difficile action contre les discriminations multiples ou systémiques

Aux États-Unis, la lutte pour les droits des Noirs et, dans la foulée, pour les femmes, les minorités ethniques, etc., a pris la forme, non seulement d’une Charte des droits, mais aussi d’une législation favorisant la « discrimination positive » (affirmative action), c’est-à-dire considérant nécessaire des actions correctrices en direction de groupes considérés désavantagés. Piore et Safford (2006) soulignent, en outre, que les travailleurs minorés s’organisent au travail en tant que gays, lesbiennes, handicapés, groupes ethniques, etc., sous forme d’associations reconnues par les entreprises et obtiennent des mesures d’égalité réelle. Ces auteurs considèrent donc que, loin d’une simple dérégulation néolibérale, on a assisté aux États-Unis au remplacement du régime de négociation collective par celui qu’ils appellent le régime des droits en emploi (ibid. : 300), qui relève de la législation anti-discrimination.

Cependant, les impacts sur les inégalités restent mitigés : selon diverses sources statistiques, le taux de chômage des Afro-Américains est encore deux fois plus élevé que celui de ceux considérés « Blancs » (à 9,6 % en 2015, contre 4,6 %, voir Glenn, 2016 : 98). La question Noire est toujours prégnante aux États-Unis, car enracinée dans un « racisme institutionnalisé », ou discrimination systémique[1], qui fait l’objet d’un aveuglement (colorblindness), y compris de la part de l’élite Noire ayant profité de la « discrimination positive » (Taylor, 2016 : 8).

Qu’en est-il au Québec où les syndicats conservent un poids significativement plus important qu’aux États-Unis[2] ?

L’adoption des Chartes des droits et libertés au Québec[3] et au Canada[4], ainsi que la jurisprudence obligeant à éradiquer la discrimination et ses effets préjudiciables, ont aussi amené de plus en plus de travailleuses et de travailleurs discriminés à porter plainte. La croissance du nombre de plaintes est impressionnante, même si les syndicats relativisent le phénomène (Nadeau, 2012 : 151-152). Ces plaintes sont pourtant susceptibles de déstabiliser le collectif syndical lorsque le syndicat se révèle être le vecteur d’inégalités (Gagné et Dupuis, 2016). Nadeau, constatant que le droit extérieur à celui des conventions collectives devient une référence (2012 : 145), s’interroge sur le processus en cours au Québec d’une façon analogue à Piore et Safford concernant les États-Unis. Mais si similarité il y a, elle provient plutôt de la difficile prise en compte, au Québec aussi, du caractère multiple et systémique[5] des phénomènes de discrimination, notamment dans l’emploi.

Dès l’adoption de la Charte québécoise, en 1975, le mouvement des femmes, s’inspirant « du mouvement des Noirs américains », a revendiqué « des droits collectifs au nom d’une discrimination exercée collectivement, dite aujourd’hui “systémique” » (Legault, 2006 : 97). Des programmes destinés à favoriser un accès équitable et diversifié à l’emploi des femmes, des minorités visibles ou autochtones et des personnes handicapées ont été obtenus au début des années 1980, avec l’appui des centrales syndicales. Mais ces programmes sans dent n’ont pas eu de véritables effets. En 1996, un pas important a été franchi avec l’adoption de la Loi sur l’équité salariale entre hommes et femmes, qui impose aux employeurs de procéder de façon proactive à cet exercice. La loi répond ainsi au constat de l’inefficacité d’un processus basé sur des plaintes, qui rabat l’enjeu au niveau des individus plutôt que des institutions. Cependant, en dehors de l’équité salariale, la lutte contre les phénomènes de discrimination reste du ressort d’une plainte et de l’appréciation de la preuve de la part du juge. Cela peut affaiblir la prise en compte du caractère indirect, ou multiple et systémique des discriminations :

Vraisemblablement inspiré de la notion de « lien de causalité » du droit civil, certains juges tendent à exiger que la mesure contestée soit directement (n.s.)[6] liée au motif de discrimination alléguée. Avec égard, il nous semble qu’une simple corrélation entre l’une et l’autre devrait suffire [à moins] de compromettre le droit à l’égalité des personnes qui subissent un préjudice en raison de l’effet conjugué de plus d’un motif de discrimination (Brunelle, 2015).

Quarante ans après l’adoption de la Charte québécoise, le bilan est en fait mitigé. L’équité salariale a progressé, surtout parmi les femmes les plus qualifiées (Yerochewski, 2014). Toutefois, depuis les années 1980, les disparités de traitement augmentent selon les statuts d’emploi, c’est-à-dire entre les groupes de travailleurs qui ont un statut atypique et ceux qui ont un emploi permanent et à temps plein (ibid.).

