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Le sens commun de la notion de « dialogue social » fait souvent d’elle le synonyme d’un processus démocratique nous invitant à imaginer une agora où les discussions, pilotées par la « raison » et le « bien commun », devraient permettre de faire se rencontrer dans le même lieu les intérêts des travailleurs, des employeurs et de l’État. Selon cette interprétation, le dialogue social serait au coeur d’un nouveau modèle de relations professionnelles capable de transformer les anciens adversaires en « partenaires », bâtisseurs d’une société industrielle pacifiée et prospère. Le dialogue social et le « tournant partenarial » qu’il implique annonceraient, somme toute, les matins chantants du capitalisme raisonnable.

Sous la direction de Paul-André Lapointe, Dialogue social, relations du travail et syndicalisme : perspectives historiques et internationales remet en question ce sens commun à travers les contributions d’auteurs provenant de plusieurs horizons. Sur la forme, l’ouvrage se présente comme un recueil d’articles portant sur diverses incarnations européennes et américaines du dialogue social. À ce titre, les lecteurs intéressés pourront choisir de picorer les contributions qui leur sembleront les plus pertinentes, mais cela au risque de se priver des réflexions théoriques sur lesquelles repose le livre et qu’on retrouve principalement dans le premier et dernier chapitre, alors que les chapitres centraux se concentrent plutôt sur différentes manifestations du dialogue social. Sur le fond, les chapitres reposent sur le constat que le contenu du concept de dialogue social est déterminé par l’histoire et par l’idéologie dominante, qu’on associe généralement au conservatisme. Il faut donc se garder de penser que les articles qui composent le livre n’ont en commun que le thème puisqu’ils révèlent, en fait, la portée de la prégnance de l’idéologie néolibérale. J’ai choisi de me concentrer d’abord sur les chapitres 1 et 8, car ils me semblent être les deux points entre lesquels on peut tracer une ligne directrice claire.

À partir de la théorie des imaginaires sociaux de Castoriadis, les auteures du chapitre 1, Dufresne et Gobin, montrent comment l’expansion du lexique néolibéral aurait contribué à « éteindre au maximum tous les antagonismes politiques en plaçant le commerce au centre du projet sociétal » (p. 24). Pour elles, la mouture française du dialogue social implique un changement radical de culture politique, dans la mesure où il permet de présenter les intérêts des acteurs sociaux comme étant équivalents, voire inférieurs, à ceux des acteurs corporatifs. En effet, en obtenant un droit de cité en matière de création de normes et de réglementation, les acteurs corporatifs sont aussi devenus des co-législateurs capables de modifier le régime de relations professionnelles, mais aussi d’intervenir en marge du droit social, dans des espaces moins formalisés où l’État n’intervient pas ou choisi de ne pas intervenir. En somme, le « tournant partenarial » que représente le dialogue social permettrait d’affaiblir « l’expression du conflit social entre travail et capital […] » (p. 55) et de normaliser la logique de marché au détriment des enjeux sociaux et collectifs. En conséquence, le dialogue social aurait progressivement inféodé le droit social à l’idéologie néolibérale, affaiblissant du même coup l’autonomie de l’État, mais aussi celle des syndicats.

Dans la même foulée, le professeur Hanin (chap. 8) examine l’influence de la démocratie conservatrice sur le dialogue social et l’action collective. Sous l’influence du conservatisme, le dialogue social aurait « socialisé » plusieurs thèmes conservateurs, qu’ils soient moraux ou économiques, leur permettant ainsi de partager l’espace public avec des thèmes progressistes portant, par exemple, sur la distribution de la richesse ou sur la responsabilité sociale des entreprises. En effet, des notions comme la compétitivité, le contrôle de la dette publique et l’importance de la cote de crédit de l’État auraient gagné en légitimité jusqu’à éclipser celle des enjeux collectifs, qui seraient désormais subordonnés au conservatisme. En conséquence, les acteurs collectifs seraient progressivement réduits à n’être que de simples « partenaires » contraints à s’adapter à l’idéologie dominante plutôt qu’à en faire la critique. Pour le mouvement syndical, cela impliquerait souvent de mettre de côté la volonté d’être un vecteur d’innovations sociales afin de se concentrer sur des questions financières et économiques. En d’autres termes, le dialogue social aurait aussi contribué à l’affaiblissement des syndicats (voir Lapointe, chap. 6).

On retrouve essentiellement des considérations similaires dans les chapitres 2, 3 et 4, qui portent sur certaines versions européennes du dialogue social. Malgré les différences formelles entre le tripartisme des pays nordiques (chap. 2) et les modèles allemand ou français, les auteurs remarquent qu’à l’aune du conservatisme néolibéral, le dialogue social facilite effectivement la paix industrielle, mais souvent au prix d’une reconfiguration des rapports de pouvoir donnant une plus grande place aux acteurs corporatifs, qui peuvent alors critiquer les acquis sociaux lorsque ceux-ci semblent contredire leurs intérêts. Au chapitre 6, Paul-André Lapointe interroge, lui aussi, les acquis du dialogue social à partir de l’examen des conflits de travail au Québec. La quasi-disparition des grèves ne serait pas la conséquence d’une paix industrielle saine et durable, mais plutôt le symptôme d’une mutation importante des rapports de travail, qui seraient moins déterminés par les cycles économiques que par les velléités des employeurs, porteurs d’une idéologie au coeur de laquelle les forces du marché ont été naturalisées.

Une des contributions les plus intéressantes de l’ouvrage est sans doute de mettre en évidence les limites du dialogue social lorsqu’on le conçoit comme étant un mécanisme encadré par l’État, dont la principale fonction serait d’assurer la neutralité des processus. Pour plusieurs, cette « neutralité » masquerait une normativité conservatrice fondée sur la mythologie néolibérale dont la finalité serait de s’affranchir des contraintes imposées par les acteurs collectifs, notamment par les syndicats. Au contraire, tel que Cantin le souligne au chapitre 6, il est également possible d’envisager le dialogue social comme un mouvement social, ce qu’il appelle un « syndicalisme communautaire » (p. 191), capable d’être un véhicule privilégié d’enjeux collectifs et d’innovations sociales.

Les différentes perspectives par lesquelles on aborde la notion de dialogue social et ses transformations historiques permettent d’en révéler le contenu normatif. À ce titre, Dialogue social, relations du travail et syndicalisme s’inscrit dans les recherches portant sur les mutations des rapports sociaux et de travail. L’ouvrage constitue une contribution critique intéressante qui montre que le dialogue social, plus qu’un processus, est aussi le véhicule d’une culture politique ayant une influence profonde sur les identités collectives et les logiques d’action des acteurs sociaux.