Corps de l’article

Dans le sillage des formes de plus en plus dominantes du libéralisme économique, la gestion des ressources humaines (GRH) a, vers la fin du XXe siècle, émergé pour remplacer la gestion du personnel. Selon de nombreux critiques, cette GRH a progressivement basculé vers une fonction stratégique prétendant l’arrimage entre l’intérêt des individus et ceux de l’organisation. Elle se serait, de la sorte, éloignée d’un rôle de régulateur de la relation d’emploi, qui pouvait s’exercer en complémentarité avec les autres sous-champs des relations industrielles, pour se restreindre à une fonction d’adaptation et d’alignement avec les stratégies organisationnelles (Fombrun, Tichy et Devanna, 1984; Snell, Morris et Bohlander, 2016), devenant ainsi une pratique déconnectée des enjeux du conflit socio-économique.

Issues tant de l’Europe francophone (Galambaud, 2014; Léonard, 2015; Taskin, 2011) que du monde anglo-saxon, où le champ des Critical Management Studies (CMS) est en pleine expansion (Adler, Forbes et Willmott, 2007; Delbridge et Keenoy, 2010; Grey, Huault, Perret et Taskin, 2016; Watson, 2010), ces voix critiques s’élèvent contre l’hégémonie de modèles prescriptifs et normatifs en gestion des ressources humaines (Beer et al., 1984; Fombrun et al., 1984; Meifert, 2014; Schuler, 1990; Ulrich, 1997) et leurs dérives productivistes (Appelbaum et Batt, 1994; Lawler, 1986). Elles reprochent essentiellement à la GRH dominante (ou mainstream) son caractère unitariste, sa préoccupation quasi-exclusive pour la performance économique et financière à court-terme, au détriment du social et du sociétal, ainsi que ses effets d’exclusion sur certains segments de la main-d’oeuvre. Cette conception de la GRH réduit et oriente les activités humaines vers les seuls indicateurs de performances économiques et occulte toute la complexité humaine (Chiapello et Gilbert, 2013 : 92), concourant ainsi au développement d’une conception strictement marchande de la relation d’emploi (Capelli, 1999) et à l’invisibilisation du travail et des travailleurs (Gomez, 2013). Se cantonnant dans une fonction d’accompagnement et de servitude, pour adopter un rôle de second effacé (Galambaud, 2014 : 32), elle risque ainsi une dilution dans l’espace managérial si elle n’arrive pas à se donner une légitimité dans un mode de gouvernance susceptible de contribuer, non seulement à la « performance » économique, mais aussi aux réalités sociales et sociétales.

De surcroît, la conception stratégique de la GRH, qui apparaît au tournant des années 1980, postule, en effet, l’unité d’intérêts et elle est venue remplacer la participation et l’engagement par le commandement et le contrôle. Bien que le discours normatif envisage la construction de la relation d’emploi dans une perspective « gagnant-gagnant », dans les faits, employeurs et employés ne poursuivent pas nécessairement les mêmes objectifs et n’utilisent pas nécessairement les mêmes moyens pour les atteindre; cette valorisation du rôle stratégique de la GRH s’est peut-être faite au détriment du rôle de défenseur des intérêts des employés (Legge, 2005; Haines III, Brouillard et Cadieux, 2010). Finalement, l’individualisation et la psychologisation croissante de la relation d’emploi (Godard, 2014), dans lesquels la performance individuelle prime sur celle du groupe, conduisent à un « affaiblissement des identités collectives » (Galambaud, 2002 : 277), tout en étant potentiellement prétexte à l’exclusion de profils de salariés (Taskin et Devos, 2005). Ainsi, si le discours normatif et prescriptif invite à considérer les pratiques de GRH comme des pratiques d’inclusion, le discours critique tend à rappeler qu’elles sont aussi des pratiques d’exclusion.