Or, les statuts atypiques concernent de manière disproportionnée (par rapport à leur présence sur le marché du travail) les femmes, les populations immigrantes et racisées. Elles et ils se retrouvent plus souvent dans les emplois à temps partiel (65 % de femmes, ISQ) et les agences de travail temporaires (Bordeleau et Rivet-Préfontaine, 2015; Bernier et al., 2014), qui sont un maillon essentiel de discrimination systémique vers lesquelles sont canalisées les travailleurs immigrants et racisés (ibid.)[7]. Elles sont aussi le siège de discriminations directes puisque leurs pratiques abusives (infractions aux normes du travail) concernent proportionnellement plus souvent les travailleurs racisés, qui sont encore moins bien payés que les autres travailleurs d’agences, ont des vacances plus courtes et moins souvent des contrats écrits (Commission des normes du travail, 2013).

Le poids significatif des syndicats au Québec ne semble donc pas avoir eu d’impact sur ces processus conjoints de montée des emplois atypiques et de discriminations systémiques. La forte présence de clauses de disparité de traitement au sein même des conventions collectives (elles concernent 40 % de la main-d’oeuvre ainsi couverte, cf. Bernier, 2015), invite à explorer les raisons des décalages entre les discours et les stratégies poursuivies, dans leur interaction avec les constructions sociales du droit.

Les restructurations des services d’assistance aux personnes au Québec et les processus de déqualification sexuée et racisée

Alors que les années 1970 ont vu la reconnaissance de la qualification des emplois des services d’assistance aux personnes dans le secteur public, notamment sous la pression du mouvement des femmes, la seconde moitié des années 1980 a vu entamer le processus d’externalisation de la main-d’oeuvre dans la santé et les services sociaux (Boivin, 2013). Avec la désinstitutionnalisation des personnes ayant des problèmes de santé mentale (mais qui ne nécessitaient pas d’hospitalisation continue), puis le virage ambulatoire, la demande de services à domicile, et d’assistance dans le cadre d’établissements spécialisés a explosé, mais les budgets n’ont pas suivi. En contrepartie, le recrutement a été décentralisé et les CLSC (centres locaux de services communautaires) ont pu faire appel à des organismes privés, à but lucratif ou non. Outre l’intensification du travail (favorisée aussi par la fusion des catégories d’emploi et la refonte des descriptifs de tâches) et la précarisation des intervenantes d’aide à domicile ou d’assistance dans les établissements spécialisés, cette situation s’est traduite par la déqualification sexuée et racialisée de ces emplois et l’explosion du recours aux agences de travail temporaire (Boivin, 2013), encouragée aussi par la non-réglementation des agences au Québec et le fait que plusieurs cadres du réseau de la santé y ont vu des opportunités d’affaire (Meintel, Fortin et Cognet, 2006). Le recours aux agences de placement a débouché, comme dans le privé et pour des motifs analogues (infraction aux normes du travail et agences-paravents, qui masquent l’identité du véritable employeur), sur des pratiques répréhensibles faisant l’objet d’un contentieux (Boivin, 2013).

Parallèlement, des auteurs ont documenté la surreprésentation des femmes racisées et des travailleurs immigrants dans ces emplois précaires des services d’assistance aux personnes dès le début des années 2000 : « 62 % des effectifs des CLSC sont des personnes nées au Canada, 38 % sont immigrantes. C’est l’inverse dans les agences : 38,4 % de Canadiens, 61,6 % d’immigrants » (Cognet et Fortin, 2003). Dans son enquête de 2013, la CNT relève de son côté que les immigrants provenant d’Haïti constituent à eux seuls 8,16 % des travailleurs d’agence (un quart des 34 % de salariés d’agence nés hors du Québec). Or, la concentration des personnes racisées dans une « niche » du marché du travail est le symptôme et le révélateur des processus de hiérarchisations/divisions racisées du travail (Glenn, 2016 : 93).

Cadre d’analyse

Le propos dans cet article étant d’étudier les raisons pour lesquelles prédominent des stratégies syndicales moulées par la défense d’une égalité formelle ne prenant pas en compte le caractère intersectionnel (ou multiple et systémique) des dominations sur le marché du travail, nous nous appuyons sur une approche institutionnaliste historique, qui conceptualise les intérêts, les idées et les institutions comme des variables mutuellement dépendantes (Blyth, 2002). On considère ainsi que la façon dont les acteurs sociaux perçoivent leurs intérêts est conditionnée par les arrangements institutionnels existants et plus précisément par les représentations ou significations institutionnalisées. Un tel cadre est susceptible d’expliquer la reproduction des stratégies des acteurs sociaux — et les phénomènes de « dépendance au sentier » — comme il peut permettre de saisir comment s’effectuent des évolutions, à partir de petites réformes ou de mises en oeuvre qui changent le sens de l’institution (Streeck et Thelen, 2005) ou sous l’effet de mobilisations de mouvements sociaux.

