Corps de l’article

Introduction

Les modèles de production et d’organisation du travail postfordistes — qui visent à obtenir une flexibilité accrue de la part des salariés —, les dérégulations des marchés du travail, de même que la généralisation des technologies de l’information et de la communication (TIC) ont profondément transformé les rapports entre travail et temps. À ce propos, Nicole-Drancourt (2009) qualifie le système d’interaction entre temps et travail de régime temporel. Ce concept permet d’appréhender de manière holistique et historiquement située la « répartition des engagements tout au long de la vie des individus dans les espaces sociaux d’activité et les cadres normatifs, institutionnels, légaux dans lesquels ces engagements s’inscrivent » (Nicole-Drancourt, 2009 : 2).

Les fondements du régime temporel fordiste, à savoir le modèle ternaire du parcours de vie (études, emploi, retraite), le paradigme de l’emploi standard (à temps plein, de jour, pour un employeur unique et à durée indéterminée) et le modèle familial de l’homme pourvoyeur, ont été largement remis en question au cours des trente dernières années alors qu’un régime temporel postfordiste est en train de s’imposer (Nicole-Drancourt, 2009). Ce dernier se caractérise, entre autres, par la fin du paradigme de l’emploi standard, la diversification et l’individualisation croissante des horaires et des durées du travail (horaires atypiques, travail à temps partiel, sur appel ou à contrat). Ces transformations ont conduit à la précarisation des travailleurs les moins qualifiés (Bosch, 2004; Kelliher et Anderson, 2010), mais elles ont également affecté les plus qualifiés, notamment les cadres.

Dans cet article, le terme « cadres » sera utilisé au sens français, c’est-à-dire pour référer aux salariés qui s’apparentent aux professionnels et gestionnaires en contexte québécois. Ce choix sémantique s’explique par le fait que l’étude de terrain a été réalisée en France et que les répondants s’identifient eux-mêmes comme cadres. Le statut de « cadre » est une spécificité française. Il procure des avantages[1], tout en étant entouré d’un certain flou dans sa définition, notamment en raison de la multitude de critères utilisés (Gadéa, 2003). La pertinence de cette catégorie professionnelle ne fait pas toujours consensus (Bouffartigue, 2001; Bouffartigue, Gadéa et Pochic, 2011), mais elle est d’usage courant dans les entreprises et les médias.

Au cours des trente dernières années, les cadres ont été confrontés à plusieurs déstabilisations : l’expérience du chômage, l’intensification des rythmes de travail, la stagnation des salaires et des carrières plus incertaines (Bergère et Chassard, 2013; Bouffartigue, 2001; Bouffartigue et coll., 2011; Cousin, 2008; Gadéa, 2003; Karvar et Rouban, 2004; Livian, 2006). Les recherches montrent qu’une proportion de plus en plus importante d’entre eux se sentent stressés, débordés et sous pression de manière permanente (Lallement et coll., 2011; Pichault et Schoenaers, 2012). Pour beaucoup, l’avènement du régime temporel postfordiste se traduit aussi par un décloisonnement des frontières entre le temps de travail et les autres temps de la vie (APEC, 2011b; Bozon, Pailhé et Solaz, 2010; Duxbury et Smart, 2011; Perlow, 2012). Certaines activités professionnelles sont réorganisées en soirée, les fins de semaines ou à la maison. La nature informationnelle et immatérielle de leurs activités, ainsi que leur accès privilégié aux TIC, les exposent de façon plus marquée que les autres salariés à un débordement du travail sur leur temps personnel (Besseyre des Horts et Isaac, 2006; Bittman, Brown et Wajcman, 2009; Boboc et Metzger, 2009; Bozon et coll., 2010). Nous analysons ce débordement comme l’une des caractéristiques du régime temporel postfordiste en émergence.

Dans ce contexte, cet article vise à répondre à deux questions. Tout d’abord, quelle est l’ampleur du phénomène de débordement du travail sur le temps personnel chez les cadres français? (objectif 1). À l’exception d’une synthèse effectuée par l’Organisation internationale du Travail (OIT), peu de données quantitatives sont disponibles à ce jour (ILO, 2017; Ojala, Nätti et Anttila, 2014). Documenter l’étendue du phénomène sur un échantillon de grande taille représente donc, en soi, une avancée des connaissances. Deuxièmement, nous cherchons à identifier certains déterminants de ce phénomène (objectif 2). Si plusieurs enquêtes qualitatives existent (Bretesché, Corbière et Geffroy, 2012; Genin, 2007; Metzger, 2009; Thoemmes, Kanzari et Escarboutel, 2011), peu mobilisent des échantillons de grande taille. En utilisant des données quantitatives colligées auprès de plus de mille cadres par un syndicat, notre recherche permet de mieux cerner certains déterminants du débordement du travail sur le temps personnel.

La définition du débordement du travail sur le temps personnel sera exposée en première partie, ainsi que le cadre théorique mobilisé. Une recension de la littérature a permis de formuler des hypothèses et un modèle de recherche quant à ses possibles déterminants. La deuxième partie aborde les aspects méthodologiques. En ligne avec les objectifs formulés, les résultats obtenus renseignent sur l’étendue du débordement du travail sur le temps personnel (objectif 1) et permettent de mieux comprendre l’incidence de variables sociodémographiques, de caractéristiques du travail et des TIC sur sa fréquence (objectif 2). Enfin, ces résultats seront discutés.