L’appel de ce numéro thématique visait, dans la même veine que les courants critiques, à renouveler les approches de la GRH dans le cadre d’un management plus humain (Taskin et Dietrich, 2016). Nous souhaitons, dans ce numéro thématique, participer à la remise en cause de l’emprise des approches du comportement organisationnel et de l’instrumentalisation de la GRH. La perspective privilégiée était celle de l’analyse critique des pratiques de GRH actuelles, mais, également, celle d’expériences relevant d’approches alternatives. En effet, le discours critique doit s’accompagner d’études empiriques qui s’ancrent dans le « terrain », dans la réalité du travail, au plus près des travailleurs (y compris des managers et des dirigeants), et qui rendent comptent non seulement des effets que les modes de GRH traditionnels produisent (perte de sens, dilution des collectifs, distanciation…), mais aussi des stratégies collectives et individuelles qui sont mises en oeuvre dans une tentative de reconstruction du sens et des communautés de travail. Ces études doivent aussi porter sur les innovations visant une GRH davantage pluraliste, une GRH qui oriente ses efforts de régulation de la relation d’emploi dans une perspective de complémentarité institutionnelle (État, syndicat, entreprise, milieu communautaire, etc.).

Les trois articles présentés dans ce numéro, rigoureusement évalués par des pairs anonymes que nous remercions, répondent parfaitement à cet appel d’une GRH renouvelée. Ainsi, le premier article, intitulé « Vers la fin de la gestion des carrières ? La GRH face au rôle croissant des intermédiaires du marché du travail », remet en question le modèle classique de la carrière organisationnelle. À partir d’études de cas, cet article porte sur le rôle croissant des structures d’intermédiation qui, en offrant diverses formules de sécurisation, deviennent des partenaires incontournables de la gestion des trajectoires professionnelles. Quant à l’article suivant, qui a pour titre « Beyond “Hero-based” Management: Revisiting HRM Practices for Managing Collective Expertise », il explore, à partir d’une étude de cas dans une grande firme multinationale, les conséquences de pratiques individualisantes de GRH sur le travail d’expertise et discute du rôle de la GRH dans le « hero-based » en management. Enfin, le troisième article, intitulé « La dynamique de construction d’une GRH sociétale dans une PME française du secteur de l’économie sociale et solidaire », permet de mieux comprendre l’instauration d’une GRH sociétale. La grille de lecture adoptée par les auteurs rend possible l’étude du déploiement de cette forme alternative de GRH au travers de trois concepts interreliés : le contexte, le contenu et le processus.

Nous sommes conscients que ce dossier ne présente qu’une vue partielle des transformations auxquelles la GRH est confrontée et qu’une proposition très limitée de renouvellement de la GRH. Toutefois, en promouvant des approches pluridisciplinaires, en faisant le lien entre société, institutions, gestion et travailleurs, ces trois articles ouvrent la voie au type de recherche et de contributions qui peuvent contribuer à renouveler notre approche de la GRH. Parmi les autres chantiers qui doivent être entamés, il reste, en particulier, celui d’une réflexion et d’une refonte des fondements anthropologiques de la GRH : pour dépasser l’ancrage fonctionnaliste qui domine la discipline, il convient de s’interroger sur la conception de l’humain que l’on partage avant-même de déployer tout dispositif de GRH. Un chantier qui devrait contribuer au déploiement d’un management humain qui peut incarner les promesses et les attentes d’un travail rempli de sens.

In the wake of increasingly dominant forms of economic liberalism, human resource management (HRM) emerged to replace personnel management in the late twentieth century. According to a number of observers, HRM has evolved, over time, to become a strategic function that brings the interests of individuals and those of the organization closer together. In this way, the HRM function has distanced itself from the regulation of the employment relationship, which might make the discipline less complementary with other sub-fields of industrial relations. Rather, it limits itself to being a function that adapts and aligns itself with organizational strategies (Fombrun, Tichy and Devanna, 1984; Snell, Morris and Bohlander, 2016), adopting an approach that is disconnected from issues of socio-economic conflict.