Le cadre d’analyse retenu amène à questionner la rareté des situations dans lesquelles les syndicats déploient des stratégies de lutte contre le racisme et les discriminations, en s’interrogeant sur les lectures qu’ont les syndicats des problèmes et sur la façon dont les arrangements institutionnels, et en particulier l’institutionnalisation de la négociation collective, peuvent façonner leurs stratégies et la perception des intérêts des travailleurs comme relevant essentiellement du conflit avec un employeur. Ce qui élimine du champ nombre de sujets qui interagissent pourtant substantiellement dans les rapports de force entre employeurs et travailleurs. Fine (en se référant à Piore) fait ainsi remarquer que la stricte séparation entre lieu de travail et lieu familial (un des compromis de la société salariale remis en cause avec les mouvements de femmes) avait amené les syndicats, d’une part, à réduire les défis qui se posaient aux travailleurs à ceux concernant étroitement le lieu de travail et, d’autre part, à centrer l’agenda législatif syndical sur la préservation des droits des travailleurs typiques et à s’engager dans la négociation collective en laissant de côté tout ce qui concernait plus largement les familles (Fine, 2004 : 187).

Les données analysées dans cet article ont été collectées de 2014 à 2015 à l’aide d’entretiens semi-dirigés et de documents scientifiques et institutionnels. Onze entretiens approfondis ont été menés, d’une part avec trois des travailleuses d’agence[8] et sept syndicalistes, qui ont eu, ou ont encore, des responsabilités au niveau du syndicat local de l’organisme parapublic affilié à la centrale syndicale (dite B) ayant épaulé la lutte (3), ou en tant que conseillers dans cette centrale B (3), ou/et en tant que responsables de l’un ou l’autre des syndicats de chacune des deux agences, rattachés à une autre centrale, dite A (2)[9]; ces entrevues ont permis de mettre au jour les différentes façons d’analyser la situation du cas avec le choix des stratégies associées. D’autre part, un entretien a été mené avec une personne responsable d’une agence de placement qui intervenait auprès d’un organisme parapublic du même type que celui ayant recours aux deux agences. Par ailleurs, plusieurs des données collectées par entretien ont pu être triangulées (au sens de Pourtois et Desmet, 1998 : 52-54) avec une recherche menée dans une période différente sur le même cas (qui ne sera pas nommée pour respecter les règles de confidentialité) et avec des documents institutionnels (Règlement sur certains contrats d’approvisionnement des organismes publics, qui définit, entre autres, comment recourir aux agences de travail temporaire depuis 2010[10]; décisions de la Commission des relations de travail; avis, confidentiel, de la CDPDJ), qui livrent eux aussi une vision du problème de la discrimination.

De la fabrication de travailleuses pauvres à leur résistance

Ce cas présente le double intérêt de concentrer les principaux processus conduisant aux transformations des relations d’emploi dans les services d’assistance aux personnes (care en anglais) et d’être une fenêtre d’observation de différentes stratégies syndicales déployées au cours de trois principales phases d’une mobilisation qui aura duré six ans, entre 2008 et 2014.

Présentation du cas

Environ 170 travailleuses auxiliaires aux services de santé et sociaux (ASSS) sont employées par deux agences-paravents, dont l’une a été créée dès la seconde moitié des années 1980 par une personne en relation avec une cadre employée par l’unique client des deux agences, un organisme parapublic qui gère des résidences à assistance continue (RAC) où sont hébergées des personnes présentant des déficiences intellectuelles et des troubles envahissants du développement. La seconde agence a vu le jour plus tard, tenue par la même famille. L’organisme parapublic a gardé le principal contrôle du travail effectué par le personnel dans les deux agences, comme l’indique une décision de la Commission des relations du travail (CRT). La gestion du personnel par les agences est calquée sur celle de l’organisme, qui détermine les besoins, indique les ratios salariés/usagers, vérifie les horaires effectués par les travailleuses, etc. Celles-ci sont syndiquées et couvertes par une convention collective spécifique. Cependant, les conditions d’emploi établies avec les syndicats des agences sont moins bonnes que celles qui s’appliquent aux ASSS employées par les organismes publics : la majorité des travailleuses sont à temps partiel ou occasionnelles et inscrites sur une liste de rappel, et leur salaire varie entre 10 et 12 $ de l’heure alors qu’il est de 17 à 20 $/h pour les ASSS employées directement par les organismes parapublics équivalents. Les avantages sociaux sont aussi inférieurs. Autre trait distinctif : les salariées des deux agences sont des femmes (87 %) pour la plupart noires, dont une majorité de Haïtiennes (72 %). Or, à la même période (données 2009 de la CDPDJ), dans deux autres organismes parapublics qui emploient des ASSS pour le même travail, il y a aussi une proportion importante de femmes (entre 75 et 82 %) mais une faible présence du groupe « minorités visibles » (35 % et 7 %). Les syndicats des deux agences (appelons les Aagi et Aagii) acceptent donc, comme celui (appelons-le Aop) représentant la catégorie équivalente d’emplois au sein de l’organisme parapublic, un aménagement au détriment des travailleuses concernées. Celles-ci vont se mobiliser aussi contre leurs syndicats affiliés à la centrale A.