Le débordement du travail sur le temps personnel

Définitions

Le débordement du travail sur le temps personnel représente une forme de porosité des temps (Genin, 2007), un phénomène qui se définit comme les superpositions et les interférences entre les temporalités personnelles et les temporalités professionnelles (Genin, 2007). La porosité des temps est bidirectionnelle, au sens où le travail peut s’immiscer dans vie personnelle et, réciproquement, la vie personnelle dans le temps de travail. Trois formes principales de porosité des temps ont été identifiées. Il s’agit premièrement des interférences de la vie personnelle pendant le temps de travail, par exemple, lorsque certaines activités de nature personnelle (achats en ligne, communications téléphoniques, courriels personnels) sont réalisées pendant les heures de travail (D’Abate, 2005; Hislop et Axtell, 2011; Le Douarin, 2007; Perlow, 1999). L’étude de Perlow (1999) portant sur des ingénieurs informatique américains évalue qu’ils consacrent environ 12% de leur temps de travail à des activités personnelles. En second lieu, la porosité structurelle correspond à la part inhérente de porosité des temps découlant de certaines fonctions ou rôles professionnels, notamment les déplacements professionnels, les diners d’affaires, ou encore le temps durant lequel le salarié doit être disponible pour son travail (Genin, 2007). Cette forme de porosité des temps s’avère très courante chez les cadres effectuant de nombreux déplacements professionnels (Genin, 2007).

Enfin, le débordement du travail correspond au temps consacré au travail pendant son temps personnel. Cette forme de porosité des temps englobe toutes les activités de nature professionnelle — lire, écrire, analyser, répondre à des courriels ou au téléphone, etc. — qui sont effectuées en dehors des horaires (le soir, la nuit, la fin de semaine, pendant les vacances ou les congés) et des lieux habituels de travail (par exemple, à la maison, au chalet, dans les transports, etc.) et non encadrées par le contrat de travail. Le télétravail formel (effectué à la maison pendant les heures normales de travail) est donc exclu de cette définition. Il se distingue aussi des heures supplémentaires passées sur le lieu de travail qui sont, sans ambiguïté, du temps de travail. Le débordement du travail sur le temps personnel est le plus souvent invisible, non comptabilisé et non rémunéré. Il est donc plus difficile à mesurer que le temps passé sur le lieu de travail.

Le débordement du travail est la forme de porosité des temps la plus répandue chez les cadres. En effet, les frontières de la vie personnelle sont plus poreuses au travail que l’inverse (Bozon et coll., 2010; Genin, 2007; Perlow, 2012). Des études françaises révèlent qu’un salarié sur quatre amènerait, parfois ou souvent, du travail à son domicile et que cette proportion atteindrait 75% chez les cadres (Bergère et Chassard, 2013; Bozon et coll., 2010). Le travail à la maison représenterait 7% du temps de travail total des cadres (APEC, 2011b). Le débordement du travail sur le temps personnel et, plus généralement, la porosité des temps apparaissent comme particulièrement représentatifs des recompositions du temps de travail qui s’opèrent dans un régime temporel postfordiste, notamment avec des interférences plus fréquentes entre le travail et le hors-travail. Pour mieux comprendre le débordement du travail sur le temps personnel et ses déterminants, la section qui suit présente les deux principaux positionnements théoriques qui permettent d’analyser les interactions entre le travail et le hors-travail.

Cadre théorique des interactions entre travail et hors-travail

Deux hypothèses sont généralement avancées pour conceptualiser les interactions entre le travail et le hors-travail. La première est l’hypothèse du déficit selon laquelle les ressources des individus sont limitées en temps et en énergie (Greenhaus et Beutell, 1985). Il existerait un effet de vase communiquant entre les deux domaines (travail et hors-travail) faisant en sorte que plus l’individu s’investirait dans un domaine, moins il pourrait le faire dans l’autre, et vice et versa. La plupart des travaux sur les interactions entre travail et hors-travail s’inscrivent dans cette perspective, c’est entre autres le cas des études sur le conflit travail-famille (Byron, 2005).

Appliquée au phénomène du débordement du travail sur le temps personnel, l’hypothèse du déficit expliquerait celui-ci par un surinvestissement dans le travail au détriment du hors-travail. Cette hypothèse est appuyée par de nombreuses recherches qui montrent que les personnes travaillent à la maison d’abord et avant tout pour terminer les tâches qu’elles n’ont pas eu le temps de réaliser au bureau (Halford, 2005; Matusik et Mickel, 2011; Metzger, 2009; Metzger et Cléach, 2004; Middleton et Cukier, 2006; Ojala et coll., 2014). En ce sens, le débordement du travail sur le temps personnel serait la conséquence d’une intensification du travail qui grugerait du temps et de l’énergie sur la vie personnelle. L’intensification du travail s’expliquerait par l’augmentation de la charge de travail, couplée à un renforcement des contraintes internes et externes que subissent les cadres (Bittman et coll., 2009; Bolduc et Baril-Gingras, 2010; Bouffartigue, Gadéa et Pochic, 2011; Cousin, 2008; Divay et Gadéa, 2008; Green, 2004; Kelliher et Anderson, 2010; Lallement et coll., 2011; Livian, 2006; Méda, 2013; Metzger et Cléach, 2004; Pichault et Schoenaers, 2012; Pichon, 2009). En conséquence, ces pressions mettraient en tension les temporalités professionnelles et personnelles, ce qui conduirait les cadres à faire de plus en plus déborder leur travail sur leur temps personnel (Metzger et Cléach, 2004). Le temps personnel serait donc déficitaire au profit du temps de travail, ce qui traduirait une utilisation dysfonctionnelle des TIC (Middleton et Cukier, 2006).