From French-speaking Europe (Galambaud, 2014; Léonard, 2015; Taskin, 2011), as well as the Anglo-Saxon world, where the field of Critical Management Studies (CMS) is expanding widely (Adler, Forbes and Willmott, 2007; Delbridge and Keenoy, 2010; Grey et al., 2016; Watson, 2010), critical voices have emerged to go against the hegemony of prescriptive and normative models of HRM (Beer et al., 1984; Fombrun et al., 1984; Meifert, 2014; Schuler, 1990; Ulrich, 1997) and their productivist offshoots (Appelbaum and Batt, 1994; Lawler, 1986). They mainly criticize the unitarist character of dominant or ‘mainstream’ HRM with its quasi-exclusive focus upon short-term economic and financial performance at the expense of social and societal well-being, as well as the exclusionary effects upon certain segments of the workforce. This conception of HRM reduces and guides human activities solely towards economic performance indicators, ignoring the complexity of the human context (Chiapello and Gilbert, 2013: 92), and thus contributes to the development of a strictly commercial view of the employment relationship (Capelli, 1999) and the invisibilization of work and of workers. Being confined to a support and service function (Galambaud, 2015, 32), the role of HRM risks being diluted in the managerial arena if it fails to give legitimacy to a mode of governance that contributes not only to economic ‘performance’, but also to social and societal realities.

Indeed, the strategic approach to HRM, which appeared in the early 1980s, represents a unity of interests, replacing participation and commitment with command and control. Although the normative discourse adopts a ‘win-win’ perspective in terms of the construction of the employment relationship, in practice, employers and employees do not necessarily have the same objectives and do not necessarily use the same means to achieve them; thus, this recognition of HRM’s strategic role is perhaps made at the expense of its role in defending the interests of employees (Legge, 2005; Haines III, Brouillard and Cadieux, 2010). Finally, using an increasing individualized and psychologized view of the employment relationship (Godard, 2014), in which it is individuals rather than groups who perform, mainstream HRM results in a ‘weakening of collective identities’ (Galambaud, 2002: 277), all potentially serving as a pretext for the exclusion of some employee profiles (Taskin and Devos, 2005). Hence, if the normative and prescriptive discourse invites us to consider HRM practices as practices of inclusion, critical discourse reminds us that they are also practices of exclusion.

In the same vein as current critical debates, the call for papers for this special issue aimed at renewing approaches to HRM by taking a more human approach to management (Taskin and Dietrich, 2016). In this issue, we wish to challenge the influences of organizational behaviour approaches and the instrumentalization of HRM. The perspective adopted focuses not only upon the critical analysis of current HRM practices, but also upon experiments relating to alternative approaches. Indeed, critical discourse must be supported by empirical studies that are anchored in the ‘field’, in the reality of work, close to the workers (including managers and senior leadership), and that realize not only the effects produced by traditional HRM (loss of meaning, dilution of the collective, distancing…), but also collective and individual strategies that are implemented in an attempt to reconstruct meaning and workplace communities. These studies should also focus on innovations aimed at a more pluralist HRM. That is, an HRM that directs its efforts towards the regulation of the employment relationship from an institutional complementarity perspective (state, union, business, community, etc.).

The three articles presented in this issue, which have been rigorously and anonymously evaluated by peers, whom we sincerely thank, respond perfectly to this call for a renewed approach to HRM. The first article, entitled “Towards the End of Career Management? HRM and the Growing Role of Labour Market Intermediaries” challenges the classic model of the organizational career. Based on case studies, this article focuses on the growing role of intermediation structures that, by offering various forms of security, become essential partners in the management of career trajectories. The following article, entitled “Beyond “Hero-based” Management: Revisiting HRM Practices for Managing Collective Expertise”, is based on a case study of a large multinational firm. It explores the consequences of individualizing HRM practices on the work of experts and discusses the role of HRM in ‘hero-based’ management. Finally, the third article, which is entitled “The Dynamics of Building a Societal HRM in a French SME of the Social and Solidarity Economic Sector”, provides a better understanding of the emergence of societal HRM. The reading grid adopted by the authors make it possible to study the deployment of this alternative form of HRM through three interrelated concepts: the context, the content and the process.

We are aware that these articles present only a partial view of the transformations facing HRM and we put forward only a very limited proposal for its renewal. However, by promoting multidisciplinary approaches, by making the link between society, institutions, management and workers, these three articles open the way to the type of research and contributions that can contribute to renewing our approach to HRM. Amongst the range of projects that must be undertaken, there remains one of particular importance that involves the reconsideration and the reforming of the anthropological foundations of HRM: to overcome the functionalist anchor that dominates the discipline, we must ask questions about the conception we share about the human being before rolling out any HRM mechanism. Such a project should contribute to the deployment of a more human approach to management that can embody the promises and expectations of meaningful work.