Mobilisation contre les discriminations systémiques et stratégies syndicales

Phase 1 : 2008-2011

On peut démarrer la première phase de la lutte avec le dépôt, à partir de 2008, de plusieurs plaintes pour discrimination à la CDPDJ. En fait, dès le début des années 2000, des travailleuses ont tenté de dénoncer la situation comme discriminatoire. Le recrutement a basculé à l’époque : les personnes embauchées sont pratiquement toutes noires, alors qu’elles étaient majoritairement blanches jusqu’en 1995. En 2008, l’élection d’un nouvel exécutif à l’un des deux syndicats d’agence (Aagi) change la donne. L’exécutif va alors s’informer auprès de spécialistes en discriminations et obtenir un appui dans la rédaction de plaintes individuelles à la CDPDJ, qui a refusé de recevoir une plainte collective. Selon l’avis rendu en 2014 par la CDPDJ, les plaintes individuelles mettent en cause tant le syndicat d’agence que les agences et l’organisme parapublic, considérant que par « leur relation tripartite », les trois ont participé, « sciemment ou non, à la mise sur pied d’un système discriminatoire ».

Le contenu des plaintes et leur ampleur (160 seront déposées en tout entre 2008 et 2011) indiquent quel est le ferment de la mobilisation, qui va prendre une tournure plus radicale fin 2010 à la suite du refus du nouvel exécutif du syndicat Aagi de négocier le renouvellement de la convention collective avec l’agence : dénonçant la relation tripartite discriminatoire, l’exécutif entame aussi une démarche pour l’identification du véritable employeur auprès de la Commission des relations du travail. Faute de se voir épaulé par les structures de la centrale A, il appelle à la rescousse la centrale B et entame le changement d’accréditation : « les cartes ont été signées en quelques jours » (CS2). La seconde phase de la mobilisation commence.

Phase 2 : 2011- 2012

En janvier 2011, l’organisme parapublic a annoncé qu’il va mettre fin au contrat avec les agences — il est tenu de respecter le Règlement sur certains contrats d’approvisionnement des organismes publics (cité précédemment, voir note 11) qui implique, depuis 2010, de suivre la procédure d’appel d’offre pour recourir à des agences de placement. Une course de vitesse s’engage alors : la requête (fondée sur le Code du travail) portant sur l’identification du véritable employeur des travailleuses d’agences doit être déposée avant leur licenciement par les agences. La CRT ayant signifié que c’est Aop, le syndicat de l’organisme parapublic qui doit le faire, car c’est lui qui a un « intérêt juridique »[11], une rencontre a alors lieu entre l’exécutif d’Aop, les représentants de la centrale B et son nouveau syndical local ayant remplacé Aagi. L’avocat d’Aop conseille à son client d’accepter de porter la requête : « Vous auriez l’air fou sinon ! » glisse un interlocuteur de la centrale B. La requête conforme est déposée en mars 2011 à la CRT.

Les 170 salariées des deux agences sont licenciées, alors que l’organisme parapublic a ouvert 130 postes par recrutement direct, provoquant le basculement dans la mobilisation des travailleuses de la seconde agence. Sur les conseils de la centrale B, les travailleuses des deux agences appliquent sur les postes, mais l’organisme n’en recrute que 46 et, suite à la décision de la CRT en juin 2011 de le reconnaitre comme l’employeur des salariés des agences, l’organisme dépose une requête en révision judiciaire pour faire annuler cette décision. Parallèlement, il tente de discréditer ces femmes qui ont travaillé parfois pendant 25 ans auprès de ses patients, en les traitant d’incompétentes et même d’illettrées — ce que reprend le syndicat Aop. Ni l’un ni l’autre ne peuvent pourtant ignorer que nombre de ces travailleuses restées sur le carreau sont replacées auprès des patients par d’autres agences de main-d’oeuvre et chargées de former les personnes recrutées par l’organisme public pour combler les 130 postes (R2-R4-T3).