Le second positionnement, soit l’hypothèse de l’enrichissement, avance que les ressources et le temps investis dans un domaine (travail ou hors-travail) peuvent avoir des effets bénéfiques dans l’autre domaine et réciproquement (Greenhaus et Powell, 2006; Marks, 1977). Analysé dans cette perspective, le débordement du travail peut être vu comme une possibilité de travailler occasionnellement et informellement n’importe où et n’importe quand, ce qui représente une zone de liberté dans l’organisation de son temps travail. Celle-ci générerait de la satisfaction simultanément dans la vie personnelle et dans la vie professionnelle. Des recherches ont, d’ailleurs, mis en avant les avantages de cette flexibilité, notamment pour limiter le temps passé au bureau en effectuant quelques tâches le soir à la maison (Genin, 2015) ou éviter les interruptions dans le travail, avoir une meilleure concentration, ou encore, concilier des obligations professionnelles et familiales (Felstead et coll., 2002; Greenhaus et Powell, 2006; Tremblay et Genin, 2010). Dans cette perspective, Middleton et Cukier (2006) parlent d’une utilisation fonctionnelle des TIC, car elles contribuent à faciliter l’articulation entre la vie personnelle et la vie professionnelle, ainsi qu’à augmenter la satisfaction dans les deux domaines.

Hypothèses et modèle de recherche

Les perspectives du déficit et de l’enrichissement permettent de formuler des hypothèses quant aux dynamiques à l’oeuvre et aux possibles déterminants du débordement du travail sur le temps personnel.

L’hypothèse de l’enrichissement est utile pour comprendre le lien entre certaines variables sociodémographiques et le débordement du travail. Par exemple, les parents de jeunes enfants, en particulier les femmes, auraient tendance à reprendre très régulièrement leur travail le soir à la maison afin de pouvoir quitter leur lieu de travail à une heure leur permettant d’aller chercher leurs enfants à l’école ou à la garderie (Bozon, Pailhé et Solaz, 2010; Genin, 2015). Dans ce cas, faire déborder son travail sur son temps personnel peut être vu comme un mode d’organisation favorisant la flexibilité (APEC, 2011b; Felstead et coll., 2002). Cette pratique serait aussi plus prisée des jeunes cadres (Genin, 2015). En conséquence, nous faisons l’hypothèse que l’âge, le sexe et de la présence d’enfants à charge ont une incidence sur le débordement du travail sur le temps personnel.

  • Hypothèse H1 : Des variables sociodémographiques influencent le débordement du travail sur le temps personnel. Plus particulièrement, les jeunes (H1a), les femmes (H1b) et les parents (H1c) feraient davantage déborder leur travail sur leur temps personnel.

Dans la perspective du déficit, plusieurs recherches tendent à montrer que le débordement du travail sur le temps personnel se fait surtout afin de terminer le travail que l’on n’a pas le temps de faire au bureau (Halford, 2005; Matusik et Mickel, 2011; Metzger, 2009; Metzger et Cléach, 2004; Middleton et Cukier, 2006; Ojala, Nätti et Anttila, 2014). Nous postulons donc que les caractéristiques du travail ont une incidence sur le débordement du travail sur le temps personnel. Celui-ci serait la conséquence d’une surcharge de travail qui conduirait les cadres à travailler de plus en plus pendant leur temps personnel. La charge de travail serait associée positivement à ce phénomène.

D’autres caractéristiques du travail sont aussi en cause. Le fait d’avoir des responsabilités d’encadrement accentuerait le phénomène. En effet, les gestionnaires se représentent le temps passé au bureau comme devant être prioritairement assigné à la gestion de leur équipe et aux relations avec la direction ou les clients (Metzger, 2009). En conséquence, ils ont souvent tendance à réaliser certaines tâches administratives, de réflexion ou de rédaction le soir à la maison ou pendant les fins de semaine (Bolduc et Baril-Gingras, 2010; Divay et Gadéa, 2008; Genin, 2007; Pichault et Schoenaers, 2012; Pichon, 2009; Thoemmes et coll., 2011). Les responsabilités d’encadrement tendraient donc à accroitre le débordement du travail sur le temps personnel.

Les déplacements professionnels amplifieraient aussi le débordement du travail sur le temps personnel. D’une part, les déplacements créent des temps poreux (par exemple, le temps de transports) propices au prolongement des activités professionnelles. D’autre part, ils réduisent le temps disponible pour les autres activités professionnelles, ce qui augmenterait la propension à les effectuer en dehors des horaires et des lieux habituels de travail (Genin, 2007), et rendrait le débordement du travail sur le temps personnel plus fréquent. La perspective du déficit permet donc de soutenir une deuxième hypothèse :

  • Hypothèse H2 : Des caractéristiques du travail influencent le débordement du travail sur le temps personnel. Plus particulièrement, la charge de travail (H2a), les responsabilités d’encadrement (H2b) et la fréquence des déplacements professionnels (H2c) seraient associées à plus de débordement du travail sur le temps personnel.