La centrale B déploie alors tracts et communiqués établissant les qualifications des travailleuses d’agences et accompagne la création d’un comité de défense, ainsi que le dépôt de plusieurs dizaines de nouvelles plaintes à la CDPDJ, pour rendre public ce conflit qui va d’ailleurs faire l’objet d’articles de presse titrant sur une lutte contre la discrimination raciale. La colère des travailleuses d’agence se conjugue à la solidarité des autres travailleurs de l’organisme public : « Les gens étaient choqués que [Aop] laisse tomber les travailleuses d’agences » (R2). Cependant, les parents des patients resteront en dehors du conflit — des interlocuteurs syndicaux pressentent des préjugés si ce n’est du racisme dans cette attitude. Malgré le changement d’allégeance de 2011 en faveur du syndicat local de la centrale B (suite au vote intervenu après la fusion de trois organismes parapublics de réadaptation dont celui en conflit), malgré la confirmation (début 2012) de la décision de la CRT par la Cour supérieure, le nouvel organisme fusionné refuse de reprendre les travailleuses d’agence. Une troisième phase de la mobilisation s’ouvre alors.

Phase 3 : 2012-2014

Les membres d’Aop ayant rejoint la centrale B, le suivi de cette lutte par celle-ci change de main : des conseillers à la syndicalisation, le dossier passe aux conseillers à la convention collective. Leur priorité est de négocier avec l’organisme parapublic les conditions de réintégration : « Ce conflit se situait en plein dans notre stratégie depuis des années, qui consiste à demander le retrait de la sous-traitance par les agences de placement » (CS1). Par ailleurs, il existe « un véritable scepticisme » au sein de la centrale B pour suivre la piste des discriminations (CS2). La raison en est exposée ainsi :

Je ne sais pas trop ce qu’elles attendaient de leur plainte (…) Placer le dossier de cette façon n’a de sens que si les agences sont le véritable employeur (…) Alors on pourrait éventuellement y voir un cas de discrimination. Mais ici, on avait une bien meilleure alternative, qui était de faire reconnaître que le donneur d’ordre est le véritable employeur […] Le phénomène majeur [sur le marché du travail], c’est l’intermédiation. L’employeur peut se masquer derrière un tiers pour donner des conditions de travail moindres. Et peu importe que ce soit pour un groupe [pour lequel] on peut invoquer la discrimination, le phénomène est le même. Il y aurait pu y avoir des hommes blancs dans cette agence, cela aurait été tout aussi vrai (n.s.) » (CS3).

Ce scepticisme renvoie donc à une analyse tout à fait différente du problème que celle mise de l’avant par la mobilisation des travailleuses d’agence, dont les plaintes mettent l’accent sur la discrimination systémique résultant des interactions de pratiques et décisions d’un ensemble d’acteurs, et pas seulement des agences : « Les personnes avec qui j’étais en contact voulaient suivre la piste des plaintes déposées à la CDPDJ » (CS2).

Fin 2013, une rencontre entre les parties est organisée au ministère de la Santé et des Services sociaux avec la sous-ministre; la centrale B a mis tout son poids pour mettre un terme à ce conflit qui épuise les travailleuses : « Elles étaient fières et ne disaient rien, mais on a découvert que certaines ont perdu leur maison » (R2). Contredisant les préjugés sur la capacité de mobilisation des populations précaires et Noires (R3), elles sont toujours venues nombreuses (entre 40 et 50) à la dizaine d’audiences de médiation, apportant leurs rapports d’impôt et autres documents, pour établir le bien-fondé des réclamations. « Il n’y avait pas de jurisprudence sur la façon de réintégrer autant de personnes » (CS1). Tout au long de ces deux ans, il n’y a cependant plus eu d’actions publiques pour expliquer et dénoncer la discrimination systémique.