La troisième hypothèse concerne l’utilisation des TIC et leur incidence sur le débordement du travail. Si celui-ci n’est pas une nouveauté en soi — les cadres ayant de tout temps apporté du travail à la maison (Amossé et Delteil, 2004) — les TIC confèrent une ampleur nouvelle à ce phénomène (Bittman, Brown et Wajcman, 2009; Hislop et Axtell, 2011; Matusik et Mickel, 2011; Middleton et Cukier, 2006; Perlow, 2012). En regard de la disponibilité continue qu’elles confèrent, de plus en plus d’employeurs s’attendent, par leur truchement, à une disponibilité très importante, voire totale, de leurs cadres pour le travail (Bittman et coll., 2009; Donnelly, 2008; Fenner et Renn, 2010; Lee et Sawyer, 2010; Yakura, 2002). Cette disponibilité n’est pas présentielle, mais plutôt électronique. La contrainte est subtile, car chacun peut librement choisir d’éteindre son téléphone cellulaire ou de ne pas regarder ses courriels une fois rentré à la maison. Cependant, les conséquences négatives en termes de relation avec les pairs et de perspective de carrière ont été amplement documentées (Bretesché et coll., 2012; Evans, Kunda et Barley, 2004; Perlow, 2012; Yakura, 2001). Les TIC créent donc une facilité d’accès au travail et génèrent un flux quasi continu d’informations de nature à encourager les cadres à poursuivre leurs activités professionnelles pendant leur temps personnel (APEC, 2011b; Bittman et coll., 2009; Ojala et coll., 2014). Ces considérations conduisent à poser l’hypothèse que les TIC créent une obligation de disponibilité (Vallée, 2010) et une charge de travail supplémentaire qui amplifieraient le débordement du travail sur le temps personnel.

  • Hypothèse H3 : Les TIC amplifient le débordement du travail sur le temps personnel (H3).

Le premier objectif de cet article est de mieux documenter la variable dépendante, à savoir le débordement du travail sur le temps personnel, alors que son deuxième objectif est d’en identifier certains déterminants. Pour ce faire, nous avons formulé des hypothèses qui sont résumées dans le modèle de recherche présenté à la Figure 1. Celui-ci postule l’incidence de variables indépendantes, soit des variables sociodémographiques (l’âge, le sexe et la présence d’enfants), des variables relatives aux caractéristiques du travail (la charge de travail, les responsabilités d’encadrement et la fréquence des déplacements professionnels) et d’une variable relative aux TIC sur le débordement du travail.

Méthodologie

Comme les études quantitatives documentant l’ampleur et les déterminants du débordement du travail sur le temps personnel sont assez récentes (ILO, 2017; Ojala et coll., 2014), notre recherche est de nature exploratoire. Le modèle de recherche proposé ne prétend donc pas tester et valider l’ensemble des variables pouvant l’expliquer, mais il cherche plutôt à confirmer certains des déterminants identifiés dans des recherches qualitatives, sur un échantillon de grande taille. Ceci représenterait déjà un avancement des connaissances.

Figure 1

Modèle de recherche

Modèle de recherche

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La population à l’étude est celle des cadres en France. Ces derniers représentaient presque 20% des salariés en 2015 (soit près de 3 millions) et leur nombre a connu une progression de près de 25% depuis 2000 (APEC, 2016). Si historiquement l’encadrement a fait le cadre, on observe depuis vingt ans une montée des cadres experts, c’est-à-dire un salarié non encadrant, mais ayant une qualification ou une expertise particulière lui donnant accès au statut (Bergère et Chassard, 2013; Bouffartigue, 2001). Leur proportion a progressé de 15 points de pourcentage entre 1991 et 2005, pour représenter 43% des cadres en 2011 (APEC, 2011a). Les profils de cadres s’étant diversifiés, il est pertinent de faire une distinction entre les experts et les encadrant, c’est-à-dire les gestionnaires au sens québécois (Bergère et Chassard, 2013; Bouffartigue, 2001; Gadéa, 2003).

La durée du travail des cadres français a toujours été très supérieure à celle des autres salariés, soit en moyenne 43 heures par semaine (APEC, 2016), alors que la durée légale du travail en France est de 35 heures par semaine. De plus, la plupart ont des contrats de travail au forfait, ce qui signifie que leur durée du travail est quantifiée en jours par an, sans référence horaire autre que les maximums imposés par le droit européen[2].

Échantillon

L’échantillon utilisé provient de données secondaires issues de l’enquête « Travail et TempS » qui a été menée en France au printemps 2012 par voie électronique sur le site Internet du syndicat CFDT Cadres[3]. Un courriel a été envoyé à tous les membres du syndicat avec un lien renvoyant vers le site Internet. Les délégués syndicaux ont aussi été encouragés à inciter les cadres de leurs organisations[4] à répondre au questionnaire. Sur les 3 282 réponses obtenues, 1 312 questionnaires étaient utilisables aux fins de cette recherche; les questionnaires incomplets ou remplis par des salariés n’ayant pas le statut cadre ont été retirés.

L’échantillon final est composé de 63% d’hommes et 37% de femmes. Ces dernières sont donc légèrement surreprésentées par rapport à la population de référence qui compte 34% de femmes (APEC, 2011a). L’âge des participants varie de 22 à 65 ans, pour une moyenne de 43 ans. L’ancienneté moyenne dans le poste est de sept ans et demi. La plupart des participants (63%) ont au moins un enfant à charge; parmi eux, 30% ont un enfant, 48% en ont deux, 17% en ont trois et 5% en ont quatre ou plus. On observe une différence significative de la parentalité entre les hommes et les femmes : 42% des femmes n’ont pas d’enfant contre 35% des hommes. Les hommes ont aussi plus d’enfants en moyenne que les femmes.

L’échantillon compte 48% de gestionnaires, c’est-à-dire exerçant des responsabilités d’encadrement, et 52% de cadres experts. Ces derniers sont donc très largement surreprésentés dans l’échantillon par rapport à la population de référence. Parmi les gestionnaires, 45% encadrent d’une à cinq personnes, 46% de six à 50 personnes et 9% encadrent 51 personnes ou plus. La grande majorité des gestionnaires ayant répondu sont des cadres intermédiaires et non des dirigeants.

Les responsabilités d’encadrement sont positivement corrélées à l’âge. En revanche, elles ne sont pas corrélées au sexe; ce qui contraste avec les résultats d’études précédentes (APEC, 2011a; Laufer et Pochic, 2004) selon lesquelles les femmes seraient moins souvent en position d’encadrement que les hommes et encadreraient de plus petites équipes en moyenne.

Mesures et analyses

Le questionnaire comportait des questions sur les différents lieux et les temps de travail des participants. Les données ont été traitées à l’aide du logiciel SPSS.

La variable dépendante, le débordement du travail sur le temps personnel, a été construite à partir de l’agrégation de six questions portant sur la fréquence du travail à domicile en dehors des horaires habituels de bureau[5]. Une analyse en composante principale a d’abord été effectuée afin de vérifier si ces dimensions pouvaient bien se résumer en un seul axe factoriel. Cette démarche est recommandée dans le cas d’étude exploratoire (Évrard, Pras et Roux, 2000), ce qui est le cas ici. À notre connaissance, aucune échelle de mesure du phénomène n’est disponible (Ojala et coll., 2014). L’alpha de Cronbach se situe à 0,86, soit un niveau très acceptable.

Pour ce qui est des variables indépendantes, le questionnaire comportait des questions sur des données sociodémographiques soit l’âge (mesuré en années), le sexe (variable binaire, femme=1; homme=0) et la présence d’enfants à charge (variable binaire, présence d’au moins un enfant à charge =1, absence=0).

La charge de travail a été mesurée grâce à une question portant sur la charge de travail ressentie (normale, lourde, très lourde, insupportable). Une question a permis de mesurer la fréquence des déplacements professionnels (soit « Vos déplacements professionnels hors lieu de travail habituel (semaine précédente) : - aucun dans la dernière semaine; - une journée dans la semaine; - deux ou trois journées; - semaine entière et plus; - déplacement avec une nuit hors domicile; - déplacement avec plusieurs nuits hors domicile »). Un seul critère a été retenu pour distinguer les gestionnaires des cadres experts, soit la réponse à la question « encadrez-vous des personnes? » (variable binaire oui/non). Deux questions portaient sur la charge représentée par les TIC (soit « Que pensez-vous de la charge liée à la mise à disposition de smartphone ou téléphone intelligent (Blackberry, Iphone, …) ? » et « Que pensez-vous de la charge liée aux messageries et téléphones ? À la marge, peu importante, très importante, trop importante »).

Après des analyses univariées et bivariées pour trier les résultats à plat, des tests de khi deux ont été effectués afin d’évaluer si les différences entre certains groupes (gestionnaires/experts et hommes/femmes) étaient statistiquement significatives ou non. Par la suite, des corrélations ont été calculées. Finalement, des régressions séquentielles « pas à pas » (stepwise) ont permis d’identifier le poids relatif des différentes variables du modèle (Évrard et coll., 2000). Cette approche est utile dans une démarche exploratoire, car elle permet d’identifier les variables ayant le plus fort potentiel explicatif. Ceci étant, cette procédure est empirique et ne garantit pas d’arriver à la meilleure combinaison possible de variables explicatives (Évrard et coll., 2000). Malgré tout, ces limites ont été jugées acceptables, car notre recherche vise avant tout à valider certains déterminants du débordement du travail sur le temps personnel sur un échantillon de grande taille.

Résultats

Cette section présente tout d’abord un état des lieux du débordement du travail sur le temps personnel. Par la suite, nous revenons sur le test des hypothèses du modèle de recherche.

État des lieux du débordement du travail sur le temps personnel

Le Tableau 1 résume les principaux lieux de travail des participants.

Tableau 1

Lieux de travail

Lieux de travail

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Les locaux de l’employeur demeurent le principal lieu de travail. Ainsi, l’idée selon laquelle les cadres travailleraient n’importe où, n’importe quand, n’est pas avérée. En effet, 92% des répondants travaillent toujours ou très souvent chez leur employeur. Les différences entre les hommes et les femmes ou entre les gestionnaires et les experts sont non significatives.