À l’issue de la rencontre de trois jours, la centrale B obtient 70 % des dommages réclamés et estime l’issue honorable. Mais les travailleuses doivent renoncer à leur plainte pour discrimination à la demande de l’organisme parapublic : « [Celui-ci] ne voulait pas se retrouver avec une épée de Damoclès; l’entente devait régler toute la partie financière » (CS1). 52 décident de réintégrer l’organisme (contre 42 qui prendront la prime de départ) et 23 d’entre elles doivent accepter de suivre une formation qualifiante. Or, le refus d’avoir encore à prouver leur compétence était l’une des raisons, outre la faiblesse des indemnités, pour lesquelles elles avaient rejeté les propositions patronales en 2012 (R4-CS1). L’assemblée générale du syndicat local va cependant entériner cette entente : « On n’avait pas le choix, là où on en était rendu. Cela coûtait cher la mobilisation » (T1). Mais l’AG est animée : des travailleuses « sont intervenues pour dire que le syndicat n’avait pas le droit d’introduire cette clause [de renonciation à la plainte individuelle] » (R2). « La [centrale B] n’avait pas à disposer de nos plaintes dans cette négociation alors qu’elle n’a pas voulu soutenir cette démarche » (T2). « On a mélangé la mobilisation et la plainte » résume une autre (T3) pour laquelle l’intégration dans l’organisme parapublic avait valeur de reconnaissance, mais n’effaçait pas les « mauvais traitements » et les injustices subies comme noires lorsqu’elles travaillaient pour l’agence. Elle (T3) faisait partie des 23 qui ont dû suivre la formation et précise, encore blessée par les dénigrements de l’organisme parapublic : « Les formateurs nous ont dit n’avoir jamais vu des stagiaires aussi compétentes ! ». Une de celle qui a pris la prime de départ croit que l’organisme public a exigé le renoncement aux plaintes à la CDPDJ parce qu’il « savait qu’on allait gagner, qu’on a été bafouées; on a vécu de l’injustice, une discrimination systémique » (T1). Mais dans la foulée de la clôture de l’affaire au ministère, la CDPDJ produit un avis qui ne déstabilise pas l’entente produite : il indique que l’enquête n’apporte pas d’éléments permettant d’établir que la pratique d’agence aurait imposé « des désavantages injustifiés ».

Pour parvenir à cette conclusion, l’avis considère, d’une part, que « le contrat de service conclu entre [l’organisme] et [l’agence] à compter de 1994, et renégocié le 14 octobre 2003, était autorisé par la Loi sur les services de santé et les services sociaux »; d’autre part, et corollairement peut-on dire (s’il n’y a pas de problème d’agence-paravent), il compare la situation des travailleuses d’agence entre elles et non par rapport aux emplois équivalents dans l’organisme parapublic. L’avis ne s’intéresse qu’à l’existence d’une discrimination directe par les agences et estime :

…qu’aucun élément dans l’enquête ne permet d’avancer que l’employeur [l’agence] aurait procédé à un recrutement ciblé ou profilé en fonction de la race, de la couleur ou de l’origine, le mode de recrutement étant demeuré le même au fil des ans, soit par annonce dans les journaux […] soit par le « bouche à oreille » donc par l’entremise des personnes déjà à l’emploi de l’entreprise.

Or, l’avis décrit en fait un processus typique de la façon dont opère la discrimination systémique, par la canalisation des « immigrants récents et plus particulièrement les immigrants racialisés » vers le travail temporaire, par le « bouche à oreille » et la « cooptation » (Bernier et al., 2014 : 61-62). Des travailleuses interviewées racontent ainsi avoir essuyé au cours de leur trajectoire scolaire et professionnel des marques de racisme et n’avoir trouvé ou retrouvé des opportunités d’emploi que par des membres de leur communauté, qui leur recommandaient ces agences. Elles disent aussi qu’au sein des agences, il y avait « beaucoup d’injustices, des personnes révoquées pour rien »; « Blanches et Noires n’étaient pas payées pareilles, mais on ne l’a pas formulé dans les plaintes » (T3).

La centralité de la discrimination directe comme grille d’analyse ou filtre des perceptions est décelable aussi parmi les interlocuteurs syndicaux, qui n’accordent pas d’importance au fait que l’entente incluait la renonciation à la plainte pour discrimination, car, comme le résume l’un d’eux : « Je ne peux pas croire qu’il y avait du racisme et que les agences recrutaient volontairement des femmes Noires » (R2). La même personne ne sait toutefois pas expliquer pourquoi ce sont toujours majoritairement des femmes noires qui sont placées par les agences pour ces emplois.

Durant cette troisième phase, le recours à des agences a continué, massivement (1700 heures effectuées pour la période 2013-2014, selon le relevé administratif du centre fusionné). Mais si cela surprend l’interlocuteur syndical qui croyait mettre fin aux recours aux agences, il ne remet pas pour autant en question la stratégie préconisée. Conscient de la surreprésentation des immigrants et minorités visibles dans les agences, il continue à défendre qu’il est beaucoup plus efficace d’agir « par le biais d’un interdit de disparités de traitement que par le biais de la discrimination en vertu de la Charte [québécoise] » et met en cause « l’incompréhension des membres » sur la façon d’utiliser un article du Code du travail pour demander systématiquement à identifier l’employeur véritable dans une relation tripartite.