Toutefois, le domicile arrive en seconde position dans la liste des lieux habituels de travail. Seul un tiers des répondants ne travaillent jamais à la maison, plus de la moitié le font quelques heures par semaine et 16% tous les jours ou très souvent. Les différences ne sont pas significatives en fonction du sexe, mais elles le sont en fonction des responsabilités d’encadrement. Ce sont les femmes gestionnaires qui travaillent le plus à la maison (23% le font souvent ou toujours), suivies des hommes gestionnaires (19%) et enfin des experts (12% pour les hommes, comme pour les femmes).

Le Tableau 2 renseigne sur une facette du débordement du travail sur le temps personnel, c’est-à-dire la fréquence du travail à la maison effectué en dehors des horaires habituels de travail (le soir et les fins de semaines).

Tableau 2

Le travail à domicile

Le travail à domicile

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Le travail à la maison est principalement effectué le soir en semaine. Un peu plus d’un tiers des répondants déclarent travailler régulièrement le soir après le travail (souvent, très souvent ou systématiquement). Les gestionnaires font davantage déborder leur travail sur leur temps personnel. En effet, 45% d’entre eux déclarent reprendre le travail le soir à domicile, contre 30% des experts. Cette proportion monte à 47% chez les femmes gestionnaires, contre 43% des hommes gestionnaires. Chez les experts, aucune différence significative n’est à noter entre les femmes et les hommes.

Par ailleurs, les répondants déclarent moins travailler à la maison pendant les fins de semaines que les soirs en semaine. Si 37% des répondants travaillent le soir (incluant le dimanche), ils ne sont qu’environ 15% à 20% à le faire le samedi ou le dimanche en journée. Finalement, les différences observées selon les responsabilités d’encadrement sont significatives : la moitié des gestionnaires déclarent travailler (souvent, très souvent ou systématiquement) le dimanche contre un quart des experts. Les différences en fonction du sexe ne sont pas statistiquement significatives.

Test du modèle de recherche

Afin de tester les hypothèses et le modèle de recherche présenté à la Figure 1, des corrélations et des régressions ont été effectuées. Le Tableau 3 présente les corrélations enregistrées entre les différentes variables à l’étude.

L’âge est corrélé positivement au débordement du travail (0,145), une relation inverse à celle postulée dans l’hypothèse H1a, qui supposait que les jeunes étaient plus enclins à faire déborder leur travail sur leur temps personnel. Cette hypothèse est donc rejetée. Contrairement à l’hypothèse H1b, le débordement du travail n’est pas corrélé au sexe; H1b est donc infirmée. Pour sa part, l’hypothèse H1c est confirmée, car le fait d’avoir au moins un enfant à charge est légèrement corrélé au débordement du travail sur le temps personnel (0,061). Enfin, l’hypothèse H1, qui postulait que des variables sociodémographiques influencent le débordement du travail sur le temps personnel, n’est que partiellement validée. Plus particulièrement, les parents d’au moins un enfant à charge (H1c) font davantage déborder leur travail sur leur temps personnel.

Tableau 3

Matrice des Corrélations

Matrice des Corrélations

** La corrélation est significative au niveau 0.01 (bilatéral).

* La corrélation est significative au niveau 0.05 (bilatéral).

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Pour ce qui est des caractéristiques du travail, le débordement du travail sur le temps personnel est positivement corrélé à la charge de travail ressentie (0,251), aux responsabilités d’encadrement (0,149) et à la fréquence des déplacements professionnels (0,191). Les hypothèses H2a, H2b et H2c sont donc confirmées. L’hypothèse H2 qui postulait que des caractéristiques du travail influencent le débordement du travail sur le temps personnel est donc confirmée.

Enfin, plus la charge liée aux messageries, téléphones conventionnels et téléphones intelligents est perçue comme importante, plus le débordement du travail sur le temps personnel est fréquent (corrélations respectives de 0,240 et 0,224). L’hypothèse H3 est donc confirmée : les TIC tendent à amplifier le débordement du travail sur le temps personnel.

Suivant les résultats des analyses de corrélations, une procédure séquentielle a été réalisée pour tester le modèle de recherche présenté à la Figure 1. Les résultats sont exposés dans le Tableau 4.

Le modèle final explique près de 14% de la variance du débordement du travail sur le temps personnel (R2 ajusté = 0,136). Les coefficients standardisés renseignent sur le poids relatif de chaque variable du modèle. Dans l’ordre décroissant de leur importance, la charge de travail ressentie, les messageries et appels téléphoniques, les téléphones intelligents, les déplacements professionnels et l’âge ont une influence significative sur le débordement du travail sur le temps personnel.

Tableau 4

Résultats des analyses de régression

Résultats des analyses de régression

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Figure 2

Modèle final des déterminants du débordement du travail

Modèle final des déterminants du débordement du travail

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Il est intéressant de constater que les responsabilités d’encadrement et la parentalité ne sont plus des variables significatives dans le modèle final. On peut supposer que les différences enregistrées entre les gestionnaires et les experts sont attribuables à un différentiel en matière de charge de travail. Ajoutons à cela que les gestionnaires sont aussi plus susceptibles d’être constamment dérangés par des messageries et des appels téléphoniques en raison de leur rôle d’agent de liaison dans l’organisation. En d’autres mots, l’apport explicatif de la variable responsabilités d’encadrement n’est plus significatif compte tenu de l’apport des autres variables. Finalement, la présence d’enfants est sans doute une variable dont l’importance est moindre dans l’explication du débordement du travail, comparativement aux autres variables du modèle.

Discussion et conclusion

Discussion

Les résultats de cette recherche renseignent tout d’abord sur l’étendue du phénomène de débordement du travail sur le temps personnel : 52% des participants travaillent à la maison quelques heures par semaines et environ 37% le font de façon régulière. En outre, le travail à la maison est effectué essentiellement le soir en semaine, voire le dimanche soir, ce qui représente un débordement du travail sur le temps personnel au sens où ces activités professionnelles sont effectuées en dehors des horaires et des lieux habituels de travail. La proportion de répondants travaillant en journée les fins de semaines est plus faible (de l’ordre de 15% à 20%). Ces résultats constituent une avancée, car peu d’études antérieures avaient documenté le phénomène sur un échantillon de grande taille, ainsi que les moments du débordement du travail sur le temps personnel. Dans les enquêtes nationales ou internationales sur l’emploi du temps, s’il est considéré, le travail à la maison ne fait généralement l’objet que d’une seule question (ILO, 2017).

Les résultats concernant les déterminants du débordement du travail constituent également un apport, car peu de recherches quantitatives ont été menées (APEC, 2011b; Ojala et coll., 2014). Tout d’abord, l’hypothèse H1, qui postulait que des variables sociodémographiques influencent le débordement du travail sur le temps personnel, n’est que partiellement confirmée. Contrairement à ce qui était attendu, les jeunes sont moins enclins à faire déborder leur travail sur leur temps personnel. Il est possible que les participants plus âgés occupent des fonctions plus haut placées dans les hiérarchies organisationnelles, la charge de travail et les responsabilités en découlant les conduiraient alors à faire davantage déborder leur travail sur leur temps personnel. Il est également possible que les jeunes générations de cadres entretiennent un rapport plus distancié au travail que leurs ainés (Thoemmes et coll., 2011), ce qui pourrait se traduire par une volonté plus marquée de ne pas se laisser envahir par le travail. Contrairement à l’hypothèse H1b, le débordement du travail n’est pas corrélé au sexe. Il se pourrait que les hommes et les femmes fassent déborder leur travail sur leur temps personnel à la même fréquence, mais pour des raisons différentes. Il est, par exemple, possible que les femmes le fassent davantage pour des raisons de conciliation travail-famille (Genin, 2015), alors que les hommes chercheraient à rester en contact avec leur travail en tout temps (Bozon et coll., 2010; Genin, 2007). Finalement, les parents font sensiblement plus déborder leur travail sur leur temps personnel (corrélation de 0,061). Ceci étant, cette variable disparait dans le modèle final, sans doute parce que son poids relatif est assez faible comparativement à celui des autres variables du modèle. Dans la mesure où le pouvoir explicatif des variables sociodémographiques est très faible dans le modèle final, nos résultats ne semblent pas soutenir l’hypothèse de l’enrichissement entre travail et hors-travail (Greenhaus et Powel, 2006; Marks, 1977).

Les variables liées aux caractéristiques du travail ont une incidence beaucoup plus significative que les variables sociodémographiques sur le débordement du travail sur le temps personnel. L’hypothèse H2 est en effet validée. En ligne avec les recherches précédentes (Metzger, 2009; Metzger et Cléach, 2004; Ojala et coll., 2014), nos résultats confirment que le débordement du travail est associé à la perception d’une charge de travail importante. Ceci tend à appuyer la thèse de l’intensification du travail des cadres (Lallement et coll., 2011; Pichault et Schoenaers, 2012). Ils sont soumis à des pressions temporelles soutenues qui s’accompagnent de contraintes sévères : contrôle serré des coûts, co-dépendance des équipes, travail par projet et par objectifs, flux continu d’informations (Bergère et Chassard, 2013; Bretesché et coll., 2012; Cousin, 2008; Sarnin et Balas-Broche, 2006). Dans ces circonstances, faire déborder son travail sur son temps personnel serait, pour eux, une façon de réguler leur temps de travail dans un espace discrétionnaire limité par de fortes contraintes internes et externes.

Conformément aux résultats de précédentes études (Bolduc et Baril-Gingras, 2010; Divay et Gadéa, 2008; Genin, 2007; Metzger, 2009; Pichault et Schoenaers, 2012; Pichon, 2009; Thoemmes et coll., 2011), nos analyses établissent une corrélation entre les responsabilités d’encadrement et le débordement du travail sur le temps personnel. Mais cette variable disparait du modèle final, probablement parce que son poids relatif est moindre par rapport aux autres variables.

Les déplacements professionnels sont aussi associés à plus de débordement du travail sur le temps personnel. Ce résultat est intéressant, car peu d’études ont porté sur cette variable (Genin, 2015). Il vient également enrichir les connaissances sur ce que l’OIT nomme le « travail mobile », c’est-à-dire le travail effectué en dehors des locaux de l’employeur, à l’aide des TIC ou d’autres façons, ainsi que soutenir l’idée que ces transformations du travail entrainent davantage de débordement sur le temps personnel (ILO, 2017).