Mais il est devenu malaisé avec le nouveau Règlement (voir note 11) de lutter contre le recours aux agences en apportant la preuve que l’employeur véritable est un organisme public : le législateur s’est prémuni contre le risque de voir créées des agences-paravents, ne desservant qu’un seul client, en ne permettant plus de négocier de gré à gré les contrats. Il faut désormais appeler les agences dans l’ordre où elles ont répondu à l’appel d’offre, sachant que la première est celle ayant offert le prix le plus bas et ainsi de suite. C’est ce qu’explique un interlocuteur responsable d’agence :

Si l’agence ne peut fournir le personnel demandé, le client appelle l’agence suivante […] Oui, les clients continuent de combler des besoins permanents de cette façon, mais ce ne sont plus les mêmes préposées aux bénéficiaires [ASSS d’agence] qui reviennent sur un même poste ou ce n’est pas la même agence qui les fait travailler d’un jour à l’autre, car les [ASSS] s’adressent désormais à plusieurs agences pour arriver à avoir des heures. Comme les agences ont cassé les prix, [les travailleuses] sont rivées au salaire minimum, alors qu’elles doivent avoir les mêmes diplômes que dans le public. (RA)

À présent, un autre processus d’externalisation de la main-d’oeuvre est en cours, comme le constatent les interlocuteurs syndicaux en voyant les RAC fermer et des emplois disparaitre. Ce processus est documenté par l’association des ressources intermédiaires du Québec (voir Nadeau, 2016) : le réseau de la santé transfère de plus en plus de patients aux ressources intermédiaires, c’est-à-dire à des familles d’accueil, en décotant les patients classés cas lourd à cas léger. Ce qui permet de réduire les coûts : les familles disposent d’une enveloppe financière moindre car destinée, par définition, à prendre en charge des cas légers.

Or, parmi ces familles d’accueil, il y a de plus en plus de familles haïtiennes (R1). Mais cet interlocuteur syndicaliste n’y voit, comme le responsable d’agence qui a constaté la surreprésentation des Haïtiennes dans les agences, qu’une propension de ce groupe de population à aider, à porter des « valeurs plus familiales »[12].

Discussion

Ce cas a permis d’explorer un éventail de stratégies syndicales face aux réorganisations des relations d’emploi et des différentes formes de division sociale du travail entre classes, sexes et races. On constate que prédomine une stratégie qui consiste à défendre ou gérer la négociation collective institutionnalisée. Les raisons de ce choix effectué au détriment des salariées d’agence représentées par des syndicats de la centrale A semblent émaner d’une vision opportuniste (partage de territoires) et même discriminatoire[13]. Ce comportement peut être classé dans le déni, une des catégories des typologies des attitudes syndicales face au racisme et aux discriminations, qui n’est pas rare (Ouali et Jefferys, 2015; Gagné, 2016).

Plus complexes sont les stratégies déployées par diverses instances de la centrale B. Dans un premier temps, ses militants s’emploient à développer des actions spécifiques pour faire reconnaitre les discriminations; cette stratégie est analogue à celle développée par des organismes communautaires, dont des travaux ont montré la pertinence et l’efficacité (voir notamment les campagnes des Worker Centers, Fine, 2011, ou celles d’Au bas de l’échelle ou du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants au Québec) parce qu’elles rendent visibles les multiples dimensions des exploitations vécues par les femmes, les immigrants ou les membres de minorités visibles dans des emplois à bas salaire ou atypiques ou informels.

Mais, dans un second temps (la troisième phase de la mobilisation), l’organisation syndicale B adopte une stratégie classique, qui prend place avec le transfert du dossier à des professionnels de la convention collective; le conflit se focalise sur la réintégration des travailleuses d’agences-paravents dans une relation bilatérale d’emploi. L’étude de cas montre que tout se passe, dès lors, comme si les protagonistes syndicaux se centraient sur un arbre qui leur cache la forêt des transformations à l’oeuvre. En abandonnant le fil de la discrimination systémique, en sous-estimant, en fait, la façon dont les processus de division sexuée et racisée du travail contribuent à la réorganisation des frontières de la relation d’emploi, cette stratégie perd sa capacité explicative et de mobilisation.

Ce choix stratégique ne questionne pas pourquoi des travailleurs et des travailleuses victimes de discrimination systémique acceptent des emplois dégradés sans être pour autant non qualifiés. Il laisse ainsi l’espace aux stratégies patronales de mise en concurrence des travailleurs entre eux, comme le montrent les préjugés — y compris parmi les syndicalistes (R3) —, à l’égard des travailleuses d’agences, jugées « incompétentes », simplement parce qu’elles « ne connaissent pas les routines de l’endroit où elles débarquent » (RA). Le rejet de l’attitude du syndicat Aop et le changement d’allégeance syndicale montraient pourtant que la mobilisation contre les discriminations avait commencé à porter ses fruits et que s’ouvrait une fenêtre d’opportunité pour tisser des solidarités plus globales avec les travailleuses racisées des agences de placement.

Enfin, cette stratégie n’a pas permis non plus de faire le lien dans l’action collective entre la privatisation des services d’assistance aux personnes et la façon dont se réorganise l’externalisation de la main-d’oeuvre, avec le recours aux familles d’accueil. Se banalise ainsi une double redéfinition des frontières : celle entre sphères publique et privée — à contre-courant des luttes des femmes des années 1970 pour faire reconnaitre le travail accompli au foyer —, et celle des relations d’emploi, la première poussant l’autre dans les limbes du travail précaire, informel ou même gratuit dans lesquels les femmes, les immigrants et les populations racisées ont toujours été surreprésentés.

Ce cas permet de comprendre pourquoi les syndicats sous-estiment ou ignorent les enjeux de discrimination systémique ou de racisme (Legault, 2006; Ouarli et Jefferys, 2015) en le rattachant aux raisons pour lesquelles la centrale B ne prend plus en compte le caractère intersectionnel de la situation : l’affirmation d’un conseiller, comme quoi il est plus efficace de traiter les discriminations par la suppression des disparités de traitement, montre qu’il analyse la dynamique du marché du travail comme reposant sur une contradiction principale. Sa façon d’analyser les problèmes reste marquée par une conception moniste (Bilge, 2010), héritée d’un marxisme orthodoxe, selon laquelle les conflits entre employeurs et travailleurs sont considérés comme la domination ou contradiction principale, les autres lui étant secondaires (Legault, 2006). Autrement dit, les syndicats peinent à comprendre les discriminations systémiques parce qu’ils peinent à saisir la co-construction des rapports sociaux.

L’étude de cas montre qu’un ensemble d’institutions concourt à enfermer les stratégies syndicales dans une vision unidimensionnelle du problème des discriminations. Ainsi, l’enquête de la CDPDJ, qui se limite à rechercher des liens directs entre les agences et les désavantages allégués par les travaillleuses d’agence, ne comparant celles-ci qu’entre elles alors même que les plaintes mettaient en cause la relation tripartite, entretient typiquement une compréhension linéaire des schémas de causalité (voir Brunelle, 2015). Elle contribue à rabattre la compréhension des mécanismes de discrimination à ceux directs, qui interviennent de façon « ouverte et avouée ». Pour le sens commun, cela revient à agir intentionnellement. Et s’il n’y a pas d’intention, il n’y a, dès lors, pas de discrimination ou de racisme (comme l’illustre une remarque d’un interlocuteur syndical). Une telle mécompréhension de la discrimination systémique ou racisme institutionnalisé se retrouve aux États-Unis : elle explique le tournant « toward colorblindness », qui a consisté à considérer que le racisme « was only present if the intention was undeniable » (Taylor, 2016 : 8).

On peut remarquer que la CDPDJ est elle-même contrainte par la construction du droit en matière de lutte contre les discriminations, car elle est tenue d’évaluer le respect des droits de la personne au sein d’un même établissement. La question reste ouverte de savoir si la CDPDJ n’aurait pu choisir un comparateur virtuel plutôt que réel. Dans son étude comparée (France-pays anglo-saxons, dont Canada) sur la capacité du droit à prendre en compte la discrimination multiple, Martin (2011) souligne que le choix du comparateur « tout spécialement lorsqu’il est hypothétique » (12) a une incidence sur le régime de la preuve, c’est-à-dire sur la façon dont on se représente comment opèrent les discriminations, et donc sur ce qu’on doit prouver. Un comparateur virtuel aurait pu permettre d’aller rechercher une corrélation entre la « condition sociale » des travailleuses d’agence, un motif de discrimination que Bernier et al. (2014) estiment pouvoir être mobilisés, et le recrutement par bouche à oreille au sein d’une même communauté ethnicisée ou racisée. On aurait alors fait ressortir la discrimination multiple et systémique à laquelle contribuent les agences non réglementées dans un système d’emploi orchestré par un organisme public.

Reste que, dans ce contexte, les syndicats apparaissent comme des acteurs contraints par l’état du droit et de ses constructions contradictoires du problème public des discriminations, qui laissent en revanche l’espace aux employeurs pour « innover » en matière de gestion de la main-d’oeuvre. Mais, en donnant la priorité à la relation bilatérale d’emploi dont la signification a changé avec la remise en cause du compromis de la société salariale, leur stratégie contribue aussi à la création ou la diffusion de normes discriminatoires, directement (pour la centrale syndicale A) ou indirectement (pour la centrale syndicale B), parce que cette stratégie ne permet pas de rendre visibles ni d’enrayer les multiples processus par lesquels sont réorganisées exploitations et dominations sur le marché du travail. Au contraire, elle participe de la légitimation de frontières entre ceux qui ont accès à des conditions d’emploi décentes et les autres.