Finalement, les résultats confirment le rôle des TIC dans le débordement du travail sur le temps personnel. L’hypothèse H3 est confirmée. La technologie ne semble pas neutre en créant une surcharge de travail consécutive à la multiplication des moyens de communication (messageries électroniques et téléphones intelligents). Il en découlerait une exigence de disponibilité qui conduirait les cadres à davantage faire déborder leur travail sur leur temps personnel, comme l’ont démontré les travaux qualitatifs de Metzger (2009) et de Bretesché et ses collègues (2012). L’utilisation intensive des TIC, en particulier des messageries électroniques et des téléphones intelligents, peut aussi être à la source de la surcharge informationnelle (Bretesché et coll., 2012; Bittman et coll., 2009; Fenner et Renn, 2010; Matusik et Mickel, 2011; Middleton et Cukier, 2006). Ce trop-plein d’informations conduirait les cadres à la traiter à la maison, faute de pouvoir le faire au bureau.

L’ensemble de ces résultats tendent à créditer l’hypothèse du déficit dans les interactions entre le travail et le hors-travail (Greenhaus et Beutell, 1985), plutôt que celle de l’enrichissement (Greenhaus et Powel, 2006; Marks, 1977). En effet, le travail à la maison est surtout synonyme d’une surcharge de travail (Halford, 2005; Matusik et Mickel, 2011; Metzger, 2009; Metzger et Cléach, 2004; Middleton et Cukier, 2006; Ojala et coll., 2014). Le débordement du travail sur le temps personnel ne semble pas vraiment favoriser un mode d’organisation flexible pour les besoins des salariés (APEC, 2011b; Felstead et coll., 2002, Tremblay et Genin, 2010).

Limites et avenues de recherche

Comme tout projet de recherche, celui-ci connaît certaines limites. Elles tiennent premièrement au mode de collecte des données. Dans le questionnaire, le soin a été laissé au répondant d’identifier lui-même ce qu’il entendait par travail à la maison, avec le risque d’une compréhension différente du phénomène d’un individu à l’autre. Ce problème se retrouve dans nombre d’études utilisant des données auto-déclaratives. En second lieu, malgré la taille de l’échantillon, celui-ci ne prétend pas représenter fidèlement l’ensemble de la population des cadres en France. En effet, d’importantes différences sont à noter par rapport à la population de référence (pourcentage de femmes et de cadres experts plus élevé), ce qui réduit les possibilités de généralisation. Le questionnaire a été placé sur le site Internet d’un syndicat, ce qui est susceptible d’introduire un biais d’auto-sélection. On peut supposer qu’un grand nombre de répondants sont des adhérents ou des sympathisants de cette organisation syndicale. Par ailleurs, s’agissant d’un questionnaire auto-administré, le contrôle sur les répondants est très faible. Le fait d’utiliser des données secondaires limite aussi l’information disponible pour l’interprétation des résultats. Par exemple, certaines variables ne sont pas disponibles comme le secteur d’activité, le type d’organisation ou encore le fait d’adhérer ou non à un syndicat; ce qui restreint la portée des analyses. Les techniques d’analyse des données comportent aussi des limites, la régression « pas à pas » ne permet pas de garantir un modèle optimal; il s’agit plutôt d’identifier le poids relatif de certains déterminants. Le modèle final n’explique que 14% de la variance totale du débordement du travail sur le temps personnel. Cela signifie que d’autres variables entrent en ligne de compte dans l’explication de ce phénomène et n’ont pas été prises en considération dans notre modèle, notamment en raison de la source de données utilisée.

Ces questions pavent la voie au développement de futurs travaux pour mieux comprendre pourquoi les cadres font déborder leur travail sur le leur temps personnel. Des recherches confirmatoires seraient nécessaires. Il serait aussi intéressant de mieux cerner pourquoi le travail à la maison est effectué surtout les soirs en semaine, plutôt que les fins de semaine. S’agit-il d’une volonté des cadres de préserver certains moments d’un envahissement incontrôlé du travail? Des comparaisons internationales seraient aussi pertinentes (ILO, 2017).

Conclusion

Les résultats de cette recherche ont permis de mieux documenter la portée du phénomène de débordement du travail sur le temps personnel chez les cadres français et de valider certains de ses déterminants à l’aide d’un échantillon de grande taille.

La fréquence du débordement du travail sur le temps personnel conduit à penser que ce phénomène n’est pas anecdotique ou passager. Celui-ci peut s’analyser comme symptomatique des reconfigurations des temps de travail qui sont en train de s’opérer dans un régime temporel postfordiste en émergence (Nicole-Drancourt, 2009). Ces recompositions soulèvent plusieurs interrogations. Tout d’abord sur le rôle des technologies : comment élaborer des solutions novatrices pour passer d’un usage dysfonctionnel (Middleton et Cukier, 2006) à un usage plus fonctionnel de celles-ci ?

Ensuite, ces recompositions semblent coïncider avec une dégradation des conditions de travail et de la qualité de vie en dehors du travail, notamment en raison de l’intensification du travail des cadres et d’une importante exigence de disponibilité électronique pour ces derniers (APEC, 2011b; Bittman et coll., 2009; Kelliher et Anderson, 2010). Dans ce contexte, les systèmes normatifs, institutionnels et légaux issus du compromis fordiste semblent relativement inadéquats à protéger les cadres, — et pas seulement les cadres —, d’un envahissement excessif du travail.

Finalement, les recompositions des temps de travail affectent tous les types d’emplois — travail sur appel, temporaire ou avec des horaires coupés (Vallée, 2010) — rendant d’autant plus nécessaire une réflexion collective sur l’organisation et la réglementation du travail dans régime temporel postfordiste.